Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

LA SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT DEVANT LE GRAND CONSEIL ET LE SYNODE

(JUIN 1869 À JUILLET 1870)

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Le Manifeste n'avait pas été le premier à lancer la question de la séparation de l'Église et de l'État; un journal socialiste qui paraissait à La Chaux-de-Fonds, la Montagne, la soutenait déjà depuis quelques mois. Mais surtout, le 17 décembre 1868, au lendemain de la première conférence de M. Buisson, un groupe de citoyens radicaux, réunis à la brasserie Vuille, à Neuchâtel, avaient lancé une pétition, qui se couvrit de 1087 signatures, pour demander la réforme de l'organisation judiciaire, l'impôt progressif, l'extension des droits électoraux des Suisses et enfin la suppression immédiate du budget des cultes. Les considérants qui appuyaient cette dernière demande, témoignaient d'un esprit d'hostilité et de dédain à l'égard de l'Église:

«Attendu que l'usage et la manifestation des cultes doivent être laissés à l'appréciation de la conscience: que ceux qui emploient les ministres doivent payer leurs services: que, les cultes étant libres dans notre république, il est manifestement illogique et illégal de faire payer à ceux qui n'ont recours qu'à un seul ou qui n'en veulent suivre aucun, des frais qui doivent tomber à la charge spéciale des croyants:

«Attendu que le ministère du prêtre doit être un apostolat et que l'apostolat ne peut s'exercer que par l'abnégation de soi-même; que les traitements payés par l'État aux membres du clergé officiel donnent lieu à un abus qui doit enfin cesser; attendu que les journalistes, les écrivains et tous les propagateurs des lumières ne reçoivent aucune subvention de l'État.»

Cette pétition soulevait, sans prononcer le mot, la question de la séparation de l'Église et de l'État. Elle abordait le sujet par son côté budgétaire, qui semblait à plusieurs tout à fait secondaire et qui devait cependant jouer dans la discussion un rôle capital.

La destination des biens d'Église, on l'a vu plus haut, (Page 68.) avait été garantie par l'art. 6 du traité de Paris de 1857. Cet article créait-il un obstacle insurmontable à la séparation de l'Église et de l'État?

M. Buisson avait déjà proposé une solution très simple: on appliquerait ces biens à la fondation d'une œuvre philanthropique.

Une brochure anonyme (La question des biens d'Église, avec la devise: Post tenebras lux. Neuchâtel. 1870.), que l'on attribuait à M. Chabloz, instituteur, se prononça dans un sens plus absolu encore. En s'appuyant sur des considérations historiques intéressantes, l'auteur soutenait qu'il n'y avait pas à proprement parler de biens d'Église; que l'État, à la réformation, s'était emparé en vertu du droit d'épaves, des biens abandonnés par les catholiques et non réclamés par les descendants des légataires; qu'il avait, avec une partie des revenus et par des allocations à titre gracieux, pourvu aux besoins de l'Église nationale; mais qu'une fois la séparation prononcée, l'État recouvrait la propriété entière et absolue de ces biens.

Une thèse analogue fut défendue par M. Pernoux, l'auteur des Lettres d'un Jurassien (p. 53-57), mais en partant d'autres prémisses. Le traité de Paris veut que les biens d'Église ne soient pas détournés de leur destination primitive; or ces biens proviennent, en presque totalité, de donations faites à l'Église catholique, dans le but d'entretenir des curés, des moines et des nonnes, d'édifier des chapelles ou de faire dire des messes; rien n'est plus contraire à cette destination que de les employer à soutenir l'Église protestante: pour exécuter le traité de Paris, l'État devrait donc se hâter de remettre ces fonds à l'évêque de Fribourg, en s'excusant et en s'humiliant d'en avoir fait, pendant plus de trois siècles, un usage si illégitime. - Si l'on dit que l'État avait le droit au XVIe siècle de changer la destination de ces biens et qu'avoir en mains des biens de par une décision de l'État, vaut possession légitime, il en résulte que l'État avait également le droit en 1848 de reprendre ces biens et qu'il peut aujourd'hui encore les affecter à une autre destination. S'il les emploie à entretenir des écoles, des hôpitaux ou des routes, il s'éloignera moins des intentions des donateurs, qu'en subventionnant une Église protestante, ennemie déclarée de celle de Rome.

Cette manière de voir était très loin d'être admise: on ne se donna même pas la peine de réfuter les arguments solides sur lesquels elle s'appuyait. On était assez généralement d'accord pour abandonner ce qui, dans le budget des cultes, dépassait les revenus des biens d'Église; on reconnaissait ce qu'il y avait d'injuste et de froissant à payer les frais d'un culte avec l'impôt de ceux qui ne s'y rattachaient pas.

Mais la question de la propriété de ces biens était hors de discussion; elle était tranchée par les articles généraux de 1707, par la charte de 1814 et par le traité de Paris, et, si la séparation était votée, l'Église devait recevoir soit le capital, soit du moins les revenus des biens ecclésiastiques.

Mais ici se posait une question difficile: à qui proprement ces capitaux ou ces revenus devraient-ils être versés? qui est membre de l'Église?

En disant, que «la paroisse comprend tous ceux de ses ressortissants âgés de vingt ans qui acceptent les formes de l'Église protestante». le grand conseil avait entendu écarter toutes les conditions religieuses de l’électorat que réclamait la Classe; il ne pouvait du reste agir différemment, car il n'appartient pas à un corps politique de poser de semblables conditions; en fait de doctrine, il ne connaît et ne peut connaître que celle de la majorité. Ceux qui voyaient dans l'acceptation des formes de l'Église protestante une sorte d'adhésion tacite à la foi évangélique, faisaient dire à la loi ce qu'elle ne disait pas, ce qu'elle ne pouvait ni ne devait dire. L'erreur de cette interprétation et son danger se montraient aujourd'hui qu'il s'agissait de déterminer qui avait droit aux biens d'Église. Si tel avait été le sens de l'article en question, les chrétiens libéraux étaient exclus de l'Église, de par la loi, et ils n'avaient aucun droit à ses biens, car ils rejetaient absolument les doctrines que le synode avait déclarées être celles de l'Église neuchâteloise. Or ils contestaient absolument cette argumentation; ils estimaient avec raison que, tout en repoussant l'orthodoxie, ils étaient électeurs dans l'Église nationale, au même titre que les orthodoxes. Ils l'avaient déclaré dans leur Manifeste; ils l'avaient répété lors de l'inauguration des cultes libéraux; le 6 juin 1869, M. Buisson sommait M. Godet de se prononcer et de dire s'il reconnaissait aux protestants libéraux le droit légal de membres de l'Église nationale, à laquelle ils contribuaient par l'impôt. M. Godet répondit que l'unique condition, pour être membre légitime de l'Église neuchâteloise, c'était de participer aux croyances religieuses renfermées dans les rites de cette Église. Ces rites, le baptême et la sainte cène, avec le sens religieux qu'y attache la formule de l'institution, sont les formes de l'Église protestante, que, d'après la loi, doit accepter tout membre de la paroisse. C'est aux libéraux à examiner, dans le for intime de leur conscience, s'ils les acceptent en effet. C'est une question de sincérité. Quant au budget des cultes, M. Godet estime qu'il faut que l'État salarie toutes les communautés religieuses ou qu'il n'en salarie aucune: la seconde alternative est, à ses yeux, la seule qui soit à la fois juste et raisonnable. (L’Émancipation, I, p. 110, 118, 127.)

