Pendant que les églises défendent leur existence en péril, elles
doivent aussi répondre aux erreurs que répandent les philosophes. Et
c'est là un des côtés souvent méconnus de leurs misères. Montesquieu
dans "L'Esprit des Lois" paru en 1748, développe une théorie de
l'influence des climats sur les institutions politiques, il veut
montrer que le nord est la patrie du protestantisme et de l'esprit
républicain. C'était une aubaine pour les ennemis des protestants
d'entendre proclamer par Montesquieu que toute religion réprimée
devient réprimante "car sitôt que par quelque hasard elle peut sortir
de l'oppression, elle attaque, la religion qui l'a
réprimée non comme une religion mais comme "une tyrannie". Par une
conséquence que Montesquieu, esprit libéral, n'avait pas prévue, ses
propositions théoriques furent exploitées au profit du fanatisme
catholique.
Mais les mêmes propositions prirent un aspect beaucoup plus
désagréable lorsque Voltaire les reproduisit dans son "Siècle de Louis
XIV". Le grand écrivain traitait les protestants de républicains au
même moment où l'évêque d'Alès, M. de Montchy développait la même
thèse et en tirait la justification des mesures de rigueur.
Pourtant les protestants ont donné des preuves multiples de leur
loyalisme envers la royauté, mais le clergé le cache et les
philosophes l'ignorent.
Paul Rabaut écrit au pasteur Moultou de Genève pour l'exhorter à
réfuter de pareilles erreurs.
Durant l'année 1756, au Duc de Richelieu dont l'action brutale a
finalement échoué, succède un homme doux et tolérant, le Maréchal de
Mirepoix. Au lieu de traiter les prédicants comme des ennemis, le
nouveau gouverneur se lie avec eux, tout au moins
avec les plus modérés, leur écrit et reçoit leurs lettres Mirepoix est
convaincu que seules la bonté, la bienveillance soumettraient les
protestants rebelles aux ordonnances royales.
Vernezobre raconte les négociations auxquelles il participe :
"Perrot, Blanchon, Paul et moi, autorisés par une assemblée de douze
ministres des quatre provinces ecclésiastiques, venons d'avoir une
conférence avec l'agent de Monseigneur de Mirepoix. Cet agent, après
nous avoir donné une idée de son caractère et demandé un secret
inviolable, nous a proposé trois choses dignes de la plus haute
considération.
1°de réduire nos parties champêtres à un petit nombre,
2° de les tenir dans des bergeries ou des maisons particulières
moyennant quoi il nous a promis trois choses :
a) l'abolition des amendes,
b) la sûreté pour les pasteurs et les fidèles,
c) l'avertissement nécessaire dans le cas où l'on donnerait à M. de Mirepoix un successeur qui ne voudrait pas suivre son plan.
Nous avons répondu que nous ferions nos parties champêtres avec le
moins d'éclat qu'il serait possible, que le jour valait infiniment
mieux que la nuit pour les tenir, que nous nous
ferions attention de choisir des places qui ne causeraient aucun
ombrage au gouvernement, que nous souhaiterions qu'en communiquant nos
dispositions à notre illustre commandant, il lui fût demandé de
nouveaux éclaircissements afin de voir plus clair dans ce qu'on a à
faire pour le plus grand bien de l'état et de nos infortunées églises.
Voilà tout ce que je peux vous dire d'une conférence qui a duré plus
de deux heures. "(1)
Cette entrevue marque une pause dans la tension entre le pouvoir et
les protestants. Mais l'attitude des pasteurs reste ferme quoique
mesurée. Ils ne peuvent pas abandonner l'exercice nécessaire de leur
religion. Ils seront les artisans les plus dévoués de la paix, mais
c'est au gouverneur de rapporter les mesures odieuses de persécution.
C'est ce que fait M. de Mirepoix avec une bonne volonté louable. Il
rappelle les détachements de soldats qui quittent les villages. Cela
permet aux habitants de reprendre leurs parties champêtres avec une
ferveur redoublée.
Profitant des dispositions favorables du nouveau gouverneur,
Vernezobre, pour la première fois, depuis de longues années, demande
pour les protestants de son quartier la permission
de ne pas tapisser le jour de la Fête-Dieu. L'usage catholique voulait
que ce jour-là le seuil de chaque maison soit décoré de fleurs et de
feuillage. Mais les protestants, refusant de reconnaître l'eucharistie
romaine, estimaient commettre une trahison à l'égard de leur foi en se
prêtant à cet usage. Aussi chaque année des amendes et des
emprisonnements venaient-ils les frapper sévèrement.
