Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE X

LA FONDATION DE L'ÉGLISE INDÉPENDANTE DÈS SEPTEMBRE 1873

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La première impression des amis de l'Église, au lendemain de la votation, fut très douloureuse; ils se trouvaient enfin devant cette situation qu'ils avaient cherché à éloigner par tous les moyens possibles; en vain ils avaient pétitionné pour demander que la loi fut soumise au peuple: en vain ils avaient réclamé la revision de la constitution: tous les recours étaient épuisés, celui à Berne tombait ensuite de la votation, la loi entrait en vigueur. Mais ce n'était pas le moment de gémir et de tomber dans le découragement; chacun était appelé à prendre une décision virile et à agir en conséquence.

Pour ceux qui estimaient que leur devoir était de subir ce nouveau régime, malgré ses côtés fâcheux, la ligne de conduite à tenir était manifeste.

Elle l'était également, dans un sens inverse, pour ceux qui étaient arrivés à la conviction qu'ils ne pouvaient, sans infidélité, se soumettre à une loi qu'ils avaient déclarée ruineuse pour l'Église. Mais ces derniers, d'accord sur la nécessité d'une démission, la voyaient venir dans des sentiments divers. Les uns étaient heureux de sortir enfin de cette longue période de luttes et d'incertitudes et ils marchaient avec joie au devant d'un avenir nouveau. Les autres, également décidés à obéir à leur conscience, ne le faisaient qu'avec une tristesse profonde; ils ne pouvaient accepter l'idée de se séparer d'une partie du peuple; ils boiraient la coupe, mais elle était amère.

D'autres enfin étaient encore hésitants et désiraient voir quelle attitude prendraient les Églises, et dans les Églises, les hommes surtout que la fermeté de leurs convictions chrétiennes et la maturité de leur jugement mettaient particulièrement en vue. Des pasteurs qui partageaient ces sentiments, les uns restèrent à leur poste, les autres démissionnèrent, selon les circonstances locales. Dans un autre milieu, ils auraient peut-être agi différemment.

Il n'y eut pas de plan concerté entre les partisans d'une Église indépendante; chaque paroisse agit pour son compte et le mouvement eut un caractère populaire très marqué: ici la paroisse entraîna son conducteur spirituel et mit un terme à ses hésitations; là elle le suivit, parce qu'elle avait confiance en lui. Tous ceux qui démissionnèrent, virent un troupeau se former autour d'eux; tandis que dans trois localités dont le pasteur avait accepté la loi, un groupe d'hommes suivit une autre voie et forma une Église libre.

C'est à Fleurier que le mouvement se produisit en premier lieu, dans des proportions modestes sans doute, mais avec une grande décision. Au mois de mai déjà, on l'a vu plus haut, trois anciens avaient donné leur démission; c'étaient MM. James Clerc. Jules Jéquier et Ch. Guillaume. Le pasteur de la paroisse, M. Eug. Ladame, était un des trois ecclésiastiques qui se prononcèrent d'emblée pour l'acceptation de la loi et il demeura tout du long fidèle à ce principe; mais cette opinion arrêtée ne l'avait point empêché de faire encore cette dernière tentative de conciliation, mentionnée plus haut, en demandant au grand conseil, le 16 septembre, de reviser la loi, dans l'intérêt de la paix générale. Quelques-uns de ses paroissiens, qui ne partageaient pas ses vues, avaient eu, pendant l'été déjà, des réunions d'édification privées. Dès que le résultat de la votation sur la revision de la constitution fut connu, 37 personnes se constituèrent en Église et dès le dimanche suivant, qui était le jour du Jeûne, elles célébrèrent leur culte dans une salle de la maison du pasteur allemand, M. Stroele, et sous la présidence du pasteur morave, M. Schordan. Le 12 octobre, ils se transportaient au temple, et M. Ch. Lardy, ancien diacre du vallon, inaugurait les cultes indépendants régulièrement organisés, en prêchant devant un auditoire de deux cents personnes.

Mais c'était des Montagnes que devait venir la grande impulsion: c'est La Chaux-de-Fonds qui avait donné naissance à l'Union évangélique, c'est de La Chaux-de-Fonds également qu'allait partir le signal d'un mouvement à la fois populaire et évangélique. Elle était toute désignée pour cette mission: nulle part le triomphe du parti gouvernemental n'avait été plus bruyant; cette grande localité était le quartier général du radicalisme, et le libéralisme religieux y aurait obtenu la majorité, dès qu'il l'aurait sérieusement voulu.

Le 18 septembre, une quarantaine d'hommes résolus se réunirent sous la présidence de M. le notaire Cuche; ils décidèrent de fonder une Église indépendante, avec tous ceux qui se joindraient à eux, et ils s'engagèrent à assurer pour deux ans le budget de la paroisse. Puis, sans prétendre exercer de pression sur leurs pasteurs, ils résolurent de leur envoyer une délégation, pour leur demander s'ils consentiraient à continuer leur ministère dans la nouvelle Église. (Des 34 signataires du premier jour, l'un d'eux mourut dans la nuit, c'était M. Breting-Steiner.) Ceux-ci se déclarèrent prêts à accepter. Ce fut un jour de joie pour M. Léopold Jacottet, qui voyait enfin triompher, bien que sous une forme modifiée, les principes d'indépendance qu'il avait défendus, sans grand succès, au synode de 1869; mais les trois pasteurs furent heureux et reconnaissants de l'initiative prise par la paroisse. Le dimanche suivant, jour du Jeûne, ils firent une allusion très claire à la situation nouvelle qui résultait pour eux de cette démarche.

Puis ils annoncèrent qu'ils répondraient à l'adresse qu'ils avaient reçue, dans une assemblée publique, convoquée pour le 2 octobre dans le vaste temple de la localité. M. Jules Cuche ouvrit la séance par une allocution: les pasteurs, MM. L. Jacottet, J. Courvoisier et G. Borel-Girard, ainsi que le diacre, M. G. Godet, exposèrent la question telle qu'elle se présentait à La Chaux-de-Fonds. (Conférence sur la situation actuelle de l'Église dans le Canton de Neuchâtel, donnée au temple français de La Chaux-de-Fonds, le 2 octobre 1873. On trouvera dans cette brochure les diverses allocutions qui furent prononcées à cette occasion; comme les orateurs s'étaient répartis entre eux les différentes questions à traiter, ces discours sont une des pièces les plus complètes et les plus intéressantes à consulter sur cette époque.) En terminant, M. Cuche annonça qu'un mouvement analogue se manifestait déjà dans treize paroisses, que dix-huit membres de l'ancien synode formaient un centre de ralliement pour la formation d'une Église nationale évangélique indépendante, et qu'un synode constituant serait prochainement élu. «La décision à prendre, ajouta-t-il, est une affaire de conscience. Chacun doit agir avec une pleine conviction et avec la plus entière liberté. Il ne doit y avoir ni pression ni entraînement. Que ceux qui pensent devoir rester dans l'Église officielle, suivent leurs convictions; que ceux qui hésitent, prennent le temps de la réflexion, avant de se décider; que ceux, au contraire, qui sont résolus à se rattacher à l'Église en voie de formation, veuillent bien le manifester dès maintenant, en signant les listes d'adhésion. Du reste, il est bien entendu qu'il n'y aura aucune exclusion de ceux qui ne signeront pas: l'Église sera ouverte à tous, et tous ceux qui voudront y adhérer pourront toujours le faire, un peu plus tôt ou un peu plus tard. L'Église indépendante de l'État restera une Église nationale et multitudiniste: elle continuera les traditions de l'ancienne Église neuchâteloise et reposera sur les mêmes bases qu'elle.»