Le Journal religieux interprète dans le même sens tes formes de l'Église et constate que les libéraux ne les acceptent point, (Journal religieux, 1869, p. 527: 1870. p. 29.) et M. F. de Rougemont en conclut à son tour que les libéraux se sont exclus eux-mêmes de l'Église. (ld. 1869, p. 281.)

On voit que la question des biens d'Église était en connexion intime avec celle des droits électoraux; on ne pouvait trancher l’une sans l'autre.

La pétition des 1087 avait été renvoyée par le grand conseil à une commission, qui fit rapport, le 24 juin 1869, par l'organe de M. Jules Philippin. Il constata d'abord que la suppression du budget des cultes était synonyme de la séparation de l'Église et de l'État, qui en était la conséquence nécessaire. «Notre état actuel, qui, en matière de dogmes religieux et de discipline, a donné à l'Église une organisation absolument indépendante, ne satisfait pas les pétitionnaires: il ne leur suffit pas que l'État se borne à être le trésorier de l'Église, il doit même abdiquer cette fonction. Disons la chose sous son appellation la plus expressive: il ne doit plus y avoir de religion d'État. L'examen de cette grave question a convaincu la commission que le moment n'était pas encore arrivé de statuer au fond, et, malgré les sympathies de la très grande majorité de ses membres pour le principe de la séparation, elle propose d'ajourner la discussion.»

Mais, dans l'intérêt de la délibération, elle avait examiné de très près le texte et les protocoles du traité de Paris, qu'elle cite tout au long, et elle arrivait à la conclusion, fortement motivée, «que rien, en droit public, ne fait obstacle au droit de l'État souverain de Neuchâtel de proclamer et d'effectuer la séparation de l'Église et de l'État; mais que les revenus des biens d'Église ne devront pas être détournés de leur destination.»

Si le grand conseil avait voulu enterrer la question, il n'aurait eu qu'à décider de la soumettre immédiatement au peuple ou à en voter l'ajournement indéfini; il n'en fit rien; le renvoi au conseil d'État, proposé dès le début de la discussion, fut adopté à l'unanimité moins deux voix et le conseil fut invité à présenter un rapport à la session d'automne. M. Philippin exprima le vœu que le synode, usant de son droit d'initiative, étudiât la question au point de vue religieux et présentât un mémoire au grand conseil.

Ce vote presque unanime de l'autorité législative prouvait quels progrès avait faits le principe de la séparation dans l'opinion publique: un an auparavant, cette question aurait été immédiatement écartée; on comprenait maintenant qu'elle méritait d'être sérieusement étudiée.

M. Georges Guillaume fut chargé de faire rapport à la session du grand conseil du 17 novembre 1869 et il s'acquitta de sa tâche avec distinction. (Rapport du conseil d'État au grand conseil sur la séparation de l'Église et de l'État, Neuchâtel, 1889.) II ne traita que le coté civil et politique du sujet, sans s'occuper du point de vue religieux et dogmatique: il montra, par de nombreuses citations de Vinet, quelle funeste influence avait eue dans l'histoire la confusion des domaines civil et religieux; il suivit le développement historique du système de la séparation de l'Église et de l'État aux États-Unis et combattit la légende qui prétend que ce système a existé dès l'origine en Amérique et que le nouveau monde ne peut être assimilé à l'Europe. Des colons européens ont apporté dans l'Amérique du Nord tous les préjugés de leurs pays d'origine; ce n'est que lentement, par une longue pratique de la démocratie, et non en vue de théories préconçues, que les Américains en sont arrivés à l'état social actuel. Aujourd'hui, la question est presque partout à l'ordre du jour; la séparation de l'Église et de l'État est le mot d'ordre de la démocratie. Est-il réservé au petit pays de Neuchâtel de montrer la voie aux autres peuples européens pour cette question, comme il l'a fait pour d'autres?

Chacun reconnaît dans le canton que le principe de la complète indépendance des cultes est le plus juste, qu'il a l'avenir pour lui et que son application n'est qu'une question de temps. Il ne reste plus à discuter que l'opportunité de cette mesure.

L'Église officielle reçoit une part de l'impôt payé par des citoyens qui n'appartiennent pas à son culte. C'est là un privilège qui doit cesser. Qu'on ne cherche pas à le justifier en disant que l'Église est un service public, comme le militaire, la police ou l'école; non, la religion n'est pas un service public: la liberté de conscience, pour être une vérité, exige impérieusement la complète neutralité de l'État. Peu importe le nombre de centimes prélevés sur chaque franc d'impôt pour le budget des cultes, il s'agit d'une question de justice; et du reste, tous les Neuchâtelois qui ont traité ce sujet dans la presse, se sont prononcés dans ce sens.

«Aussi, conclut le rapporteur, est-ce avec une entière confiance que le conseil d'État demande au grand conseil d'accepter le principe de la séparation de l'Église et de l'État et de proposer au peuple de le consacrer par son vote.»

Restait la question financière. La suppression pure et simple du budget des cultes l'aurait tranchée; mais il fallait respecter le traité de Paris. M. Guillaume proposa, au nom du conseil d'État, une solution qui fut fort critiquée; il était difficile cependant de faire autre chose qu'une cote mal taillée et personne n'a beaucoup mieux réussi à résoudre ce problème insoluble, de combiner la séparation de l'Église et de l'État avec le maintien d'un budget des cultes, quelque limité qu'il soit.

Voici comment se résument les dix articles du projet de loi: à partir du 1er janvier 1871, aucun culte ne sera salarié par l'État ni par les communes: les revenus des biens d'Église seront répartis entre les cultes protestant et catholique, par les soins de deux commissions, composées, chacune dans la même proportion, par l'État et les Églises, sous la présidence du directeur des finances. Les maisons de cure et les temples conserveront leur destination: le choix des heures de culte sera attribué dans chaque localité au culte de la majorité.

Ce rapport et ce projet de loi furent renvoyés par le grand conseil à l'examen d'une commission dont la majorité des membres était favorable à la séparation.

