Deux jours avant cette entrevue avec le prêtre mourant, une tentative
s'était produite pour arrêter le courageux ministre.
L'abbé de Narbonne, curé d'un village situé à une lieue et demie
d'Uzès, avait soudoyé un espion prétendu protestant pour l'envoyer
chercher le 17 Novembre Vernezobre sous prétexte d'un enfant à
baptiser. Puis il était allé trouver le seigneur duvillage
pour obtenir de lui un détachement de soldats.
Sur le refus du gentilhomme, il avait convoqué quelques paysans et les
avait armés. Mais Vernezobre, soit par suite d'un pressentiment, soit
par suite d'une circonstance fortuite, et malgré les sollicitations
pressantes de plusieurs personnes achetées par l'abbé, ne put venir ce
jour-là.
Le seigneur indigné par la traîtrise du prêtre, envoya le lendemain un
ami pour annoncer à Vernezobre le danger qu'il avait couru (1)
Vernezobre envoie une protestation énergique auprès de l'intendant,
protestation dont il fut tenu compte.
Le 11 Juillet, il écrit à Court.
"Quoique accable d'affaires, Je saisis ce moment du départ du courrier pour vous apprendre le succès de mes plaintes contre l'abbé de Narbonne. Peu de temps après avoir fourni mon mémoire sur son complot, cet abbé fut mandé par l'évêque d'Uzès, obligé de rester une quinzaine de jours par la ville ou au séminaire, et enfin force de quitter sa paroisse et d'aller demeurer dans un autre village ou, éloigné des protestants, il n'aura plus occasion de leur faire du mal. Puissent être ainsi mortifiés et confondus tous ceux qui se proposent de faire des outrages à notre chère église "
Malgré le succès de cette plainte, Vernezobre eut encore à subir deux
tentatives pour s'emparer de sa personne. Mais les deux fois, il
réussit à s'échapper.
Le 15 Août 1754 l'infâme Coulet, huissier aux gages de Monsieur
l'intendant de St Prieust, Jeudi 15 du courant, jour d'une des plus
grandes fêtes romaines, se rend à trois heures du matin dans les
casernes d'Uzès, éveille promptement les soldats en leur disant "oh,
pour le coup, Je suis sûr de mon fait", et s'étant mis à la tête de
cent hommes déterminés (excepte un) a tout mal, va avec eux à grandes
courses investir les maisons des sieurs Chanon et Roux dit Jérémie,
qui sont à une petite distance l'une de l'autre.
Le misérable fait arrêter et garder par précaution deux petits enfants
chasseurs d'oiseaux qui passaient fortuitement parmi les soldats
postés devant et derrière, sur les chemins, dans les Jardins et sur
les aires. Quand l'aube du jour qu'il leur avait commandé d'attendre
avec autant d'impatience que de silence, vient et qu'il entend ouvrir
les portes, il leur ordonne d'entrer en maîtres et de faire leur
office Il se retire aussitôt dans un coin pour voir, sans être vu, le
succès de sa trahison qui est, grâce à Dieu, bien différent de celui
qu'il attendait
En effet les exécuteurs de son projet diabolique
n'ayant pas trouvé l'homme qui a l'honneur de vous parler, tournent
leur mauvaise humeur contre l'huissier et l'auraient peut-être
maltraité s'il ne s'était glissé adroitement du milieu d'eux, plus
enragé que jamais d'avoir pris un autre pour moi. "(2)
L'année suivante, une seconde entreprise échoue.
