Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

LA CAMPAGNE DU CHRISTIANISME LIBÉRAL (1868-1869)

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Le 5 décembre 1868, dans une des séances hebdomadaires de la Société d'utilité publique de Neuchâtel, M. F. Buisson devait parler d'une réforme urgente dans l'instruction primaire. M. Buisson était un jeune et brillant professeur de philosophie de l'Académie, apprécié de ses élèves et de ses collègues; il passait pour avoir en dogmatique des opinions assez avancées, mais ne faisait pas de polémique religieuse: il avait cependant déjà publié à Paris deux brochures très accentuées: l'Orthodoxie et l’Évangile et le Christianisme libéral (1865). Ces brochures n'étaient guère connues à Neuchâtel et personne ne se doutait que la conférence annoncée serait le début d'une campagne organisée. Un ecclésiastique, M. E. Pétavel-Olliff, apprenant par l'affiche quel sujet M. Buisson allait traiter, se hâta de lui envoyer deux articles qu'il avait publiés l'année précédente et où il montrait que les départements de la France où l'instruction publique était en progrès, étaient ceux où la Bible était le plus répandue. (Journal religieux, 1868, p. 415.) Ce n'était pas précisément la thèse que M. Buisson allait soutenir.

Un nombreux public, attiré par le renom du conférencier, remplissait à huit heures du soir la salle du grand conseil. Les instituteurs et institutrices, en particulier, y étaient accourus en grand nombre, se demandant quelle pouvait bien être cette réforme dans l'école, dont l'urgence s'imposait. Quel ne fut pas leur étonnement, quand ils apprirent qu'il s'agissait d'éliminer du programme primaire l'enseignement de l'histoire sainte, spécialement celle de l'Ancien Testament.

M. Buisson entendait prouver que l'histoire sainte, telle qu'elle était enseignée dans les écoles, faussait l'intelligence et la conscience des enfants, en leur inculquant des notions scientifiques erronées et des notions morales dangereuses. Pour établir sa thèse, il dut faire un vrai réquisitoire contre l'Ancien Testament: il ne mentionna naturellement que les scènes de mœurs les plus crues et les lois les plus délicates à citer. Et, comme il voulait frapper fort, il lui échappa des épithètes exagérées, des jugements outrés, qu'on s'étonnait de trouver sur les lèvres d'un homme aussi cultivé. «Prenez garde, disait-il en terminant, qu'on ne fasse abdiquer à vos enfants une partie de leur conscience et de leur raison, en croyant l'épurer. Craignez qu'ils ne s'endurcissent à entendre lire dans un livre réputé divin des pages, comme on l'a justement dit, pleines de sang et de boue! Il est temps que, dans l'école, maîtres et élèves ne vivent plus les yeux fixés en arrière, sur un petit coin de la Syrie, mais l'esprit et le cœur également ouverts à tout ce qui vient de généreux et de bon de tous les points de l'horizon humain!» (F. Buisson, Une réforme urgente dans l'instruction primaire. Neuchâtel, 1868, p. 66. — 2e édition revue et augmentée, sous le titre: De l'enseignement de l'histoire sainte dans les écoles primaires, Paris, Genève, 1869. Dans cette seconde édition, quelques-unes des expressions les plus violentes de la première avaient été modifiées; la parabole du prophète Osée d'ignoble (p. 25) devenait simplement impure (p. 48); les sales litanies du Lévitique étaient des versets épouvantables, et les pages de boue et de sang avaient disparu.)

L'émotion causée par cette conférence fut très grande. Une partie de l'auditoire avait applaudi à toutes les attaques dirigées contre la Bible; d'autres avaient été consternés et révoltés. M. Buisson avait donné à sa conférence un titre vague, afin de ne pas éloigner ceux qu'il désirait le plus d'avoir pour auditeurs, les membres du corps enseignant; mais cette tactique, pour être habile, n'était pas sans danger: ceux qui avaient été ainsi surpris, estimaient qu'ils étaient tombés dans un piège et s'en indignaient.

Lors même que les citations étaient exactes, l'impression d'ensemble que l'on recevait de la lecture de ces passages détachés et des commentaires qui les accompagnaient, était froissante: l'Ancien Testament était défiguré. On avait le sentiment que, derrière la question pédagogique, que seule M. Buisson prétendait traiter, s'en dissimulait une autre, la question religieuse, et que cette attaque contre l'histoire sainte était au fond dirigée contre le christianisme lui-même, tel qu'il était compris et enseigné dans nos Églises.

Dès le lendemain, on ne parlait à Neuchâtel que de cet événement, auquel le talent du conférencier avait donné une gravité particulière. Plusieurs se demandaient avec anxiété si c'était bien là le dernier mot de la science et ce qu'il y avait à répondre à ces arguments tirés de la Bible elle-même.