Le Journal religieux mentionne en quelques lignes les conclusions de M. Guillaume, sans ajouter aucune réflexion et sans dire un mot de son remarquable rapport; l’Émancipation y lit une simple allusion, à propos de la conférence de M. Godet sur la séparation, «qui complète ce rapport, le développe et le dépasse presque en libéralisme.» (L'Émancipation, I. p. 336.) Ce silence est étonnant. Ces conclusions étaient-elles si inattendues qu'on avait peine à y croire? Pensait-on que, bien que présentées au nom du conseil d'État et prises en considération par le grand conseil, elles n'exprimaient cependant que les vues personnelles du rapporteur? Trouvait-on cette répartition annuelle des revenus impossible à réaliser? Quoi qu'il en soit, l'opinion publique surprise hésitait à se prononcer et l'inauguration du culte libéral à La Chaux-de-Fonds fit prévoir que la situation ne tarderait pas à se dessiner plus clairement.

Les autorités ecclésiastiques avaient suivi avec toute l'attention qu'ils méritaient les faits qui viennent d'être relatés et elles en comprenaient toute la gravité pour l'Église neuchâteloise. Mais la situation, loin d'être simple, était faite pour embarrasser les plus sages. La pétition qui demandait la suppression du budget des cultes, était survenue à l'improviste; la question de la séparation de l'Église et de l'État surgissait tout à coup, au moment où personne n'y songeait; les hommes qui la mettaient en avant, étaient des adversaires de l'Église et ils trouvaient immédiatement des alliés dans les partisans du christianisme libéral, dans les auteurs du Manifeste et les rédacteurs de l’Émancipation.

Que devait faire le synode? Quelques paroisses étaient troublées par les idées nouvelles; les attaques contre le christianisme évangélique avaient été accueillies avec applaudissements en plus d'une localité; il devenait évident qu'il fallait compter avec l'hostilité d'une partie de la population. Mais, d'autre part, les fidèles avaient répondu à ces attaques par un redoublement de zèle; les temples se remplissaient chaque dimanche: jamais les communiants n'avaient été si nombreux qu'aux fêtes de Noël 1868. Le plus grand nombre des paroisses, enfin, n'avaient nullement été atteintes par ces troubles; elles entendaient l'écho lointain de ce qui se passait à La Chaux-de-Fonds, au Locle ou à Neuchâtel, mais elles ne s'en émouvaient point. Une agitation aussi artificielle, provoquée et soutenue par des étrangers, avait-elle quelque chance de durée? Était-il à propos, dans ces conditions, de bouleverser des institutions ecclésiastiques qui avaient fait leurs preuves?

Le 23 février 1869, le synode se réunit en session ordinaire: le président, M. Perret, ouvrit la séance par un discours où il exprima son opinion sur les graves événements qui venaient de se produire et qui mettaient en question l'existence de l'Église en même temps que sa foi. Il fut très bref sur le premier point: «Nous n'avons pas à examiner si la séparation est désirable pour l'État, redoutable pour l'Église, préjudiciable à l'un, favorable à l'autre, ou bonne pour tous les deux. Nous avons à chercher quelle doit être, dans les circonstances actuelles, notre ligne de conduite. Pour nous, qui n'avons jamais envisagé la séparation comme un dogme, mais plutôt comme une affaire providentielle et une question d'opportunité, toute notre tâche consiste à étudier les signes des temps. Apportons une extrême attention à ne pas devancer le Maître, le bon chemin cessant d'être le bon chemin, quand on y précède le Guide céleste: mais, une fois la pensée du Seigneur nettement discernée, une fois le signal clairement donné d'En haut, suivons fidèlement et avec une pleine confiance Celui qui a donné à notre Église des marques éclatantes de sa protection et de son amour.» (Journal religieux, 1869, p. 118.) Puis, M. Perret releva le fait que nous possédions un des plus grands et des plus rares privilèges dont puisse jouir un pays: l'unité de doctrine: tous les pasteurs neuchâtelois sont unanimes dans leurs convictions évangéliques: «Demeurons plus que jamais unis ensemble dans la doctrine de piété.»

Le synode n'aborda pas la discussion des idées émises par son président; il voulait attendre de voir quelle importance prendrait le mouvement libéral et surtout quelle serait l'attitude du gouvernement.

En attendant, la campagne des conférences battait son plein; l'intérêt pour les questions religieuses allait grandissant; les pasteurs discutaient entre eux les questions pendantes et se renseignaient sur l'état de l'opinion dans leurs paroisses.

Lorsque la commission du grand conseil eut présenté son rapport et que ce corps eut chargé le conseil d'État d'étudier la question de la séparation de l'Église et de l'État, le synode fut convoqué à l'extraordinaire, le 21 juillet 1869. (Journal religieux, 1869, p. 312; l'Émancipation, p. 176) Il fut à peu près unanime pour estimer qu'il était du devoir de l'autorité chargée de surveiller les intérêts spirituels de l'Église, de faire entendre sa voix dans le débat. Mais dans quel sens devait-il parler? Trois opinions se manifestèrent dans la discussion.

Un premier groupe, composé de MM. les pasteurs Ladame, H. Gallot et J. DuPasquier, estimait que la situation n'était pas assez grave pour motiver une rupture avec l'ancien ordre de choses. Si le navire est battu par l'orage, il faut tenter de le sauver et ne pas l'abandonner en se jetant à la mer; le synode n'aurait à intervenir que si un pasteur rationaliste était nommé dans une paroisse.

D'autres orateurs se prononcèrent énergiquement pour la séparation. M. F. de Rougemont est gagné à cette cause depuis six mois; jusqu'alors la situation de l'Église était favorable; aujourd'hui que l'on veut faire pénétrer le rationalisme dans les corps électifs de l'Église, le statu quo est impossible.

M. le pasteur H. DuBois appuie cette opinion des considérations suivantes: Nous possédons déjà en bonne partie la distinction du civil et du religieux: faisons encore un pas dans cette voie si juste et si vraie, en séparant l'Église de l'État. Il est injuste que des personnes ne partageant pas les convictions chrétiennes, soient obligées de subventionner un culte chrétien. Et qu'on ne dise pas que, dans tout État, les citoyens doivent souvent payer pour des choses qu'ils n'aiment pas ou qui ne leur rapportent rien: nous sommes ici sur un tout autre terrain que celui de l'utilité publique: nous sommes dans le domaine sacré de la conscience. Enfin, nous devons éviter à notre Église la triste situation de celles d'autres pays. Que toutes les opinions s'expriment librement, il le faut, c'est un bien; mais qu'elles ne se produisent pas dans la même Église.

M. L. Jacottet estime que la situation actuelle est favorable pour une séparation à l'amiable: après la nomination d'un pasteur libéral, ce ne serait plus le cas.

Une troisième opinion intermédiaire fut représentée par M. le pasteur Henriod. Tout en reconnaissant que la séparation est dans le courant des idées modernes et qu'elle présente de sérieux avantages, il ne voudrait pas qu'elle fût prononcée dès maintenant, à cause des liens si anciens et si étroits qui ont uni jusqu'ici l'Église et l'État. Il préférerait qu'on travaillât à les dénouer peu à peu et qu'on fît droit d'abord aux réclamations de ceux qui se plaignent à juste titre de devoir contribuer par l'impôt aux dépenses d'un culte qu'ils désapprouvent.

