Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IX

LA CRISE, DU 18 MARS AU 14 SEPTEMBRE 1873

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Elle dura six mois, six longs mois, cette crise douloureuse, dont tous ceux qui l’ont traversée gardent un souvenir ineffaçable. Ce fut un temps d'angoisses, de discussions souvent pénibles, de luttes intérieures plus pénibles encore. Quelques-uns, peut-être, ont vu clairement, dès l'abord, quelle ligne de conduite ils devaient suivre; ce fut le petit nombre. Les autres, la grande majorité, redoutaient le moment où ils auraient à prendre une décision; ils cherchaient à l'éloigner autant que possible, en usant de tous les moyens que la constitution mettait à leur disposition; mais, tout en multipliant leurs efforts, ils étaient tourmentés du pressentiment secret que ces atermoiements seraient inutiles et que, malgré tout, ils seraient contraints un jour de se prononcer, en face de cette loi funeste.

Quand une situation est claire, il semble que rien ne doive être plus simple que de discerner où est le devoir. Or la situation était très claire: la loi revisée était destinée à faire pénétrer dans l'Église le libéralisme religieux sous sa forme la plus caractérisée et la plus intransigeante. Il ne s'agissait pas d'un danger éventuel et peut-être chimérique: les adversaires étaient organisés, ils avaient pour eux les hommes en charge les plus en vue, ils étaient décidés à arriver à leurs fins, ils étaient à la veille d'y parvenir.

Dans ces conditions, le devoir n'était-il pas tout tracé, pour tout homme convaincu de la vérité de l'Évangile? Ne devait-il pas refuser à tout prix de s'associer à cette entreprise?

La question pouvait être douteuse pour des hommes qui, tout en adhérant au christianisme évangélique, envisageaient qu'il ne faut pas exagérer l'importance de la doctrine. Mais, pour un chrétien décidé, pouvait-il y avoir hésitation? C'est en Jésus-Christ qu'il a trouvé le salut et la vie; lui enlever son Sauveur, c'est lui ôter son trésor le plus précieux, c'est lui ravir sa seule espérance pour ce monde et pour l'éternité. En raison même de la profondeur de ses convictions, il respecte la conscience de tous ceux qui ne les partagent pas et il réclame pour eux la liberté la plus complète. Mais jamais il ne consentira à ce que l'Église, chargée d'annoncer l'Évangile au monde, puisse tour à tour confesser et renier le Fils de Dieu, proclamer la rédemption par la croix et la mettre en doute, dire au pécheur qu'il n'y a de salut en aucun autre et persuader à l'homme qu'il peut se sauver lui-même. Qu'on laisse ceux qui croient autrement, libres de se réunir et de se constituer, libres de répandre leurs idées et de chercher à régénérer le monde! C'est justice, mais c'est tout ce qu'il est possible de leur concéder.

Ce raisonnement si simple pouvait paraître absolument décisif, et il le fut pour plusieurs. Mais une autre considération surgissait bientôt et venait rendre hésitants ceux qui se croyaient tout à l'heure absolument fixés sur la ligne de conduite à tenir. Le but de l'Église, c'est d'apporter l'Évangile à notre peuple: qu'adviendra-t-il si, la loi devenue exécutoire, les chrétiens évangéliques refusent de s'y soumettre et sortent des cadres officiels? ils garderont bien leur foi personnelle, mais le peuple, ne le livreront-ils pas aux adversaires de l'Évangile?

Cette question, sérieuse déjà pour le laïque, se posait dans toute sa gravité pour le pasteur, qui savait qu'il aurait à répondre devant Dieu de la paroisse qui lui était confiée. S'il restait à son poste, il annoncerait toujours la vérité chrétienne; mais, s'il le quittait, que se passerait-il? Peut-être avait-il dans sa paroisse un groupe d'hommes qui avaient compris les questions débattues et qui le suivraient; mais les autres, ceux qui ne pouvaient s'occuper de semblables problèmes, les faibles en la foi, les adversaires même, n'avaient-ils pas, plus encore que les premiers, un urgent besoin d'un ministère fidèle? Et les enfants, qui ne se décideraient point eux-mêmes, mais qui devraient suivre leurs parents, était-il possible de se désintéresser de leur avenir, quand cet avenir dépendait, dans une certaine mesure, de la décision que prendrait celui qui était chargé de les instruire?