"Le 7 Mars 1735, j'avais promis de monter dans la Lussannèque pour y
exercer certaines fonctions de mon ministère et la nuit du 8 au 9
temps précis de mon voyage, vingt-cinq soldats de Montaren occupèrent
une partie de mon chemin pendant huit heures, depuis dix heures du
soir jusqu'à six heures du matin, heure à laquelle ils furent relevés
par cinquante soldats d'Uzès ayant le major à leur tête ;
heureusement je m'étais engagé d'aller baptiser quelques enfants du
côté de St Quentin et le dimanche, en m'éveillant, j'eus la pensée de
prendre un sentier du bois pour éviter le grand chemin, ce qui fut
exécuté malgré le désir que témoignaient mes compagnons de voyage de
suivre la route meilleure et ordinaire sans aucun retardement. Au
lever du soleil, les derniers soldats qui étaient venus d'Uzès
parcoururent le bois de St Médier, de la Baume et de la Ferres à
mesure que je traversais celui de Jau. À dix heures du matin, n'ayant
point trouvé celui qu'ils cherchaient, ils eurent la malice de mettre
au milieu d'eux un juif qui revenait d'Alès et de le mener comme un
prisonnier jusqu'aux bourgades de la ville afin de redoubler l'alarme
des protestants qui m'avaient cru vendu et arrêté et qui jetaient déjà
les hauts cris". (3)
Vers la fin de l'année 1752, le Duc de Richelieu vient reprendre le
commandement militaire du Languedoc. Certes les ordres dont il était
porteur étaient rigoureux : arrêter et chasser les ministres,
interdire les assemblées ; mais on lui laissait le choix des
moyens et surtout sur un article capital, il était invité à se montrer
conciliant : "Vous devez particulièrement vous attacher à la
matière des mariages et des baptêmes. Le point essentiel serait
d'engager les évêques à rendre l'administration de ces sacrements plus
libre et à supprimer quelques conditions qu'ils y ont
attachées depuis peu et qui en éloignent les nouveaux convertis" (4)
Ces conditions étaient une abjuration écrite et la communion. Ainsi le
gouvernement revenait sur ses décisions antérieures, mais
réussirait-il à convaincre les évêques et le clergé ?
Une conférence se tient à Montpellier, à laquelle participent les
évêques et le duc de Richelieu. Après de longues discussions, la thèse
du gouvernement l'emporte et l'on aboutit aux résultats
suivants : les enfants des protestants ne seront plus déclarés
bâtards et les fiancés qui se présenteront devant les prêtres ne
seront pas obligés de prendre la communion ni de prononcer une formule
d'abjuration.
Par ces nouvelles dispositions qui ne faisaient allusion ni aux
emprisonnements ni aux amendes, le gouvernement de Versailles espère
maintenir la paix. Les protestants croient à l'avènement d'une
nouvelle période d'apaisement. Mais Vernezobre, en communiquant les
résultats de cette conférence à Court, manifeste quelque appréhension.
Quelques temps après il écrit "Nos églises jouissent d'un grand calme,
nos ennemis étonnés de cette oeuvre divine disent
par la bouche d'un chanoine qu'ils ne savent s'ils doivent espérer ou
craindre", et encore "nos saintes congrégations ont toujours lieu et
publient avec plus d'éclat que jamais la grâce et la force du
Tout-Puissant (5)
Les églises qui avaient paru faiblir au moment on l'abjuration était
obligatoire, reprennent une activité religieuse La présence du Duc de
Richelieu provoque une détente Les excès des logements militaires sont
réprimés, les courses de détachements se font plus rares. Les
ministres, après une si violente période de dangers, respirent.
Vernezobre profite de ce calme passager pour faire un voyage à
Bédarieux, sa ville natale Il convoque deux assemblées qui sont très
vivantes. Au retour il passe par Montpellier : "En passant à
Montpellier, j'eus la satisfaction de voir se continuer le zèle d'un
bon nombre de fidèles qui, dans un temps moins favorable que celui d'à
présent, assistaient régulièrement à toutes nos assemblées. " (6)
Mais déjà vers la fin de 1753 les affaires des protestants
redeviennent sombres de nouveau Les craintes de Vernezobre se
réalisent.
En Décembre les protestants épouvantés voient arriver trente
bataillons dans la province du Languedoc. Et trois mois après, un ban
contre les religionnaires est affiché et publié dans toutes les villes
et dans tous les villages
Les commandants, dans chaque garnison reçoivent des instructions très
sévères. Le gouverneur indique minutieusement les moyens de faire une
chasse meurtrière aux assemblées.
C’était une véritable déclaration de guerre contre les protestants. On
peut lire ces instructions dans le Bulletin de la Société de
l'Histoire du protestantisme, tome X, p 284.
Nous ne pouvons en donner que quelques extraits
Article 3. L'officier fera de son mieux pour empêcher qu'il ne se
tienne aucune assemblée dans son quartier ni aux environs et cependant
il fera une reconnaissance particulière des endroits ou se tiennent
ces assemblées afin d'être en état de prendre ses dispositions pour
les surprendre
Article 4. Dans le cas d'une assemblée surprise, l'officier prendra
des mesures pour arrêter avant tout le prédicant sur lequel il fera
même tirer s'il prend la fuite à cheval.