Le synode décida de nommer une commission, composée de six ecclésiastiques et de sept laïques et où les diverses opinions seraient représentées: il l'invita à consulter les six colloques du canton pour se renseigner sur l'opinion des paroisses. (Les membres de la commission furent MM, Perret, Henriod, F. Godet, L. Jacottet, H. DuBois et H. Gallot, pasteurs, et MM. D. Dardel, J. Cuche, F. de Rougemont, de Büren, F.-A. Monnier, Matthey-Peytieu et H. Ladame. La commission nomma M. Cuche président et M. Jacottet, secrétaire, tous deux députés de La Chaux-de-Fonds.) Deux mois après, le 28 septembre, il se réunissait pour entendre le rapport de cette commission; c'était la dernière session de cette législature, les élections devant avoir lieu au milieu d'octobre.

Quelques jours auparavant, les membres du synode étaient venus rendre les derniers devoirs à leur ancien président, M. James DuPasquier, que Dieu avait rappelé à Lui le 20 septembre. (Voir la notice nécrologique écrite par M. G. Henry dans le Journal religieux du 12 février 1870 et tirée à part en brochure.) Il avait réussi, par sa prudence et sa fermeté, à faire vivre et prospérer l'Église synodale, créée par la loi de 1849; Dieu lui épargnait la douleur de voir compromise l'œuvre à laquelle il s'était consacré.

Cette session du synode de septembre 1869 marque une date importante dans l'histoire de l'Église neuchâteloise; elle détermina l'attitude que l'autorité ecclésiastique observa au cours de la crise religieuse. Cette crise, brusquement inaugurée neuf mois auparavant, avait profondément modifié les opinions ecclésiastiques d'un grand nombre de pasteurs et de laïques. Personne n'aurait cru possible qu'un clergé, aussi attaché à l'Église nationale, aussi satisfait des conditions exceptionnellement favorables dans lesquelles il pouvait annoncer l'Évangile au peuple tout entier, en viendrait en si peu de temps à envisager comme une éventualité sérieuse la rupture des liens qui unissaient l'Église à l'État.

La commission avait consulté les colloques, en leur envoyant un questionnaire à remplir, et leurs réponses avaient prouvé que la majeure partie de leurs membres n'envisageaient pas la situation comme aussi gravement compromise et estimaient que l'on avait encore bien des palliatifs à tenter, avant d'en venir au moyen radical de la séparation.

Si le statu quo pur et simple, malgré ses inconvénients, comptait quelques partisans, surtout au Val-de-Travers, la majorité dans chaque colloque était d'accord pour reconnaître que la loi actuelle ne donnait pas à l'Église des garanties suffisantes pour le maintien de l'unité de doctrine. Mais les opinions divergeaient complètement sur les moyens à employer pour sauver la situation et sur la ligne de conduite à suivre. Le Locle désirait que le synode demeurât dans le silence, dont personne ne lui demandait de sortir, et surtout qu'il ne fit pas campagne pour la séparation; Boudry voulait qu'il s'adressât au grand conseil, pour demander une revision de la loi qui assurât l'indépendance de l'Église: les autres colloques préféraient qu'il parlât, non à l'autorité législative, mais aux Églises: le Val-de-Travers demandait qu'il exposât simplement, et sans se prononcer, les inconvénients et les avantages du statu quo et de la séparation, tandis que le Val-de-Ruz et Neuchâtel adoptaient le moyen terme proposé par M. Henriod: enfin, six députés de La Chaux-de-Fonds et deux du Val-de-Ruz exprimaient le vœu que le synode recommandât la séparation au peuple.

Cette diversité de vues n’était pas faite pour orienter la commission, qui avait pour mandat de tenir compte de l'opinion publique. Tous ses membres avaient le sentiment très net que la situation était critique et qu'elle ne pouvait se maintenir longtemps sans modification. Ils reconnaissaient que la loi de 1849, qui avait réalisé de grands progrès en séparant le civil du religieux et en associant les laïques au gouvernement de l'Église, contenait des dispositions qui pouvaient devenir dangereuses à un moment donné. (Art. 6: Conditions électorales. — Art. 20: Nomination de pasteurs suisses ou étrangers, sans contrôle du synode. — Art. 12 et 18: Nomination par le conseil d'État des six diacres de district et de deux députés au synode. — Art. 75: Le conseil d'État est juge souverain de toute contestation qui pourrait s'élever sur l'une des disposions de la loi.) L'État avait respecté jusqu'ici la liberté de l'Église, mais les circonstances actuelles pourraient modifier son attitude et l'engager à intervenir dans le domaine religieux.

En principe — ainsi le pensaient les membres de la commission — l'union de l'Église et de l'État n'est ni une condition de vie, ni une menace de mort pour une Église; maintenue dans de sages limites, elle peut être avantageuse aux deux parties contractantes, mais il est des cas où elle devient compromettante.

L'Église, en effet, est une association essentiellement spirituelle, composée d'hommes librement unis par une même foi, tandis que l'État représente le peuple tout entier, dont font partie, non par choix, mais par naissance, tous les habitants du pays. L'État fait régner la justice, il est le gardien des droits de tous et il a la force à sa disposition; l'Église a pour but le salut des âmes et ne doit avoir recours qu'à la puissance de la persuasion.

Ces deux missions ne s'excluent pas l'une l'autre: elles peuvent se rencontrer; il y a donc une union de l'Église et de l'État possible et même naturelle. Mais cette union devient fâcheuse, quand l'État met sa force au service de l'Église ou quand l'Église abandonne à l'État son autonomie et lui concède le droit de l'organiser, de la gouverner, de déterminer ses doctrines ou d'exercer sa discipline.

Aujourd'hui, un parti s'est formé qui attaque les doctrines que l'Église a toujours professées: on ne sait encore s'il veut se constituer à part ou s'il pense rester dans l'Église. C'est là ce qui constitue le danger de la situation actuelle. Mais que faire?

La commission était unanime à penser que le synode devait faire entendre sa voix: c'est son devoir comme autorité chargée du gouvernement spirituel de l'Église: il doit parler avant que le conseil d'État ne le fasse, pour n'avoir ni à l'appuyer, ni à le combattre; il ne doit pas s'adresser à l'autorité législative, car ce serait reconnaître la compétence du grand conseil dans le domaine ecclésiastique. C'est à l'Église, dont il est le mandataire, qu'il doit faire connaître ses sentiments.

Quant aux moyens proposés, la commission était encore unanime à repousser l'idée de demander la revision de la loi et la suppression des dispositions qui permettent à l'État d'intervenir dans la vie de l'Église. Une telle démarche irait nécessairement à contre-fin, et elle reconnaîtrait aussi la compétence de l*État.