Cette réponse ne se fit pas attendre: cinq jours après, le 10 décembre, dans la salle circulaire du gymnase. M. le professeur Frédéric Godet défendait avec une virile énergie la sainteté outragée de l'Ancien Testament: il faisait passer dans le cœur de son auditoire l'indignation qui l'animait et rendait confiance à ceux qui avaient été ébranlés. Et. comme M. Buisson était allé répéter sa conférence à la Chaux-de-

Fonds, puis au Locle, M. Godet le suivit pas à pas, répondant le lendemain à la conférence de la veille.

Mais le vaillant professeur ne fut pas le seul à entrer en lice, et l'Église de Neuchâtel peut être fière, à juste titre, du nombre et de la valeur des témoignages que suscita ce conflit.

Le 26 décembre, M. Robert-Tissot réclama et obtint de la Société d'utilité publique de défendre la Bible dans le lieu même où elle avait été attaquée; il montra quel était son rôle éducateur pour l'enfant et pour la société; c'est la Bible qui ouvre les intelligences et qui crée des caractères fortement trempés et épris de liberté. (E. Robert-Tissot, La Bible. Neuchâtel, 1869.)

Le 12 janvier 1869, ce fut le tour de M. F. Bovet. Avec une urbanité exquise, il mit en relief les exagérations de M. Buisson; il rectifia ses jugements outrés; il prouva que les griefs qu'il formulait ne portaient pas seulement sur l'Ancien Testament, mais sur l'Évangile lui-même; il s'étonna que M Buisson pût parler dédaigneusement de la Palestine, la patrie religieuse de l'humanité, comme d'un petit coin de la Syrie, quand il savait quelle était la valeur pour la civilisation du monde de ce petit coin de la Grèce qui s'appelle Athènes; M. Buisson semble ignorer l'importance pour le monde de la bataille que Josué livra sous les murs de Gabaon et où se décida le sort de la peuplade d'où devait sortir le Christ; ne serait-ce pas la preuve qu'il y aurait une réforme urgente à opérer, non pas dans l'instruction primaire, mais dans l'instruction supérieure? (Félix Bovet, Examen d'une brochure de M. F. Buisson, Neuchâtel, 1869.)

Il n'est pas possible de résumer ici toutes les conférences que provoqua, pendant l'hiver 1869, le débat engagé par M. Buisson. MM. Léopold Jacottetet (L. Jacottet, L'Ancien Testament dans l'enseignement, Chaux-de-Fonds, 1869.) James Courvoisier (J. Courvoisier, Le christianisme libéral et le christianisme de l'Évangile, Neuchâtel, 1869.) à La Chaux-de-Fonds, Paul Comtesse (P. Comtesse, La religion de Dieu et la religion de l'homme, Neuchâtel, 1869.) au Locle, Alex. Perrochet (A. Perrochet, Le christianisme libéral et le christianisme de l’Évangile, Neuchâtel, 1869.) à Cernier, J. Paroz (J. Paroz, La Bible en éducation, Neuchâtel, 1899.) et Pétavel-Olliff (E. Pétavel-Olliff, La loi du progrès, Neuchâtel, Paris, 1869.) à Neuchâtel, traitèrent la question sous toutes ses faces. Des auditoires, plus nombreux qu'on ne les avait jamais vus, remplissaient les temples: de petites caravanes venaient des localités voisines entendre les orateurs; la question religieuse fut, dès ce moment, à l'ordre du jour; la presse politique, aussi bien que la presse religieuse, s'en occupa activement et les partis commencèrent à se dessiner.

Mais M. Buisson ne se laissait point arrêter dans sa propagande par ses nombreux opposants. Il répondit dans une nouvelle conférence à ses premiers contradicteurs; puis, non content d'avoir provoqué la lutte dans tout le canton de Neuchâtel, il s'en alla attaquer l'orthodoxie à Lausanne, à Genève, dans le canton de Berne, suscitant ainsi de nouveaux débats et de nouvelles réponses. Il avait offert à M. Godet un débat contradictoire sur l'histoire sainte, mais dans des conditions que M. Godet jugea inconvenantes: M. Buisson prétendait lui faire lire devant le public toutes les pages de l'Ancien Testament qu'il lui désignerait lui-même et il refusait d'accepter comme base de la discussion la notion d'un Dieu personnel et vivant. À la suite d'un échange de lettres, qui furent publiées, le débat n'eut pas lieu. (M. le pasteur Ed. Barde accepta plus tard un débat analogue à Genève, mais dans des conditions plus convenables. Cette conférence contradictoire, qui rappelle les disputes du XVIe siècle, n'eut pas le résultat qu'on en attendait; chaque parti garda ses positions.)

