Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

LE PROJET DE LOI ECCLÉSIASTIQUE DU 28 FÉVRIER 1873

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Sous le régime de la loi ecclésiastique de 1849, le synode avait réussi à constituer une Église à la fois nationale et évangélique, qui continuait l'ancienne tradition neuchâteloise et jouissait d'une indépendance peut-être unique en Suisse.

La fondation de l'Union du christianisme libéral, en 1869, compromit cette situation privilégiée. Les adhérents de ce nouveau parti, tout en instituant un culte distinct, revendiquèrent leur droit d'être reconnus comme membres de l'Église nationale, puisque cette Église était entretenue par l'impôt, qu'ils payaient comme les autres citoyens. Cette prétention était parfaitement justifiée: en vertu de la loi, ils étaient électeurs ecclésiastiques.

C'est ainsi que se manifesta pour la première fois la contradiction entre les deux épithètes de nationale et d’évangélique, que l'Église avait réussi à réunir jusqu'alors. Avant 1848, la chose allait de soi, puisque tout citoyen était membre né de l'Église et soumis à sa discipline. Mais depuis la révolution, les choses avaient changé; l'Église était encore nationale, puisqu'elle était organisée et salariée par l'État, mais elle était restée évangélique de fait et non de droit; elle avait conservé son unité de doctrine, parce qu'il n'y avait pas d'opposition religieuse constituée et que les électeurs qui nommaient le synode étaient évangéliques.

Maintenant que deux partis se trouvaient en présence, une majorité et une minorité, d'opinions très tranchées, l'Église ne pouvait plus être en même temps nationale et évangélique; l'un des qualificatifs devait l'emporter sur l'autre; il fallait choisir: ou bien l'Église continuerait à être nationale et elle renoncerait à être évangélique, elle serait ouverte à toutes les opinions et la minorité devrait se soumettre à la majorité; — ou bien les diverses tendances religieuses se constitueraient chacune en Église particulière: aucune d'elles ne serait nationale, unie à l'État; il y aurait une Église évangélique à côté d'une Église libérale; toutes les opinions seraient ainsi respectées.

La séparation pouvait être réalisée de deux manières différentes. L'une était absolue, avec abandon des biens d'Église à l'État et suppression complète du budget et du département des cultes; c'était celle que patronnaient les premiers pétitionnaires de 1868, les chrétiens libéraux et les Églises dissidentes. Mais il y avait une autre forme moins accentuée et qui ménageait les transitions: elle laissait les diverses communautés libres de s'organiser d'après leurs principes, et elle chargeait l'État de répartir entre elles les revenus des biens d'Église. C'est à cette solution intermédiaire que s'était rattaché M. Guillaume dans son rapport; c'est également celle qu'avaient adoptée, avec des modifications de forme, le synode et l'Union évangélique.

Chacun semblait donc d'accord pour marcher sur cette voie, la seule juste et conforme au principe de la démocratie et de la liberté de conscience. Mais une évolution se produisit dès l'année 1871 dans les opinions d'un bon nombre de partisans du protestantisme libéral. Dans la première assemblée générale de ce parti, le 5 juin 1870, ses membres étaient encore unanimes à se prononcer en faveur de la séparation et décidaient de travailler activement à sa réalisation. Un an plus tard, le 11 juin, 1871, l'assemblée renouvela son vote en faveur d'une séparation complète, sans privilège ni dotation pour personne; mais, si ces conditions ne peuvent être obtenues, c'est-à-dire, si c'est le moyen terme qui l'emporte, elle demande la revision de la loi et elle en trace le programme, qui devrait poser trois principes:

a) Suppression du droit de l'État d'avoir des représentants au synode et de nommer des fonctionnaires ecclésiastiques, toutes ces nominations devant être remises aux électeurs;

b) Abolition de toutes les restrictions que la loi apporte au droit des paroisses, pour le choix des pasteurs:

c) Proclamation du principe que tous les édifices publics affectés au culte seront à la disposition de toutes les confessions, en réservant le droit de priorité pour leur usage, spécialement pour la fixation des heures, au culte de la majorité. (L'Émancipation, 1871. p. 201.)

D'après ce programme, la paroisse devenait absolument indépendante, elle pouvait élire le pasteur qui lui convenait: la direction spirituelle que le synode exerçait sur l'Église, était supprimée: les libéraux pourraient ainsi faire nommer un pasteur de leur choix dans toute localité où ils auraient la majorité et, dans celles où ils ne formaient qu'un groupe, ils réclameraient l'usage des temples.