Dieu seul connaît les angoisses par lesquelles ont passé nombre de pasteurs, pendant ces mois d'attente. Tantôt le devoir de se retirer, si la loi était acceptée, s'imposait à eux; tantôt ils étaient effrayés en songeant aux conséquences de cet acte. Très résolus aujourd'hui, ils retombaient le lendemain dans l'indécision: ils entendaient défendre les deux solutions par des hommes qui leur inspiraient une égale confiance: ils priaient Dieu de les éclairer, puis ils se demandaient s'ils ne se faisaient pas illusion, en donnant à leurs propres pensées une sorte de sanction divine. D'autres influences, d'ordre moins élevé peut-être, mais également respectables, agissaient sur eux; des considérations de famille, de relations sociales, exerçaient une action, souvent considérable; le milieu où vivait le pasteur et le caractère de sa paroisse pouvaient modifier son jugement: tel, qui s'est décidé ici dans un sens, aurait suivi ailleurs une direction différente.

Si la période critique fut longue et pénible, elle fut cependant salutaire, et, pendant ces six mois, les résolutions purent se mûrir dans le recueillement. Si la décision avait dû suivre immédiatement la première délibération du grand conseil, elle aurait été hâtive et précipitée.

Au premier moment, la grande préoccupation de tous les défenseurs de l'Église fut de chercher à empêcher le projet de revision d'aboutir; la commission, chargée de l'examiner, pouvait le modifier profondément.

Cependant, alors déjà, on put se rendre compte que le clergé ne serait plus unanime, comme il l’avait été lors des conférences de M. Buisson; sans parler de l'auteur des trois lettres au National, trois ou quatre pasteurs estimèrent que la loi, malgré certains défauts, était acceptable: mais tous les autres continuèrent à se prononcer dans le sens de l'Adresse des cinquante-cinq et menèrent vigoureusement la campagne contre la loi.

Il importe, pour éviter des jugements injustes, de distinguer deux questions que l'on a parfois confondues, celle du jugement porté sur la loi non encore acceptée, et celle de la conduite à tenir vis-à-vis de cette même loi devenue exécutoire. On comprend, sans beaucoup d'explications, qu'un homme qui jugeait cette loi ruineuse pour l'Église, ait refusé plus tard de s'y soumettre. Mais il ne serait point équitable d'accuser d'inconséquence, celui qui, l'ayant combattue précisément parce qu'il prévoyait qu'elle amènerait fatalement un schisme, se décida, quelques mois plus tard, à la subir, une fois que l'autorité politique l'eût imposée à l'Église.

Tôt après la session du grand conseil, dès le 27 mars, le comité central de l'Union évangélique convoqua une assemblée générale à Neuchâtel pour le mardi 15 avril. Cent dix-huit délégués, représentant trente paroisses, répondirent à cet appel. Le comité estimait qu'il n'y avait pas lieu d'adresser de nouveau des vœux au grand conseil, mais qu'il fallait provoquer un pétitionnement général, demandant que la nouvelle loi ecclésiastique fût soumise à la ratification du peuple. Quelques délégués redoutaient cet appel au peuple, estimant que ce serait déclarer d'avance que l'on se soumettrait à son verdict; ils eussent préféré organiser dès maintenant une Église indépendante, mais leur opinion ne réunit qu'un petit nombre de voix. L'assemblée fut ensuite unanime pour décider d'organiser le pétitionnement proposé.