Pendant les jours qui suivirent, les signatures affluèrent; 500 électeurs, auxquels se joignirent 550 dames, adhérèrent avec entrain.

Le 24 octobre eut lieu la première assemblée électorale des membres de la nouvelle Église, et le collège des anciens fut confirmé en bloc.

Comme les pasteurs avaient démissionné pour la fin du mois, ce fut le dimanche, 2 novembre, qu'eut lieu le premier culte indépendant, à 8 ½ heures du matin, dans le temple. Ce jour était attendu avec anxiété. M. Borel-Girard, qui prêchait, eut la joie de retrouver son ancien auditoire, presque au complet: au premier catéchisme, les enfants arrivèrent en grand nombre: l'Église indépendante était constituée à La Chaux-de-Fonds.

On aura remarqué que la nouvelle Église se réclamait du titre de nationale, que l'on retrouve dans toutes ses premières proclamations. Elle voulait affirmer par là qu'elle entendait conserver les traditions de l'ancienne Église neuchâteloise, telle qu'elle avait existé jusqu'alors. On comprit bientôt qu'il y avait là une confusion d'idées et que le principe de libre adhésion, adopté par les indépendants, signifiait précisément que l'Église n'était plus identique à la nation. Ce trait caractéristique d'une communauté libre s'intitulant nationale, est probablement unique; il prouve à quel point elle voulait demeurer multitudiniste.

Un autre fait à relever, c'est que les nouveaux cultes furent célébrés dans les temples. Si la chose fut possible, c'est que la loi elle-même garantissait aux minorités l'usage des édifices religieux, en dehors des heures du culte principal. Cette disposition avait été introduite en vue des libéraux, vis-à-vis desquels les autorités ecclésiastiques, il faut en convenir, s'étaient montrées souvent assez intolérantes. Mais ce fut l'Église indépendante qui profita de cette disposition, qui n'était point faite pour elle, et cette circonstance fut, dans les premiers temps surtout, d'une importance capitale. Que serait devenue l'Église naissante, déjà si nombreuse, si elle avait dû, d'un jour à l'autre, se procurer des lieux de culte suffisants? Dans bien des cas. elle n'y serait pas parvenue; et d'ailleurs, en retournant dans le temple paroissial, elle facilitait à plusieurs le changement de régime.

Le récit de la fondation de l'Église indépendante de La Chaux-de-Fonds nous a fait empiéter sur la suite chronologique des événements dans le reste du pays.

C'était donc le 18 septembre qu'avait eu lieu à La Chaux-de-Fonds l'importante réunion présidée par M. Cuche. Le 23. l'Union évangélique se rassembla à Neuchâtel: une centaine de personnes s'y rencontrèrent: on se préoccupa avant tout de maintenir un lien entre tous les chrétiens évangéliques du pays, quel que fût le parti qu'ils auraient cru devoir prendre en face de la loi: sur la proposition du comité central, l'assemblée, presque unanime, déclara que la loi ecclésiastique rendait nécessaire la constitution d'une Église évangélique et que cette Église devrait embrasser à la fois les ecclésiastiques et les laïques qui ne prendraient aucune part à l'établissement officiel et ceux qui y prendraient part. (journal religieux du 27 septembre 1873.)

Cette décision témoignait d'un désir sérieux de maintenir l'union entre les deux fractions du parti évangélique, mais elle était d'une exécution difficile; elle semblait même plus ou moins contradictoire dans ses termes: comment cette Église évangélique à fonder pourrait-elle compter au nombre de ses membres ceux qui feraient partie de l'Église nationale? Et comment ces derniers, les pasteurs par exemple, seraient-ils en même temps pasteurs de l'Église indépendante? On reconnaît dans cette proposition l'influence des idées soutenues par M. Henri DuPasquier.

L'après-midi du même jour, les membres de l'Union décidés à jeter les fondements de la nouvelle Église, se réunirent dans la chapelle des Bercles. Ils demandèrent aux membres de l'ancien synode qui partageaient leurs vues, de se constituer comme centre de ralliement pour les communautés qui se fondaient; puis ils déclarèrent que toutes les paroisses seraient solidaires; qu'elles nommeraient un synode, où elles seraient toutes représentées; qu'une caisse centrale réunirait les dons pour les répartir également entre les Églises et qu'une faculté de théologie serait instituée.

Tous ceux qui ont pris part à cette réunion, se souviennent du sentiment d'affranchissement qu'ils éprouvèrent, à ce premier acte de vie libre de l'Église. Plus question des biens ecclésiastiques ni du traité de Paris: plus d'entraves à la libre manifestation de la foi: on n'avait plus à se demander si l'État sanctionnerait les décisions prises et jusqu'où irait sa condescendance: après cette longue période de compression et d'étouffement, on respirait enfin. C'était donc là la liberté qu'on avait si longtemps désirée en vain: toutes les objections que l'on avait formulées avec conviction contre elle, s'étaient dissipées comme par enchantement: pour la posséder, il suffisait de la prendre!

Le 25 septembre, dix-huit membres de l'ancien synode, répondant au vœu qui leur avait été exprimé, lancèrent une adresse aux membres de l'Église protestante neuchâteloise. Ils annonçaient qu'ils se constituaient en comité provisoire, pour prendre les mesures préliminaires nécessaires, dans le but de réunir les paroisses nouvelles en un seul corps, formant une Église nationale évangélique indépendante. (Cette adresse était signée de six pasteurs et douze laïques: MM. Émile Perret. Fréd. Godet, Paul Gallot, Ed. Robert-Tissot. Léop. Jacottet et H. de Meuron, pasteurs; MM. Jules Cuche, H. de Buren, V. Colin. J. Calame-Robert, J. Clerc. L.-A. de Dardel, F. Pavarger, C. Junod, F.-A. Monnier, J. Perret-Michelin, Ed. de Pury-Marval et Fréd. de Rougemont. - Le Bulletin du synode constituant donne le texte complet de cette adresse, ainsi que des principales pièces officielles de cette époque.)