En 1872, les chefs du parti gouvernemental renoncèrent définitivement à patronner la séparation et se prononcèrent pour la revision. M. Numa Droz annonça simplement à la commission qu'il ne pouvait plus soutenir le projet Guillaume; on fit encore de fort belles déclarations en faveur du grand principe de la séparation, mais on l'ajourna, en déclarant que le peuple n'en voulait pas et que le traité de Paris était un obstacle insurmontable. M. Numa Droz se mit à l'œuvre pour réaliser le programme tracé l'année précédente par les chrétiens libéraux.

Il s'agissait de reviser la loi, en supprimant tout ce qui avait permis jusqu'ici à l'Église de maintenir l'unité de doctrine.

M. Numa Droz s'acquitta de cette tâche d'une manière remarquable; avec une logique inflexible, il tira toutes les conséquences du principe national, de l'identité du membre de l'Église et du citoyen; sa loi est plus harmonique que celle de 1849; nous dirons même, qu'elle est en un sens, plus libérale: dans la loi précédente, l'Église entière formait un tout où régnait la majorité seule; en fractionnant cette unité en paroisses indépendantes, on donnait à la minorité quelque chance d'être représentée ici ou là. Mais le principe des deux législations était le même; elles identifiaient l'Église et la nation. La loi de 1873 ne faisait que prolonger les lignes de celle de 1849: elle en était une nouvelle édition corrigée et plus conséquente et l'on ne saurait dire en quoi elle pourrait être corrigée; c'est une loi modèle que l'on ne dépassera guère; mais, par sa perfection même, elle condamne le principe d'où elle est issue et elle prouve que l'autorité politique ne doit pas donner à l'Église sa constitution; la seule revision que l'on pourrait en faire, ce serait de la supprimer.

Pour réaliser les vœux exprimés dans le programme du christianisme libéral, il suffisait de prendre la contre-partie de ce que demandaient les pasteurs en 1848, de supprimer tous les articles qui sauvegardaient la doctrine évangélique et de maintenir et développer tous ceux qui leur causaient de légitimes inquiétudes.

Les pasteurs avaient accepté la précédente loi, parce qu'elle attribuait exclusivement au synode la direction spirituelle de l'Église; c'était lui qui dirigeait les études théologiques, consacrait les pasteurs, exerçait la discipline et réglait le culte. — Le projet de loi enlève au synode ses attributions essentielles; il ne peut ni formuler ni surveiller la foi de l'Église; il n'a aucun contrôle sur l'enseignement des pasteurs; c'est un corps purement administratif. «Aucune décision du synode relative soit à la doctrine, soit à ce qui, dans les formes du culte, concernerait la doctrine, ne peut avoir un caractère obligatoire pour les paroisses ou leurs ecclésiastiques.» Cet article caractéristique fut supprimé par la commission comme superflu, eu égard au principe posé par l'article 12: «La liberté de conscience de l'ecclésiastique est inviolable; elle ne peut être restreinte ni par des règlements, ni par des vœux ou engagements, ni par des peines disciplinaires, ni par des formules ou un credo, ni par aucune mesure quelconque.» Il était impossible, en effet, de formuler plus nettement l'indépendance doctrinale absolue du pasteur vis-à-vis du synode; il n'est lié dans son enseignement ni par la liturgie, ni par un serment de consécration, ni par aucun règlement que l'autorité ecclésiastique pourrait élaborer; il peut prêcher ce qui lui conviendra, supprimer le symbole des apôtres, changer les prières, sans que personne soit compétent pour intervenir, ni le synode, ni le collège d'anciens, ni même la paroisse: celle-ci n'a d'autre ressource, si elle s'est méprise en le nommant, ou s'il a changé d'idées depuis sa nomination, que d'attendre la fin d'une période sexannuelle et de ne pas le réélire. En attendant, il ne peut être suspendu ou révoqué que par le conseil d'État, et uniquement s'il a porté atteinte aux bonnes mœurs ou s'il néglige ses fonctions pastorales. Toute la loi est résumée dans cet article, qui réduit à néant l'unité de doctrine, toujours réclamée par l'Église, et qui, à lui seul, aurait suffi pour faire rejeter la loi de 1849 par les pasteurs, si elle avait contenu une semblable disposition.