Vernezobre tente une démarche auprès du subdélégué d'Uzès par une
lettre aussi éloquente qu'habile :
"Monsieur, Vous êtes trop sage et trop clairvoyant pour ne pas comprendre les raisons qui ont engagé les ministres à recommander aux protestants de s'exposer à toutes sortes de peines plutôt que de participer au culte que le concile de Trente ordonne de rendre au sacrement de votre communion. Ami de la paix, zélé pour Dieu qui m'a appelé à l'auguste emploi de ministre de sa parole, fidèle au service du plus grand et du meilleur des rois, je ne cherche pas à troubler le repos de mes compatriotes.
Dans l'exercice de mon pénible ministère, je n'eu et je n'aurai jamais en vue que de me sauver moi-même et de sauver les autres et de contribuer à l'avancement de la plus grande gloire de Dieu. Si j'avais le bonheur d'être mieux connu de vous que je ne le suis, Monsieur, vous m'auriez rendu non une justice incomplète, mais entière et sans réserve quand on a voulu vous prévenir contre moi à l'occasion des tapisseries condamnées par notre religion et interdites aux protestants par nos synodes nationaux et provinciaux.
Partant alors des principes sacrés qui me sont communs avec toute la chrétienté protestante, loin de paraître surpris que j'eusse entrepris d'exhorter à ne point tapisser, un peuple qui depuis 1744 a mieux aimé payer des milliers de francs que de s'incliner, auriez au contraire pensé que j'avais agi en honnête vrai pasteur.
Cependant comme vous n'étiez pas né pour faire des malheureux, que votre inclination, votre éducation, votre fidélité, votre charge se réunissent avec l'innocence et des protestants, pour vous parler en faveur de ces infortunés et exciter votre compassion et votre support à leur égard, j'ose vous supplier, Monsieur, de ménager selon votre prudence ordinaire les affaires et les esprits dans la Fête-Dieu prochaine et d'inspirer à nos équitables magistrats le dessein de laisser les consciences libres sur l'article en question.
N.S. Monsieur Domprassien aura la bonté d'observer que dans les diocèses de Nîmes, Montpellier, Agde et Béziers, il y a quantité de protestants qui refusent de tapisser, on n'a jamais entendu parler de prison mais seulement d'une amende décernée contre les bons serviteurs de Dieu et du Roi.
D'autre part je ne cacherai point à Monsieur Domprassien que les menaces que l'on fait aux protestants d'Uzès pourraient bien être contraire aux vues des supérieurs et qu'il vaudrait mieux user envers eux de clémence, de charité et de modération, que d'injustice et de rigueur vis-à-vis des fidèles sujets du roi qui, par motif de conscience, refusent de tendre le devant de leurs maisons. "(2)
Le commandant reçoit très bien cette lettre et l'ayant envoyée à M. de
Mirepoix, ce dernier fait la réflexion suivante, inscrite dans la
marge de la lettre : "Je suis content des sentiments de l'auteur.
Ce ministre parle avec une grande assurance. Vous pouvez lui affirmer
que je travaille à faire un état aux protestants". (3)
Malgré la bienveillance du gouverneur, ce ne fut
qu'à partir de 1760 que les protestants, assez courageux pour ne pas
tapisser, ne furent plus inquiétés ni poursuivis par les autorités
militaires. (4)
Durant l'année 1757, la situation est calme.
L'attentat de Damiens contre le roi Louis XV eut une influence
avantageuse sur les églises protestantes du royaume. Celles-ci
s'étaient donné la peine de publier sur le champ une protestation
contre l'acte de démence du régicide. De toutes les régions étaient
arrivés à Versailles des placets révélant l'attachement affectueux des
protestants envers leur roi.
La ville de La Rochelle, si suspecte à la cour, avait énergiquement
repoussé une flotte anglaise.
Sur la porte d'une de ces églises était marquée une vieille
inscription outrageante pour le civisme des habitants. Louis XV la fit
enlever. "veut et entend sa majesté que la mémoire en demeure effacée,
pour ne plus se ressouvenir que des preuves suivies que les dits
habitants ont données de leur attachement inviolable aux intérêts de
l'état".
Les protestants s'efforcent aussi de donner le moins d'éclat possible
à l'exercice de leur religion
Et puis aussi, c'est l'année de la désastreuse déroute de Rossbach et
la cour accaparée par d'autres soucis doit momentanément relâcher sa
vigilance à l'égard des réformés.
Le 6 Juillet 1757, Vernezobre envoie à M. de Moncan, remplaçant le Duc
de Mirepoix, en congé, un vigoureux et hardi mémoire.
"Monsieur, Sur l'avis qui nous a été donné que quelqu'un avait présenté sous un faux jour les derniers actes de dévotion des protestants, nous prenons la liberté de vous adresser les représentations suivantes :
1° il est faux que les protestants de cette province se soient assemblés près des villes et des villages par un esprit de rébellion et de sédition, attendu qu'ils ont tenu ces dernières assemblées dont on leur a fait un si grand crime, principalement pour faire cesser le trop grand éclat de celles du désert et de procurer quelques misérables asiles propres à les mettre à couvert des injures de l'air.