Déjà, au cours de la discussion du grand conseil, les députés de la minorité, M. Henri Jacottet en particulier, avaient réclamé que la loi fût soumise au peuple, et cela en vertu de l'article 71 de la constitution de 1858, que le Synode avait déjà invoqué dans son Adresse: «Tout changement aux bases fondamentales de l'organisation ecclésiastique actuelle sera soumis à la ratification du peuple.» Mais ici se posait une question d'interprétation, qui donna lieu à de longs débats: que faut-il entendre par les bases fondamentales? Cet article, dans la pensée de M. G. Guillaume qui l'avait proposé, visait avant tout la séparation de l'Église et de l'État; (Voir ci-dessus, p. 69.) mais il était susceptible d'une application plus étendue. Il était plus délicat de décider si la nouvelle loi changeait ou non les bases fondamentales de l'Église: des termes élastiques comme ceux-là peuvent être entendus de manières différentes; on pouvait soutenir que M. Numa Droz n'avait fait que tirer les conséquences logiques du principe du suffrage universel, admis déjà par la loi de 1849. D'autre part, l'Église évangélique, telle qu'elle s'était organisée sous le régime de cette dernière loi, était bouleversée par le projet nouveau. Il y avait donc hésitation sur le sens à donner à cette disposition constitutionnelle: dans le doute, il eût été en tout cas plus démocratique de se prononcer pour l'interprétation la plus favorable aux droits du peuple. Mais le gouvernement était très décidé à ne pas adopter ce mode de faire. Bien qu'il disposât d'une grande majorité au point de vue politique, il était beaucoup moins sûr de son ascendant dans une affaire religieuse, ou plutôt, il se rendait bien compte que le peuple rejetterait infailliblement la nouvelle loi ecclésiastique, s'il avait à se prononcer.

Comme le référendum facultatif n'a été introduit dans la constitution qu'en 1879, l'Union évangélique n'avait qu'un moyen d'obtenir une votation populaire, c'était d'organiser un pétitionnement qui la demandât, en s'appuyant sur l'article 71 de la constitution. Cette pétition, vivement combattue par la presse radicale, se couvrit cependant de 10.343 signatures de citoyens, représentant plus des deux tiers du corps électoral. Ce résultat donna confiance aux adversaires de la loi, convaincus que le gouvernement, en présence d'une telle manifestation de l'opinion publique, n'oserait aller de l'avant.

Parmi les nombreuses publications où la loi fut appréciée et jugée, nous mentionnerons celle où M. A. Gretillat, professeur de théologie, mettait en relief, avec le genre d'ironie qui lui était propre, les dangers d'un régime où les opinions contraires étaient admises dans la même Église. Il se prononçait avec l'Union évangélique pour la constitution de deux Églises distinctes, ayant droit toutes deux aux revenus des biens ecclésiastiques. (Gretillat, ministre et professeur, Conférence sur la revision de la loi ecclésiastique, Neuchâtel, 1873.) M. Ernest Naville fit paraître en avril un Examen du projet de loi où il en faisait la satire, en en déduisant les conséquences logiques: «Jamais, dit-il, on n'a donné une démonstration plus forte de la thèse que, dans les conditions de la société moderne, une Église organisée par l'État cesse par cela même et absolument d'être une Église.» Enfin le texte du projet de loi fut publié, avec des remarques critiques qui en signalaient les dangers. (Et vous, qu'en pensez-vous? Études et questions sur le projet de loi ecclésiastique.)

Le Journal religieux, fidèle à ses principes, démontrait que la séparation était seule capable de mettre un terme aux conflits, tandis que l’Alliance libérale de Genève prenait fait et cause pour la loi. La presse politique s'était également jetée dans la mêlée. Celle de l'opposition, l’Union libérale, en particulier, se prononça avec une grande énergie contre la politique ecclésiastique du gouvernement: la presse radicale, le National suisse et le Courrier du Val-de-Travers, menèrent une campagne violente contre le synode, l'Union évangélique et le clergé. Un correspondant du National alla jusqu'à accuser les pasteurs d'avoir détourné les fonds versés à la caisse centrale, pour acquérir un immeuble à Neuchâtel pour leurs assemblées.

Telle était l'excitation des esprits, lorsque le grand conseil se rassembla, le 20 mai 1873, pour entendre le rapport de la commission chargée d'examiner le projet de loi ecclésiastique. La majorité de cette commission, dont le Dr Guillaume fut le rapporteur, défendit énergiquement les principes qu'avait exposés M. Numa Droz, et la loi qui en était l'expression. Elle y ajouta un premier article d'un style étrange et d'un sens énigmatique: «Le libre exercice des cultes a lieu dans le canton, sous réserve de la liberté de conscience et de croyances de tous les citoyens indistinctement.» Mais surtout, elle aggrava la situation en enlevant au synode la surveillance des études et la nomination des professeurs de théologie qu'elle attribua au conseil d'État, en rattachant la faculté à l'académie. C'était logique: M. Numa Droz, qui entendait enlever au synode toute direction spirituelle, lui avait laissé encore cette attribution considérable; on comprit qu'il importait qu'il en fût dépouillé et que l'État pût exercer une influence directe sur la préparation des futurs pasteurs.