Puis, le 14 octobre, ce même comité adressa aux pasteurs démissionnaires une circulaire pour les inviter à faire nommer par leurs paroisses des députés au synode constituant, dont la réunion fut fixée au 3 novembre. Il dut prendre sur lui de fixer le mode de composition de ce synode: chaque pasteur en serait membre et chaque paroisse devait nommer autant de fois trois délégués qu'elle avait de pasteurs. Cette proportion de membres laïques, plus forte que dans aucune autre Église et qui a été maintenue dès lors, témoigne de l'esprit démocratique de la nouvelle institution; on voulait éviter de tomber sous le régime clérical et les pasteurs étaient les plus ardents à le demander.

En même temps, le comité priait les membres de l'ancienne commission des études de continuer leurs fonctions et de prendre des mesures pour la réouverture des cours de la faculté de théologie, dont les trois professeurs, MM. Fréd. Godet, Fréd. Jacottet et Aug. Gretillat, avaient adhéré à la nouvelle Église.

Ces décisions prises par le comité provisoire, prouvaient que le mouvement inauguré à Fleurier et à La Chaux-de-Fonds avait pris de l'extension.

Dans le district de La Chaux-de-Fonds, en effet, toutes les paroisses avaient agi avec la même décision que le chef-lieu.

À la Sagne, les hommes influents avaient suivi avec attention les débats des dernières années et ils s'étaient formé une opinion mûrie; ils avaient salué avec joie la fondation de l'Union évangélique et nommé un comité local de 18 membres. Le pasteur, M. H. de Meuron, membre du synode, avait vu son devoir nettement tracé; après avoir pris une part très active à toutes les mesures destinées à empêcher l'exécution de la loi et à prévenir le schisme, il n'hésita pas à déclarer à sa paroisse, le 21 septembre, que sa résolution était prise. Une réunion publique fut convoquée pour le lendemain soir: le temple était comble: le comité local de l'Union annonça qu'il garantissait pour un an le budget de la paroisse. Sur 214 électeurs présents. 205 se prononcèrent, au scrutin secret, pour la formation d'une Église indépendante. Cette paroisse montra une décision remarquable; elle compta bientôt 600 adhérents, hommes et femmes, et, pendant la première année de son existence, elle versa fr. 6000 à la caisse centrale. Dès lors, et malgré les crises industrielles, elle a toujours couvert les 1000 fr. qui représentent la part de frais revenant à chaque Église dans le budget général: quand la somme n'est pas atteinte, elle répète chaque dimanche les collectes, jusqu'à ce qu'on ait obtenu le chiffre voulu.

Aux Éplatures, le pasteur. M. Pierre de Montmollin, était beaucoup moins prononcé pour la séparation: il ne pouvait accepter l’idée de se séparer même du dernier de ses paroissiens. Mais les membres les plus dévoués de son Église jugeaient la question à un tout autre point de vue: ils se rendirent en masse à La Chaux-de-Fonds, à la séance du 2 octobre, où les pasteurs exposèrent leurs motifs de repousser la loi: ils en revinrent enthousiasmés pour la cause de l'indépendance, déclarant ce mouvement aussi beau que celui de la réformation. Quand le pasteur vit qu'il courait risque de froisser et même de scandaliser ses paroissiens les plus zélés, il prit sa résolution et il entra, comme contraint, dans la nouvelle organisation. Il apprit alors, et plusieurs autres pasteurs tirent une même découverte, que pendant qu'il traversait ces pénibles hésitations, des groupes de fidèles priaient pour lui, afin que Dieu lui montrât clairement la voie qu'il devait suivre. Le 3 octobre, il fit sa déclaration, invitant ceux de ses auditeurs qui voulaient se joindre à lui, à demeurer dans le temple; 53 électeurs répondirent affirmativement et, quelques jours après, ce chiffre était triplé.

Dans la petite paroisse des Planchettes, M. Aloys de Pourtalès convoqua ses paroissiens le 25 septembre, pour leur raconter ce qui s'était fait à Neuchâtel, l'avant-veille, dans la séance de l'Union évangélique; il leur déclara qu'il ne se soumettrait pas à la loi, qu'il était prêt à continuer son ministère au milieu d'eux, mais que, s'ils ne pensaient pas pouvoir constituer une Église indépendante, il se verrait contraint de se séparer d'eux. Puis il sortit du temple pour les laisser libres de se prononcer. Une heure après, une délégation lui annonçait que tous ceux qui avaient assisté à la réunion, le priaient de demeurer leur pasteur.

Dans le district du Locle, le mouvement fut très accentué au chef-lieu; on avait été irrité contre le gouvernement, à la suite du décret qui avait supprimé le poste de troisième pasteur de cette localité populeuse, et du projet de loi scolaire, qui compromettait l'enseignement religieux dans l'école primaire. Les deux pasteurs, MM. P. Comtesse et Ed. Rosselet, n'étaient nullement portés vers les principes de séparation et de dissidence; mais l'attitude prise par le parti radical leur fit comprendre à quoi l'Église serait exposée sous le régime qui allait entrer en vigueur. M. Rosselet fut hésitant jusqu'au dernier moment: il était sollicité dans les deux sens par ses paroissiens et avec une égale insistance. Les séances qui accompagnèrent la votation du 14 septembre lui ouvrirent les yeux, et, dans son sermon de jeûne, sur le texte: «Mon âme est saisie de tristesse jusqu'à la mort», il stigmatisa avec une telle verdeur la manière d'agir des adversaires de l'Évangile, que tel chef politique quitta bruyamment le temple.

Une assemblée générale des membres évangéliques de la paroisse fut convoquée pour le 25 septembre, à l'hôtel de ville, sous la présidence de M. F.-L. Favarger, notaire. À 10 heures du soir, une délégation se rendit auprès des pasteurs, pour leur annoncer que l'assemblée, à la presque unanimité, avait décidé de fonder une Église indépendante et de leur demander d'y continuer leur ministère.

Des affiches annoncèrent que, le 5 octobre, les pasteurs donneraient leur réponse. Une grande foule les attendait. Le moment décisif était arrivé: «Allons, dit M. Comtesse à son jeune collègue, et que Dieu nous voie aller!» Ils annoncèrent qu'ils acceptaient de demeurer au Locle comme pasteurs indépendants; plus de 300 adhésions leur parvinrent et, le 20 octobre. l'Église se constituait en nommant un comité de paroisse. Le 16, M. Rosselet avait présidé devant un nombreux auditoire le premier culte indépendant, «aurore brillante d'un jour plein d'espérance», comme on le pensait alors.

Dans les quatre autres paroisses du district, il n'y eut de mouvement en faveur de l'Église indépendante qu'aux Ponts, et ici encore l'initiative vint de la paroisse.