Au courant de février, la lutte engagée changea de caractère: la question pédagogique passa tout à fait à l'arrière-plan; M. Buisson démasqua ses batteries; le 3 de ce mois paraissait le Manifeste du christianisme libéral, publié par un comité d'initiative, qui invitait ses adhérents à s'organiser, et M. Buisson entreprenait une nouvelle série de conférences pour exposer les idées et développer les principes de ce manifeste.

Pourquoi M. Buisson n'avait-il pas dès l'abord ouvert la campagne avec cette franchise d'allures qui est un trait de son caractère? Pourquoi avait-il cru devoir commencer par cette escarmouche sur l'enseignement de l'histoire sainte dans l'école primaire? Nous l'ignorons, mais cette tactique fut fâcheuse; elle était d'autant moins en place, qu'à Neuchâtel l'enseignement religieux était absolument distinct des autres branches du programme, qu'aucun enfant n'était contraint de le recevoir et que les parents qui n'étaient pas d'accord avec la doctrine enseignée, pouvaient dispenser leurs enfants des leçons de religion, par une simple déclaration et sans qu'il en résultât aucun préjudice pour eux. Il est évident que l'Ancien Testament présente au lecteur chrétien de nombreuses difficultés, qu'il soulève des problèmes embarrassants: il était intéressant d'examiner s'il serait préférable de mettre entre les mains des enfants un manuel d'histoire sainte ou la Bible entière. Mais ce n'était pas sous la forme de polémique violente que le débat pouvait être conduit avec sérieux et aboutir à un résultat utile. Le public ne retint de ces premières conférences de M. Buisson que ses attaques contre la Bible; les uns y applaudirent avec enthousiasme et apportèrent à M. Buisson un contingent d'alliés assez compromettants; les autres protestèrent avec indignation et ne voulurent plus voir en lui qu'un adversaire de toute religion et un blasphémateur. Il méritait d'être jugé autrement. Mais trop d'habileté au début avait compromis la situation.

Qu'est-ce que le christianisme libéral, que proclamait le Manifeste et dont les adhérents allaient se constituer en société? Le christianisme libéral se place en dehors et au-dessus de tous les partis théologiques, des orthodoxes comme des rationalistes; il ne prétend pas réunir en une société des hommes ayant une même croyance, comme ont fait jusqu'ici toutes les Églises confessionnelles; il veut fonder la religion sur l'aspiration à la perfection morale. Il envisage comme siens tous ceux qui veulent le bien, qui aspirent à l'idéal, quelles que soient du reste leurs croyances, quel que soit le nom qu'ils donnent à cet idéal; il demande de ses adhérents qu'ils soient prêts à sacrifier leurs intérêts particuliers à cette poursuite du bien; il repousse quiconque fait dépendre le salut d'une doctrine spéciale, quiconque prétend imposer cette doctrine à d'autres. Aimer Dieu et son prochain, telle est la formule populaire de ce système; Dieu, c'est le bien, qu'on le conçoive comme un être personnel, comme une loi morale ou comme la réalité universelle, peu importe.

M. Buisson est persuadé que, si tant d'hommes, cultivés ou non, demeurent étrangers aux Églises établies, c'est qu'ils sont rebutés par des formules dogmatiques qu'ils ne peuvent admettre. Il constate en même temps que les membres les plus distingués des différents partis théologiques ont en commun la foi au bien: que tous, malgré leurs divergences d'opinion, croient au devoir et obéissent à leur conscience. Il en conclut que cet élément suprême, qui leur est commun à tous, constitue la seule vraie religion, le seul christianisme qui mérite ce nom.

Telles sont les idées qu'il avait déjà exposées à Paris en 1865, qu'il résuma dans le manifeste et qu'il développa dans ses conférences. Il le fit avec une chaleur de conviction qui témoignait de sa sincérité. Il en appelait aux aspirations les plus nobles de l'âme, et parlait avec une éloquence entraînante du bien, du devoir et du dévouement. Il ne craignait pas de tirer les conséquences de ses principes avec une logique qui désorientait quelque peu certains de ses partisans; il voulait:

une Église, mais sans sacerdoce;

une religion, mais sans catéchisme;

un culte, mais sans mystères:

une morale, mais sans théologie:

un Dieu, mais sans système.

Il faisait appel à tout homme qui veut tendre à la perfection, juif, catholique, protestant, libre penseur, athée même, à tout homme qui, voyant personnifiées en Jésus les réalités divines, justice et vérité, devoir et droit, amour et sainteté, sent l'horreur de ses fautes, le repentir, la honte, le dégoût du mal et l'ardent besoin de devenir meilleur. (Manifeste, p. 12, 13, 15.)