2° il est faux encore que les protestants d'Uzès aient porté des armes dans leurs assemblées. Leurs seules armes sont la parole de Dieu et la paix.
3° qu'il serait juste et nécessaire que les infâmes délateurs et les calomniateurs fussent punis
selon la gravité de leurs fausses accusations.
4° qu'il serait aussi juste et équitable de réprimer les discours insultants et révoltants de certains catholiques qui, à tous propos, donnent les épithètes de rebelles, de séditieux, de camisards, de Prussiens et d'Anglais aux protestants meilleurs patriotes français et sujets de sa majesté que ces faibles mutins à la tête desquels paraît le sieur Gasquet, chirurgien, qui a crié qu'il fallait faire main basse sur les assemblées.
5° qu'il importe infiniment de donner une attention particulière aux ordres menaçants ou aux écrits fulminants, publiés sous le nom de M. de Boutteville, commandant des forts d'Alès, ainsi qu'à l'humeur chagrins et aux dangereux procédés de quelques ecclésiastiques qui se font annoncer tantôt menacés de mort, tantôt assassinés par des mains protestantes, ainsi qu'on l'assure que l'a fait vendredi dernier le prêtre de St Geniès qui, tandis qu'il se trouvait fort tranquille et bien portant à Uzès, fit mettre en rumeur toute la ville de Nîmes.
J'ai l'honneur .... "(5)
Cette lettre prouve qu'il y a quelque chose de changé dans l'état
d'esprit des protestants. Dix ans auparavant,
Vernezobre n'aurait pas osé formuler des plaintes aussi précises, ni
parler de sanctions à l'égard des prêtres et des catholiques
fanatiques.
Aux assemblées du désert succèdent des cultes aux portes des villes et
des villages. On ne prend plus la peine de se rendre dans des lieux
écartés et l'on cherche des asiles couverts pour se mettre à l'abri de
la pluie et du froid. Bien plus, la confiance est si grande que les
protestants envisagent de réédifier les anciens temples détruits.
Vernezobre écrit à Chiron :
"Il paraît nécessaire de faire connaître notre doctrine et notre culte
aux catholiques extrêmement prévenus contre l'une et l'autre, contre
les hommes qui en font profession et surtout contre leurs ministres.
Rien n'est plus propre à cela que l'érection des temples. "
À Montaren, à Blauzac et dans d'autres villages, les paroissiens de
Vernezobre rassemblent des matériaux et entament la construction des
sanctuaires.
Mais une telle audace était prématurée. Le Duc de Mirepoix, malgré ses
sentiments tolérants, fut obligé d'envoyer des soldats pour détruire
les travaux commencés, car la fureur des prêtres était portée au
paroxysme.
Paul Rabaut adresse alors une requête ardente au roi en faveur des
galériens au nombre de cinquante et des prisonniers de la Tour de
Constance au nombre de vingt-quatre.
Pour apaiser les scrupules de la cour et arrêter la campagne de
calomnies qui s'efforce de représenter les protestants comme étant
sous la protection de l'étranger, le synode du Bas-Languedoc arrête
que pendant les circonstances présentes (guerre de sept ans), on
n'admettra point de pasteurs étrangers dans la province, c'est-à-dire
qu'ils ne soient français d'origine ou pour ainsi dire naturalisés par
le long séjour qu'ils auront fait en France. Article 2.
Le synode décide aussi à l'unanimité la fondation d'un séminaire à
Nîmes pour former des jeunes gens au saint-ministère. Puget fut nommé
directeur. Paul Rabaut et Vernezobre, "visiteurs", c'est-à-dire
professeurs adjoints. Heureusement ce projet ne fut pas mis à
exécution. Les temps n'étaient pas assez sûrs.
Cette école n'aurait pu que diminuer l'influence du séminaire de
Lausanne et provoquer l'émiettement des efforts financiers des
réformés français. D'ailleurs ni Puget ni Vernezobre, ni même Paul
Rabaut ne possédaient un bagage intellectuel et théologique suffisant
pour donner aux étudiants l'enseignement indispensable.
Le même synode eut aussi l'idée étonnante de créer un journal imprimé
ou "feuille hebdomadaire" qui aurait décrit les malheurs de l'église
et que les protestants auraient soutenu à raison de deux sous par
famille. Ce journal ne fut jamais lancé. La méfiance des pouvoirs
publics en aurait été sans doute éveillée et les protestants auraient
eu à subir de nouvelles rigueurs.
Ce synode auquel assistaient vingt pasteurs et quarante et un laïques,
montre qu'en 1757 le relèvement des églises dans le Bas-Languedoc
s'effectuait de mieux en mieux.