Le pasteur, M. A. de Pury, tout en déplorant l'esprit de la loi, se demandait s'il n'était pas possible de s'y soumettre en continuant à prêcher l'Évangile, plutôt que de causer un déchirement. Or, depuis l'époque du Réveil, il s'était formé, dans cette localité, un groupe nombreux de personnes, franchement convaincues des vérités chrétiennes, et qui s'édifiaient entre elles dans des réunions hebdomadaires, tout en restant fermement attachées à l'Église nationale. M. Alexandre Robert était un des hommes les plus marquants de ce groupe. Quand ils se virent menacés d'une loi qui enlevait à l'Église son caractère évangélique et qui l'ouvrait à la libre pensée, ils n'eurent aucune hésitation: jamais ils ne se soumettraient à ce régime, même s'ils devaient, à leur grand regret, se séparer de leur pasteur, qu'ils aimaient et respectaient profondément; mais ils ne cherchèrent en aucune manière à exercer de pression sur lui. Celui-ci fut ébranlé par la manière dont se passa la votation de septembre, et par ce qu'il entendit à Neuchâtel, à la séance de l'Union évangélique qui suivit: en rentrant dans sa paroisse, il annonça qu'il ferait connaître sa décision au culte du 28; personne ne savait dans quel sens il se prononcerait. Après le sermon, il annonça simplement qu'il avait pris la résolution de démissionner: il n'ajouta rien, ni demande d'adhésions, ni convocation de la paroisse.

M. Alex. Robert, très heureux de l'attitude prise par le pasteur, prit la parole aussitôt et invita les électeurs à se réunir le surlendemain, pour répondre à cette déclaration. La grande majorité de l'assemblée décida alors de fonder une Église indépendante et de prier M. de Pury d'être leur pasteur.

Si des Montagnes nous passons au Val-de-Ruz, nous trouvons une population d'un caractère tout différent, des agriculteurs, n'ayant pas la même spontanéité, prenant leur temps pour réfléchir et redoutant les entraînements.

Les six pasteurs du Val-de-Ruz avaient été, dès 1869, les plus favorables du pays à la cause de la séparation. M. E. Perret, à Coffrane, évitait, il est vrai, comme président du synode, de se prononcer; mais à l'autre extrémité de la vallée. M. Fréd. De Rougemont, suffragant à Dombresson, désirait depuis longtemps que l'on demandât franchement la suppression du budget des cultes. Il était froissé de voir les libres-penseurs contraints de verser par l'impôt, ne fut-ce que la somme la plus minime, pour l'entretien du culte évangélique.

Déjà en 1870, à la suite de la pétition de la brasserie Vuille, il chercha à faire partager ses sentiments aux membres de la Société pastorale. Quand l'Union évangélique fut fondée, il la sollicita de prendre l'initiative dans ce même sens. Mais toujours on lui répondait que ses démarches étaient prématurées, que le moment d'agir n'était pas encore venu: si bien que, découragé, il prit le parti de se taire, en répudiant la responsabilité de ce qui adviendrait.

Ce n'était pas seulement par délicatesse qu'il désirait la suppression du budget des cultes: à ses yeux, il n'y avait pas d'autre moyen d'éviter ce qu'il redoutait par dessus tout, le schisme. Quand parut le projet de loi de 1873, il n'en fut pas spécialement troublé et se dit qu'en prêchant l'Évangile sans contrainte, dans une Église où l'on peut prêcher ce que l'on veut, il n'en aurait que plus d'autorité.

La session du grand conseil du mois de mai, où la loi fut acceptée, modifia beaucoup ses opinions: l'annexion de la faculté de théologie à l'académie, la promesse d'une augmentation de traitement aux pasteurs et le rejet de l'appel au peuple le froissèrent profondément. Il se trouva, comme tant d'autres, devant cette cruelle alternative, de subir une loi que sa conscience condamnait, ou de provoquer dans sa paroisse une division dont il avait une frayeur instinctive. Et plus on approchait du mois de septembre, plus son angoisse devenait grande. Enfin il dut se décider; il avait vu se fermer devant lui toutes les issues, le déchirement devenait inévitable: mais il se demandait avec angoisse ce qu'en penseraient ses paroissiens et quelle serait leur attitude.

Le 26 septembre, il convoqua les membres de l'annexe de Savagnier et il leur exposa les raisons qu'il avait de démissionner. Puis eut lieu une votation au scrutin secret; à sa stupéfaction, sur 66 hommes présents, 63 se déclarèrent prêts à le suivre. Mais que ferait Dombresson, qui était beaucoup plus travaillé dans le sens opposé? Après de nouvelles hésitations, il convoque une réunion; et ici encore, sur 118 électeurs, 111 approuvent sa détermination. . Il pouvait à peine y croire. L'Église était fondée et le 9 novembre elle célébrait son premier culte au temple.

Dans les paroisses de Chézard-Saint-Martin et de Fenin-Engollon, les pasteurs, MM. Paul Gallot et Paul Bonhôte. avaient estimé dès l'abord que la loi était inacceptable pour eux et ils l'avaient annoncé publiquement. Mais les semaines et les mois se passèrent sans que personne leur répondit. M. Bonhôte songeait après la votation de septembre à prendre un poste à l'étranger, quand un de ses anciens, rencontré fortuitement le 8 octobre, lui dit qu'il comprenait fort bien son attitude, qu'il l'approuvait et que bien d'autres pensaient de même. Cette déclaration inattendue engagea le pasteur à mettre son troupeau à même de se prononcer: c'est ce qu'il fit dès le dimanche suivant, et, dans cette petite paroisse, 35 hommes et 86 femmes se déclarèrent prêts à fonder une Église indépendante.

Il en fut de même à Chézard. M. Gallot avait déclaré très nettement dès le mois de mars, puis au mois de mai, qu'il se refuserait absolument à exercer son ministère sous le régime de la loi nouvelle. Après avoir gardé un silence complet jusqu'après le 14 septembre, les anciens d'Église prirent l'initiative d'une adresse pour annoncer à leur pasteur qu'ils pensaient comme lui et qu'ils le suivraient; 62 hommes, presque tous chefs de famille, et 21 femmes la signèrent, et une délégation vint la présenter à M. Gallot. Le 9 novembre, il prêchait son premier sermon, comme pasteur indépendant, sur le texte: «Et l'arche flottait sur les eaux.»

La paroisse de Coffrane, on la vu plus haut, avait pris la première de toutes, dès le mois de mai, la décision de se constituer en dehors des cadres officiels. Pendant l'été qui suivit, l'agitation politique fut grande et plusieurs de ceux qui s'étaient prononcés dans le sens de leur pasteur, revinrent en arrière. Après la promulgation de la loi, la situation s'aggrava: comme la cure appartenait à la commune, celle-ci crut être dans ses droits en la louant à M. le pasteur Perret; puis, comme on critiquait cet arrangement et que la maison était très grande, elle résolut d'y faire deux logements, pour les deux pasteurs. Il en résulta des troubles sérieux; cette manière d'agir n'était peut-être pas très correcte au point de vue légal, mais on mit de la passion à envenimer le débat. Après de longs pourparlers, M. Perret reçut du conseil d'État l'ordre de quitter la cure dans les quarante-huit heures; c'était au milieu des fenaisons, le 30 juin 1874; M. Perret n'en vit pas moins ses paroissiens, indignés de ce procédé, accourir de tous côtés pour lui venir en aide; en quelques heures, tout le mobilier était transporté dans une maison amie.

