Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

Voici l'homme.

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Jean 19: 5; Phil. 2: 1-11; Héb. 2 17-18; 4: 15; Gal. 4: 4; Ps. 45: 1.

QUATRIÈME ÉTUDE

Voici l'homme.


I.

Et, moi aussi, «je méditais un excellent ouvrage,», car j'avais dit: «Mes ouvrages seront pour le Roi; ma langue sera la plume d'un écrivain diligent;», car «tu es plus beau qu'aucun des fils des hommes» (Ps. 45: 1-2), ô toi que Pilate, sans s'en douter, a si bien dépeint par ce seul mot: «Voici l'homme!»

Mais voici, quand j'ai essayé de dire tout ce que mon coeur sent au sujet de cet homme, j'ai succombé, et jamais plus douloureusement qu'aujourd'hui je n'ai compris mon impuissance. Et, cependant, le n'ai pas à décrire les scènes grandioses d'une vie telle que l'imagination de l'homme l'aurait certainement créée. Non, c'est la simplicité même, l'ineffable simplicité de cette vie qui fait tout ensemble sa perfection et notre désespérante incapacité.

Oh! le Christ de Dieu, le vrai Christ, à quelle distance n'est-il pas, non seulement du Christ inventé par les hommes dans les évangiles légendaires des siècles subséquents, mais aussi du Christ authentique, tel que les hommes, peintres, poètes ou théologiens l'ont souvent présenté dans leurs interprétations imparfaites.

Le Christ de Dieu, le vrai Christ, il n'est pas né dans une étable de convention, mais au milieu de toute la prose et du réalisme d'une étable encombrée. Et la crèche dans laquelle on le déposa, et la paille sur laquelle il fit son premier sommeil, et les langes dans lesquels on l'enveloppa tarit bien que mal, tout cela fut probablement aussi sordide dans la réalité que cela est devenu conventionnel dans les tableaux innombrables qui ont soi-disant rendu cette scène.

Et le Christ de Dieu n'a pas, à peine né et installé sur les genoux d'une mère aussitôt guérie, donné audience en quelque sorte à des bergers fictifs du genre Watteau. Le Christ de Dieu a été un nouveau-né réel, avec toute la faiblesse et toute l'absolue dépendance que ce mot comporte

Le Christ de Dieu n'a pas, à douze ans, posé au milieu des docteurs en petit docteur lui-même, et, le doigt levé, prêché aux vieux rabbins ou éclipsé leur science par des questions embarrassantes et de prétentieuses réponses.

Et le Christ de Dieu, le vrai Christ, n'a pas accompli les absurdes miracles que lui attribuent les évangiles de l'enfance, l'évangile de saint Thomas et autres, dont l'existence pourtant est loin de me déplaire, parce qu'elle marque bien le contraste absolu entre ce que Dieu nous donne et ce que les hommes composent.

Non, non, l'enfant de Nazareth a été un véritable enfant; un petit garçon pauvre, enfant d'artisans! Oh! que ne puis-je le peindre comme je le vois, à l'entrée de l'une de ces maisons d'artisans, vrai cube tout blanc dont l'unique ouverture donne entrée à gens et bêtes et issue à la fumée; et là, ses pieds nus, avec la petite tunique et la primitive coiffure des enfants de Galilée, balayant, peut-être, les copeaux faits par la hache de Joseph, ou apportant, de la fontaine de la Vierge, l'eau nécessaire à Marie; ou bien, après le travail consciencieux, allant, pourquoi pas? se mêler aux jeux innocents de ses petits camarades; ou, pensif déjà comme on peut l'être à son âge, se plaisant à cueillir quelques-unes de ces fleurs merveilleuses que son Père, par myriades, répand, au premier printemps, dans ce poétique vallon; ou, plus tard, gravissant, aux heures de méditation solitaire, la cime qui domine la bourgade, d'où, au-delà des horizons immenses que son regard y embrassait, son coeur, brûlant d'amour, en découvrait de plus vastes encore!

O Galilée! O Nazareth! méprisée et bienheureuse contrée, de quelles scènes toutes humaines n'avez-vous pas été témoins! Là, Jésus jeune homme, apprenti, puis ouvrier, de ses mains durcies par le rude travail, mania la hache du charpentier comme un homme, en glorifiant ainsi le travail manuel, ce travail sain, ce travail utile, que la stupidité des civilisations en décadence devait plus tard apprendre à dédaigner.