Vernezobre est à cette époque en pleine maturité d'esprit, il approche
de la quarantaine. En voyant la persécution s'atténuer, il redouble
d'activité. Le 10 Janvier 1758, il demande même un collaborateur pour
réorganiser son vaste quartier ; il écrit à Genève, au fils de
Chiron, pour lui demander son concours.
“Notre culte se soutient par la grâce de Dieu Tout-Puissant qui fait
prospérer son bon plaisir entre nos mains et je voudrais bien avoir,
un jour, en vous mon cher ami, un collègue dans le plus pénible
comme dans le plus glorieux des ministères".
S'il poursuit sa tâche avec obstination, il recueille quelques
résultats. Outre l'affection des protestants auxquels il avait donné
les preuves de son zèle évangélique et apporté le secours de son
ministère dans des situations parfois dramatiques, il s'attire peu à
peu le respect, voire l'admiration des catholiques.
Certains d'entre eux vont l'entendre par curiosité et par sympathie.
Le dimanche 12 Septembre 1759, une femme catholique d'un bon rang,
marchande à Uzès, vient l'écouter à quelque distance de la ville. Dès
qu'il a terminé, elle s'écrie à haute voix : "Monsieur le
pasteur, vous avez prêché comme les apôtres ou comme St Paul prêcha
aux Athéniens, selon le rapport de St Luc au chapitre XVII et des
Actes. C'est le pur évangile que j'ai entendu aujourd'hui de votre
bouche et je suis charmée d'avoir eu le bonheur de vous entendre. "
Vernezobre lui répond : "Nous sommes bien éloignés, Madame,
d'avoir la lumière, le zèle, l'éloquence de St Paul et des autres
bienheureux apôtres du Seigneur. Mais nous prêchons le même Évangile,
nous annonçons la même doctrine qu'ils ont reçue du ciel, heureux si
en faisant de faibles efforts pour suivre de loin en loin ces grands
modèles de pasteurs évangéliques, nous pouvons
avancer la gloire de notre Maître et le salut des âmes qu'il a
rachetées par son précieux sang".
Il ordonne ensuite de chanter la première strophe d'un cantique et
descend de chaire pour arrêter l'émotion du peuple.
"Cette femme transportée par tout ce qu'elle avait entendu, eut une
longue conversation avec Vernezobre. Elle convint que seule la
curiosité de savoir en quoi s'en tenir sur les protestants l'avait
attirée et qu'elle se ferait un devoir et un honneur de rendre
témoignage de tout ce qu'elle avait vu et entendu dans cette assemblée
de chrétiens.
De retour en ville, elle tint parole. Le curé accourut pour lui faire
des menaces. Sans s'émouvoir, elle lui fit un rapport si touchant
qu'il devint doux comme un agneau. Ses éloges furent si vifs que le
prêtre gagné a offert au ministre de lui rendre ses services".
En 1760, la cour a définitivement abandonné l'espoir de convertir par
force les religionnaires.
Sans doute elle affiche encore des ordonnances, prononce des jugements
qui conservent parfois leur sévérité, mais la lassitude perce à
travers ses efforts qui faiblissent. Autant qu'elle le peut elle
abandonne le haut clergé qui est seul à garder sa haine contre les
hérétiques.
Le protestantisme s'organise solidement. Deux synodes nationaux tenus
en 1756 et 1758 ont scellé l'union des églises "dans la conformité de
la foi, du culte, de la discipline et dans une exacte correspondance
entre les provinces soit en temps de persécution, soit en temps de
calme comme aussi dans la contribution aux dépenses à faire pour le
bien de la cause commune". (6)
Les deux pasteurs de l'église de Nîmes, Paul Rabaut et Pierre Encontre
ne craignaient pas de faire imprimer “une lettre pastorale sur
l'aumône aux fidèles de l'église réformée de Nîmes" et de l'envoyer
au gouverneur, le Maréchal de Thornond. "Ce que je trouve singulier,
disait ce dernier, c'est que deux ministres aient l’effronterie de
mettre leur signature aussi hardiment et celle de vouloir instruire un
troupeau dont l'existence au moins ne devrait pas être reconnue".
D'ailleurs, contre la cour et le clergé se levaient déjà deux
puissances : Voltaire et l'opinion publique. Les restes encore
vivaces des préjugés allaient être balayés par l'affaire Calas.
Affaire mystérieuse, mais un avocat, le meilleur de l'Europe, Voltaire
soulève l'opinion par une plaidoirie retentissante. Le
"protestantisme" prend un intérêt d'actualité.
Le parlement de Toulouse a condamné Calas sans preuves suffisantes et
cet arrêt déclencha une vaste campagne en faveur de la tolérance.