M. Perret ne désirait qu'une chose, demeurer le pasteur de la paroisse tout entière, mais sans lien avec l'État: il pensait fonder l'Église nationale libre qu'avait toujours demandée le synode, beau rêve qui ne devait se réaliser nulle part. Les défections devinrent plus nombreuses; ce fut un coup très sensible pour le pasteur; il avait donné tout son cœur à cette paroisse qu'il avait desservie pendant trente-six ans; il ne pouvait accepter de ne compter dans son troupeau qu'une fraction de la population. En outre, ses forces s'étaient épuisées dans la lutte incessante qu'il avait eue à soutenir, comme président du synode, pendant ces années difficiles. Le 7 septembre 1874, Dieu reprit à Lui, par une mort subite, son fidèle serviteur: M. Perret fut frappé d'une attaque d'apoplexie, au moment où il sortait du cimetière de Colombier, venant de rendre les derniers devoirs à son ancien collègue et ami. M. le pasteur Henriod. C'est la page douloureuse de l'histoire de la fondation de l'Église indépendante.

Restaient deux paroisses dont les pasteurs, MM. Alex. Perrochet et Aug. Quinche, après avoir vigoureusement travaillé en faveur de la séparation, s'étaient décidés, avec le diacre, M. Ad. Petitpierre, à se soumettre à la loi: avant la fin de l'année, ces trois ecclésiastiques acceptèrent des vocations d'autres Églises, de sorte qu'au Val-de-Ruz, comme dans le district de La Chaux-de-Fonds, aucune paroisse nationale ne se trouva desservie par son ancien titulaire.

À Valangin-Boudevilliers, quelques personnes n'avaient pas compris le changement d'opinion de leur pasteur: deux d'entre elles songeaient à s'inscrire dans les paroisses indépendantes voisines, quand six hommes décidés se réunirent, le 22 octobre, à Malvilliers, chez M. Fritz Mairet, un ancien disciple du Réveil, et décidèrent de fonder une Église. Le 8 novembre, trente personnes, hommes et femmes, formaient la première assemblée de paroisse, sous la présidence de M. Arnold Guyot, qui prit chaudement cette cause en mains. Les commencements furent difficiles; la petite congrégation était sans pasteur; elle adressa un appel à M. James Barrelet, suffragant à Bienne, qui l'accepta, mais ne put entrer en fonctions qu'au mois d'avril. Déjà au 15 février, 20 électeurs étaient inscrits; six ans plus tard, le chiffre avait doublé.

Les choses se passèrent à peu près de même à Cernier-Fontaines. Cernier était la seule localité du Val-de-Ruz qui eût eu des cultes réguliers du christianisme libéral: cette circonstance contribua probablement à fortifier les convictions de ceux qui étaient fermement attachés à l'Évangile: ils ne savaient que faire, se trouvant si peu nombreux et n'ayant pas de pasteur à qui s'adresser. Cinq hommes, résolus à aller de l'avant, se réunirent à Fontainemelon pour se consulter, vers la fin de l'année 1873; au mois de janvier suivant, douze personnes fondèrent une Église indépendante, très faible encore au point de vue du nombre, mais qui ne s'en adressa pas moins au synode, comme paroisse en formation, et demanda que l'on pourvût à ses besoins religieux. Ce fut M. Robert-Tissot qui vint célébrer le premier culte à Cernier, le 25 janvier; le temple était plein; 41 signatures furent recueillies, et le 26 avril, M. G. Godet, ancien diacre de La Chaux-de-Fonds, fut installé comme pasteur auxiliaire; l'érection définitive de Cernier-Fontaines en paroisse fut votée par le synode, le 9 juin 1875.

Ces Églises, qui se sont formées sans le concours de leur pasteur et par la seule initiative de leurs membres, se distinguent des autres par certains traits spéciaux. Elles n'ont en général compté, au début du moins, qu'un nombre de membres restreint, mais elles ont racheté cette infériorité numérique par des qualités d'énergie et de décision qui ne se rencontrent pas au même degré, là où un grand mouvement d'opinion publique s'est produit en faveur de l'indépendance. Leurs membres sont des hommes d'action, qui comprennent ce que doit être le ministère laïque et qui sont les aides dévoués de leur pasteur. D'autre part, ils sont portés à accentuer le sens de l'acte d'adhésion à l'Église et à limiter le caractère multitudiniste très marqué de l'ensemble des autres paroisses. Il est bon que ces divers éléments coopèrent au développement de la vie ecclésiastique.

Au Val-de-Travers, la fondation des quatre Églises indépendantes fut très diverse dans sa forme. Fleurier avait pris les devants, comme il a été dit plus haut. Couret suivit; les débats religieux avaient excité, dans ce village populeux et intelligent, un grand intérêt; le comité local de l'Union évangélique y avait déployé beaucoup d'activité. Une pétition, couverte de 221 signatures, avait demandé au grand conseil, au mois de mai 1873, de remettre à l'ordre du jour de sa prochaine session la question de la séparation de l'Église et de l'État. On se préoccupa même de la formation possible d'une Église libre et deux projets, dus à l'initiative individuelle, firent croire prématurément que Couvet s'était déjà prononcé dans ce sens. Après la mise en vigueur de la loi, au mois de septembre, les dix-huit membres du comité de l'Union se divisèrent: la majorité entendait provoquer immédiatement la formation d'une congrégation indépendante, tandis que la minorité voulait subir la loi, aussi longtemps que l'Évangile serait prêché dans sa pureté. La paroisse fut convoquée en assemblée générale le 7 octobre; 58 électeurs demandèrent à M. Petitmaitre, qui avait déjà démissionné, de leur continuer ses soins pastoraux.