Et quand, à trente ans, sur l'ordre de son Père, il entra enfin dans son ministère, ce ne fut pas en descendant théâtralement du ciel au milieu du parvis, comme les hommes, à l'instar du diable, n'eussent pas manqué de l'inventer; il ne débuta pas par de pompeux programmes; non, après le baptême qu'il a voulu recevoir pour prendre nos péchés en son coeur afin d'en porter plus tard la peine en sa chair, après ce baptême il attend que son Père lui envoie des disciples; et en voici deux, deux Galiléens, pêcheurs du lac de Tibériade, deux qui se détachent de Jean et qui se mettent à le suivre; et lui se retourne et dit simplement: «Qui cherchez-vous?» Et eux: «Maître, où demeures-tu?» Et lui: «Venez et voyez;» et c'est là tout le début du royaume; et ces deux vont en chercher deux autres, leurs frères; et Jésus trouve Philippe; et Philippe, Nathanaël; et c'est tout; oui, c'est tout! oh! quelle simplicité, mon Dieu! quel naturel, et que c'est bien humain, quoique ce ne soit pas ainsi que l'homme invente!

Et quand viendra l'heure du premier miracle, le Christ de Dieu n'annoncera pas, à son de trompe, qu'il va rouvrir l'ère longtemps fermée du surnaturel; un jeune couple bien pauvre l'invite à ses noces; et lui, pour honorer le mariage et la famille, il accepte; et, comme le vin manque, il fait son cadeau de noce en transformant l'eau; et voilà tout!

Et de Cana, si vous le suivez, par la pensée, vous le verrez, un jour, à midi, assis sur la margelle d'un puits; fatigué d'une vraie fatigue, altéré d'une vraie soif; et sollicitant un vrai service d'une pauvre Samaritaine; car Jésus, qui n'a jamais fait de miracle par lui-même, n'en a jamais fait pour lui-même. Après quoi il ira en Galilée, et, un jour, on le verra assis tout simplement sur un tertre de la montagne et parlant, à propos du royaume, des lis des champs et des passereaux du ciel. Ou bien ce sera d'un bateau qu'il racontera quelqu'une de ses inimitables paraboles. Puis on le verra chez l'un des pharisiens dont il a accepté d'être l'hôte, et chez Zachée le péager, aussi simplement installé qu'à Béthanie chez ses amis particuliers, Marthe, Marie et Lazare. Car, à l'instar de tout homme, il a ses amis particuliers, tout en aimant le monde d'un amour sans bornes.

Et puis l'ami de Marie, le docteur plein d'une souveraine et mystérieuse autorité, un autre jour, attirera et prendra entre ses genoux de petits enfants pour les bénir; il touchera le lépreux; il conduira doucement par la main l'aveugle; il dira à la veuve: «Ne pleure pas;» et, partout, que ce soit en Judée, au milieu des prêtres, ou en Galilée chez ses combourgeois, partout il sera simple, et un homme sans cette auréole que les peintres catholiques ont inventée; sans nimbe, sans lumière surnaturelle, sans apparence extraordinaire; sans pose surtout; sans ces attitudes académiques, ces plis étudiés de vêtements, ces gestes, ce quelque chose d'artificiel, de composé, de convenu, dont nos peintres protestants eux-mêmes, un Ary Scheffer, un Hoffmann, et d'autres, ont tant de peine à se défaire. Oui, on le verra aimant comme un homme; troublé parfois dans les dernières profondeurs de son esprit comme un homme; et sympathique comme un homme; souffrant les souffrances des autres, et souffrant à quel degré! pleurant sur le tombeau de Lazare qu'il va ressusciter pourtant, et, du haut du mont des Olives, sur la ville qui tue les prophètes et à laquelle il envoie un suprême appel.

Enfin, c'est en homme à l'heure de cette mort en vue de laquelle il est né, — car il n'est né que pour pouvoir mourir (De son oeuvre nous n'excluons pas sa vie, mais nous en voyons le point culminant dans sa mort.), — c'est en homme, et plus que beaucoup d'hommes, qu'il éprouvera une angoisse d'homme, au sein de laquelle il sollicitera vainement l'appui spirituel de ses intimes, et, à leur défaut, devra recevoir celui d'un ange.

Mais que fais-je là? ai-je la prétention de vous retracer toute cette vie pour essayer de vous faire sentir à quel point elle fut humaine? N'en êtes-vous pas déjà convaincus, et, plutôt que de fortifier votre foi à cet égard, est-ce que je ne cours pas le risque de l'affaiblir plutôt par mes imparfaits efforts?


II.