Peut-on établir quels sont les motifs déterminants de cette heureuse
réhabilitation du protestantisme ? L'opinion courante la plus
répandue estime que c'est l'influence du mouvement philosophique et
libéral. Mais les oeuvres des écrivains et leurs actes ne confirment
pas cette thèse traditionnelle pour la période du moins où le
gouvernement royal imposait encore son autorité souveraine et absolue.
Ce n'est qu'après 1760 que l'aide des philosophes a été efficace aux
protestants. Ce n'est certes pas le protestantisme
qu'ils défendaient mais la question protestante était un thème
inépuisable d'opposition et dès qu'ils purent le faire ouvertement,
ils l'exploitèrent à fond.
Montesquieu, dont nous avons déjà signalé l'opinion rien moins que
favorable, écrit dans "L'Esprit des Lois" : "Ce sera une très
bonne loi civile, lorsque l'État est satisfait de la religion établie,
de ne point souffrir l'établissement d'une autre".
Ces paroles pouvaient justifier toute la politique de Versailles. Dans
les salons, on lance des mots d'esprit, on étudie la physique, on
disserte avec chaleur sur "la bonté naturelle" en attendant de
découvrir Jean Fabre au fond de sa galère pour l'exhiber avec
attendrissement comme le héros de l'amour filial, mais on ne fait
point d'efforts réels pour l'ensemble des réformés.
Pour tous les adeptes du mouvement philosophique, l'église réformée ne
représente pas un grand principe de liberté. Elle représente les idées
de Calvin et des calvinistes, elle n'est qu'une variété du fanatisme.
Rousseau qui écrit un "Discours sur l'inégalité", écarte néanmoins les
sollicitations des pasteurs. Il sympathise par le coeur avec les
persécutés, mais il leur refuse l'appui de son talent d'écrivain. Il
ne tient pas à se compromettre pour une cause qui
n'est pas populaire.
Voltaire, au début, ne s'arrête pas devant les souffrances des
protestants. Pendant les trois ans qu'il passe à Lausanne, de 1756 à
1758, il se tait.
Il croit, comme ses compatriotes, que les protestants sont des
rebelles, des misérables séditieux, les continuateurs des camisards,
de pauvres insensés qui veulent fonder une religion personnelle. En
outre ils sont républicains.
Quand il prend en mains la cause des Calas, il s'agit moins pour lui
de défendre les protestants dont il trouve les doctrines insoutenables
que de frapper un grand coup contre le système de juridiction des
parlements jansénistes. D'ailleurs ses précautions sont prises. La
haute noblesse le soutient brillamment.
Lorsque le fils Calas lui rend visite à Ferney, la belle société de
France est à Genève, les duchesses de la Rochefoucault, de la Roche
Guyon, de Danville, les ducs d'Harcourt et de Villars. Le duc de
Richelieu lui-même vient à Genève et Voltaire lui présente Pierre
Calas. Ce n'est pas l'avocat d'une cause obscure, c'est le
porte-parole d'un mouvement de pensée très puissant.
Si cinq ans auparavant, seul, sans appui, il s'est tu, maintenant il
peut s'engager à fond et retirer les honneurs de la
lutte.
Seulement s'il plaide pour la tolérance, il raille en même temps tout
esprit religieux. Aussi les églises réformées ne savent-elles trop
quel parti prendre en présence des services qu'il rend. Cet embarras
se peint dans cette lettre de Paul Rabaut à Court de Gebelin :
"On m'écrit de Genève que M. de Voltaire a mis au jour un ouvrage en faveur de la tolérance, je serai curieux de le lire, il y avance, dit-on, un singulier paradoxe, c'est que les premiers chrétiens ne furent point persécutés. Comment se débarrasse-t-il donc du témoignage des historiens païens qui ont dit le contraire. Croirait-il avec le bizarre poète Hardouin qu'ils ont été fabriqués dans le XIIIe siècle ?"
Bientôt après paraît le dictionnaire philosophique du grand écrivain
et Rabaut écrit encore à Gebelin :
"Je présumais que vous étiez occupé à réfuter le dictionnaire, mais je
vois bien que nous n'avez guère le temps nécessaire pour cela, quelque
utile et même nécessaire que fut un pareil ouvrage".
Ainsi les églises du désert hésitaient à se placer sous le parrainage
du patriarche de Ferney. Le fameux article "Genève", inspiré par
Voltaire, tonnait contre "l'âme atroce" de Calvin. Voltaire n'a touché
qu'à la surface du problème protestant. Le pasteur
Chiron de Genève dit vrai lorsqu'il écrit que Voltaire a composé le
traité sur la tolérance "par goût ou par fantaisie".
Seul un juriste catholique, Rippert-Monclar, procureur à Aix, en 1755,
au nom de sa foi chrétienne condamne les sévices intolérables que l'on
fait subir aux protestants.