À Môtiers-Boveresse, la lutte fut plus violente qu'ailleurs parce qu'elle se compliqua d'éléments politiques. Le pasteur, M. Louis Perrin, avait été pris à partie très vivement par la presse radicale, parce qu'il avait témoigné publiquement sa désapprobation pour la loi et son attachement à la foi évangélique. Il s'en était suivi une polémique violente, où les anciens avaient pris fait et cause pour leur pasteur. La position demeura très tendue. Quand vint la votation sur la revision de la constitution, les trois quarts des électeurs la rejetèrent: les autres, se voyant en nombre si réduit, hésitèrent sur la conduite qu'ils devaient tenir; le pasteur démissionna le 10 novembre, le jour même où l'on procéda aux élections des autorités ecclésiastiques nationales. Ces élections, et la manière dont elles se passèrent, engagèrent quelques personnes à se prononcer: le 8 décembre, 28 hommes, sous la présidence de M. Favre-Barrelet, décidèrent de fonder une Église indépendante et de prier M. Perrin d'en être le pasteur. Le 11 décembre, nouvelle assemblée, où 42 hommes et 84 femmes s'inscrivirent comme membres et nommèrent un comité de paroisse provisoire. Les députés au synode ne furent élus que le 28 et n'assistèrent pas à la première séance du synode constituant. Le premier culte indépendant eut lieu le 4 janvier 1874.

La paroisse des Bayards, isolée sur la montagne et tout entourée de communes où la question de la séparation n'avait pas même été soulevée, se trouvait dans une situation difficile. M. Henri de Rougemont, son pasteur, passa par des temps d'incertitude pénible; il était sympathique à la formation d'une Église indépendante, mais pas assez convaincu pour en provoquer la fondation. Le 2 octobre, le collège des anciens et le comité de l'Union évangélique convoquèrent une réunion, où il fut décidé, par 42 voix contre 14, que la paroisse des Bayards contribuerait à la caisse centrale projetée et à l'entretien d'une faculté de théologie évangélique, mais qu'elle attendrait, pour se prononcer, de voir quelle attitude serait prise à l'égard des Églises qui suivraient cette voie. C'était agir dans le sens de la résolution adoptée par l'Union évangélique du 23 septembre, et c'est, sauf erreur, la seule tentative qui ait été faite dans cette direction. Mais bientôt, le pasteur comprit que cette situation n'était pas tenable; le 5 octobre, il annonça à sa paroisse qu'il démissionnait; et le lendemain 60 signatures d'hommes constituaient la nouvelle Église.

En passant des montagnes aux deux grandes vallées de la région intermédiaire, et de celles-ci au vignoble, l'on s'éloigne de plus en plus de la région de l'enthousiasme et des élans spontanés. Les villages du vignoble n'avaient nullement été troublés par les conférences libérales: on n'y avait entendu qu'un lointain écho des polémiques religieuses et l'on s'y préoccupait assez peu des dangers que pouvaient courir les paroisses menacées; on s'associa bien aux démarches faites pour protester contre la loi; mais, quand celle-ci entra en vigueur, on ne songea guère qu'il pût être question de ne pas s'y soumettre. De tout le district de Boudry, il n'y eut que deux paroisses où il en fut autrement; c'étaient les plus élevées de la région, celles qui touchaient à la montagne.

À Corcelles, M. le pasteur P. de Coulon avait eu de tout temps des sympathies pour la séparation de l'Église et de l'État; il s'était activement associé à la campagne menée contre la loi, mais, quand tous les recours eurent échoué, il passa par de grandes angoisses; il songea un moment à demeurer dans les cadres officiels, tout en s'associant à une Église évangélique libre, mais il en comprit bientôt l'impossibilité et il ne vit d'autre issue que la démission. «Ce n'est pas le cœur léger, écrivait-il, que je pris ma décision. Je redoutais le schisme et, si ma conscience me l'eût permis, je n'aurais jamais fait cette démarche, dont je pressentais toute l'amertume, sans prévoir les précieuses compensations que notre Dieu tenait en réserve pour nous.»

Le jour du Jeûne, il invita sa paroisse à rester dans le temple après le culte et il dit les motifs qui l'engageaient à démissionner. Deux adresses lui arrivèrent en réponse; les signataires de la première lui demandaient de rester à son poste et ils s'engageaient à sortir les premiers, s'il était jamais entravé dans sa prédication; la seconde, signée de 16 noms, se prononçait contre la loi et pour la formation d'une Église indépendante. M. de Coulon exposa à ces derniers les difficultés de la situation, vu leur petit nombre et les charges pécuniaires qu'ils auraient à supporter: il leur dit qu'il était tout prêt à aller continuer ailleurs son ministère: mais aucun d'eux ne se laissa ébranler: ils avaient examiné mûrement la question et ils avaient pris leur résolution, en connaissance de cause. Des listes d'adhésion furent déposées, mais les signatures ne venaient que bien lentement. C'est dans ces conditions qu'on en arriva au dimanche 2 décembre, où le premier culte indépendant devait avoir lieu à huit heures du matin. Par cette sombre matinée d'hiver, le pasteur et sa compagne s'y rendirent avec anxiété; les abords du temple étaient déserts: quel auditoire allaient-ils trouver, à cette heure matinale et inaccoutumée? Au moment où ils franchirent la porte, cent cinquante personnes se levèrent et entonnèrent le cantique: «Grand Dieu, nous te bénissons». C'est pourquoi, le premier dimanche de décembre est célébré comme un jour de fête dans l'Église indépendante de Corcelles.

La paroisse de Rochefort est formée d'une dizaine de hameaux, disséminés sur les flancs de la Tourne et dans les gorges de l'Areuse: elle ne compte guère que 900 habitants. Le pasteur qui la desservait depuis quatre ans, n'avait point partagé l'indignation de plusieurs de ses collègues, lorsque parut le projet de loi de 1873: il le trouva si logique, si conséquent avec la notion d'une Église d'État, qu'il ne savait trop quelles modifications on aurait pu y apporter, et c'est ce qui l'amena peu à peu à la conviction que l'État ne devait pas faire de loi ecclésiastique, puisque la meilleure de ces lois était funeste pour l'Église: s'il en était ainsi, la séparation s'imposait. Il n'arriva pas à tirer ces conclusions, sans passer par de rudes combats intérieurs; il sentait toute la responsabilité dont il se chargeait, si, par sa démission, il s'éloignait d'une partie de sa paroisse, sinon de la paroisse entière. Mais, s'il demeurait à son poste sous le nouveau régime, cette responsabilité lui semblait plus grande encore, puisqu'il se mettait, et son troupeau avec lui, dans une situation fausse, dont les conséquences fatales pouvaient se déployer d'un jour à l'autre.