Et cependant, qui sait? ne se pourrait-il pas que, dans nos coeurs subsistât encore quelque doute à l'égard de la parfaite humanité de Christ? Ne vous est-il pas arrivé de vous dire: «Eh bien non, en en dépit de toutes ces apparences, non, Jésus n'est pourtant pas et ne peut être tellement mon égal, mon frère, mon semblable qu'il puisse me servir de modèle utile; car s'il est le Fils de Dieu, Dieu manifesté en chair, d'essence divine par conséquent, tout homme qu'il ait paru être par son corps, il n'a pu se mettre dans des conditions de vie morale, de luttes, de tentations, de périls spirituels identiques aux miens!

Et cette objection est tellement encore dans beaucoup de coeurs que, pour la prévenir ou pour la supprimer, beaucoup de théologiens aujourd'hui ont la prétention de nous offrir un Christ plus humain, disent-ils, et par conséquent plus utile à nos âmes que celui que jusqu'ici, au nom de l'Évangile, la théologie leur a offert. Pour que le Christ puisse, disent-ils, d'autant mieux nous élever jusqu'à lui, il faut forcément l'abaisser davantage jusqu'à nous, le rapprocher de notre vraie nature en le dépouillant de ce que la tradition leur semble avoir ajouté à la sienne.

Et c'est ainsi que les uns, tout d'abord, nient aujourd'hui la préexistence de Christ; à, leurs yeux, cette préexistence c'est simplement la supériorité morale de Christ, et surtout l'idée éternelle que Dieu a eue de susciter un jour un homme dans lequel il se révélerait plus complètement que dans les prophètes. Ce Christ est donc, non pas un être divin, le Verbe éternel, mais une idée qui est devenue un homme.

Mais, à ce compte-là, nous aussi nous avons préexisté, vu que Dieu, avant même la fondation du monde, nous a préconnus et prédestinés!

Et que fait-on donc des déclarations positives du Christ: «Avant qu'Abraham fût, je suis.» — «Père, glorifie-moi de la gloire que j'ai eue auprès de toi avant que le monde fût fait?»

Et d'autres, ou les mêmes, vont jusqu'à dire que la divinité de Christ n'est pas autre chose que sa parfaite sainteté. Mais, à ce compte-là, les anges sont dieux puisqu'ils sont saints; il se trouverait même qu'ils sont saints autant que le Christ le sera peu, puisque, tandis que leur sainteté même les porte à s'effacer, à disparaître pour donner toute gloire à Dieu, le Christ, lui, qui est, disent-ils, saint sans être Dieu, qui n'est Dieu qu'en tant que saint, concentre au contraire toutes les pensées, toutes les volontés, tous les coeurs sur lui, d'une manière qui n'appartient qu'à Dieu; de sorte qu'en disant que sa divinité n'est pas autre chose que sa sainteté, on ne s'aperçoit pas que, du même coup, on lui dénie et la divinité et la sainteté; on le détrône, par conséquent, en détruisant l'Évangile lui-même jusque dans sa base.

Ah! qu'il vaudrait mieux adorer et respecter le mystère, «le mystère de piété,» en se rappelant que Christ nous a dit «que le Père seul connaît qui est le Fils,» et l'Apocalypse que «le Fils porte un nom que lui seul connaît

Le mystère de notre propre nature, ou plutôt de l'union de deux natures dans notre propre nature, le fini et l'infini, ce mystère ne nous dépasse-t-il pas déjà tellement que le «connais-toi toi-même» de Platon est déjà absolument irréalisable?

Pensez à un petit enfant, à un enfant qui vient de naître, si vous ne voulez pas remonter encore plus haut, jusqu'à l'origine première de cette vie dans une cellule primitive qui a, je crois, un centième de millimètre. Cet enfant s'appellera un jour Raphaël, Michel-Ange, Pascal, Beethoven, Victor Hugo ou Leibnitz, c'est-à-dire que ce sera un homme de grand génie. Or ce génie, quand et comment lui viendra-t-il? plus tard seulement? par l'étude et le travail? Mais non, il était déjà là, dans ce minuscule cerveau, à l'état de germe captif, de principe purement virtuel, dans ce que sobrement le Psaume 139 appelle «les parties les plus basses de la terre.» (Mon corps n’était point caché devant toi, Lorsque j’ai été fait dans un lieu secret, Tissé dans les profondeurs de la terre.)

