Qu'étaient donc ces Humiliés, dont le nom est déjà revenu plusieurs
fois sous notre plume ? et qu'avaient-ils de commun avec les
Pauvres enfants de Valdo ? Un certain nombre de seigneurs
lombards, emmenés prisonniers en Allemagne par Henri Il (1017), disent
les uns, par Henri V, (1117) suivant d'autres (1), à
la suite d'une rébellion des cités lombardes contre le joug toujours
odieux des empereurs teutons, se résolurent, éprouvés par le malheur,
à se donner à Dieu, dans la pratique de la pénitence et des vertus
chrétiennes. Sous la direction d'un des leurs, le bienheureux Gui, ils
se revêtirent d'habits communs, et, captifs encore, se mirent à gagner
leur vie par le travail des mains, en particulier par le tissage de la
laine (2).
L'empereur, informé bientôt et touché de leur conversion, leur
rendit, avec la liberté, l'autorisation de rentrer dans leur patrie.
Mais les captifs libérés résolurent de continuer leur genre de vie
modeste. Ils retournèrent donc dans leurs foyers et continuèrent de se
réunir, pour prier et travailler.
Religieux ainsi sans former un ordre, ils reçurent la visite de
saint Bernard (1134). Sur ses conseils, un certain nombre d'Humiliés
se séparèrent de leurs femmes, et, par les trois voeux de religion,
s'engagèrent dans un nouvel ordre monastique, tandis que les autres
restaient fidèles à leur premier genre de vie, formant une sorte de
confrérie de pénitents ou de tertiaires, vivant dans le monde,
astreints cependant à une règle, et donnant le produit de leur travail
aux moines leurs frères (3).
C'est à Milan qu'avait pris naissance le second ordre, ou ordre
monastique, des Humiliés. Plus tard, un prêtre, Jean de Méda, vint lui
demander asile et, sous son influence, il se créa un troisième ordre
d'Humiliés, composé de prêtres sous la règle de saint Benoît, ayant
pour frères lais les moines du second ordre, tandis que les
tisserands, travaillant de leurs mains, formaient les Tertiaires. Sous
cette triple forme, l'ordre des Humiliés reçut l'approbation du pape
Innocent III et subsista, jusqu'à sa suppression par saint Pie V
(1570) (4).
Or dans les lettres d'approbation (5) octroyées
par Innocent III, nous lisons des choses bien étranges. Nous y
apprenons que les Humiliés refusaient de prêter serment, ce que le
pape approuve, sauf le cas de nécessité. Le souverain pontife leur
recommande de donner aux pauvres leur superflu, signe d'une certaine
tendance à accumuler. Il leur permet de se réunir pour entendre les
exhortations d'un de leurs frères (6), sans
que ces instructions touchent aux articles de foi, ni aux sacrements
de l'Église, ce qui suppose un certain danger de tomber dans
l'hérésie. Enfin s'ils sont mariés, preuve évidente qu'il s'agit de
tertiaires vivant dans le monde, Innocent III leur dit de ne pas
renvoyer leurs femmes, sauf en cas d'adultère.
Mais les Vaudois, nous le verrons plus loin, repoussaient le
serment ; s'ils étaient mariés, se séparaient de leurs femmes
afin d'entrer dans la société ; revendiquaient
le droit de prêcher avec ou sans le consentement des évêques. Il
semble donc y avoir de nombreux points de rapprochements entre les
Vaudois et les Humiliés. Quand s'étaient-ils produits, nous l'ignorons
(7). Quels furent les premiers à se
séparer de l'Église, nous ne le savons pas davantage. Ce qui est
certain, c'est qu'en 1184 (8) le
pape Lucien III semble admettre que les Humiliés ne font qu'un avec
les Vaudois, car avec d'autres hérétiques, il excommunie les Humiliés
ou Pauvres de Lyon.
Comme Innocent III approuva plus tard l'ordre des Humiliés
lombards, nous sommes certains que tous ne s'étaient pas unis aux
Vaudois, bien certainement il y en eût un certain nombre.