Ayant ainsi achevé et parfait l'œuvre commencée, la majorité de la commission estima «que. comme corollaire à la révision de la loi ecclésiastique, il y avait lieu de demander au conseil d'État, pour une prochaine session, un projet de revision de la loi sur les cures et presbytères, dans le sens d'une augmentation des traitements des pasteurs et curés(Loi réglant les rapports de l'État avec les cultes, etc., p. 58.) La majorité de la commission ne parut pas se douter de ce qu'il y avait de froissant et d'humiliant dans ce prétendu corollaire de la revision, proposé dans de telles conditions; une question de Conscience se posait pour les pasteurs; on semblait vouloir leur en faciliter la solution par une augmentation de traitement. Chacun, d'ailleurs, avait déclaré qu'il était injuste de prélever sur l'impôt une partie du budget des cultes: et, aujourd'hui, c'était au nom de la liberté et de l'égalité qu'on proposait d'augmenter ce prélèvement dans une forte proportion.

La minorité de la commission n'avait pu prendre part à l'examen du projet du conseil d'État, dont elle repoussait absolument les principes; elle présenta un nouveau projet de loi entièrement différent; (Loi réglant les rapports de l'État avec les cultes, etc., p. 60.) elle reprenait l'idée du synode et de l'Union évangélique, de laisser toutes les Églises et les associations religieuses libres de se constituer, et de leur répartir les revenus des biens ecclésiastiques, dans la proportion des dépenses quelles s'imposeraient chacune pour leur culte.

Ce fut M. Henri Jacottet qui présenta le rapport au nom de la minorité: il résuma encore, de la manière la plus claire, les motifs qu'elle avait de rejeter le projet du conseil d'État et il montra comment celui de la minorité répondait seul aux principes de liberté et d'égalité. Il attend le moment «où la séparation de l'Église et de l'État se dégagera sans secousse de la conscience universelle et sera acceptée pour elle-même, en dehors de toute considération qui lui serait étrangère.» (Id.. p.48)

Après la lecture des deux rapports, la délibération fut ouverte. M. Paul Jeanrenaud proposa encore au grand conseil de se prononcer en faveur de la séparation, avec abandon des biens d'Église à l'État; c'était la séparation pure et simple, sans dotation en faveur d'aucun culte, sans moyens termes ni transitions, telle qu'elle aurait dû être formulée dès l'abord par les partisans d'une Église évangélique. Mais cette dernière et généreuse tentative d'éviter des troubles graves, tout en sauvegardant la liberté de tous, échoua comme les précédentes. Lors même qu'elle fut appuyée par plusieurs députés, la majorité ne voulut pas rentrer dans la discussion et on répondit à M. Jeanrenaud que sa proposition venait trop tard et que cette question avait été ajournée indéfiniment. Par 48 voix contre 40, le grand conseil décida de prendre le projet de la majorité comme base de la discussion. Dans ces conditions, la minorité ne pouvait que garder le silence; tous les articles furent enlevés au pas de course et, malgré les manifestations évidentes de l'opinion publique, le projet du gouvernement fut adopté par 47 voix contre 40.

Le lendemain, 21 mai, le décret relatif à l'élévation du traitement des pasteurs et curés fut adopté, sans qu'aucun député prit la parole.

Mais il restait la grosse question de l'appel au peuple. Outre la grande pétition des 10,343 citoyens qui le réclamait, le grand conseil en avait reçu d'autres, relatives aux questions ecclésiastiques. L'une, de Couvet, revêtue de 221 signatures, demandait que le grand conseil remît la question de la séparation à l'ordre du jour de la prochaine session. Une autre, datée de Peseux et signée par M. J.-L. Roulet, était conçue dans un sens analogue. Par une troisième, 8439 dames se prononçaient contre le projet de loi, tandis que 139 membres et délégués de treize sections de l'Association patriotique l'appuyaient et déclaraient que l'appel au peuple serait inconstitutionnel.

Le grand conseil, semble-t-il, aurait dû hésiter, dans ces conditions, à soustraire au verdict de la nation une loi qui provoquait une pareille opposition.