Il était là l'infini humain enfermé dans le fini matériel!... Comprenez-vous ce mystère? et si vous ne le comprenez pas, si personne ne peut le comprendre, n'admettrez- vous pas que vous ne pouvez comprendre ce qui est le prolongement de cette ligne, c'est-à-dire l'infini divin incarné dans le fini terrestre?

Et cet enfant, qui sera Raphaël, Michel-Ange, Beethoven Victor Hugo, cet enfant dans la tête duquel est déjà en puissance le génie qui fera de lui le premier peintre, le premier musicien, le premier poète, ou un grand mathématicien, s'en doute-t-il? cet enfant sait-il qu'il a en lui le génie? Non, il ne le sait pas; il ne s'en doute pas; le génie est donc à l'état latent dans son cerveau; l'enfant l'a et ne le sait pas; il le possède et il n'en a pas la jouissance; il n'en a pas même conscience; et ce sera progressivement qu'il acquerra ce qu'il a; qu'il deviendra ce qu'il est; que de latent ce génie deviendra manifeste. Eh bien, prolongez ces lignes, et si le génie, qui est l'infini humain, peut se réduire à un état latent où l'enfant le possède sans le savoir, si bien que momentanément il n'en a ni la jouissance ni conscience:

Ne pouvons-nous pas admettre que les perfections divines, elles, aient pu être réduites par l'incarnation au même état, dans les mêmes conditions, de sorte que Christ, tout en continuant à les posséder, n'en ait momentanément eu ni la jouissance, ni conscience, pour avoir à rentrer en possession des unes et des autres graduellement, dans une vie d'obéissance absolument humaine, et au fur et à mesure que le Père les lui rendrait?

Seulement entre l'enfant supposé et Christ il y a cette différence-ci, infinie, que, tandis que l'enfant est dans cet état sans qu'il l'ait voulu, Christ, lui, n'y est entré que de son plein gré, par un miracle d'amour et de renoncement à lui-même devant lequel notre imagination reste confondue.

Lui, qui était l'absolu, il a voulu être le relatif; il a voulu se soumettre à la loi du progrès; du progrès non du mal au bien; ni du moins bien au mieux; mais du bien tel que le comporte un certain âge au bien tel que le comporte un âge plus avancé.

À chaque âge, la pensée divine, la perfection de cet âge: un enfant parfait, mais enfant; un jeune homme parfait, mais jeune homme; un homme parfait, mais homme; un vase toujours rempli, qui s'agrandissait à mesure qu'il se remplissait, et qui se remplissait à mesure qu'il s'agrandissait.

Et, devenu homme, non seulement il s'est soumis à la loi du progrès, mais il a dû dépendre: «Il a appris l'obéissance,» et il a dépendu.

mais dépendance toute humaine, celle-là même dans laquelle devait vivre le premier Adam; dépendance qui s'est manifestée par la prière; et non seulement par la prière d'adoration, mais aussi par la prière de demande, de supplication et quelquefois même son Père soit en ce qu'il n'a jamais devancé son Père, soit en ce qu'il n'est jamais resté en arrière de son Père: marchant avec son Père dans une obéissance ponctuelle, parfaite, mais tout humaine.

Parce qu'il a dépendu, comme l'homme devait dépendre, il n'a pas de lui-même exercé la toute-puissance, mais il ne l'a reçue de son Père qu'au fur et à mesure des besoins de son oeuvre, au jour le jour; et, comme je l'ai dit: non seulement:

Voilà pourquoi il pouvait dire: «Il m'a été donné toute-puissance sur la terre et dans le ciel;» et il le disait au terme de sa vie, quand, somme après somme, tout le capital lui avait été rendu par le Père, après que, devenu homme, il eût renoncé non à la possession de ce capital, mais à sa jouissance momentanée, et qu'il l'eût laissé comme en dépôt auprès du Père.

Et ainsi de sa toute-science; de cette perfection aussi il s'était dépouillé en devenant homme: c'est-à-dire qu'il avait renoncé à tout savoir pour récupérer cette perfection progressivement, et de la main même de son Père, au fur et à mesure des besoins de son ministère. Par exemple, quand tout à coup il a pu dire à la Samaritaine: «Va et appelle ton mari;» à Nathanaël: «je t'ai vu sous le figuier;» à l'impotent: «Va et ne pèche plus;» à Thomas: «Avance ta main et ne sois plus incrédule;» en un mot quand il devait sonder les secrets des coeurs, les secrets de la vie, les secrets de la nature, et les secrets de l'histoire.