Ils apportèrent dans la confrérie lyonnaise leurs habitudes
spéciales et, par leur refus d'y renoncer, occasionnèrent la division
des Vaudois en deux branches : les Vaudois français, plus fidèles
aux idées primitives de Valdo ; les Vaudois lombards beaucoup
plus hostiles à l'Église romaine, qui exercèrent, ce semble, une
propagande plus intense, et donnèrent naissance aux divers rameaux
vaudois de l'Allemagne, de la Hongrie et du Nord. En même temps, par
le fait de leur hostilité contre le catholicisme, ils groupèrent
autour d'eux les mécontents qui, soit à la suite d'Arnauld de Brescia,
soit pour d'autres prétextes, désiraient secouer le joug de Rome. Et
ainsi les Vaudois, fondés comme confrérie catholique, vouée à la
pauvreté pour la prédication des vertus évangéliques, devinrent une
société d'hérétiques redoutables, contre lesquels
l'Église crut devoir employer les moyens de répression les plus
violents. Il faut bien que leur influence ait été considérable, et que
l'effroi inspiré par leur nom ait été très grand, car au XVe siècle à
peu près toutes les sectes sont réputées vaudoises, et l'on donne le
nom de Vaudois même aux sorciers, tant ce nom semble réunir tout ce
qui semble hostile à l'Église.
S'il est une chose étonnante, c'est de voir, à l'époque du moyen âge,
la multiplication des sectes hétérodoxes et leur singulière facilité
de diffusion. Ce phénomène déconcertant pour l'esprit, qui s'est
laissé persuader qu'à cette époque la foi était toute-puissante,
l'autorité de l'Église incontestée, les esprits plongés dans
l'abrutissement, la superstition et l'ignorance, témoigne, au
contraire, d'abord d'un mécontentement sourdement répandu un peu
partout contre les abus de l'autorité ecclésiastique, puis, d'une
immense activité dans les idées, d'un grand esprit de critique et, en
même temps, des relations nombreuses entre les divers pays de la
chrétienté.
Voyages d'affaires, de dévotion sous formes de pèlerinages ou
de croisades, surtout les premiers, semblent avoir été beaucoup plus
fréquents, plus longs, plus étendus que nous ne pouvions le soupçonner
tout d'abord. Ils fournirent sans doute les moyens dont les apôtres
des doctrines dissidentes se servirent, pour propager leurs croyances.
Le commerçant, le colporteur transportant sa marchandise de ville en
ville, pouvait être lui-même un prédicateur déguisé. Le compagnon, son
auxiliaire apparent, était, peut-être, un missionnaire intrépide, et
s'ils n'étaient ministres ni l'un ni l'autre, ils se
chargeaient du moins de transmettre les livres, les messages envoyés
d'ici ou de là aux communautés les plus éloignées (9).
En tous cas, sous les diverses dénominations indiquées plus
haut, les Vaudois se répandirent promptement. Chassés du Lyonnais, ils
allèrent naturellement prêcher dans les provinces voisines, telles que
le Dauphiné, la Franche-Comté et la Bourgogne. C'était le temps où
Valdo en personne se rendait en Italie, se mettait peut-être en
communication avec les Humiliés et tentait d'obtenir l'approbation du
pape Alexandre III.
Pendant son absence, ses compagnons restés en France,
prédicateurs ardents de la pauvreté évangélique, ne durent pas manquer
d'annoncer à tous ceux qu'ils purent approcher, la bonne nouvelle de
l'Évangile renouvelé (1179) (10).
Le Languedoc, terre promise de tous les hérétiques au moyen âge, ne
pouvait moins faire que de leur fournir d'abondantes recrues. À vrai
dire, on les confondit assez souvent avec les Albigeois, et les
contemporains imputèrent aux deux partis des doctrines fort semblables
(11). Toutefois, les gens bien
informés surent les distinguer : ils les désignèrent par les noms
de Vaudois ou de Lyonnais (12).
Les Vaudois au reste ne laissèrent pas ignorer qu'ils
répudiaient les doctrines dualistes ; ils ne craignirent pas
d'entrer en lutte avec les docteurs cathares dans des disputes qui
éveillèrent l'attention publique (13). Les
discussions, auxquelles ils semblent avoir eu beaucoup de goût, comme
tous les interprétateurs de textes scripturaires ou autres, ne se
limitèrent pas aux Cathares. Il est resté le souvenir d'un colloque
public entre les Vaudois et Bernard, abbé de Fontcaude, en 1190, à
Narbonne. Un prêtre, Raymond de Daventer, y présidait et donna tort
aux Lyonnais (14). Preuve, en tous
cas, de la présence d'un certain nombre de ces hérétiques dans le
Languedoc, à cette époque.
À partir de ce moment, les preuves abondent de leur
multiplication dans le Midi. Dès 1192, Alphonse II, roi d'Aragon,
prend des mesures rigoureuses, afin de les chasser de son royaume (15).