Jusqu'ici la commission était d'accord; mais quand elle dut formuler des propositions positives, deux opinions divergentes se manifestèrent. Bien que son secrétaire appartint à la minorité, elle ne l'en chargea pas moins de rédiger le rapport et d'exposer les vues des deux groupes.

C'était M. L. Jacottet, qui défendit avec chaleur la cause de la séparation. C'est à ce moment qu'il entra en scène et qu'il commença à jouer un rôle important dans les affaires de l'Église. Pasteur à La Chaux-de-Fonds, il était mieux placé que tout autre pour juger des dangers de la situation, et, dès ce moment, sa conviction se forma et ne fut plus ébranlée.

D'après lui, l'État ne doit pas donner à l'Église sa constitution. La séparation n'aura pas les conséquences que plusieurs redoutent: elle n'entraînera pas nécessairement la suppression de l'enseignement religieux dans l'école, ni celle du repos légal du dimanche; l'État est libre de trancher ces questions dans un sens ou dans l'autre, quelle que soit la nature de ses relations avec l'Église. Sans doute, la position des pasteurs vis-à-vis de l'ensemble de la population sera modifiée, mais elle sera plus vraie. Rien ne prouve que le nombre des sectes se multipliera; un triage se fera, l'Église perdra probablement du monde, c'est très regrettable: mais nul ne saurait l'empêcher. Actuellement, notre Église forme un tout compact: dans quelques années, il n'en sera probablement plus de même. Il faut que toutes les paroisses comprennent qu'elles sont solidaires et que, si un pasteur libéral est nommé dans l'une d'entre elles, c'en est fait de l'unité de doctrine. «Alors, peut-être, nous serons tous d'accord pour demander la séparation, mais, alors aussi, l'on nous dira peut-être: Séparez-vous, si vous le voulez, mais pour nous, nous restons. Nous n'aurons plus la séparation, mais le séparatisme, la dissidence. À côté de l'Église unie à l'État, qui restera l'Église du grand nombre, qui tolérera toutes les opinions et toutes les doctrines, nous verrons bientôt se fonder, partout où il y aura un noyau de chrétiens fidèles, des Églises indépendantes, qui auront tout à créer à nouveau, qui deviendront de plus en plus particularistes et sectaires et qui resteront probablement entachées, aux yeux de la nation, de ce caractère aristocratique que l'on reproche, à tort ou à raison, aux Églises libres des pays voisins. Voilà le principal motif qui fait pencher plusieurs membres de la commission vers la séparation: voilà ce qui les amène à considérer la demande de suppression du budget des cultes et le renvoi de la question au conseil d'État comme des signes providentiels, destinés à nous ouvrir les yeux et à nous montrer le chemin.» (L. Jacottet, pasteur. Question de la séparation de l'Église et de l'État. Rapport présenté au synode le 28 septembre 1869. Neuchâtel, 1869, page 38.)

On ne pouvait s'exprimer plus clairement: La séparation est la seule solution possible: si elle est repoussée, nous allons au devant du schisme.

Mais la majorité de la commission n'adopta pas les vues hardies de M. Jacottet: elle savait que la séparation était vue de mauvais œil dans le peuple, que le mot même lui était antipathique; elle n'était pas assez persuadée de ses avantages pour risquer une campagne dont l'issue était très douteuse et elle donna la préférence à une mesure de transition, qui ne romprait pas brusquement avec le passé et qui donnerait à l'Église une sorte de régime concordataire, où elle pourrait s'organiser et s'administrer elle-même, sans rien recevoir de l'État et sans avoir à redouter qu'il s'immisçât dans ses affaires.

C'était le moyen terme proposé par M. Henriod et exposé dans un projet d'adresse à l'Église. M. Henriod représentait les traditions de l'ancienne Église neuchâteloise et la politique ecclésiastique que le synode avait toujours suivie: collaborateur de M. James DuPasquier, il avait appris à cette école cette prudence qui évite les mesures violentes; attaché à la doctrine évangélique avec une fermeté inébranlable, il estimait qu'il était encore possible de la conserver à notre Église, sans tenter l'aventure de la séparation, et, dans son adresse, une des pièces les plus intéressantes du débat, après avoir résumé de main de maître l'histoire de l'Église neuchâteloise, il arrivait à la conclusion que le synode n'avait pas à trancher maintenant la question de la séparation.

«Nous désirons ardemment que notre Église demeure l'Église du peuple neuchâtelois, l'Église chargée par le Seigneur d'annoncer à tout notre peuple la bonne nouvelle du salut. Mais il est une chose que nous désirons plus encore, c'est qu'elle demeure et devienne de plus en plus une vraie Église de Christ: s'il fallait opter entre ces deux choses, nous n'hésiterions pas. Nous ne demandons pas la séparation, mais si elle devenait nécessaire pour assurer l'indépendance de l'Église, nous l'appellerions de tous nos vœux.» (Adresse du synode à l'Église neuchâteloise. p. 16.)

M. Henriod espère que la loi ecclésiastique actuelle fera place à une loi se bornant à déterminer les rapports de l'État avec l'Église, selon l'expression dont se servaient les constitutions de 1848 et de 1858, et que l'Église, en devenant autonome, ne recevra de l'État d'autre subvention que celle à laquelle elle a droit en stricte justice, de sorte qu'aucun citoyen ne puisse se plaindre de contribuer, pour quoi que ce soit, à l'entretien d'un culte auquel il est étranger.

La lecture du rapport et du projet d'adresse donna lieu à une longue discussion dans le synode: les hommes d’Église tempérèrent l'ardeur de ceux qui couraient risque de marcher trop vite; à l'unanimité, le synode décida d'adopter le projet d'adresse aux paroisses, rédigé par M. Henriod. Cependant quelques membres demandèrent et obtinrent l'autorisation de faire imprimer, sous leur responsabilité personnelle, le beau rapport de M. Jacottet.

Il n'y avait, somme toute, qu'une différence de nuances entre ces deux points de vue. M. Jacottet tranchait dans le vif; il appelait les choses par leur nom, et demandait que le synode recommandât la séparation comme la seule issue satisfaisante. M. Henriod évitait de prononcer le mot, «antipathique au peuple»; mais, ce qu'il désirait voir se réaliser, c'était bel et bien la séparation, soit l'autonomie de l'Église, avec abandon de toute subvention de l'État dépassant les revenus des biens ecclésiastiques.