La Classe aurait désiré voir le droit électoral limité par certaines conditions qui en auraient exclu les adversaires de la foi ou de la constitution de l'Église. — Le projet de loi s'exprime sur ce point avec une netteté qui défie toute interprétation restrictive: «Sont électeurs tous citoyens neuchâtelois remplissant les conditions prévues pour le droit électoral politique» (art. 4). Ici encore, on ne pouvait affirmer plus nettement l'identité du citoyen et du membre de l'Église. La loi de 1849 posait le principe qu'aucun droit civil n'est attaché à la qualité de membre de l'Église; celle de 1873 en prend la contre-partie et statue que tous les droits ecclésiastiques sont attachés à la qualité de citoyen: c'est par le fait de la naissance que l'on est membre de l'Église et l'on y devient électeur en même temps que dans la société civile. Cet article, comme celui sur la liberté absolue des ecclésiastiques, rendait impossible le maintien de droit d'une unité de croyance; c'est la majorité qui, dans chaque paroisse, décide de la doctrine, par le choix qu'elle fait de son pasteur.

Enfin, la Classe redoutait de voir des pasteurs étrangers nommés dans les Églises, sans le contrôle du synode. — La loi de 1873 supprime absolument ce contrôle, non seulement pour les étrangers, mais pour tous les pasteurs, quels qu'ils soient: «Est éligible, dit le projet (art. 6), tout citoyen, porteur d'un diplôme de licencié en théologie.» Il n'est plus nécessaire pour le candidat qu'il soit consacré: un simple diplôme d'études est la seule pièce qu'il ait à fournir pour être éligible à un poste quelconque. L'élection populaire suppose la liberté complète de l'électeur. Le grand conseil substitua le mot ministre à celui de citoyen, mais sans donner au synode le droit de consacrer.

On le voit, toutes les dispositions de la loi sont parfaitement harmoniques; la paroisse protestante, composée de tous les citoyens qui ne sont ni catholiques ni Israélites, est absolument souveraine; la liberté d'enseignement de l'ecclésiastique est illimitée et le synode n'a aucune compétence en matière de doctrine. Tout cela résulte logiquement du fait que l'État, qui salarie l'Église, ne peut ni ne doit reconnaître d'autre autorité religieuse que celle de la majorité des citoyens.

Ces conséquences sont diamétralement opposées à celles du système de la séparation; ici, la paroisse est composée de ceux qui donnent librement leur adhésion aux principes de l'Église: le pasteur, pour être élu, doit partager la foi de son troupeau, et le synode est chargé de veiller à ce que cette unité de croyance soit maintenue.

M. Numa Droz, si attentif à soustraire l'Église à toute influence doctrinale, avait cependant commis une inadvertance: il avait laissé la nomination des professeurs de théologie et la direction des études au synode, qui pouvait ainsi exercer une influence considérable sur la marche de l'Église, en formant ses futurs conducteurs. La commission du grand conseil, on le verra, y mit bon ordre.

Un dernier trait qu'il faut relever et par lequel la nouvelle loi se distingue de la précédente, c'est qu'elle s'applique également aux cultes catholique et israélite. Peut-être pourrait-on dire qu'en stricte logique, cette distinction des confessions ne se soutient pas; rien dans la loi ne dit qu'elle s'applique à une Église protestante ou même chrétienne; le culte qu'elle institue pourrait avoir un caractère humanitaire tout à fait général; la notion confessionnelle introduit un élément dogmatique qu'il aurait été plus conséquent d'éliminer; dans chaque localité, la majorité aurait décidé quel culte elle instituait, protestant ou catholique, libéral ou évangélique. Mais on ne peut toujours pousser un principe jusqu'à ses dernières applications et la loi fit une concession à la tradition, en reconnaissant que les catholiques et les protestants n'avaient pas la même doctrine ni la même organisation. Elle alla même plus loin, en accordant aux catholiques des faveurs refusées aux protestants. Le suffrage universel est appliqué dans les deux Églises à la nomination des ecclésiastiques, mais, tandis que les paroisses protestantes sont libres de nommer tout porteur d'un diplôme d'études théologiques, les catholiques ne peuvent choisir leur curé que parmi les trois candidats que l'évêque présente au conseil d'État: l'unité de la foi est ainsi assurée dans cette Église, tandis que la loi a pour principe de la supprimer chez les protestants.