«Pourquoi, dit M. Ch. Lardy, manifester ces répugnances à l'égard d'une mesure qui nous est commandée, non seulement par la constitution et par les vœux clairement exprimés de la majorité du pays, mais aussi par les circonstances? Serait-ce parce qu'on suppose que le peuple rejettera la loi? Mais, s'il répond non, aura-t-on la prétention de la lui imposer? S'il en était ainsi, la république serait synonyme de tyrannie, mais non de liberté.» (Bulletin officiel du grand conseil, XXXIII, p. 113.)

La discussion fut longue, mais tout fut inutile; à trois voix de majorité, par 44 voix contre 41, l'appel au peuple fut repoussé comme inconstitutionnel.

Le surlendemain, 23 mai 1873, le conseil d'État promulguait la loi ecclésiastique et la déclarait exécutoire dès ce jour.

L'émotion fut grande dans le pays, quand on apprit le sort de la pétition. On avait espéré jusqu'au dernier moment que la majorité gouvernementale n'oserait pas aller contre le vœu des deux tiers des citoyens. Et maintenant, le schisme, que le vote populaire aurait pu empêcher, devenait imminent, presque inévitable. L'irritation était grande contre le gouvernement qui, pour satisfaire une petite minorité, bouleversait l'Église et jetait un brandon de discorde dans le pays.

M. le pasteur Coulon, de Corcelles, prit sur lui de convoquer chez lui, le 23 mai, tous les pasteurs du canton, à l'exception des trois qui s'étaient prononcés ouvertement pour la loi. Quarante-et-un répondirent à cette invitation et quatre le firent par lettre. On put se rendre compte par la discussion que, si le clergé avait été presque unanime pour condamner la loi et chercher à la faire rejeter par le peuple, cet accord cesserait, lorsque cette loi deviendrait exécutoire. Plusieurs déclarèrent qu'ils ne s'y soumettraient jamais; deux ou trois se montrèrent décidés à la subir; un grand nombre étaient encore indécis. Aucune votation n'intervint, comme on en était convenu d'avance. On apprit, ce jour-là, que les députés de la minorité avaient adressé un recours à Berne contre la décision du grand conseil qui refusait de soumettre la loi au peuple.

À cette réunion de Corcelles, M. le pasteur Perret, président du synode, s'était prononcé de la manière la plus véhémente dans le sens de la démission.

Autant il avait été prudent et réservé pendant que la situation était encore indécise, autant il était inébranlable dans sa résolution, maintenant que la loi était adoptée. Il ne se laissait arrêter par aucune considération d'opportunité: «Le devoir, c'est notre affaire; les conséquences appartiennent à Dieu.»

Le dimanche 25 mai, il annonça à sa paroisse de Coffrane, au culte du matin, qu'il lui était impossible de coopérer au nouvel ordre de choses créé par la loi, mais qu'il était prêt à rester au milieu de son troupeau pour y continuer son ministère comme jadis, hors de la dépendance de l'État. Il invita ceux qui partageaient son sentiment à se lever, ce que fit toute l'assistance, à une ou deux exceptions près. Deux jours après, une délégation apportait à M. Perret une adresse signée par 178 électeurs, et, le surlendemain, 212 femmes y ajoutaient leurs noms. On peut dire que la paroisse, presque unanime, se constituait en Église indépendante, pour le jour où la loi serait exécutée. (Journal religieux du 31 mai 1873.)

Ce beau mouvement témoignait des sentiments qui régnaient alors dans la grande majorité du peuple. Sans distinction de parti politique, on était indigné de la manière dont le gouvernement traitait l'Église, en lui imposant, sans daigner la consulter et malgré ses protestations, une constitution qu'elle jugeait ruineuse. Cependant, la résolution prise par la paroisse de Coffrane semblait un peu précipitée: l'entraînement pouvait n'être pas durable, on n'avait pas épuisé encore tous les moyens d'opposition, il était plus sage d'attendre encore.