C'est également ce que M. G. Guillaume allait proposer au grand conseil, six semaines plus tard. Il aurait été certainement facile, si on l'avait sérieusement désiré, de combiner ces différentes propositions et de réaliser un progrès qui aurait fait grand honneur au canton et qui aurait évité les troubles et les déchirements que prévoyait M. Jacottet. Il aurait fallu pour cela se mettre franchement d'accord sur la question des biens ecclésiastiques, et cela dans le sens radical que proposait M. Buisson. Or, cet accord ne se fit pas, et lorsque, trois ans plus tard, le gouvernement changea de visée et se prononça pour la revision de la loi, il se servit précisément de ce prétexte pour écarter la séparation, et le traité de Paris se trouva là fort à propos pour fournir l'argument décisif.

M. Jacottet ne s'était pas prononcé personnellement sur ce point spécial; il s'était borné à exposer les vues de la commission: «Les revenus des biens d'Église ne peuvent être détournés de leur destination; ce point est hors de toute contestation. Seulement qui sera l'héritier de l'ancienne Église? Plusieurs membres estiment qu'il ne peut y avoir de doute et que ce successeur ne peut être que l'Église évangélique qui se fonderait sur la base doctrinale de l'ancienne; donner ces revenus à une Église qui renierait ses principes, ce serait les détourner de leur destination. Une fraction de la commission aurait préféré que les biens ecclésiastiques fussent répartis entre les différentes Églises qui sortiraient de l'Église nationale, dans un délai à déterminer et dans la proportion du nombre de leurs adhérents.» (Question de la séparation, p. 29.)

Quant à l'adresse, elle évite de toucher la question et se borne à refuser pour l’Église toute allocation prélevée sur l'impôt; on pouvait en conclure que l'Église évangélique prétendait conserver pour elle les revenus des biens ecclésiastiques; si telle n'était pas l'opinion du synode, il aurait dû le dire clairement, quand il s'adressait aux Églises pour les éclairer sur la situation.

Le rapporteur estimait que ces questions financières, étant d'ordre matériel, n'étaient pas de celles qui méritaient le plus d'attention. Il était dans l'erreur, et l'avenir l'a montré; il y avait là une question de principe, plus grave qu'on ne semblait le croire: une Église qui possède des capitaux ou des rentes et qui de plus les tient de l'État, ne sera jamais vraiment libre et autonome; en les réclamant dans les circonstances où l'on était alors, elle s'exposait au reproche de vouloir commettre une spoliation; et, en se prévalant des réserves du traité de Paris, elle créait un argument contre la séparation, dont d'autres sauraient tirer parti, le moment venu.

Dans sa réponse à M. Buisson, le 9 mars 1869, le comte de Gasparin, traitant la question de la séparation à Genève, s'exprimait au sujet des biens d'Église dans les termes suivants, dont il est regrettable qu'on n'ait pas tenu compte à Neuchâtel: «Il existe une fausse séparation, dont s'accommoderaient sans peine ceux qui redoutent instinctivement la vraie. Pour que l'Église séparée de l'État soit aussi multitudiniste, aussi inerte, aussi étrangère à la conversion et au dogme que le sont souvent les Églises unies à l'État, il n'y a qu'à recourir à ce procédé très simple, emporter le budget, qu'il ait la forme d'une allocation fournie annuellement par l'État, ou de propriétés ecclésiastiques. On peut ainsi avoir la séparation, ce qui a bon air, et éviter le système volontaire, lequel est gênant. Cette séparation-là, la séparation dotée et en bloc, n'est bonne qu'à assurer la domination d'un clergé et à créer un État dans l'État; elle n'assure qu'une indépendance, celle du clergé; elle n'affranchit pas l'État, tant s'en faut. L'Église dotée n'est pas l'Église séparée. Or, il importe si fort que l'Église soit apostoliquement pauvre, qu'elle devrait s'imposer à elle-même l'obligation de ne jamais rien posséder, à l'exception des édifices nécessaires à son culte.» (Cte A. de Gasparin, Le christianisme libéral et la séparation de l’Église et de l'État, Lausanne, 1869, p. 72.)

Ces considérations étaient très nouvelles à Neuchâtel; on avait vécu trop longtemps sous le régime de la dotation pour en constater les dangers; le peuple surtout ne comprenait rien à ce point de vue, qu'il aurait taxé volontiers de doctrinarisme exagéré.

M. Buisson reconnut que l'Adresse du synode était inspirée d'un véritable libéralisme politique et qu'elle posait en principe l'indépendance respective et complète de l'Église et de l'État. Il souligna, non sans malice, les plaintes significatives du synode, qui déplorait que l'art. 6 de la loi contraignit l'Église à compter au nombre de ses membres électeurs tous ceux qui acceptaient les formes de l'Église protestante. Mais il s'indigna, quand il vit comment on proposait de résoudre la question des biens de l'Église.

«Vous voulez fonder une Église orthodoxe où l'État n'aura plus rien à voir ni à payer. — Très bien. Mais la caisse de l'Église, que comptez-vous en faire? — Nous la gardons, nous la gardons tout entière. Et vous ne nous trouvez pas généreux?

Nous renonçons aux fr. 50,000 provenant de l'impôt, moyennant que toute la fortune de l'ancienne Église nationale, ouverte à tous, passe purement et simplement à cette nouvelle Église orthodoxe, ouverte à nous seuls. Eh quoi! vous ne tombez pas à genoux devant notre libéralisme!»

Et M. Buisson, en bon professeur de logique, pose le syllogisme suivant, dont il serait difficile de contester la justesse:

Protestants orthodoxes, libéraux ou dissidents, nous sommes tous, à titre égal, électeurs dans l'Église nationale actuelle:

Tout électeur est co-propriétaire de la fortune collective de l'Église:

Donc on ne peut, à moins de violer la loi, enlever aux protestants libéraux et aux dissidents leur part de cette fortune, pour la reporter au bénéfice exclusif des orthodoxes.

Il conclut à l'abandon complet des biens d'Église pour qu'ils soient appliqués à la fondation d'une œuvre d'utilité publique. (L'Émancipation, 14 et 21 nov. 1869.)

Cette même manière de voir fut également soutenue par la conférence des anciennes Églises libres de la circonscription de Neuchâtel, qui avaient déjà une longue pratique de l'indépendance et qui n'entendaient pas la compromettre pour une question d'argent. Leurs délégués, réunis à Neuchâtel, le 17 mai 1871, sous la présidence de M. Aimé Humbert, déclarèrent «que les Églises indépendantes déclinaient toute participation quelconque à la distribution qui pourrait se faire des revenus des biens ecclésiastiques.» (Journal religieux, 1871, p. 250.) Et, comme le Journal religieux émettait l'idée que ces Églises n'auraient peut-être pas les mêmes objections contre une répartition proportionnelle, non pas des revenus, mais du capital, ce qui éviterait l'immixtion permanente de l'État dans les affaires ecclésiastiques, M. A. Humbert répondit par un refus catégorique: «Jamais les membres des Églises indépendantes ne donneront les mains à une mesure qui tend évidemment à reconstituer un capital ecclésiastique, l'une des choses les plus propres à paralyser la vie religieuse. La seule solution juste, c'est en même temps la plus radicale: suppression pure et simple du département et du budget des cultes, des recettes aussi bien que des dépenses». M. Robert-Tissot reconnut que cette solution serait préférable à toutes les autres, et, pour son compte, il l'admettrait pleinement. «Seulement, dit-il, est-elle possible? Et, sans parler d'autres difficultés, n'est-elle pas écartée par cet article 73 de la constitution, que l'on oppose à un partage des biens ecclésiastiques.» (Journal religieux. 1871. p. 219. — L'art. 73 de la constitution reproduisait l'art. 6 du traité de Paris (voir ci-dessus p. 68).)