"La tolérance civile est aujourd'hui le sentiment non seulement de
tout ce qu'il y a dans l'Europe d'esprits chrétiens et solides, mais
encore de tout ce qu'il y a d'hommes sensés dans tout l'univers". Au
point de vue religieux, il déclare que les évêques devraient eux-mêmes
supplier le roi d'abolir les déclarations pénales "et lui déclarer
nettement que le ministère ne peut plus se prêter à pareille occasion
parce que la gloire de Dieu, la sainteté de la religion, la conscience
des évêques, le salut des curés et la conversion des protestants
eux-mêmes s'y trouvent tout à la fois intéressés".
C'était un langage nouveau pour un magistrat catholique fidèle à sa
confession. S'adressant au farouche évêque d'Alès, il conclut :
"Tous les coins de la France retentissent des cris de ces malheureux, ils attirent même la compassion de tous ceux qui se font gloire, je ne dis pas d'être chrétiens, mais d'être des hommes : et un évêque y est insensible et cherche même à les redoubler. Ne lui siérait-il pas mieux, après avoir planté et arrosé en leur faveur, de gémir pour eux entre le porche et l'autel, de calmer lui-même la colère du prince".
Le réquisitoire de Rippert-Monclar avait été précédé en 1754 par un
petit livre sur la tolérance que Jacques Turgot, le futur ministre,
avait fait paraître sous le nom "le conciliateur". Cette brochure ne
parvient malheureusement qu'à un cercle d'amis. Voici d'après Turgot
ce que le roi de France devrait dire aux protestants :
"Je gémis et Je dois gémir de vous voir séparés de l'unité ; la
persuasion où je suis que la vérité ne se trouve que dans le sein de
l'église catholique et la tendresse que j'ai pour vous ne me
permettent pas de voir votre sort sans douleur ; je ne vous
traiterai pas moins comme mes enfants, quoique vous soyez dans
l'erreur ; soyez soumis aux lois, continuez d'être utiles à
l'État et vous trouverez en moi la même protection que mes autres
sujets".
Ou encore :
"Laissez aux hommes la liberté de se trouver dans les mêmes lieux,
pour offrir à Dieu le culte qu'ils jugent lui être agréable; et leurs
assemblées, quel que soit ce culte, ne seront pas plus dangereuses que
celles des catholiques. Les assemblées de protestants sont secrètes
parce qu'elles sont défendues ; autorisées,
elles seraient aussi publiques que les nôtres.
Pourquoi veut-on que l'assemblée d'une secte soit plus nuisible à
l'État que l'assemblée d'une autre".
Turgot était un précurseur. Vingt ans après, appelé au conseil du roi,
il réalisa une politique hardie, nouvelle et tolérante.
Mais surtout celui qui obscurément a travaillé, dans la spontanéité de
ses réactions, à affranchir les huguenots, c'est le peuple. C'est chez
lui que les coeurs se sont ouverts le plus largement à toutes les
infortunes. En 1730, le sergent qui vient s'emparer du pasteur Claris
lui dit “Je suis mortifié de faire à votre sujet ce que je fais, mais
prenez patience, le Seigneur a bien plus souffert que vous".
Au supplice de Désubas, pendant que les autorités assistent
impassibles aux préparatifs, le bourreau, lui, s'approche du condamné
et lui demande pardon.
Après l'assemblée surprise aux environs d'Uzès, quand le subdélégué
ramène le troupeau d'hommes, de femmes et d'enfants, l'évêque
applaudit mais la populace catholique comprend l'énormité du crime et
ne cache pas son indignation devant les soldats.
On pourrait énumérer longuement des exemples de ce genre. Si le peuple
dans sa totalité avait approuvé les mesures pénales de persécution,
aucun pasteur n'aurait pu échapper å la vigilance
des paysans catholiques qui connaissaient les sentiers écartés, les
endroits déserts aussi bien que les protestants.
La tolérance est sortie des couches populaires.
Là, sans s'exprimer en formules, elle a trouvé un terrain d'éclosion.
Le peuple catholique ne comprenait pas les motifs religieux de la
haine du clergé, et si excité qu'il fût par ses curés fanatiques, il
finissait presque toujours par avoir pitié des souffrances des
protestants. Ce n'est que plus tard que la tolérance a été soutenue
par les hommes de lettres.
À partir de 1762 s'ouvre pour les églises du désert une période de
paix et d'organisation. La lutte pour l'existence est terminée. Le
droit de vivre est acquis. Mais dans quelle direction les églises
vont-elles orienter leur nouvelle activité ?
Les délibérations des synodes révèlent que les points de discipline
ecclésiastique, les articles d'organisation prennent nettement le pas
sur les problèmes de doctrine. Le plus urgent était de grouper les
troupeaux, de rassembler et de compter les rescapés. C'est un fait
assez singulier que les documents de l'époque ne relatent aucune lutte
sérieuse de tendance théologique.