Le 31 mai, en effet, une réunion d'hommes politiques, à Neuchâtel, décida de tenter un dernier effort et de réunir les 3000 signatures nécessaires pour demander une revision de la constitution, dans le sens de la séparation de l'Église et de l'État. C'était le dernier moyen d'empêcher un schisme: si la séparation était votée, soit complète, soit sous une des formes transitoires qui avaient été proposées, l'unité de l'Église évangélique serait sauvée, tandis que l'on ne savait ce qui adviendrait, si l'exemple de Coffrane était suivi dans quelques localités. Mais plusieurs redoutaient de voir s'ouvrir une nouvelle campagne, où la politique jouerait nécessairement un grand rôle: ils pensaient que les discussions passionnées et les violences de la presse compromettraient les intérêts religieux; le résultat de la votation était d'ailleurs incertain et, si la revision de la constitution était repoussée, le parti évangélique se trouverait dans une situation bien moins favorable qu'au moment actuel.

Une autre solution de la difficulté fut proposée par M. Henri DuPasquier, l'un des chefs de l'opposition au grand conseil. Dans une lettre adressée, le lendemain du vote du 20 mai, au président de l'Union évangélique, il sollicitait les pasteurs de ne pas démissionner. Comme, d'après la loi, paroisse et pasteurs étaient parfaitement libres, et que le droit d'association était reconnu, rien n'empêcherait de constituer une Église évangélique dans le sein de l'Église nationale et sans la sanction de l'État. L'Union évangélique pourrait très bien y pourvoir: elle organiserait une faculté libre de théologie; la Société pastorale maintiendrait l'unité de doctrine: on pourvoirait aux besoins religieux des paroisses où seraient nommés des pasteurs rationalistes.

L'argent ne ferait point défaut pour subvenir à ces dépenses et l'on éviterait ainsi des démissions et des frais inutiles.

Cette proposition de M. DuPasquier, qui rappelle le système des synodes officieux dans l'Église réformée de France, avait certainement quelque chose de séduisant; elle permettait de lutter contre l'invasion du rationalisme, tout en conservant les avantages d'une position officielle. Mais cette situation aurait-elle été bien franche? En restant à son poste et en recevant le traitement de l'État, le pasteur aurait-il pu faire partie d'une association destinée à combattre l'Église de l'État, partout où elle ne correspondrait pas à ses vues? Non! Il fallait accepter ou refuser: une position intermédiaire, que quelques-uns rêvaient, n'était pas tenable.

Telles étaient les opinions régnantes, lorsque le comité de l'Union évangélique convoqua une assemblée générale à Neuchâtel, le 11 juin 1873. Si chacun était d'accord pour déclarer la loi mauvaise, les opinions différaient sur la conduite à suivre présentement et l'on put, constater que l'assemblée se partageait en deux groupes à peu près égaux. M. H. DuPasquier défendit sa proposition. On convint de ne pas voter, afin de ne pas accentuer le schisme menaçant. La pétition qui demandait la revision de l'art. 71 de la constitution, pouvait changer la face des choses et l'on résolut de ne prendre aucune décision définitive avant que cette question fût tranchée. On décida en même temps de créer un journal spécial destiné à éclairer le peuple sur la portée de cette votation.

Quelques pasteurs, favorables à la formation d'une Église libre, se réunirent après la séance, pour s'entendre sur la conduite à tenir: ils résolurent d'attendre l'issue du recours à Berne. Si la loi était mise à exécution dans l'intervalle, ils expliqueraient la situation à leur paroisse. Si le recours n'aboutissait pas, ils exprimèrent le désir que les membres du synode actuel qui seraient d'accord avec ce mode de faire, prissent l'initiative d'une manifestation publique, en offrant un centre de ralliement aux groupes isolés.

Cependant, le comité de la ville qui avait proposé de demander la revision, s'était mis à la tête du mouvement dans le canton tout entier. Les signatures, qui devaient être légalisées, affluèrent, et, en quelques jours, au lieu des 3000 qui étaient réclamées, 5694 furent apposées au pied de la pétition, qui fut déposée le 16 juin sur le bureau du grand conseil. Cette autorité fixa la votation populaire sur la revision aux 12, 13 et 14 septembre, et suspendit jusqu'après cette date la mise à exécution de la loi promulguée le 23 mai.

Cette décision donna quelques semaines de répit, dont chacun avait grand besoin, avant d'entreprendre la dernière grande lutte. Troupeaux et pasteurs évangéliques pouvaient encore se donner la main pour travailler ensemble à la réussite de la votation de septembre: et, avec la possibilité d'un résultat favorable, il était permis d'écarter pour un moment l'idée obsédante du schisme. Après l'agitation des derniers mois, chacun pouvait maintenant se recueillir, imposer silence à la voix des passions et peser, dans le for intime de sa conscience, les résolutions qu’il avait à prendre.