Dans la vicomté de Béziers, Bertrand de Saissac, avant d'accepter la
tutelle du jeune vicomte Raymond-Roger, doit s'engager à n'introduire
aucun Vaudois dans le diocèse et à chasser ceux qui s'y trouvent
(1195). Promesse qu'il fait certainement, sans qu'elle l'empêche de
soutenir à son aise les hérétiques de tous noms, tant Albigeois que
Vaudois (16), destinés à être
englobés plus tard dans les mêmes massacres, à devenir victimes des
mêmes autodafés.
Les premières mesures prises contre eux en Aragon n'ayant pas
arrêté leurs progrès, Pierre II les met à son tour hors la loi un peu
plus tard (1197) (17). L'année
suivante (1198), dans la bulle qui recommande son légat Raynier aux
évêques de la Provence et du Languedoc, Innocent III nomme
explicitement les Vaudois (18). Comme
cette bulle est dirigée aux archevêques d'Aix, Vienne, Arles, Embrum
et Lyon, en même temps qu'à ceux d'Auch, Narbonne et Tarragone, nous
pouvons y voir une preuve que les Vaudois étaient déjà signalés au
pape, comme installés dans toutes ces provinces.
Le Midi ne suffit pas aux nouveaux hérétiques. On les signale
également dans le Nord, où tous les esprits las, pour une cause ou une
autre, du joug ecclésiastique, s'unissent volontiers à eux (19).
Il y en a en Lorraine. À Toul, en effet, l'évêque
Eudes de Vaudemont ordonne à tous les fidèles d'arrêter les hérétiques
nommés Waldoys, s'ils en rencontrent et de les traîner à son tribunal
pour les faire punir (1192) (20).
De son côté l'évêque de Metz, Bertrand (1180-1212), a fort à faire
avec eux. Un jour, du haut de la chaire, il aperçut
dans son auditoire deux Vaudois, qu'il avait vu condamner à
Montpellier. Il donna l'ordre de les arrêter, mais ne fut pas obéi,
car ces hommes étaient protégés, dit-on, par de grands personnages de
la cité (21).
Les Pauvres de Lyon pullulaient même à Metz au point d'effrayer
l'évêque, qui jugea devoir en référer au pape Innocent III. Sans
blâmer en principe les traductions de la Bible en langue vulgaire
répandues par les Vaudois, le pape recommande dans sa réponse de n'en
permettre la lecture qu'avec prudence. Il blâme les réunions secrètes,
les disputes avec les prêtres, désordres dont l'évêque s'était plaint.
Il recommande au prélat de s'enquérir plus exactement des croyances
des dissidents, de l'auteur des traductions, surtout de savoir s'ils
vénèrent le siège apostolique et l'Église romaine (1199) (22).
La réponse de l'évêque fut peu satisfaisante. Les dissidents
avaient répondu qu'ils devaient obéissance à Dieu seul (23).
Ils avaient aussi refusé de cesser leurs prédications et même,
parait-il, maltraité l'évêque (24). Pour
s'opposer à ces désordres, le pape ordonna à quelques abbés
cisterciens de se transporter à Metz et de prendre, de concert avec
l'évêque, les mesures nécessaires (25).
Cette fois, les délégués pontificaux agirent avec assez
de rudesse pour contraindre les Vaudois à leur apporter les livres
suspects, qui furent livrés aux flammes, et à faire quitter la ville
aux prédicateurs les plus compromis (26).
Peut-être le nom de Picards donné parfois aux disciples de
Valdo rappelait-il un voyage de leur maître en Picardie et le succès
de sa prédication (27). De là, les
Vaudois se répandirent probablement en Flandre, où le nom de Wallons
dériverait du leur (28). Ils n'y
laissèrent, en tout cas, qu'un souvenir confus, car, deux cents ans
plus tard, être Vaudois y était équivalent d'être sorcier, ce qui
suppose une confusion assez grossière entre la doctrine de Valdo et
l'adoration des démons reproché aux sorciers (29),
erreur qui témoigne cependant de l'immense réputation des Vaudois,
auxquels s'imputaient les méfaits les plus divers.
L'Alsace, la Bourgogne n'échappèrent pas à la prédication
lyonnaise (30), non plus que
l'Allemagne (31). Certaines
traditions veulent que Valdo allât lui-même en Bohême et y finît ses
jours (32). Ce qui est certain,
c'est qu'au milieu du XIIIe siècle, des
missionnaires vaudois, détachés des communautés françaises ou plus
probablement des lombardes (33),
avaient parcouru l'Allemagne et créé dans le seul diocèse de Passau,
jusqu'à quarante-deux congrégations de leur secte (34).
Leur esprit d'apostolat ne s'arrêta pas en si beau chemin, et les
doctrines vaudoises se répandirent également en Pologne, en Gallicie,
en Hongrie, en Transylvanie et dans toute l'Europe latine (35).