Autour des pasteurs, des appels poignants retentissent venant de
pauvres gens que leur fidélité religieuse a placés
sous le coup des rigueurs civiles. Ce qui occupe avant tout, ce sont
les négociations avec les intendants ou avec Versailles, les placets,
les lettres, les mémoires, l'autorisation complète de faire des
assemblées et de bâtir des sanctuaires. Devant cette tâche urgente,
l'église réformée française ne présente aucune brèche de désunion
dogmatique.
Le fils d'Antoine Court, Gebelin, fonde à Paris une sorte d'agence
protestante qui concentre toutes les plaintes, groupe tous les
intérêts des réformés et entre en rapport avec le gouvernement.
Dans le Languedoc, l'arrivée du prince de Beauvau en 1764 donne aux
protestants l'occasion de se réunir discrètement sans être inquiétés.
Le prince ne permet que des assemblées ne dépassant pas trois ou
quatre cents personnes. Mais quel pas en avant depuis dix ans !
Sans doute, il y a encore des actes d'intolérance, de méchantes
tracasseries provenant des rancunes mal éteintes, mais il suffit d'une
plainte envoyée à la cour pour qu'aussitôt survienne un adoucissement.
Vernezobre, remarié en 1761 avec Anne Bedos d'Uzès, partage la grande
espérance de ses coreligionnaires. "La plupart des nouvelles tendent à
nous flatter, un gentilhomme de Provence félicite
un négociant de Marseille de ce que la cour pense tout de bon à donner
un état aux protestants". (7)
Dans toutes ses lettres il est question de cette chère liberté si
fiévreusement attendue comme un havre de grâce et que seule la
Révolution devait apporter.
Un fait entre autres révèle la bienveillance dont jouissent déjà les
protestants et aussi les haines que quelques ennemis leur
conservent : Vernezobre, pendant qu'il est à Montpellier pour la
tenue du synode, écrit au comte d'Eu, prince de Bourbon, lui demandant
sa protection. Il reçoit cette aimable réponse qui provoque dans les
milieux languedociens une grande agitation.
“De Paris le 12 Mars 1765.
"J'aurai plus tôt répondu à votre lettre, Monsieur, si des affaires ne
m'avaient appelé à la cour. Je suis fort sensible aux voeux que vous
faites en ma faveur pour ce nouvel an. Vous avez raison de ne pas
douter que je ne sois disposé à rendre à la province tout le plaisir
imaginable vu son zèle et sa fidélité pour son
prince. Et comme je suis persuadé que vous êtes animé des mêmes
sentiments et que vous les inspirez à ceux dont vous avez su mériter
la confiance, je verrai avec plaisir les occasions de vous être utile
pour vous prouver le cas que je fais d'un honnête homme".
"Bourbon"
L'adresse sur l'enveloppe était libellée ainsi :
"Monsieur Pradel, ministre d'Uzès" et pour que la lettre parvienne sûrement, elle était contresignée sur l'enveloppe "le comte d'Eu".
On comprend que ces lignes écrites par un prince du sang aient
provoqué parmi les proscrits protestants un grand enthousiasme. Mais
cette bienveillance constituait pour le clergé un scandale sans
précédent.
L'évêque d'Uzès et le subdélégué adressent une protestation contre
cette reconnaissance publique de l'état d'un homme condamné par la
loi ; ils arrachent une réponse du prince qui, sans désavouer la
première lettre, blâme le mauvais usage que Vernezobre avait fait en
la divulguant.
C'est Rabaut St Étienne, le fils de Paul, qui s'adressant à Chiron,
nous parle de cette deuxième réponse :
"Mon cher père, dit-il, doit vous avoir appris à son temps la nouvelle de la lettre du prince de Bourbon à Monsieur Vernezobre. Quelques amis ont tant fait qu'ils ont obtenu une lettre un peu contradictoire que le prince a envoyée, à peu près comme on donne un morceau de pain à un enfant qui se plaint qu'on lui a pris son goûter. Mais la première lettre subsiste toujours et l'esprit qui la dicta n'est sans doute pas changé. Ce que nous vîmes de plus flatteur, c'était l'adresse qui était "A Monsieur Pradel, ministre d'Uzès".
Autrefois le terme de prédicant était trop doux". (8)
Vernezobre, trahi par l'indiscrétion de quelques familiers maladroits,
justifia sans peine son attitude qu'il n'avait pas voulu
compromettante pour le prince et cette affaire n'eut d'autre résultat
que de montrer que le fanatisme des "Bigots”, quoique en régression,
restait encore redoutable.