Article 8. Il conduira et fera garder en prison avec toutes les
précautions possibles, les prisonniers des deux sexes et ne les
relâchera sous aucun prétexte.
Cet arrêté jeta la consternation parmi la population protestante C'est
un grand seigneur, un esprit tolérant et incrédule, ami des
philosophes, qui, à l’étonnement de tous, entreprend de comprimer
aussi durement la foi protestante, celui auquel deux ans plus tard,
Voltaire adressait ces vers :
“C'est rarement que dans Paris
Parmi les festins et les ris
On démêle un grand caractère.
Le préjugé ne conçoit pas
Que celui qui sait l'art de plaire
Sache aussi sauver les états.
Le grand homme échappé au vulgaire "
Les protestants du Languedoc ne s'aperçurent pas que Richelieu était
le grand homme annoncé par Voltaire. Il est probable que cette
impitoyable déclaration de guerre n'est pas son oeuvre personnelle. Ce
sont des conseillers habiles qui obtiennent son consentement et sa
signature. C'est l’époque ou le Parlement de Paris, défenseur du
Jansénisme, redouble d'activité contre les partisans
de la bulle "Unigenitus".
Il engage sans cesse contre ces derniers des poursuites que les autres
parlements s'empressent d'imiter, les curés sont décrétés de prise de
corps, les évêques voient leur temporel saisi. Aussi les parlements si
rigoureux contre les ultramontains, essayaient-ils par compensation de
lutter sévèrement contre les réformés.
La situation extérieure était également défavorable. Dans l'Amérique
du Nord la lutte se poursuivait entre la France catholique et
l'Angleterre protestante. C'est d'ailleurs pendant tout le XVIIIe
siècle que la rivalité entre la France et l'Angleterre a constitué,
pour les réformés, une cause de persécutions. Pour nombre de
catholiques ignorants, les protestants prenaient figure d'alliés de
"l'ennemi héréditaire".
D'autre part la tentative de rebaptisation générale avait échoué
partout. La presque majorité des habitants se rendait de plus en plus
aux assemblées.
Le clergé le savait. L'évêque de Nîmes, dans une lettre à ses curés,
l'avoue : "il est inutile, dit-il, que vous parliez à personne
des éclaircissements que je vous demande, mais il est juste que je
sache quel est le progrès du mal dans mon diocèse".
Ainsi les mesures de tolérance avaient-elles pour résultat de montrer
tout l'artificiel des conquêtes catholiques.
De plus des rivalités commerciales venaient aggraver la cause des
réformés. Les affaires des négociants huguenots reprenaient
rapidement. Leurs entreprises se multipliaient. Leurs rivaux
catholiques le constataient avec mélancolie et harcelaient les
pouvoirs publics de leurs réclamations. Certains exilés auxquels leurs
amis donnent des nouvelles plus rassurantes reviennent au pays. Ce
sont autant de concurrents éventuels.
Toutes ces causes réunies expliquent le retour à des mesures de
rigueur. Le Duc de Richelieu n'a pas été un persécuteur par
conviction, il l'a été par indifférence, par opportunisme politique,
pour remplir la fonction dont la cour l'avait chargé.
Possédant sous la main, au début de 1754, un nombre de soldats très
élevé, il n'avait plus qu'à entreprendre l'exécution de ses
ordonnances draconiennes.
Le 13 Mars 1754, il se rend à Nîmes. Le lendemain il est à Uzès ;
il mande devant lui les principaux religionnaires et leur défend au
nom du roi de fréquenter les assemblées et d'entretenir des relations
avec les prédicants, mais il garde le silence sur les baptêmes
et les mariages, ce dernier point étant réservé pour l'avenir, après
la fuite escomptée des pasteurs. La crédulité du Duc qui pense que les
pasteurs vont prendre peur et fuir montre bien quelle méconnaissance
l'on avait à Paris de la mentalité réformée.
Une lettre de Vernezobre donne un détail savoureux sur la visite de
Richelieu à Uzès. Elle nous rapporte les suppliques que trois femmes
adressèrent au gouverneur. Alors que ce dernier venait d'achever son
discours, une vieille paysanne s'avance vers lui et d'un ton grave,
prononce cette bénédiction : "Ai Monseigneur lou maréchal, què
langeau de l'Éternel vous accompagnou". (Oh! Monseigneur, que l'ange
de l'Éternel vous accompagne. Patois languedocien).