Et, comme M. Buisson ne veut point imposer ses vues à ceux qui ne les partagent pas, comme il entend respecter absolument la liberté des autres, autant qu'il demande qu'on respecte la sienne, il réclame, au nom de l'Union du christianisme libéral, que, dans le plus bref délai possible, toutes les Églises soient séparées de l'État; car la séparation entière de l'Église et de l’État est le seul état de choses conforme à la démocratie; et il souhaite que ce principe reçoive la sanction légale et une application définitive, aussi promptement que les circonstances le permettront. Il demande seulement les délais nécessaires pour constituer les Églises libérales, afin que la séparation ne tourne pas au profit exclusif des Églises orthodoxes. (Id., p. 5, 16.)

On ne pouvait poser la question d'une manière plus claire et plus loyale; aucun malentendu n'était possible. À la doctrine prêchée par tous les pasteurs de l'Église établie, était opposé un autre système, absolument différent: les partisans de ce système réclamaient d'être traités par l'État sur un pied de parfaite égalité avec leurs adversaires, ce qui était très légitime, et, puisque l'État n'a point à se prononcer sur une question religieuse, ni à prendre parti en matière de doctrine, la séparation complète de l'Église et de l'État était la seule conclusion logique.

Ce n'était point une simple théorie que formulait M. Buisson: il était résolu de passer immédiatement à l'exécution de ses idées: son plan de campagne était nettement tracé et il en poursuivit la réalisation avec énergie et persévérance. C'était pour lui affaire de conviction: il usait de tous les moyens légaux pour faire triompher ses vues; il attaquait avec impétuosité et ripostait avec vigueur: il savait découvrir le point faible de ses adversaires et mettre en lumière le défaut d'une argumentation. C'était, en un mot, un redoutable jouteur.

Le 5 décembre 1868, au milieu du calme le plus complet, il donnait sa première conférence; jour pour jour, un an après, le 5 décembre 1869. les réunions religieuses du christianisme libéral étaient inaugurées à La Chaux-de-Fonds et M. Pécaut était installé comme premier pasteur libéral dans le canton.

Pour arriver aussi rapidement à un tel résultat, M. Buisson n'épargne aucun effort: il fait de nombreuses conférences: il lance son manifeste le 8 février et fonde l’Union du christianisme libéral; le 7 mars, paraît le premier numéro de l’Émancipation, journal hebdomadaire, dont il est le directeur et le plus actif collaborateur: il obtient le concours des hommes les plus marquants du protestantisme libéral français; les uns lui envoient des lettres d'adhésion, d'autres acceptent de prendre part à la lutte: il demande au conseil communal de Neuchâtel l'usage du Temple du Bas pour des conférences libérales, et le conseil l'accorde, sur l'avis unanime des pasteurs de la ville: le 27 janvier. M. F. Pécaut commence une première série de quatre discours sur la religion du miracle et de l'autorité et la religion de la libre conscience; le 5 mars, c'est le tour de M. Leblois, pasteur à Strasbourg: le 19 avril, de M. Albert Réville, pasteur à Rotterdam; le 27, de M. Martin-Paschoud, de Paris; le programme annonce encore MM. Colani, Fontanès et Coquerel. Cette agitation religieuse fait grand bruit dans le monde protestant: tous les regards sont fixés sur ce petit pays de Neuchâtel, qui ne s'attendait pas à une telle renommée, et M. Buisson voit le mouvement qu'il a provoqué, s'étendre bien au delà des frontières du canton.

Mais cela ne lui suffit pas; il veut arriver à donner corps à ses principes, à constituer une Église libérale en terre neuchâteloise, la plus réfractaire, semblait-il, à une telle création. Le 10 octobre 1869, une circulaire du comité annonce qu'il va organiser des réunions publiques du dimanche, des écoles du dimanche pour les enfants, des conférences populaires, des sociétés de secours mutuel. (L'Émancipation, I, p. 273.) Les chrétiens libéraux veulent prouver que leurs principes sont susceptibles d'une application vraiment morale et, par là même, vraiment religieuse. Bien qu'ils n'admettent à aucun degré l'existence d'un sacerdoce ou clergé distinct, ils ont décidé d'appeler des ecclésiastiques libéraux du dehors, qui puissent lutter avec les orthodoxes sur leur propre terrain, et ils vont organiser des prédications régulières à Neuchâtel, au Val-de-Ruz, à La Chaux-de-Fonds, au Locle, à Bienne, au Val de Saint-Imier et au canton de Vaud. Ils sont obligés de tirer de leurs propres cotisations ce que d'autres établissements reçoivent de l'État: mais ils veulent être prêts au jour de la séparation de l'Église et de l'État, qui est imminente et ne saurait être douteuse. En attendant, et aussi longtemps qu'il subsistera une Église nationale et qu'ils devront contribuer à son entretien, ils déclarent qu'ils ne s'en séparent point et qu'ils ne renoncent ni pour eux, ni pour leurs pasteurs, à y exercer leurs droits électoraux.