L'intendant St Prieust constate en 1765 l'échec de ses arrêts
rigoureux en Languedoc : "L'état actuel est que les mariages et
les baptêmes des protestants ne se font plus que dans les assemblées
appelées au désert, qu'ils les tiennent jusqu'aux portes et sous les
murs des villes, qu'ils y vont et en reviennent par
bandes en plein jour, que les protestants riches y assistent, que les
ministres et les prédicants ne se cachent presque plus et font
fonction de personnes publiques en délivrant des extraits de leurs
registres de mariages et de baptêmes, qu'il ne reste, en un mot, qu'à
élever des temples ; encore peut-on dire qu'il en existe en
certains endroits puisqu'on s'assemble en très grand nombre dans des
maisons ou des granges qu'on a fait arranger pour cela."
Le commandant de Moncan est réduit à des aveux semblables sur le
chapitre des assemblées. L'autorité civile et l'autorité militaire du
Languedoc avouaient leur échec.
Après un ministère de vingt ans, Vernezobre quitte l'église d'Uzès et
aux environs de 1766, il vient s'établir dans la plaine du
Bas-Languedoc, à Marsillargues.
Sur cette dernière période, à l'exception de quelques lettres
dispersées, il n'y a que les actes des synodes qui nous fournissent
quelques renseignements. (9) Dès
lors, Vernezobre n'a plus connu les situations
tragiques des années de persécution.
La situation des églises s'améliore de jour en jour. À Noël 1868,
Vernezobre préside une assemblée à laquelle assistent quelques
auditeurs de marque : "Monsieur le comte de Rouve, Monsieur le
marquis de la Tourette et à une petite distance de l'assemblée,
Monsieur l'évêque de Montauban, Monsieur le commandant d'Uzès,
Monsieur de la Roquette et un autre baron des états, qui étaient venus
passer les fêtes chez Monsieur le marquis de Calvisson de qui j'ai
l'honneur d'être protégé.
Tous ces messieurs de retour au château convinrent que les protestants
étaient dignes de la protection du gouvernement. "(10)
D'un côté si les poursuites militaires sont abandonnées et si les
protestants gagnent le respect, sinon la sympathie de leur entourage,
de l'autre côté l'intendant n'en continue pas moins de mettre les
populations à l'amende pour fait d'assemblée protestante. Le fisc est
plus tenace encore que le fanatisme. Il ne veut pas lâcher cette
source de revenus au moment même où s'accroît, dans des proportions
inquiétantes, le déficit financier. Mais les protestants, encouragés
par la campagne de tolérance entreprise en leur
faveur, supportent mal cette ultime obligation. "Je crains fort, écrit
Vernezobre à son ami Rabaut en 1768, qu'on ne puisse pas venir à bout
de lever ici la somme pour les frais des injustes procédures faites en
haine de la religion et qu'il faudra, en raison de la mauvaise
récolte, renvoyer une partie du remboursement à une autre année ;
plusieurs personnes décrétées sont hors d'état de payer et les esprits
s'aigrissent par la levée qu'on fait en ces temps de misère. Je suis
obligé sans cesse à les contenir. "(11)
Pourtant malgré ces tracasseries dernières, les Églises persistent à
se réunir et de plus s'augmentent de nouveaux membres. "Monsieur
l'évêque de Nîmes vint un de ces jours ici et parla avec assez de
douceur à notre prosélyte mariée au désert, mais elle lui répondit
fort bien et elle continue d'assister à notre culte". (12)
Les synodes ont lieu régulièrement et Vernezobre y joue un rôle de
premier plan. Entouré d'affection et d'estime par ses collègues, il
est appelé, à partir de 1760, à diriger presque toujours les travaux
de l'assemblée en qualité de modérateur ou de modérateur adjoint.
Cette nomination ininterrompue pendant vingt ans indique à quel point
son autorité était grande parmi les réformés du Bas-Languedoc.
Quand les églises décidèrent de nommer un comité exécutif chargé
d'expédier toutes les affaires pressantes survenant dans l'intervalle
des synodes, Vernezobre fut élu avec Rabaut et Encontre (13).
Ce comité, outre la gestion des affaires ecclésiastiques, devait
entretenir la correspondance avec les autres régions.
La même année, en 1763, Vernezobre est également chargé, avec deux
collègues, de composer un formulaire de prières qu'avait réclamé le
synode national.
Chaque fois que des troubles de divers genres éclataient dans les
églises, on s'adressait soit à Rabaut, soit à Vernezobre, souvent à
tous les deux.
Article III du synode du Bas-Languedoc, 1765 :
"L'assemblée s'étant aperçue qu'il y a des troubles dans l'église de
Montpellier, a nommé pour les connaître et les terminer, Messieurs
Paul Rabaut et Pradel".
Souvent les deux amis, par décision du synode, examinent les étudiants
qui postulent la qualité de proposant. Les examens portent plus sur la
pratique que sur la théorie et durent trois ou quatre jours. Ils sont
très soigneusement préparés par les examinateurs mêmes.
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