Il convoqua, pour le 29 septembre au soir, une assemblée générale de tous les hommes de la paroisse, quelle que fût leur opinion sur la question; cent vingt répondirent à son appel. Il leur exposa pourquoi il ne pouvait accepter la nouvelle organisation; il leur offrit de demeurer au milieu d'eux pour y continuer un ministère libre; mais, si sa proposition n'était point acceptée, il annonça qu'il se retirerait, avec douleur sans doute, mais sans amertume, comprenant bien quels obstacles s'opposaient, dans une petite localité comme celle-là, à la formation d'une Église libre. Puis il offrit la parole à qui désirerait des explications. Un ancien fonctionnaire de l'État lut un discours où il demandait au pasteur, au nom de toute la population, de rester à son poste, ou du moins de réfléchir encore quelque temps. Il se fit ensuite un grand silence. Le pasteur répondit que ses réflexions étaient faites depuis des mois; puis, ne voulant exercer aucune pression, il quitta le temple pour laisser la discussion libre: il rentra à la cure avec le sentiment très net qu'il n'avait trouvé aucun écho et qu'il devait se préparer à partir. Cependant, à peine était-il sorti du temple, qu'un paroissien demanda à l'auteur du discours qui l'avait chargé de parler au nom de tous; pour lui, il avait très bien compris les motifs de son pasteur et il était prêt à le suivre. Plusieurs des assistants applaudirent. Mais le premier orateur écrivit de sa main une déclaration d'adhésion aux propositions du pasteur. «C'est facile d'applaudir, ajouta-t-il. mais qui osera signer cette pièce?» Sur quoi 58 hommes, la moitié de l'assistance, se levèrent et signèrent, séance tenante, l'acte de fondation de l'Église indépendante de Rochefort, qui se trouve ainsi avoir été rédigé par un de ses adversaires prononcés. Quand le pasteur reçut cette déclaration, sa joie fut aussi grande qu'inattendue. Quelques années plus tard, la paroisse comptait 110 électeurs et une centaine de femmes.

Le village de Lignières se trouvait dans des conditions analogues, isolé dans la montagne, bien qu'appartenant géographiquement à la région du vignoble. Le pasteur, M. Paul Besson, arriva, l'un des premiers, à la conviction que la loi était inacceptable et il chercha à en convaincre sa paroisse: puis il envoya sa démission. Mais, malgré les supplications des membres de son troupeau qui approuvaient sa détermination, il se décida, pour des raisons diverses, à quitter le pays, tôt après, pour aller évangéliser en France. La situation fut très difficile pour la jeune Église, qui comptait 40 électeurs et 80 femmes, mais qui était sans pasteur. Elle ne perdit pas courage et nomma ses délégués au synode, et, au mois de novembre, elle appela un jeune ministre, M. Philippe Quinche, qui accepta de venir la desservir.

Saint-Blaise est, en dehors de Neuchâtel, la seule localité riveraine du lac où se soit formée une Église indépendante. La séparation n’y comptait guère de partisans; le pasteur, M. Bersot, n'était point acquis à ce système, et ce fut la manière dont la nouvelle loi fut imposée, qui le décida à refuser de s'y soumettre; il le fit par conscience, mais avec une grande tristesse. Il annonça sa décision à sa paroisse le 28 septembre. Une députation des personnes les plus honorables vint le solliciter de demeurer à son poste. Mais sa conviction était formée, et, tout en étant très perplexe, parce qu'il se croyait presque seul de son opinion, il se sentit contraint de démissionner. Cependant, tout à fait en dehors de son initiative, un mouvement se préparait, des listes circulaient, et, un beau jour, à son grand étonnement, il se vit appelé à présider une assemblée de 60 hommes, décidés à fonder une Église indépendante, et qui nommèrent, séance tenante, leurs anciens et leurs députés au synode. M. Bersot n'avait rien fait pour cela: il s'était borné à déclarer ce qui était pour lui son devoir strict et personnel; la paroisse avait pris sur elle de lui répondre.

Restait la ville de Neuchâtel, où la question ecclésiastique se posa d'une manière beaucoup plus compliquée et pénible que nulle part ailleurs, et cela, parce qu'il n'y eut pas accord entre les cinq ecclésiastiques sur la ligne de conduite à tenir en face de la loi de 1873.

Pendant les années 1866 et 1867, tôt avant le commencement de la campagne du christianisme libéral, était survenu un changement presque complet du personnel pastoral: MM. Fréd. Godet, James Du-Pasquier et Alph. Diacon, ainsi que M. F.-L. Mercier, ministre du Vendredi, avaient donné successivement leur démission, le premier pour se vouer complètement à l'enseignement théologique, les autres pour raison d'âge et de santé. Les trois pasteurs avaient été remplacés par MM. L.-G. Nagel, Henri Junod et Ed. Robert-Tissot. En outre, lors du départ du premier successeur de M. Mercier, M. James Wittnauer fut nommé ministre du Vendredi, en 1869, et M. G. Henry, mort le 8 août 1872, fut remplacé, comme diacre, par M. Paul Savoie.

Le ministère de la ville, comme on l'appelait alors, avait donc été complètement renouvelé, au moment où éclata la crise ecclésiastique.

M. Robert-Tissot, comme rédacteur du Journal religieux, avait pris la part la plus active aux débats des dernières années; il avait cherché, par tous les moyens, à propager le principe de la séparation de l'Église et de l'État. Secrétaire du synode et membre du comité central de l'Union évangélique il s'était prononcé de la manière la plus catégorique, et il ne pouvait y avoir aucun doute sur la ligne de conduite qu'il suivrait, si la loi de mai 1873 venait à être proclamée.

Il en était de même de M. Junod, qui, en raison de ses convictions ecclésiastiques, avait été choisi comme rédacteur du journal, l’Indépendance des cultes. Ces deux pasteurs avaient promptement conquis une influence considérable dans la paroisse par leur prédication vivante et leur zèle pastoral.

Quant à M. Nagel, il n'était point un nouveau venu à Neuchâtel, comme ses collègues; il y exerçait depuis longtemps des fonctions pastorales, à titre de suffragant; il s'était spécialement occupé des écoles du dimanche et de l'œuvre des missions de Bâle, et, par ses talents et sa piété, il avait conquis l'affection et l'estime de la paroisse. On l'envisageait en général comme sympathique à la cause de la séparation; aussi, quand survinrent les débats sur la loi, apprit-on avec étonnement qu'il était décidé à la subir. Il se prononça catégoriquement dès l'abord et il s'enferma ensuite, comme il le disait lui-même, dans le cercle de fer de sa conscience.

Des deux autres ecclésiastiques, M. Wittnauer était partisan déclaré de la démission et M. Savoie ne se prononçait pas, mais paraissait incliner dans le sens opposé.

Quant aux nombreux laïques qui prenaient intérêt aux questions d'Église, ils avaient eu toutes les occasions de se former une opinion; les conférences, dans les sens les plus divers, les séances générales et locales de l'Union évangélique, avaient été tout particulièrement nombreuses à Neuchâtel, pendant les dernières années. Le protestantisme libéral y comptait un groupe de partisans peu nombreux, il est vrai, mais actif et influent; il n'avait pas pénétré dans le peuple; la majorité appartenait incontestablement au parti évangélique.