Nous avons décrit dans ses grands traits l'organisation nouvelle que le projet de loi donnait à l'Église neuchâteloise. D'après les termes de son préambule, il avait pour but «de régler à nouveau les rapports de l'État avec les différents cultes dans le sens d’une liberté et d'une égalité plus complètes.» Ce but a-t-il été atteint?

Quelle est la liberté qui est sauvegardée? Ce n'est certes pas celle de la minorité, qui est absolument sacrifiée, non plus, il est vrai, dans l'ensemble de l’Église, comme dans la loi de 1849. mais dans chaque paroisse isolée. Le rapporteur le reconnait: «La démocratie, fondée sur le principe que la majorité gouverne, produira dans l'Église les mêmes bons effets que dans la société politique. Seulement, comme le domaine de la conscience individuelle ne se laisse pas réglementer, la majorité n'aura d'autres droits que de nommer son pasteur et de repousser les doctrines qui ne lui conviendraient pas (on se demande quels autres droits elle aurait bien pu obtenir!). Les minorités auront la mission de chercher à faire prévaloir l'excellence de leurs principes, en devenant à leur tour majorité.» (Loi réglant les rapports de l’État avec les cultes. (Avec les rapports du conseil d'État et ceux de la commission). — Chaux-de-Fonds, 1873, p. 44.) Est-ce de la sorte que la liberté est rétablie? La conscience ne se laisse pas réglementer, dit le conseil d'État; et ceux dont les convictions sont sacrifiées aujourd'hui et qui en souffrent, n'auraient autre chose à faire qu'à chercher à obtenir la majorité, afin d'imposer à leur tour leurs convictions à leurs adversaires! La commission qui examina le projet, fut bien plus dans le vrai, quand elle dit: «Si quelqu'un ne se sent pas à l'aise dans l'Église nationale, c'est à lui d'en sortir et non aux autres à lui céder la place.» La liberté, pour la minorité, dans un domaine où jamais personne ne doit être majorisé. consiste donc se résigner ou à sortir: triste conclusion d'une loi dite libérale!

La majorité est-elle beaucoup plus libre? Elle a la faculté de choisir son pasteur comme elle l'entend. Mais il est à craindre qu'au moment de l'élection, elle ne soit pas toujours très bien renseignée sur le candidat; tout ce qu'elle sait, c'est qu'il est porteur d'un diplôme de licencié. Si elle constate qu'elle s'est trompée, elle est livrée pour six ans à ce pasteur, dont la liberté de conscience est inviolable, et elle devra le subir, sans qu'il y ait aucun recours contre lui et lors même que sa prédication heurterait les convictions de la majorité; à moins d'atteinte aux bonnes mœurs ou à l'ordre public, ou d'irrégularités réitérées dans ses fonctions, il est inamovible pour six ans. La loi est formelle.

De fait, le pasteur seul est libre, trop libre; pourvu qu'il remplisse régulièrement ses devoirs officiels, il est absolument maître dans sa paroisse; jamais, même sous le régime de la Classe, il n'a joui d'une pareille indépendance, et cette situation est fâcheuse, car le pasteur doit se savoir le serviteur de l'Église, en même temps que le ministre de Jésus-Christ. Mais, avec la nouvelle loi, il peut prêcher et enseigner ce qui lui convient; s'il change de point de vue, s'il passe de l'orthodoxie au libéralisme, ou l'inverse, c'est à ses paroissiens de le subir. «Si sa doctrine ne leur plaît pas, dit le rapport, ils peuvent user du droit de réélection.» Cependant, le conseil d'État lui-même reconnaît qu'il faut beaucoup de patience pour attendre si longtemps: «La liberté de conscience des pères de famille pourrait être soumise à une trop rude épreuve, s'ils devaient renoncer pendant six ans à faire donner à leurs enfants un enseignement religieux conforme à leurs vues.» (Loi réglant les rapports de l’État avec les cultes, p. 39.) Et le conseil déclare qu'il serait disposé à abréger les délais. N'était-ce pas faire la critique de ce système en vertu duquel «la majorité elle-même est contrainte de subir une doctrine qui peut aller absolument à rencontre de ses vues?» (Id., p. 38.) C'est ainsi qu'un extrême appelle l'autre et qu'une loi ultra-démocratique finit par avoir une couleur cléricale prononcée.