Quelques instants après, pendant que Richelieu s'entretient avec des
amis, il voit s'approcher une autre femme portant une corbeille pleine
de barquettes, vieille pâtisserie de la région : "Monseignour, aqui
uno paouvro veouso que vous presente ce qua di milliou din sou
oustaou. Au noum dé Diou fases mè la graço d'in accepta".
(Monseigneur, voilà une pauvre veuve qui vous présente ce qu'elle a de
meilleur dans sa maison. Au nom de Dieu, faites-moi la grâce de
l'accepter).
Le gouverneur accepte le cadeau et le distribue à
son entourage après avoir donné un louis d'or à la veuve.
Enfin à son départ, alors qu'il était déjà assis dans son carrosse,
une troisième femme, en pleurant, lui prend la main et lui dit a
"Souvenes-vous d'aves petia dis paouvres protestants, touti prigoun
Diou per vous. Lou grand Diou vous accompagne et vous donne longuo
vido". (Souvenez-vous d'avoir pitié des pauvres protestants, tous
prient Dieu pour vous. Que le grand Dieu vous accompagne et vous donne
une longue vie).
Richelieu paraît si touché par ce langage du coeur qu'il réplique à la
femme qui n'avait pas lâché ses mains : "Allez, ma bonne femme,
soyez tranquille, je m'en souviendrai".
À ce moment, le gouverneur pouvait être sincère, mais la raison
politique est toujours plus forte que le sentiment chez les hauts
fonctionnaires. Les protestants languedociens en firent l’expérience.
De retour à Montpellier, Richelieu organise la chasse aux assemblées
et aux prédicants.
Rabaut écrit : "La grande quantité de troupes, la vigilance de
nos ennemis y ont rendu les assemblées impossibles. Même dans les
endroits éloignés, très loin des agglomérations importantes, le
silence du désert n'est plus que très rarement
troublé par les voix ardentes des ministres. De fortes sommes sont
offertes à ceux qui donneront des renseignements permettant d'opérer
la prise d'un pasteur.
La mise à prix de la tête de Vernezobre monte jusqu'à la somme énorme
de trente mille livres."(7)
Aussitôt on voit éclore une foule de traîtres alléchés par les
récompenses. "Il y a autant d'espions que de mouches, écrit Paul
Rabaut, nous ne savons où aller pour être en sécurité, nous errons
dans les déserts sans savoir où reposer notre tête".
Vernezobre, à la moindre alerte, doit gagner les bois et se rendre
chaque jour dans des maisons différentes pour dépister les soupçons.
Il erre loin de sa seconde femme et de ses enfants qu'il ne peut pas
rencontrer sans courir de graves risques, il mène une existence de
bête traquée qui, pour défendre sa vie en danger, déploie autant de
prudence que d'ingéniosité.
Mais les battues si scrupuleusement faites par les troupes ne sont pas
toujours stériles. Ainsi dans le diocèse d'Alès, à l'aube, un
détachement cerne une ferme où un jeune ministre, Étienne Tessier dit
Lafage, avait passé la nuit. Le ministre, en essayant de se sauver,
reçoit un coup de feu qui lui fracasse le bras et
lui fait une blessure sous le menton ; conduit à Montpellier, il
est condamné au gibet et il meurt courageusement, à trente et un ans.
Si c'est l'intendant qui a prononcé la sentence de mort, ce sont
cependant les ordres de Richelieu qui ont provoqué l'arrestation du
malheureux ministre.
Le tolérant Malesherbes partageait l'erreur de ses contemporains et
leur ignorance lorsqu'en 1785, dans un mémoire au roi, il disait de
Richelieu : "Il fit des dispositions qui en imposèrent aux
rebelles, il menaça beaucoup et ne fit pendre personne. "
Plusieurs fois Vernezobre échappe aux pièges de ses ennemis dans des
conditions dramatiques. L'huissier déjà mentionné, Goulet, est placé
spécialement à ses trousses. Si toujours il arrive trop tard, la place
est souvent encore chaude. Vernezobre maintient la tenue des
assemblées. À ses yeux, c'est une question de vie ou de mort pour
l'église protestante.
En Juillet 1755, près d'Uzès, l'assemblée qu'il préside est surprise
et il s'échappe à grand-peine. Voici le récit qu'il fait lui-même dans
une lettre à Antoine Court.