Aussi la loi de 1873 fut-elle, en ville, très vivement combattue: mais, quand elle devint exécutoire, la paroisse se divisa comme avaient fait les pasteurs. Dans la plupart des localités où se fondèrent des communautés indépendantes, celles-ci entraînèrent avec elles la majeure partie des auditoires ordinaires du culte. À Neuchâtel, il n'en fut pas de même, et ce fut précisément dans cette partie de la population, attachée à l'Église, que la division se produisit; un homme de la valeur de M. Nagel et qui jouissait d'un crédit aussi grand, devint naturellement le centre autour duquel se groupèrent tous ceux qui, pour des motifs divers, entendaient rester dans l'Église nationale.

Peu après la votation du 14 septembre, quelques personnes décidées à ne pas se soumettre à la loi nouvelle, se réunirent, sans les pasteurs, chez M. Édouard de Pury-Marval et convoquèrent une assemblée pour le 19 septembre, dans la chapelle des Bercles, sous la présidence de M. Ch. Favarger. Dans cette réunion, après un rapport sur la situation, présenté par M. L. Jeanneret, un entretien général s'engagea, mais sans aboutir à un vote. M. de Pury présenta un projet de déclaration, affirmant la nécessité de reconstituer par une association libre l'ancienne Église nationale neuchâteloise, dissoute par la loi qui venait d'être promulguée.

La discussion sur cette déclaration fut renvoyée à une assemblée publique, qui eut lieu le 23 septembre, dans la chapelle des Terreaux. C’était le soir même du jour où s'était réunie l'Union évangélique, et les idées qui avaient été exprimées le matin, le furent de nouveau le soir, en particulier celle de la formation d'une Église évangélique, dont on pourrait faire partie, sans devoir sortir pour cela de l'Église nationale. La déclaration proposée allait beaucoup plus loin; elle réclamait un acte d'adhésion explicite. Cette divergence d'opinion sur le caractère de l'Église à fonder causa des malentendus et provoqua des explications assez vives. Divers orateurs soutenaient que la loi était acceptable, puisque la liberté de prêcher l'Évangile n'était restreinte en rien, qu'il n'y avait aucun danger de voir le rationalisme s'implanter à Neuchâtel et qu'il importait de ne pas se séparer du peuple. Les vues étaient trop divergentes pour qu'un accord pût s'établir. Une quarantaine d'électeurs signèrent la déclaration, qui fut mise à la disposition du public, pour recevoir de nouvelles adhésions.

Trois jours après, les membres de l'Église indépendante, une centaine d'hommes, se réunirent pour la première fois à la chapelle des Bercles; ils envoyèrent une députation aux trois pasteurs démissionnaires pour les prier de se rendre au milieu de leurs paroissiens et ils décidèrent d'écrire une lettre à M. Nagel pour lui exprimer toute leur douleur de devoir se séparer de lui. Le comité fut chargé de faire connaître par une adresse la fondation de la nouvelle Église et les trois pasteurs envoyèrent une circulaire à leurs paroissiens, pour leur expliquer leur manière d'agir.

Tels furent les premiers commencements bien modestes de la paroisse indépendante de Neuchâtel. Rien ne rappelait l'ardeur et l'entrain du mouvement des montagnes; les indécis étaient nombreux: ceux qui notaient prononcés par fidélité à ce qu'ils envisageaient comme leur devoir, auraient désiré voir un accord complet de tous les pasteurs et des membres fidèles du troupeau; ils devaient se résigner à une séparation qu'ils espéraient momentanée. Mais une Église, formée dans ces conditions spéciales, n'était pas destinée à s'affaiblir par des défections, elle devait plutôt s'accroître régulièrement. En 1874, elle comptait 180 électeurs: 25 ans après, leur nombre est de plus de 700.

Après avoir passé en revue les diverses Églises indépendantes du canton de Neuchâtel et constaté dans quelles conditions elles se sont fondées, il est difficile de ne pas être frappé de la variété de caractère qu'elles présentent: on sent quelles sont issues d'un mouvement populaire spontané, sans plan d'ensemble ni entente préalable. Là même où la paroisse ne se serait probablement pas constituée, si le pasteur n'en avait pris l'initiative, celui-ci n'aurait jamais réussi à réunir les éléments d'une Église, s'il n'y avait pas eu dans le pays un courant d'opinion très accentué dans le sens de l'indépendance. L'on ne peut pas dire cependant qu'il y ait eu entraînement: chacun avait eu le temps d'examiner mûrement la question et de peser ses raisons pendant les longs mois que dura la crise; quelques personnes

auraient désiré que l’on agit tôt après l'adoption de la loi, au mois de mai, comme fit Coffrane: mais on préféra attendre l'issue du recours des députés de la minorité auprès du conseil fédéral et faire l'essai d'une demande de revision delà constitution. Ce n'était peut-être pas très habile comme tactique: on aurait pu profiter de l'irritation générale pour cherchera entraîner les populations; mais dans des questions aussi graves, il faut agir sans précipitation, dût le succès numérique être moins brillant. Jusqu'au dernier moment, d'ailleurs, on espéra éviter une scission entre les membres du parti évangélique.

La fondation d'une paroisse indépendante présentait de nombreuses difficultés, qui n'étaient pas faites pour encourager des élans inconsidérés; ceux qui s'inscrivaient comme membres de cette Église, savaient parfaitement qu'ils perdraient leur popularité: puis ils devraient s'imposer des sacrifices pécuniaires, qui pouvaient être lourds; les pasteurs avaient à trouver à se loger, et la chose était parfois très embarrassante, surtout dans de petits villages. Il y aurait un curieux chapitre à écrire sur la manière dont ces difficultés matérielles furent résolues. Mais il en était d'autres plus pénibles à surmonter, parce qu'elles étaient de nature morale: il fallait s'y résigner d'avance; elles sont inévitables, quand on va à rencontre des sentiments de la majorité, même pour un motif de conscience.

Hâtons-nous d'ajouter que l'Église indépendante n'eut pas, comme d'autres Églises libres, à passer par la persécution: le conseil d'État fit partout respecter la loi et ne suscita pas d'obstacle aux nouvelles communautés. Nous ne parlons que pour mémoire de l'arrêté par lequel il n'autorisait l'usage des cloches que pour le culte national: trois semaines après, le grand conseil tranchait la question dans le sens de l’égalité, et les cultes indépendants furent annoncés, comme les autres, au son des cloches. C'est une preuve de tolérance dont on ne trouverait guère ailleurs le pendant.

Si l'autorité supérieure fut franchement libérale, il n'en tut pas toujours de même des autorités locales; elles montrèrent parfois de la mauvaise volonté, dans la fixation des heures du culte, en particulier: si bien que l'Église indépendante ne put souvent avoir le sien qu'à 8 heures, à midi, ou à 3 heures, et qu'elle fut amenée dans la suite à construire, en plusieurs lieux, des temples ou des chapelles. Mais ce ne sont là que de petites misères, irritantes au premier moment, mais bientôt oubliées, et l'on peut dire que la fondation de l'Église indépendante ne fut troublée par aucun acte de violence ni par aucune chicane administrative.


L. Dubois +




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