Et voilà comment ce malheureux article du traité de Paris paralysa les généreuses intentions de ceux qui désiraient le plus sincèrement l'indépendance de l'Église.

L'attitude du Journal religieux dans ce débat caractérise la situation de ceux des membres de l'Église nationale qui étaient le plus favorables à la séparation, qui auraient accepté tous les sacrifices pécuniaires, mais qui voyaient dans la présence des biens d'Église des difficultés qu'ils ne savaient comment résoudre.

«La séparation n'est pas seulement une mesure bonne et juste: elle est nécessaire, pour empêcher que la guerre n'éclate dans le sein même de l'Église. Mais la question matérielle est la pierre d'achoppement. La séparation serait faite, si les biens ecclésiastiques n'existaient pas. Ils existent, et il n'est point tant facile de dire ce qu'ils doivent devenir: il y a là de très grandes difficultés que nous ne nous sentons point la force de lever. Nous préférerions mille fois voir l'Église nationale évangélique ne possédant rien, plutôt que de la voir exposée à l'accusation de garder ce qui ne lui appartient pas. Que ces biens soient répartis entre tous les ayants droit, ou qu'ils servent à foncier quelque établissement d'intérêt général; ou que l'État, s'il le peut, les garde; peu nous importe, pourvu qu'aucun reproche ne puisse jamais être adressé à l'Église évangélique et que ses adversaires les plus déclarés ne puissent jamais faire entendre la moindre plainte.» (Journal religieux du 18 juin 1870, p. 227.)

«Il y a dans ces propositions, disait M. Buisson, un besoin d'équité, une franchise, une délicatesse qui nous touchent. Si cet article émanait du synode ou du clergé, la séparation ne se ferait pas attendre.» (L'Émancipation, II, p. 202.)

Cependant M. Robert-Tissot était hésitant sur la solution à choisir. L'abandon des biens d'Église à l'État ou leur affectation à un but philanthropique ne provoqueraient pas sans doute de graves objections de la part de la Confédération et des grandes puissances, mais ce serait faire trop bon marché des intentions des donateurs. Aussi s'arrête-t-il à l'idée d'une répartition du capital entre tous les membres actuels de l'Église nationale, avec invitation à chacun d'eux de verser sa part dans la caisse de l'Église qui a sa préférence. (Journal religieux du 25 juin 1870, p. 213.)

M. Robert représentait certainement le groupe le plus avancé dans le sein du parti évangélique; ses vues étaient taxées d'aventureuses par beaucoup; quant au peuple, il ne comprenait pas même que la question put se poser. Il faut tenir compte de cet état des esprits pour apprécier la conduite des hommes qui avaient la redoutable mission d'éclairer l'Église sur ses vrais intérêts dans cette période troublée de son histoire.

Le rapport du synode sortant de charge en 1869 jugeait de l'avenir avec moins d'optimisme que celui de 1865: «Nous pressentons des temps difficiles pour notre Église. Nous léguons au futur synode diverses questions non encore décidées, mais surtout une question qui l'emporte en gravité sur toutes les autres: jamais, depuis la réformation, l'Église de Neuchâtel ne s'est trouvée dans des circonstances aussi sérieuses.» (Rapport du synode, 1866-1869, p. 18.)

Les élections ecclésiastiques d'octobre et novembre 1869 n'amenèrent cependant qu'un petit nombre d'électeurs au scrutin; il n'y eut aucun député libéral nommé: au reste la lutte n'avait été engagée qu'au Val-de-Ruz. Le synode se constitua, en maintenant MM. Perret et Cuche comme président et vice-président; tous les autres membres du bureau furent remplacés: M. Robert-Tissot fut nommé secrétaire et MM. Verdan. G. de Pury et F. de Rougemont, assesseurs.

La tâche des nouvelles autorités ecclésiastiques allait devenir difficile et délicate. Les relations avec les autorités politiques tendaient à se modifier; la neutralité bienveillante des gouvernements précédents menaçait de faire place à une raideur qui pouvait devenir de l'hostilité; plusieurs chefs marquants du parti radical prenaient fait et cause pour le christianisme libéral; le National suisse, organe de ce parti, s'était prononcé dès l'abord pour M. Buisson. Cette intrusion de la politique dans le domaine religieux, qui devait s'accentuer plus tard, ne pouvait qu'être fâcheuse.

Le premier symptôme de ce changement d'attitude du gouvernement vis-à-vis de l'Église se produisit précisément à la fin de 1869. Un troisième poste de pasteur avait été créé en 1861 dans l'importante paroisse du Locle; après la démission du premier titulaire, M. Verdan, en novembre 1869, et sur une pétition de l'Association patriotique radicale, à laquelle la municipalité du Locle refusa de s'associer, le conseil d'État n'ouvrit pas de concours en vue d'une élection nouvelle; le colloque et le synode protestèrent, 1083 pétitionnaires firent de même; ce fut en vain: le grand conseil supprima le poste, le 23 février 1870, par 39 voix contre 36.

À la suite de ce vote, le synode prit une courageuse initiative; le 11 mai suivant, il décida de nommer un pasteur auxiliaire (subside) au Locle, sans avoir recours au budget des cultes; les fonds spéciaux du clergé fournirent fr. 700 et la paroisse réclama le privilège de pourvoir par des dons libres au complément du traitement. Le synode, tout en acceptant cette offre, chargea son bureau d'examiner s'il n'y aurait pas lieu de créer une caisse centrale, alimentée par les dons libres des membres de l'Église et destinée à pourvoir aux dépenses auxquelles le budget des cultes ne satisfaisait pas. C'était un acte d'indépendance qui valait mieux que bien des déclarations.

C'est dans cette même session que le synode eut l'occasion de se prononcer sur le projet de séparation, présenté par M. G. Guillaume le 17 novembre précédent. Le rapport du bureau fut très défavorable. M. Robert-Tissot démontra que pas un des articles proposés n'était admissible et que, si ce projet était adopté, il n'aboutirait pas à une séparation franche et nette et serait probablement la source de difficultés sans cesse renaissantes.