Le programme du comité ne tarda pas à recevoir un commencement d'exécution; le 5 décembre furent inaugurées dans le temple de La Chaux-de-Fonds les réunions religieuses régulières du christianisme libéral. La cérémonie devait avoir lieu à Neuchâtel: mais le conseil communal, qui avait accordé le temple pour des conférences, le refusa pour un culte.

Cette journée marque l'apogée du mouvement provoqué par M. Buisson. M. Zélim Perret, député au conseil national, présida la réunion: il déclara de nouveau «que les libéraux n'entendaient point constituer une secte, une Église nouvelle et séparatiste, mais que, jusqu'au moment définitif de la séparation. ils resteraient membres actifs et vivants de l'Église nationale, à laquelle ils se rattachaient exactement au même titre que leurs coreligionnaires orthodoxes.» (Discours prononcés à l’ouverture des réunions du christianisme libéral, au temple national de La Chaux-de-Fonds, le 5 décembre 1869. — Genève et Paris.) Puis il présenta M. Félix Pécaut à l'assemblée. De tous les conférenciers qu'avait fait venir M. Buisson, c'était M. Pécaut qui avait fait le plus d'impression, non pas qu'il fût moins absolu dans ses attaques contre les doctrines évangéliques, mais il avait exposé ses opinions avec un sérieux, avec une piété qui lui avaient valu bien des sympathies, chez ceux-là mêmes qui repoussaient ses conclusions; il n'avait jamais eu ce ton persifleur et profane qui avait compromis dès l'abord tel de ses prédécesseurs étrangers. Il parla avec un accent de conviction profonde à cet auditoire qu'il connaissait bien peu encore: «C'est par religion que vous secouez la servitude dogmatique. Souvenez-vous que votre tentative a des précédents; en Allemagne, de nos jours même, des mouvements analogues au notre ont réuni un nombre considérable d'adhérents et d'adhérents éclairés, sans que la suite semble avoir répondu aux débuts. À quoi tient cet échec? Est-ce à la réaction politique de 1849?

Ne serait-ce pas aussi que, dans l'ensemble, ces tentatives ont manqué d'un souffle religieux véhément? Persuadons-nous que l'on ne fait pas de la religion sans religion, pas de société religieuse sans des hommes religieux, pénétrés du Dieu vivant, agissant, présent.»

Ces paroles si impressives furent suivies des allocutions des deux chefs du parti réformiste de la Suisse allemande, MM. Lang, de Meilen (Zurich), et Bitzius, de Douanne (Berne): le premier annonça que soixante-dix paroisses zürichoises avaient embrassé avec joie les principes du libéralisme: il compara la Chaux-de-Fonds à la ville bâtie sur une montagne, tandis que la plaine est encore plongée dans le brouillard d'une orthodoxie stérile. Puis M. Gougnard. professeur de théologie à Genève, monta en chaire en robe et rabat et prêcha sur le texte favori des libéraux, bien qu'emprunté à saint Paul: «Là où est l'esprit du Seigneur, là, est la liberté» (2 Cor. III, 17).

(Le synode, tout en sachant que M. Cougnard avait agi en son nom personnel et n'avait pas de mandat officiel, adressa une lettre au consistoire de Genève, pour lui exprimer «la douleur profonde qu'il avait éprouvée à voir un membre du clergé genevois prêter son ministère à l'inauguration du culte libéral et donner à cette attaque, dirigée contre une Église qui repose sur la même base que celle à laquelle il appartient lui-même, la consécration de son caractère de ministre de Jésus-Christ et de membre du clergé national de Genève.» Le consistoire fut sans doute assez embarrassé de répondre: «Vos regrets sont les nôtres, dit-il. Il a pu se produire dans le sein de notre clergé quelques dissidences assez prononcées pour que l'Église de Genève soit la première à les déplorer; il peut s'y trouver quelques hommes qui se sont momentanément écartés des principes essentiels du christianisme et qu'elle ne désespère pas cependant de ramener à elle. Mais l'Église est demeurée la même, elle est toujours l'Église de nos pères. La Bible est aujourd'hui, comme aux temps de la réformation, la seule autorité sur laquelle elle repose...» (Journal religieux, 1870, p. 53).