De mon lit de douleur
Ce 24 Juillet 1755.
Dimanche dernier, après avoir heureusement terminé notre culte religieux par la Bénédiction, deux personnes qui étaient en division s'approchèrent de moi et me prièrent de leur donner quelques moments d'audience. J'eus beau représenter à ces personnes que ce n'était ni le lieu, ni le temps de connaître leurs différents, il fallut me résoudre à écouter leurs plaintes.
Pendant qu'elles se disputaient en ma présence avec un peu trop de vivacité et au moment même où j'allais descendre de la chaise qui m'avait servi de chaire pour les quitter, une sentinelle partie d'Uzès à la vue du signal donné sur l'esplanade à trois compagnies du régiment de Bussac pour courir contre nous arriva à Castille (lieu de l'assemblée), extrêmement fatiguée de sa course et fit crier de l'un à l'autre que des soldats étaient sur nous. Ce cri d'alarme pénétrant jusqu'à notre place où se trouvaient encore près de la moitié des membres de l'assemblée, fit prendre la plus prompte fuite à ces membres fidèles.
Je me mêlai parmi eux et je pris la fuite comme eux, faute de cheval. Mais à peine eus-je fait deux cents pas que, rencontrant quelque broussaille, mon pied gauche se foule pour la troisième fois en trois mois et je me vis forcé de me laisser aller par terre. Ma chute occasionna celle d'un ami qui tomba sur moi, sans augmenter le mal que je m'étais fait. Dans l'instant je fus bien secouru car plus de trente hommes qui formaient mon escorte s'empressèrent de venir me relever ; il y en eut deux surtout qui, remarquant que les cris d'alarme redoublaient, que le désert retentissait des gémissements des femmes qui nous suivaient et qui me croyaient perdu, que je ne pouvais ni avancer, ni reculer, pas seulement me tenir debout, que je me contentais de demander si les soldats étaient à une distance suffisante pour avoir le temps de briser certains papiers enfermés dans mon portefeuille, ces deux hommes, dis-je, ranimèrent leur zèle et leur courage, m'élevèrent entre leurs bras et me portèrent en courant de toutes leurs forces un assez long espace de chemin jusqu'à ce que d'autres de la compagnie, apercevant de loin une mule qui paissait dans un pré, furent la prendre malgré l'opposition du propriétaire et me l'ayant amenée, couverte de leurs habits, on me mit dessus et me tenant des deux côtés on me conduisit à un lieu de sûreté.
Pendant que nous étions si fort en peine, que nous pensions avoir les ennemis à nos trousses et qu'il semblait inévitable qu'à l'occasion de mon nouvel accident, je tomberais entre leurs mains, ces misérables, par un heureux coup du ciel, ayant pris à à main droite, couraient vers l'ancienne place, tiraient droit au bas de la Fontèze, guidés par un jeune garçon protestant qu'ils avaient trouvé chassant des petits oiseaux près de la métairie de Monsieur Chamand, sur le chemin d'Arpaillargues.
Cet enfant sans se faire connaître, ni trop presser, s'était mis à leur tête pour les conduire jusqu'à ce fameux théâtre de nos premiers malheurs (voir l'assemblée surprise à Arpaillargues).
En chemin faisant, ils arrêtèrent une pauvre femme de Montaren qu'ils contraignirent à marcher avec eux et ne voulurent la lâcher qu'après être descendus de la montagne et l'avoir obligée de leur donner son nom et son surnom, sur le refus plein d'indignation qu'elle fit, de cent écus qui lui furent offerts si elle enseignait l'endroit où était allé le ministre qu'elle venait d'entendre.
Toute la ville était en émotion dans l'attente du succès de cette terrible corvée. Plusieurs catholiques étaient accourus à la Tour du roi pour se procurer le barbare plaisir de voir mener de nouveaux prisonniers.
Le soir précédent, trois petits détachements de sept à huit hommes chacun, armés d'épées et de bâtons, étaient sortis de leur poste de Montaren, l'un de ces détachements était allé du côté d'Arpaillargues, l'autre s'était tenu autour du village, et le troisième s'était caché dans un jardin où l'on a souvent cru que j'allais de temps en temps passer la nuit.