Si la liberté de tous n'est pas mieux protégée, l'égalité du moins sera-t-elle sauvegardée? Mais il n'y a égalité ni entre protestants et catholiques, ni entre nationaux et dissidents, ni entre majorité et minorité, ni entre pasteurs et laïques. À un seul point de vue, tous les citoyens sont égaux: ils sont tous contraints de contribuer par l'impôt à l'entretien du culte officiel, même s'ils ne s'y rattachent pas, et chaque tendance religieuse peut arriver à son tour, si elle obtient la majorité, à opprimer la tendance opposée et à l'exclure du pouvoir, c'est ce qu'on avait appelé l'oppression alternante.

On le voit, le préambule de la loi fait un singulier contraste avec la loi elle-même, et l'on a quelque peine à s'associer à la conclusion triomphante du rapport de M. Numa Droz: «Si notre projet est adopté, nulle part l'Église unie à l'État ne jouira d'une plus grande indépendance que chez nous; mais nulle part aussi la liberté de conscience des paroissiens et des ecclésiastiques ne sera mieux sauvegardée... Sera-t-il donné au canton de Neuchâtel d'inaugurer l'un des premiers le régime de la liberté, dans l'organisation d'une Église unie à l'État?» (Loi réglant les rapports de l'État avec les cultes, p. 42 et 44.)

En faisant cette loi, M. Numa Droz se rendait très bien compte qu'il détruisait la notion d'Église, telle qu'elle avait été comprise jusqu'alors: «On dit qu'une Église ne se conçoit qu'à la condition qu'elle représente un certain ensemble de croyances, formant un corps de doctrine. Ces considérations, qui ont une grande valeur aux yeux de l'Église, n'en ont aucune aux yeux de l'État, tenu de sauvegarder la liberté de conscience et l'égalité des citoyens.» (Id., p. 32.)

On ne pouvait mieux prouver que l'État, en raison même de sa mission, n'a pas à intervenir dans le domaine de l'Église et qu'il ne peut le faire sans la dénaturer. Il n'y a pas d'argument plus décisif en faveur de la séparation.

Cependant, il était un parti qui admettait que l'Église peut se passer de toute croyance positive; c'était le parti du christianisme libéral. M. Numa Droz le constate, en citant l'opinion d'un théologien de cette tendance, M. Michel Nicolas, qui établit que le libre examen est le principe du protestantisme. (Id., p. 33.) C'est donc cette théorie d'une école, théorie contestée par tous les partisans de l'école évangélique, que la loi se charge de réaliser en l'imposant à tous ceux qui la repoussent. L'État tranche une question dogmatique et déclare que l'Église est ceci et pas cela: il prononce que c'est M. Nicolas qui a raison et que les orthodoxes ont tort. Il oublie d'ajouter que M. Nicolas concluait à la séparation de l'Église et de l'État.

Le projet de loi, dont nous venons de donner l'analyse, fut adressé à tous les pasteurs; le Journal religieux, dans les numéros du 8 et du 15 mars, exprima très nettement sa première impression: c'est que, si ce projet était adopté tel quel, ce serait la fin non de l'Église de Christ dans notre canton, mais de l'Église nationale neuchâteloise. Une rapide analyse de ce document justifiait cette condamnation sommaire.

Une opinion diamétralement opposée avait été soutenue peu auparavant par un membre du clergé neuchâtelois, dans trois lettres adressées au National suisse. (National suisse des 13, 18 et 19 février 1873.) L'auteur de ces lettres, qui signait un pasteur, réclame une revision de la loi ecclésiastique dans un sens démocratique: il attaque vivement l'Union évangélique et le synode, qu'il accuse de despotisme, et pense que la paix ne régnera dans l'Église que quand les membres de l'Union en seront sortis. Il réclame l'autonomie de la paroisse et un synode général, et il insiste sur la suprématie de l'État, qui doit, selon lui. donner à l'Église sa constitution, nommer les professeurs de théologie et posséder le droit de donner ou refuser sa sanction à toute décision des autorités ecclésiastiques.

Ces lettres, avec les conférences que donnait M. G. Rosselet, pasteur à Cortaillod. furent les premiers symptômes qui firent craindre un désaccord parmi les membres du clergé.