Les chrétiens libéraux neuchâtelois répondirent par une adresse de reconnaissance à M. Cougnard. Cette pièce nous fait connaître quelle était à ce moment la composition des comités locaux. Elle est signée:

Pour le comité de Neuchâtel: E. Desor, membre du conseil national. — H. Touchon, ancien conseiller d'État. — Alf. Jeanhenry, avocat. - D. Perret, commandant. — G. Guillaume, conseiller d'État. — Lambelet, conseiller d'État. — Philippin, colonel fédéral. — C. Ayer, professeur. — Vielle, professeur. — C-A. Petitpierre-Steiger. — F. Buisson, professeur.

Pour le comité de La Chaux-de-Fonds: Zélim Perret, membre du conseil national. — Jules Soguel, notaire. - Fritz Brandt-Ducommun. — Arnold Nicoud. — Ch. Grosjean.

Pour le comité du Locle: Louis Thiébaud. — C. Seinet-Burmann. — Otto Kaurup. — H. Jacob-Burmann. — Virchaux, docteur. — Jeanneret, préfet. — E. Favre.

Pour le Val-de-Ruz: Soguel, notaire. — Paul Jeanneret. — H. Morel, notaire. — Eug. Soguel, député et juge de paix. — C. Challandes, député. — Numa Bourquin, préfet. — Henri Girard juge. — Max Tripet, président du tribunal. — Paul Lavoyer, secrétaire de préfecture.)

Près de deux mille personnes avaient tenu à assister à ce premier culte libéral; les uns, pour manifester en faveur du mouvement, les autres, pour se rendre compte de ce qu'était le culte d'une Église sans croyance. Les impressions furent naturellement très diverses. Bon nombre de ceux qui avaient bruyamment applaudi aux attaques dirigées contre la Bible, l'Église et les dogmes, n'étaient point disposés à donner les mains à la constitution d'une Église nouvelle, où l'on entendrait des sermons et des prières. M. Pécaut n'avait rien du ton d'un agitateur populaire; sa parole sobre, sévère, son caractère profondément sérieux, presque mystique, ses appels aux âmes religieuses, déconcertaient ceux qui n'avaient vu jusqu'alors dans ce mouvement qu'une campagne contre les ministres. Si l'Église libérale avait réussi à gagner aux principes de morale de M. Pécaut une partie du moins de cette population sur qui l'Église n'avait plus d'action, elle aurait accompli une œuvre belle et utile; mais, après avoir débuté par une campagne contre la Bible, il était à craindre qu'elle ne parvînt pas à réaliser ce programme, en ne recrutant que des âmes passionnées pour l'idéal moral et pour une perfection supérieure au niveau de la justice courante.

Néanmoins, l'inauguration du culte libéral était un grand succès pour M. Buisson: il était arrivé à Neuchâtel résolu à atteindre ce but et il y était parvenu. «II n'était pas possible, comme écrivait M. Réville, que ce beau pays, dont les habitants sont si intelligents, si industrieux, si avancés sous tous les autres rapports, qui occupe les premiers rangs dans l'estime et l'admiration de l'Europe libérale, restât toujours plongé, en fait de théologie et d'Église, dans un demi-jour crépusculaire, qui eût fini par devenir proverbial.» (L'Émancipation, I, p. 6.)

Cependant, ce mouvement était factice; il n'était point issu d'une impulsion réelle de la conscience populaire: il avait été provoqué d'une manière toute artificielle par un jeune professeur, plein d'ardeur et de zèle, mais qui n'avait aucune expérience des choses d'Église; il avait gagné à ses vues plusieurs hommes politiques marquants, il avait la faveur du gouvernement et de la presse gouvernementale, mais il ne trouvait aucun écho ni dans le clergé, ni dans le peuple de l'Église, et M. Buisson, en commençant par attaquer la foi de cette Église, avait dès l'abord compromis son œuvre auprès de ceux-là mêmes qu'il aurait eu le plus d'intérêt à gagner, auprès de ces âmes sérieuses qui hésitaient à donner leur assentiment aux doctrines orthodoxes, mais que choquait le ton agressif et parfois profane des premiers conférenciers.

M. Pécaut ne passa que deux mois à La Chaux-de-Fonds: dans sa lettre d'adieu, du 2 février 1870, il constate que le mouvement libéral a pris de la consistance, mais il le répète encore avec insistance: «Une société religieuse veut des hommes religieux.

Que notre piété soit morale, mais que notre moralité soit religieuse: on n'est pas homme à moindre prix.» (L’Émancipation, II, p. 43.)Il rentra en France, où il fut appelé dans la suite à diriger l'école normale supérieure d'institutrices de Fontenay-aux-Roses; il exerça sur ses élèves une puissante action morale, tout en respectant scrupuleusement leurs convictions religieuses.