Jésus enfant a donc dû apprendre, mais sans doute dans d'autres conditions que les enfants d'hommes pécheurs; et il est probable qu'il est une foule immense de choses que sur cette terre il n'a pas sues parce qu'il ne voulait pas les savoir. Elles ne rentraient pas dans son oeuvre. (Marc 13: 32 — Pour ce qui est du jour ou de l’heure, personne ne le sait, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, mais le Père seul.) Il en mentionne une: le jour de son propre retour; mais il est probable que toutes les sciences, l'histoire universelle, la géographie générale, il ne les a pas connues. Seulement il n'a jamais parlé de ce qu'il ne savait pas. Il a ignoré, il n'a pas erré.

Mais, autre chose supposer chez Jésus-Christ l'ignorance, qui est parfaitement compatible avec sa sainteté, autre chose lui attribuer l'erreur, une erreur quelconque.

Pour qu'il eût commis une erreur, il aurait fallu qu'il parlât alors qu'il n'avait pas à parler, et de ce dont le Père ne lui demandait pas de parler. Il aurait fallu que pendant un instant il fût sorti de cette communion parfaite avec le Père dont il a si souvent parlé quand il a dit: «Le Fils ne fait rien de lui-même.» — «je vous ai dit tout ce que j'ai entendu de mon Père.» — «je ne vous dis rien de moi-même.»

Il y aurait donc eu solution de continuité dans cette communion, c'est-à-dire dans cette parfaite dépendance, dans sa parfaite sainteté. C'est-à-dire que le second Adam aurait recommencé la lugubre histoire du premier; qu'il ne pourrait pas être un parfait Sauveur et que le salut de l'humanité aurait échoué!

Voilà ce à quoi ne pensent pas assez ceux qui, tout en continuant à prêcher Christ comme le Sauveur, le seul Sauveur, le parfait Sauveur, font brèche, sans le vouloir, dans sa sainteté, en lui prêtant non pas seulement la possibilité d'une certaine ignorance, mais, ce qui est tout autre chose, celle d'erreurs dans divers domaines.

Non, non, Christ n'a pas erré, parce que Christ n'a pas cessé un instant d'être le saint; et cette parfaite sainteté s'est produite, elle aussi, dans des conditions toutes pareilles à celles où aurait dû se former et se développer celle du premier Adam. En devenant homme, Christ n'a pas consenti à subir seulement le contact de la souillure, mais aussi, mais encore les assauts du diable et la possibilité du péché.

Oh! je sais bien que, tout en ajoutant immédiatement que cette possibilité est demeurée purement abstraite, nous frémissons rétrospectivement d'horreur, et il nous semble que prononcer ce mot pour Christ c'est déjà lui faire injure (Seulement, ne peut-on pas dire que d'avance par la foi il avait surmonté la tentation future à tel point que la possibilité du péché restât à jamais idéale seulement?); et cependant c'est bien jusque-là qu'est allée sa réelle humanité; jusque-là par conséquent son amour; car, si s'exposer à souffrir et à mourir, c'est déjà un ineffable amour, qu'était-ce pour le Christ que s'exposer au péril du péché lui-même! O Christ! nous t'adorons!

Mais, loin d'avoir cédé à la tentation de se détacher de Dieu en quoi que ce soit, comme le premier Adam, Jésus a, dès le début, sous la forme accessible à l'enfance, et, plus tard, sous celle que peut réaliser un homme fait, obéi parfaitement à Dieu. Il a voulu ses seules volontés; pensé toutes ses pensées; senti tous ses sentiments, dans une communion parfaite dans son principe, qui a été l'amour filial; parfaite dans son étendue, qui a embrassé le triple domaine de l'esprit, de l'âme et du Corps, des actions, des paroles et des plus secrets mobiles; et parfaite, enfin, dans sa continuité. Ainsi a été accomplie en lui la destination première de l'homme; ainsi l'image de Dieu, qui a fait de Christ le second Adam, ou plutôt le vrai Adam, le premier n'ayant pas répondu à son but; le vrai homme par conséquent; l'homme! le seul qui depuis la création ait foulé notre sol; car, quelque soit le nombre d'êtres appelés hommes qui se sont succédé sur la terre, il n'y a pourtant jamais eu d'hommes jusqu'à Christ, et de Christ seul avec raison il a pu être dit: «Voici l'homme!»

Et dans cet homme, qui a été rempli de Dieu, parce qu'il était homme, se sont ainsi rencontrés Dieu et l'homme, et s'est révélé parfaitement à l'homme tout ce qu'est Dieu et tout ce qu'est l'homme. «Celui qui m'a vu a vu mon Père,» a pu dire Christ, et, du même coup, il aurait pu ajouter «Celui qui me voit voit un homme.»