L'impression dominante était celle de la tristesse; l'avenir prochain était sombre; il était évident que ceux qui avaient mis tant de passion à faire passer la loi, tenteraient un suprême effort pour écarter la revision de la constitution. Chaque culte rappelait au pasteur qu'il pourrait se trouver, dans peu de temps, séparé d'une partie plus ou moins considérable de sa paroisse, ou peut-être obligé d'aller chercher ailleurs à gagner sa vie. Les opinions tendaient à s'accentuer et chacun entrevoyait de plus en plus nettement l'éventualité douloureuse d'une séparation d'avec des collègues, des amis, dont il partageait la foi.

Pendant l'été 1873, l'Union évangélique déploya une activité considérable: tous ses membres étaient d'un même avis, quant à la revision de la constitution, et ils mirent tout leur zèle à éviter le schisme cruel que tous redoutaient.

Un comité fut nommé pour rédiger un journal populaire, l’Indépendance des cultes, destiné à être répandu dans toutes les familles, et qui devait faire comprendre quels étaient le sens et la portée de la votation de septembre. (Ce comité fut composé de Mil. Henri Junod et Robert-Tissot, pasteurs à Neuchâtel. Henri Jacottet, Jean Jéquier et Louis Richard.) C'était une tâche difficile, parce que les questions ecclésiastiques, par leur nature même, se prêtent mal à un exposé bref et accessible à tous. Il aurait été plus aisé de prendre la défense de la séparation pure et simple, avec suppression complète du budget des cultes. Une solution claire et radicale est toujours plus facile à exposer. Peut-être le peuple l'aurait-il mieux comprise qu'on ne le supposait Tout en montrant les avantages de la séparation, les rédacteurs défendirent aussi le système mixte, le moyen terme proposé par le synode, l'Union évangélique et les députés delà minorité. Le journal eut six numéros, dont le premier parut le 26 juillet et le dernier le 9 septembre, à la veille de la votation.

Jamais le canton ne vit une polémique aussi acharnée que pendant les dernières semaines qui précédèrent le grand jour; la presse ne s'occupait que de cette question; les conseillers d'État eux-mêmes couraient le pays, pour faire des conférences. Le parti gouvernemental chercha par tous les moyens, sans y réussir complètement, à amener tous les radicaux à rejeter la revision; il s'était tellement engagé dans cette fâcheuse campagne qu'un insuccès sur ce point pouvait compromettre gravement sa situation et son crédit. C'est ce qui explique la passion et la violence de la discussion. Étranges conditions pour décider si l'État doit laisser l'Église libre de professer sa foi ou s'il doit le lui interdire! Cet acharnement était plus inexplicable encore, quand on se souvenait des déclarations de jadis.

Dans son Manifeste du 10 octobre 1869, le comité du christianisme libéral s'exprimait ainsi: «La séparation des Églises et de l'État est peut-être dans ce canton d'autant plus imminente, qu'acceptée par tous les partis, sans être le monopole d'aucun, elle n'a pour ou contre elle ni passions violentes, ni intérêt de coterie. Quelques mois plus tôt ou plus tard, la solution, dans un pays comme celui-ci. n'est pas douteuse.» (L'Emancipation, I. p. 278.)

Depuis lors, que s'était-il passé? La séparation avait gagné des partisans toujours plus nombreux; aujourd'hui, elle était réclamée par des milliers de pétitionnaires et la question était enfin soumise au peuple. Et voici que le parti qui l'avait le premier réclamée, les signataires mêmes du Manifeste, menaient campagne pour la faire rejeter à tout prix. Il serait difficile de trouver un autre exemple d'une pareille palinodie.

La question politique était d'une moindre importance pour l'opposition. Plusieurs sans doute auraient été heureux d'infliger une défaite à leurs adversaires, mais ce désir, propre à tout parti, ne jouait qu'un rôle secondaire. De nombreux radicaux faisaient cause commune avec les conservateurs; ils se refusaient à suivre, dans cette question, les évolutions de leurs chefs; ils s'insurgeaient contre cette intrusion violente de l'État dans un domaine qui n'est pas le sien.