Le synode, informé par le conseil d'État que le projet de loi figurait à l'ordre du jour du grand conseil, se réunit le 7 mars. Il décida, à l'unanimité moins une voix, celle de M. G. Rosselet, de faire parvenir au grand conseil une adresse et de lui déclarer que ce projet serait ruineux pour l'Église. En donnant sans réserve à tout citoyen le droit électoral ecclésiastique, en ne réclamant d'autre condition d'éligibilité des pasteurs qu'un diplôme d'études, en leur accordant une liberté illimitée d'enseignement et en interdisant à l'Église de professer sa foi, le projet de loi enlevait à celle-ci son caractère essentiel, qui est d'être une assemblée de croyants. Le synode répète que la séparation complète de l'Église et de l'État est à ses yeux la seule solution radicale: à défaut, il se rattacherait soit à l'idée de constituer deux cultes distincts, recevant chacun leur part des revenus des biens d'Église, soit à celle de nommer une constituante ecclésiastique, élue directement par les paroisses. Mais il demande que la loi ne soit pas mise en vigueur avant d'avoir été soumise au vote populaire, en vertu de l'art. 71 de la constitution, qui statuait «que tout changement aux bases fondamentales de l'organisation ecclésiastique actuelle serait soumis à la ratification du peuple.» (Voir le texte de l'Adresse du synode dans le Journal religieux du 22 mars 1873.)

Le 18 mars, la Société pastorale discuta à son tour le projet de loi; elle adopta une Adresse au grand conseil par laquelle elle se joignait à la protestation du synode. Cette Adresse, qui n'engageait du reste que ceux qui l'auraient signée, le fut séance tenante par cinquante-cinq pasteurs, auxquels d'autres, absents ce jour-là, se seraient joints sans doute, si le temps l'avait permis. (Voir le texte de l'Adresse des pasteurs, appendice III.)

Le jour même où la très grande majorité du clergé se prononçait de la sorte, le grand conseil était rassemblé, et la délibération fut ouverte par la lecture du rapport de M. Numa Droz à l'appui de son projet de loi ecclésiastique. La discussion fut sérieuse: le principe de la séparation de l'Église et de l'État fut célébré par ceux-là mêmes qui étaient décidés à voter la revision de la loi; M. Philippin reconnut que ce principe était théoriquement inattaquable; mais il pense qu'il vaut mieux retarder encore de quelque temps la réalisation de cet idéal, et la revision de la loi permet d'y arriver par une transition. Le seul argument que l'on invoqua contre la séparation, c'est qu'elle avait été ajournée par le grand conseil. M. L.-C. Lambelet, avocat, regrette que le grand conseil se soit fait juge souverain de la question. «Avec la séparation, dit-il, nous n'assisterions pas aux luttes qui éclatent dans tant d'autres cantons. Le projet de loi sera une étape sur le chemin qui nous y conduira: faisons en sorte de ne pas nous y attarder trop longtemps et d'arriver très vite à réaliser cet idéal.»

Les orateurs de l'opposition se distinguèrent dans ce débat. M. Ch. Lardy reprit la thèse qu'il avait soutenue en 1848, et contesta à un corps politique la compétence de faire une loi réglant la constitution de l'Église. M. Henri DuPasquier s'étonna que, pour mettre à l'aise une petite minorité, on bouleversât l'Église entière. M. F. de Perregaux déclara qu'il n'était plus possible de se retrancher derrière le prétexte que le peuple ne voulait pas de la séparation, quand le grand conseil se trouvait en présence de nombreuses pétitions qui la réclamaient: «Chrétiens libéraux, Union évangélique, synode, pasteurs, tous sont d'accord pour estimer que c'est la seule solution: la seule chose à faire, c'est de consacrer ce principe.» M, Ferdinand Richard ne comprend pas que l'on puisse présenter le projet de loi comme une transition a la séparation; il en est l'antipode; si l'on veut préparer les voies, il faut adopter le moyen terme et répartir aux différentes communautés religieuses les revenus des biens d'Église.