Son successeur à La Chaux-de-Fonds fut M. le pasteur Trocquemé, de l'Église réformée de France, que M. le pasteur Viollier de Genève vint installer, le 13 mars 1870. Grâce au concours des pasteurs libéraux genevois, les réunions n'avaient pas été interrompues; à l'occasion, M. Buisson les présidait lui-même. M. Trocquemé déclara dès l'abord comment il comprenait sa tâche et dans quel esprit il parlerait à ses auditeurs: «Nous voulons les uns et les autres devenir de plus en plus religieux, dans le sens le plus profond du mot. - Il demeura fidèle à l'Église libérale, jusqu'au jour où elle disparut dans la crise de 1873. Il succéda à M. Buisson dans la direction de l'Émancipation, en septembre 1870. lorsque celui-ci quitta Neuchâtel, pour aller s'enfermer dans Paris assiégé et prendre part à la défense de sa patrie. (Voir la lettre remarquable qu'il écrivit de Paris, le 9 septembre 1870, dans l’Émancipation, II, p. 207, ses adieux adressés à M. Trocquemé, III. p. 121, et la réponse des chrétiens libéraux, p. 145.) Dès ce jour le journal changea de caractère; l'absence de l'ardent et infatigable polémiste lui ôtait beaucoup de son intérêt, et, en décembre 1872, il annonça qu'il fusionnait avec l’Alliance libérale, fondée à Genève en décembre 1869.

L'implantation d'une Église libérale en terre neuchâteloise provoqua, on le comprend, une opposition très vive; le succès relatif de M. Buisson ne fut obtenu qu'après de nombreuses batailles; les débats portèrent d'abord sur la question religieuse, puis sur la question ecclésiastique.

La question religieuse avait été posée avec une netteté parfaite par M. Buisson; il repoussa dès l'abord et carrément la doctrine enseignée dans l'Église neuchâteloise. «Nous ne pouvons, pour notre part, ni participer ni souscrire, même provisoirement, à un culte fondé sur un ensemble de dogmes, de symboles et de mythes que nous n'acceptons à aucun degré.» (L'Émancipation, I, p. 3.) Cette même opposition radicale était également proclamée par M. Pécaut: «Nous sommes d'une autre Église que les plus modérés des orthodoxes chrétiens. Entre ces deux tendances, il n'y a nul moyen de s'entendre dans l'enceinte d'une même Église.» (Le théisme chrétien, p. 200.)

Ces déclarations catégoriques simplifiaient beaucoup la discussion, en écartant toute équivoque: la doctrine nouvelle ne ressemblait en rien à ces compromis où l'on cherche à concilier à tout prix les contraires, où, par des termes ambigus, l'on donne à croire que l'on admet ce que de fait l'on rejette. Avec une impétuosité toute juvénile, M. Buisson se posait franchement en adversaire déclaré de toute orthodoxie et de tout symbole.

On pouvait se demander cependant pourquoi M. Buisson, avec un tel programme, se réclamait avec tant d'insistance du titre de chrétien et pourquoi il n'arborait pas le drapeau des partisans de la morale indépendante. M. Caubet, le chef de cette école, lui posa nettement la question: «Si on supprime du Manifeste les mots détournés de leur signification, tels que culte, Église, religion, christianisme, il ne reste à la société en formation, comme règle commune et comme lien, que la morale pure, la morale indépendante. Pourquoi les rédacteurs ne l'ont-ils pas dit nettement et simplement?» La réponse de M. Buisson fut franche, mais peu satisfaisante. Il ne veut pas laisser aux orthodoxes le monopole de Jésus. «Nous le leur reprenons, pour le rendre à l'humanité. Nous n'en faisons pas notre Seigneur, nous ne voulons pas de Seigneur. Il est pour nous dans le domaine moral et religieux un maître, au même sens et au même degré où nous tenons pour maîtres un Newton, un Laplace, un Cuvier dans les sciences, un Phidias ou un Raphaël dans les arts.» Puis, le peuple n'aime pas les formules abstraites, tandis qu'il comprend une personnalité, une ligure concrète, en qui s'incarne un principe. «Voilà pourquoi nous faisons de Jésus notre programme vivant.» (L'Émancipation, I, p. 17; comp. le Journal religieux, 1869. p. 151 et 166.)

Cette justification du nom de chrétien était absolument insuffisante. L'association que rêvait l'auteur du Manifeste, était une ligue du bien moral, ce n'était pas une Église. Des chrétiens pouvaient s'intéresser à ces efforts généreux, pour relever le niveau de l'opinion publique, et même prêter leur concours aux œuvres philanthropiques entreprises dans ce but; mais jamais ces principes de haute morale, auxquels ils donnaient leur adhésion, ne pourraient constituer pour eux une religion, et surtout, ils se refusaient absolument à admettre, comme le voulaient leurs adversaires, que cette prétendue religion fût substituée au christianisme des Évangiles, au christianisme vivant que professait leur Église.