Enfin, après ces semaines d'agitation fiévreuse et d'angoisse, arriva le jour de la votation. Cinq questions étaient soumises aux électeurs; ils avaient à se prononcer sur la revision de quatre articles de la constitution (30, 33, 39 et 71), dont le dernier seul concernait l'Église; puis ils devaient décider si la revision éventuelle serait faite par le grand conseil ou par une constituante.

Le 14 septembre au soir, chacun était dans l'attente: il était impossible de prévoir le résultat; on avait rarement vu pareille affluence au scrutin; des nouvelles contradictoires se succédaient: toujours rien d'officiel: comment était-il si difficile d'additionner des oui et des non? Le lundi matin se passa dans la même incertitude. Enfin, l'après-midi, le résultat fut proclamé; sur 13.690 votants, la revision était rejetée à une majorité de 16 voix.

Aussitôt les cortèges radicaux des grands jours s'organisent: le canon tonne; la victoire est célébrée avec enthousiasme. Y avait-il vraiment lieu de triompher si bruyamment? Qui donc était vainqueur?

Était-ce le parti du christianisme libéral? Après avoir troublé le pays, bouleversé l'Église, pour en forcer rentrée, il obtenait gain de cause, il est vrai; mais il sortait de la lutte singulièrement compromis, si compromis qu'il n'osa plus rentrer en scène. Il aurait pu faire passer ses candidats à La Chaux-de-Fonds, où il avait la majorité; mais au moment où la porte lui fut grande ouverte, il se déroba, et son pasteur, M. Trocquemé, on verra pour quelle cause, plia bagage et s'éclipsa.

Le gouvernement était-il dans une beaucoup meilleure situation? Il participait à la déroute du christianisme libéral, dont il avait pris si chaudement la cause en main. Malgré des efforts inouïs, il n'avait pu parvenir à réunir les voix de tous les radicaux et il n'obtenait qu'une majorité infime. Le peuple lui avait témoigné sa défiance, en refusant au grand conseil le mandat de faire la revision et en lui préférant une constituante.

Ce n'était certes pas l'Église qui triomphait. Comme la victoire était due au vote compacte des catholiques, les protestants se trouvaient subir une loi qu'ils avaient rejetée, et ils prévoyaient une crise redoutable.

Quant à ceux qui avaient compris que la séparation aurait évité tous ces maux, leur douleur était grande; ce vote signifiait l'ajournement indéfini de la solution qu'à un moment donné, chacun avait reconnue être la seule équitable.

C'était vraiment une campagne fatale qui venait de se terminer. M. Buisson, en lançant son Manifeste, ne prévoyait guère qu'après des succès relatifs, son programme échouerait aussi complètement: plus une seule Église libérale dans le canton, et la séparation repoussée.


Le lundi 15 septembre, le grand conseil se réunissait à Neuchâtel, pour prendre connaissance du résultat de la votation. (Bulletin officiel du grand conseil, XXXIII, p. 322.) Il dut l'attendre jusqu'au lendemain: le rapporteur constata alors qu'il y avait eu certaines irrégularités et que les bureaux n'avaient pas procédé d'une manière uniforme. (Dans les votations neuchâteloises, chaque électeur reçoit une enveloppe, sur laquelle il peut écrire lui-même son vote, à moins qu'il ne préfère y insérer un bulletin imprimé. Si un électeur fait les deux choses, s'il insère un bulletin dans l'enveloppe et qu'il y inscrive en même temps un vote identique, ce bulletin sera-t-il valable? Certains bureaux avaient annulé ces voix, d'autres en avaient tenu compte.)

De fait, 108 bulletins avaient été annulés. Comme la majorité n'était que de 16 voix, plusieurs députés demandèrent que ces bulletins fussent soumis à l'examen de la commission. Mais le grand conseil refusa de déférer à ce vœu bien légitime. Puis il passa à l'ordre du jour sur une lettre de M. Ladame, pasteur à Fleurier, qui, dans l'intérêt de la paix générale, demandait que la loi ecclésiastique fût soumise à une nouvelle délibération, et il décida que cette loi, dont l'exécution avait été momentanément suspendue, entrerait immédiatement en vigueur.


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