Le lendemain de notre alarme, mon pied foulé s'enfla prodigieusement et devint affreux. Depuis ce temps, je n'ai presque pas quitté le lit, crainte de rendre le mal de ma dernière foulure incurable ...... “
Le 1er Janvier 1756, une affaire sensationnelle se déroule aux environs de Nîmes. Une assemblée que présidait Paul Rabaut est surprise et les soldats font deux prisonniers qui sont envoyés aux galères.
Parmi eux se trouve le fameux Jean Fabre dont la piété filiale et les souffrances inspirèrent plus tard "l'honnête criminel" de Fenouillet de Falbaire, drame qui fut joué sur tous les théâtres de l'Europe. On sait que, d'après la pièce, Jean Fabre voulut se mettre à la place de son père et qu'il souffrit aux galères jusqu'en 1766, année de sa délivrance par le Duc de Choiseul.
Avec quelle douleur Vernezobre commente le triste événement :
“Cette affaire inattendue a jeté dans la plus grande consternation et dans une terrible confusion les protestants de Nîmes. La plupart désapprouvent hautement la résistance de mon compatriote.
Les parents maintenant sont furieux et irrités contre lui ; telle est l'inconstance des peuples exposés aux revers de la persécution. En certains temps, ils élèveraient leurs pasteurs sur le trône et en d'autres ils prendraient des pierres pour les lapider" et Vernezobre ajoute cette laconique confession :
"J'en puis parler ainsi d'après une expérience personnelle". (8)
La prise de Fabre qui soulevait l'hostilité des protestants de Nîmes contre leur persévérant ministre était pourtant appelée à avoir dans la suite les conséquences les plus heureuses pour la cause réformée.
Le drame émouvant dont Fabre fut le héros créa un mouvement européen de sympathie à l'égard des religionnaires. À défaut de la liberté qu'ils auraient préférée, on conçut au moins de la pitié pour eux.
À l'exception de l'église de Nîmes dont la garnison très nombreuse pouvait facilement surveiller les environs peu accidentés, toutes les églises de la province tenaient leur assemblée chaque dimanche.
Vernezobre constate que par la grâce de Dieu, il en a fait de forts nombreuses pendant quelques dimanches consécutifs, aux environs d'Uzès, mais hors du terrain de cette ville et dans une lettre à Chiron Il ajoute : "La dernière qui se tint à St Quentin près d'Uzès, fut très suivie et cela n'aurait pu être autrement à cause des communions de Pâques et de l'inaction de l'ennemi. Après avoir reçu soixante-six catéchumènes et entendu la bénédiction, l'assemblée fut extrêmement alarmée par la nouvelle de la sortie d'un détachement de quatre-vingts hommes et se dispersa en hâte dans les bois quoiqu'elle eut plus d'une heure pour se retirer tranquillement.
Dans ces circonstances, j'ai eu besoin de toute la force du ministère pour retenir certains particuliers dans la borne de la modération. Appuyé sur le rocher des siècles, je continuerai d'assembler les fidèles.
La persévérance est ici jugée nécessaire. "(9)
Le mois suivant, à une nouvelle assemblée, tenue dans le même village : "le prêtre et beaucoup de catholiques eurent la curiosité de venir les uns se mêler parmi nous et les autres se placer seulement à portée d'entendre. Tous parurent frappés du spectacle de notre dévotion et se sentirent, au moins la plupart, plus d'estime et de compassion pour leurs compatriotes protestants. On assure même que l'émotion du principal d'entre eux fut telle qu'il dit à quelqu'un en parlant des ministres : "Comment peut-on faire mourir ces gens-là", (10)
Ainsi les assemblées religieuses sont fréquentes et régulières. Celles qui sont surprises ou même sérieusement inquiétées ne forment qu'une proportion minime.
1) Lettre du 22 Mars 1753
2) Lettre du 18 Août 1754, Mn. Court, N°1, tome XVIII.
3) Lettre du 18 mars 1755, à Court.
4) Voir Coquerel "Les Églises du désert", tome II, p. 79.
5) Lettre de Septembre 1753.
6) Lettre du 11 Juillet 1753
7) Encyclopédie Lichtenberger, t. XII. 356.
8) Lettre à Chiron, 23 Mars 1756, fond Sayn-Serusclat, Bibliothèque du Protestantisme à Paris.
9) Lettre de Vernezobre à Chiron, Juin 1756 ; Archives de Nîmes.
10) Lettre de Vernezobre à Chiron, Juillet 1756. Archives de Nîmes.
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