Nous avons déjà signalé l'infiltration des doctrines vaudoises dans
les rangs des Humiliés de Milan et constaté l'influence profonde,
exercée à son tour sur la communauté vaudoise, par l'absortion
d'éléments déjà organisés. Sous le nom de Pauvres Lombards, on les
voit signalés de très bonne heure dans les documents, où ils partagent
les anathèmes de Pauvres de Lyon (36). Ils
n'en modifièrent pas moins l'idéal primitif de Valdo. Que ce fut dans
les rangs des Tertiaires, ou dans les autres ordres des Humiliés, que
se fît la propagande vaudoise, les néophytes étaient habitués à
trouver les ressources nécessaires à leur vie dans le travail des
mains. Valdo, au contraire, aurait voulu que les missionnaires
apostoliques ne, se livrassent à aucun travail
manuel, mais seulement à la prédication, et ne vécussent que des
offrandes des fidèles (37).
Or, les tissages de laine, même de soie, d'or ou d'argent,
auxquels se livraient les Humiliés, leur procuraient du bien-être, une
situation sociale et des ressources pour la propagande. Il leur était
bien dur d'y renoncer. Aussi, du temps même de Valdo, élu cependant
supérieur général de tout l'ordre, il y eut des tiraillements dont les
traces nous restent dans une lettre de 1218, où les Vaudois lombards
rendent compte à leurs frères d'Allemagne, des difficultés qu'ils ont
avec ceux de France (38).
Les Lombards voulurent garder leurs métiers et avoir des
supérieurs à eux, nommés pour la vie. Valdo semble bien avoir concédé
des supérieurs particuliers, mais refusa de céder sur le reste, aussi
les communautés lombardes, en tout ou en partie, renoncèrent à son
obédience (39). Ce fut un schisme
dans le sein de la corporation encore à son berceau.
Malgré les négociations qui suivirent la mort de Valdès et
aboutirent à une conférence à Bergame entre les délégués des deux
partis, malgré les concessions réciproques, on ne put arriver
à la fusion des deux ordres (40).
De plus en plus, les « Pauvres Lombards, » cause peut-être
de la séparation première des Vaudois d'avec l'Église romaine,
vécurent et combattirent pour leur propre compte. Ils prirent dans le
parti vaudois la place d'une extrême gauche très avancée,
s'incorporèrent les éléments ardents des sectes hostiles à l'Église
officielle (41), et
attirèrent sur l'ordre, entier des anathèmes multipliés, qui
entraînèrent les Vaudois français dans l'abîme des persécutions, en
même temps que leur doctrine se séparait de plus en plus de
l'enseignement romains.
Comme les missionnaires lombards emportèrent dans leurs courses
apostoliques, l'esprit de leur congrégation mère, les Vaudois
d'Allemagne gardèrent, comme elle un esprit d'hostilité très accusé
vis-à-vis de l'Église (42), d'autant plus que les
communications entre l'Allemagne et la Lombardie, facilitées par les
relations politiques, furent toujours très actives, et qu'il y eut
même, en Lombardie, une sorte d'académie où les ministres allemands
vinrent s'instruire des principes de la secte (43).
Pendant ce temps, dans les pays montagneux qui appartenaient
aux diocèses d'Embrun, de Maurienne et de Turin,
dans les Alpes Cottiennes, d'autres colonies de Vaudois, plus unies et
plus fidèles aux doctrines de Valdo, s'établissaient avec assez de
solidité pour résister à des siècles de persécution. On a conservé le
nom d'un disciple de Valdo, Joseph qui aurait prêché dans le diocèse
de Die, d'où peut-être l'épithète de Joséphiste, donnée quelquefois
aux Vaudois (44). Nous
devons avouer, malgré ces maigres renseignements, que l'origine de ces
groupes vaudois reste bien obscure. Qu'ils fussent disséminés nombreux
dans le diocèse de Turin, dès le commencement du XIIIe siècle, nous
pouvons le croire si nous admettons l'authenticité d'un diplôme de
l'empereur Othon IV, enjoignant à l'évêque de Turin, Carisio, lui
donnant en même temps tout pouvoir, de chasser de son diocèse les
Vaudois et quiconque s'opposerait à la foi catholique (1210) (45).
Nous verrons plus tard que les pouvoirs donnés par l'empereur
ne restèrent pas inefficaces, sans être de taille cependant à
déraciner les tenaces Vaudois des vallées où ils avaient trouvé un
refuge, leur abri jusqu'à la Réforme.
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