Mais c'est M. Henri Jacottet, avocat à Neuchâtel, l'un des hommes les plus marquants du parti de l'opposition, qui produisit l'impression la plus profonde. Ceux qui ont assisté à cette séance ont gardé le souvenir du discours qu'il prononça, au moment où la votation allait intervenir. Cet homme distingué, qu'une mort subite devait enlever quelques mois plus tard à son pays, avait pris un vif intérêt aux débats engagés; il n'avait point, jusqu'alors, pris une part active à la vie ecclésiastique; mais, lorsqu'il vit que la foi évangélique était menacée par l'intervention de l'État dans le domaine religieux, il se déclara, avec une conviction absolue, contre la revision de la loi: il accepta de taire partie du comité central de l'Union évangélique, et il aurait désiré que celle-ci se prononçât beaucoup plus énergiquement, et dès l’abord, pour le principe de la séparation complète. Dans son discours au grand conseil. (Ce discours fut répété dans une conférence publique, tenue à Neuchâtel, le 8 avril 1873, et publié sous le titre: Le projet de loi ecclésiastique, en ce qui concerne le culte protestant. Neuchâtel, 1873.) il passe en revue les dispositions principales de la loi et montre qu'elle aboutit à l'oppression de la minorité. «On nous renvoie ainsi dans le domaine religieux à cette nécessité de la démocratie politique, où il faut bien, pour qu'il y ait gouvernement, que la majorité gouverne. Mais pourquoi la transporter dans le domaine religieux? Non seulement, dans les choses de la religion, il n'est pas besoin de cette loi de la contrainte, mais la loi de la contrainte en doit être bannie, et rien n'est plus facile que de l'en bannir. On ne peut pas nommer deux grands conseils et deux conseils d'État; mais on peut, le plus facilement du monde, nommer deux synodes ou deux pasteurs, l'un pour la majorité, l'autre pour la minorité: c'est là le projet du synode et de l'Union évangélique, et c'est là ce que réclament la liberté et l'égalité (P. 28.)

«Mais au-dessus même de ces principes, auxquels le projet de loi porte de si graves atteintes, continue M. Jacottet, je place un autre intérêt, qu'il offense bien davantage, l'intérêt de la vérité! — À chaque âme humaine, il appartient de discerner la vérité religieuse, et, pour la propager, de s'associer avec celles qui l'ont discernée et goûtée comme elle, c'est-à-dire de former des Églises. Je me garde, moi. Représentant de l'État, soit comme député, soit comme citoyen, de déclarer la vérité. Mais je me garde plus encore de déclarer qu'il n'y en a point, que tout est faux ou que tout est vrai, qu'aucune Église n'a la vérité et que la meilleure Église est celle qui en désespère. Je laisserai donc aux Églises la mission de soutenir la vérité qu'elles professent et qu'elles sont tenues de professer, car elles sont faites pour cela, sans me prononcer en faveur d'aucune d'elles, et en les traitant sur le pied d'une égalité parfaite.

«De quel droit l'État prétend-il créer cette chose inouïe, une Église qui avouera n'avoir point et agira comme n'ayant point la vérité religieuse, qui répétera après Pilate: Qu'est-ce que la vérité? Qui est-ce qui a conféré au conseil d'État le pouvoir de se faire théologien pour soutenir que le christianisme protestant n'est qu'une négation, la table rase du libre examen? — Je respecte le droit de ceux qui n'adhèrent pas à la foi qui a été jusqu'ici celle de l'Église protestante nationale. Leur droit est égal au nôtre. S'ils veulent une association religieuse qui reconnaisse n'avoir pas la vérité, qui la cherche sans espoir de la trouver, ils sont maîtres de la fonder, et nous demandons explicitement nous-mêmes à l'État de donner à cette Église la même place, les mêmes ressources, les mêmes droits qu'à la nôtre.

«Mais l'État fait une mauvaise œuvre, l'État se fait prédicateur de scepticisme et d'indifférence, s'il déclare, comme le projet de loi proposé, qu'il ne veut pas reconnaître une Église protestante dans celle qui croit à la vérité de l'Évangile, et s'il n'a de faveurs que pour une institution qui, sous le nom d'Église, professerait et nierait également des croyances contradictoires.

«Que toutes les croyances aient champ libre: que ceux qui les adoptent, s'associent entre eux, selon leurs sympathies: que chaque opinion, erreur ou vérité, s'efforce de faire son chemin, sous la protection impartiale de l'État! Mais que l'État ne dise pas qu'il n'y a point de vérité! L'État le dirait, si la loi était adoptée. C'est pour cette raison, la plus haute de toutes, que nous rejetterons la loi.» (P. 31-37.)

Le grand conseil prit le projet de loi en considération, par 48 voix contre 82, et le renvoya à l'examen d'une commission de neuf membres, dont cinq appartenaient à la majorité et quatre à la minorité. (C'étaient MM. Le Dr Guillaume, Zélim Perret. Jules Montandon, Dr Virchaux et Henri Morel; et MM. H. Jacottet, H. DuPasquier. F. Richard et F. Rognon.)



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