Et qu'a-t-on pu voir dans cette vie parfaitement humaine et parfaitement divine qui s'est développée de la crèche à la croix, du dépouillement de l'incarnation au dépouillement de la rédemption en Golgotha? Ce que l'on a pu voir dans cette vie intentionnellement humiliée jusqu'à un tel état, c'est que Dieu n'est pas et ne veut pas être avant tout souveraineté et toute-puissance, toute-science et gloire éclatante, mais bonté, charité, justice, vérité, c'est-à-dire sainteté et amour; et que l'homme, à son image, l'homme idéal ne sera nécessairement ni un riche ni un grand, ni un savant, ni un poète ni un orateur, ni un potentat, ni un solitaire, ni un génie, mais un homme saint et bon, juste, vrai, un homme qui se donne à son Dieu et à ses frères. Elle a montré qu'un verre d'eau froide donné par amour est chose plus grande que tous les talents et toute la science. Elle a montré que:

L'amour est la grandeur même;

L'amour est la gloire du ciel

L'amour est le vrai diadème

Du Très-Haut et d'Emmanuel.

«Loin de moi, — par conséquent loin de nous, — visions grossières de grandeur et de dignité; comme au ciel, il n'est sur la terre rien de grand que la charité.»

Et ainsi a été rétabli l'ordre primitif des grandeurs: le bon, le vrai, le beau; et l'ordre hiérarchique des éléments constitutifs de l'homme: l'esprit, l'âme et le corps. En Christ a régné une telle harmonie qu'il n'est pas possible de dire que le coeur l'ait emporté sur la conscience, ou l'intelligence sur la volonté. Coeur, ah! certes, ai-je besoin de dire à quel point il l'a été? mais conscience, pas moins; car n'est-ce pas à douze ans qu'il a prononcé ce: «Il faut» tout filial que tant de fois il a redit à propos de ses souffrances et de son ministère. N'est-ce pas dans sa première apparition publique, au bord du Jourdain, qu'il a aussi prononcé ce mot de conscience: «Il est convenable que nous accomplissions toute justice?» Et ces deux mots: «Il faut» et «toute justice» ne montrent-ils pas que le Christ de Dieu, le vrai homme, n'est pas un homme du sentiment seul, mais que chez lui le sentiment reposait sur une base solide, celle-là même qu'avait préparée longuement l'Ancienne Alliance?

Et comme on ne peut trouver chez Christ la moindre désharmonie dans les éléments qui le constituent, on ne peut signaler aucune qualité, aucune vertu, aucun trait de caractère qui, en faisant saillie sur les autres, laisserait quelque part une dépression de nature, c'est-à-dire un défaut, un élément de déséquilibre, une imperfection. On l'a souvent dit: chez Jésus-Christ se voit l'harmonie des contraires, c'est-à-dire la perfection, la lumière blanche qui ne traverse aucun prisme plus ou moins défectueux; c'est la somme complète des forces morales se faisant équilibre deux à deux (Tout juif qu'il a voulu être, Jésus a pourtant été tellement l'homme, l'homme de toutes les races, que dans toutes les races il peut, il pourra prévaloir sur les divinités nationales, pour préparer un peuple de Dieu dans lequel les caractères particuliers de chaque nation, tout en subsistant, seront dominés par ceux d'une humanité universelle.). Chez lui la forme et le fond, le détail et l'ensemble, tout se joint, tout est uni, et porté à un degré de surnaturel qui en devient naturel et simple absolument, comme tout ce qui est parfait.

Et voilà ce qui rend impossible la description du Christ. Jamais peintre a-t-il pu peindre le soleil? Aussi est-ce vainement que je me fatigue, et que je vous fatigue dans d'impuissants efforts pour rendre l'impression de cette vie; et mieux vaut pour nous répéter en adorant:

Jésus, fils unique du Père,

Que ton nom saint et glorieux

À tous les enfants de lumière

Est chaque jour plus précieux.

Emmanuel, en ton Église

La gloire à toujours t'appartient;

Dans tous les lieux ton Épouse est soumise

À ton amour qui la garde et soutient.


À toi Seigneur nul n'est semblable,

Car toi seul es la vérité,

Et chez toi seul tout est aimable,

Tout est grandeur, force et beauté

Emmanuel, en ton Église

La gloire à toujours t'appartient;

Dans tous les lieux ton Épouse est soumise

À ton amour qui la garde et soutient.


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