M. Godet proposa de communiquer ce rapport au grand conseil et de se borner à lui demander de supprimer du budget des cultes tout ce qui dépassait les revenus ecclésiastiques. M. Perret aurait préféré que l’on posât au peuple ces deux questions: Acceptez-vous la séparation? Sinon, acceptez-vous une revision de la loi ecclésiastique assurant l'indépendance de l'Église? C'était le moyen terme que proposait l'Adresse de septembre 1869. M. G. Rosselet, enfin, demandait que le synode démissionnât en corps, pour faire place à un grand synode populaire, où toutes les paroisses seraient représentées par trois laïques pour un ecclésiastique.

Le synode estima que cette délibération suffisait pour faire connaître son opinion sur le projet de loi du conseil d'État: il refusa de s'adresser soit au grand conseil, soit au peuple, et, par 11 voix contre 9, il refusa également de se prononcer sur la question de la séparation: (L'Émancipation. 1870. p. 161; Journal religieux, p. 192.) c'était conséquent: le nouveau synode partageait les vues du précédent, qui avait adopté l'Adresse et autorisé seulement M. Jacottet à publier en son privé nom son rapport concluant à la séparation.

Si le synode avait repris l'examen de la question, c'est qu'il savait qu'elle allait revenir le mois suivant devant l'autorité législative.

C'est également ce qui provoqua la première assemblée annuelle du comité cantonal de l'Union du christianisme libéral, aux Hauts-Geneveys, le 5 juin, sous la présidence de M. le professeur Desor. Le comité décida d'abord que M. Trocquemé organiserait chaque mois, une fois au moins, dans les divers districts (sauf Boudry), une de ces réunions religieuses qui avaient un succès croissant à La Chaux-de-Fonds; les pasteurs libéraux de Genève lui avaient offert dans ce but leur concours actif. Puis, sur la proposition de MM. E. Borel et Buisson, la résolution suivante fut adoptée:

«Considérant que les partisans du christianisme libéral sont unanimes pour se prononcer en principe en faveur de la séparation,

«Désirant que cette réforme s'accomplisse au plus tôt, moyennant qu'elle se fasse dans des conditions d'équité complète et de séparation effective, non pas de manière à reconstituer, avec la fortune actuelle de l'Église nationale, une ou plusieurs Églises privilégiées,

«Le comité charge son bureau, dans le cas où le projet de séparation serait pris en considération par le grand conseil, d'aviser aux moyens de contribuer activement à la propagande en faveur de la séparation.

«Dans le cas contraire, le bureau est chargé de présenter un rapport sur les moyens d'user des droits électoraux que la loi actuelle confère aux libéraux, en vue d'obtenir une représentation au synode, dans les colloques et les collèges d'anciens, spécialement à La Chaux-de-Fonds: sur les conditions à remplir pour faire nommer des pasteurs libéraux, avec ou sans l'agrément des colloques; sur la question d'une revision de La loi ecclésiastique en vue de faire reconnaître l’autonomie des paroisses

Telle était la position prise par les représentants des deux fractions religieuses, lorsque le grand conseil se réunit le 20 juin 1870.

Jamais, devant l'autorité législative neuchâteloise, la question ecclésiastique n'a été traitée avec autant d'élévation et sur un ton aussi modéré, que dans cette mémorable séance. Les organes des deux partis sont d'accord pour le reconnaître.

«Le débat, dit le Journal religieux, n'a pas cessé d'être digne des graves intérêts qui y étaient engagés. Nous avons entendu affirmer, dans des paroles pleines d'élévation, l'importance des intérêts immortels de l'âme humaine et la puissance morale du christianisme. Disons aussi que les influences politiques sont restées complètement étrangères au débat: des hommes que l'on a l'habitude de voir séparés, se sont unis pour défendre les mêmes convictions. Les dissentiments religieux, qui existent certainement au sein de l'assemblée, ont été aussi entièrement écartés de la discussion. On s'est plu à rendre témoignage à la confiance dont le clergé jouit encore parmi nous et au respect que l'Église inspire à nos populations.» (Journal religieux, 1870, p. 243.)

L'immense majorité des orateurs se prononça en faveur du principe de la séparation. Le statu quo ne trouva que quelques défenseurs, qui redoutaient l'esprit de secte et les divisions. Un groupe de députés (MM. H. DuPasquier, Philippin, Eug. Borel, H. Grandjean) proposèrent l'ajournement de la discussion, parce qu'ils estimaient qu'on n'avait pas encore trouvé une solution claire et pratique des difficultés soulevées par la séparation. Les autres répondirent que la meilleure manière de faire mûrir la question, c'était de s'en occuper.

On proposa tour à tour les différentes solutions déjà connues, la suppression des biens d'Église, leur affectation à un but philanthropique, le partage du capital entre les électeurs, la revision de la loi, mais chacun fut d'accord pour repousser les demi-mesures; l'on estima que le projet du conseil d'État, en proposant une répartition annuelle des revenus, ne tranchait pas la difficulté.

En fin de compte, l'ajournement fut écarté par 42 voix contre 24, la prise en considération du projet de loi adoptée à une voix de majorité, par 32 voix contre 31, et le projet renvoyé à une commission.

«Mais, comme le disait l'Émancipation, (II, p. 217.) ce vote n'impliquait pas l'existence dans le grand conseil de deux partis, l'un pour, l'autre contre la séparation. Il s'agissait en effet, non de voter sur le principe, mais de se décider à l'étude immédiate de la question. Et la plupart de ceux qui demandaient l'ajournement de ce travail, ont déclaré qu'ils le demandaient uniquement dans l'intérêt de la séparation et par la peur d'un échec, pouvant résulter, suivant eux, d'une votation prématurée.»

Jamais le grand problème n'a été plus près de sa vraie solution dans le canton de Neuchâtel: la presse était à peu près unanime à défendre la séparation: M. Buisson citait l'article du 18 juin du Journal religieux, (Voir ci-dessus, p. 147.) comme attestant à la fois le plus légitime désir d'épargner à l'Église des complications fâcheuses et la plus sagace perspicacité. Il demandait que la commission nommée fût appuyée et stimulée par l'opinion publique. «Il faut que d'ici à l'époque où le grand conseil reprendra la discussion, les partisans de la séparation agissent, se montrent, se groupent et organisent, un peu mieux qu'on ne l'a fait jusqu'ici, le mouvement séparatiste, dussent-ils provoquer en retour un mouvement anti-séparatiste. C'est le malheur de la séparation de n'avoir pas d'adversaires.»

Une campagne, peut-être, allait s'organiser; on parlait d'une association de comités réformistes, conservateurs, radicaux, orthodoxes, rationalistes, israélites, etc., qui travailleraient, chacun dans son domaine et à sa manière, en vue de la séparation.

Mais M. Buisson est persuadé que la nomination d'un pasteur libéral «sera le moyen le plus sûr comme le plus expéditif de décider ses adversaires ecclésiastiques en faveur de la séparation, seule digne solution de tous les conflits actuels et de ceux qu'un avenir prochain va y ajouter. ».




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