Cette prétention des libéraux avait une autre conséquence fâcheuse: elle les entraînait à tenter la démonstration que le programme de Jésus avait été identique au leur, que l'évangile primitif n'était qu'une morale religieuse supérieure et que l'Église l'avait altéré, en lui donnant une forme dogmatique. Pour défendre cette thèse, ils devaient avoir recours à une explication forcée et arbitraire des textes bibliques. En outre, ils se montraient injustes vis-à-vis de ce qu'ils appelaient l'orthodoxie, en en faisant une simple adhésion de l'intelligence à des formules plus ou moins absurdes, tandis que, pour les chrétiens évangéliques, la vraie foi est celle qui change les cœurs et qui transforme la vie.

Ce fut M. F. Godet qui entreprit le premier de défendre les principes du christianisme, comme il avait déjà été à l'avant-garde pour répondre aux attaques dirigées contre l'Ancien Testament. Il avait été préparé à cette lutte par dix-huit ans d'enseignement théologique et il n'avait qu'à recueillir la riche moisson de ses longues études sur la Bible, pour raffermir les convictions ébranlées et réfuter les objections. Il avait renoncé, en 1867, à l'exercice du ministère, pour se vouer tout entier au professorat; tous les membres du jeune clergé neuchâtelois étaient de ses élèves et c'est certainement à son influence que l'Église neuchâteloise devait cette unité d'enseignement qui, au dire des adversaires, courait risque de devenir proverbiale. De fait, il n'y eut pas un pasteur neuchâtelois qui adhérât, à un titre quelconque, au christianisme libéral. «Le clergé, disait l’Émancipation (I. p. 1.) a su, en conservant une apparence d'uniformité doctrinale, inspirer aux populations l'horreur du rationalisme et de l'incrédulité.» À quoi un jeune pasteur répondit «que l'auteur de cet article n'avait vu qu'une apparente uniformité, là où il existe une unité vivante, au milieu de la diversité des opinions et des points de vue en tout ce qui ne touche pas au fond même de l'Évangile. Un lien puissant unit tous les membres de notre clergé, un lien qui n'est pas celui de la tradition ou d'une autorité extérieure, mais celui d'une même conviction: la foi en Jésus, mort pour nos péchés et ressuscité pour notre justification, la foi en un Christ vivant, qui n'est pas celui du christianisme qui s'appelle libéral, voilà ce qui fait leur union et leur force.» (Journal religieux, article signé H. D., 1869, p. 138.)

M. Godet, auquel l'université de Bâle venait de conférer le titre de docteur en théologie, fut vraiment, à ce moment, le docteur de l'Église neuchâteloise et ses conférences apologétiques furent remarquées dans tout le monde protestant. À peine un conférencier libéral avait-il traité un sujet, que M. Godet se trouvait prêta répondre, non point par une improvisation hâtive, mais par un travail sérieux et complet, non par des dissertations théologiques, mais par de vraies conférences, destinées au peuple de l'Église et portant sur toutes les questions vitales. Parfois, et ce trait leur conserve leur caractère d'actualité, M. Godet ne peut contenir son indignation de ce que l'on attaque son Sauveur.

C'est ainsi qu’il traita tour à tour de la Résurrection de Jésus-Christ et de l’Hypothèse des visions, en réponse à M. Réville, des Miracles de Jésus-Christ, du Surnaturel, de la Sainteté parfaite du Christ et de sa Divinité, parcourant ainsi tout l'ensemble du domaine controversé.

Il eut encore pour collaborateur dans cette campagne M. F. Bovet; le 5 mars, M. Leblois soutenait que Jésus-Christ ne fut qu'un simple homme et n'a point été considéré comme un Dieu par ses disciples immédiats; le lendemain, M. Bovet lui répondait en suivant son argumentation, point par point. M. F. de Rougemont publiait également une série de Dialogues neuchâtelois, réunis sous le titre de Sagesse ou folie? et où l'on retrouve tous les traits distinctifs de l'esprit sagace et ingénieux de ce chrétien profondément convaincu.

Plusieurs des conférenciers qui avaient traité la question de l'usage de l'Ancien Testament, avaient également abordé celle plus générale du christianisme libéral, spécialement MM. Comtesse et James Courvoisier. Enfin le Journal religieux avait vaillamment soutenu la guerre d'escarmouche avec l’Émancipation; mais il avait aussi ouvert ses colonnes à des travaux plus étendus: et l'on remarqua particulièrement les articles, très sobres de ton et d'une logique très serrée, de M. H. DB. (Journal religieux. 1869. p. 138, 177 et 227.) On veut une Église sans sacerdoce, mais nous n'admettons d'autre sacerdoce que celui de tous les chrétiens: — une religion sans catéchisme, mais le Manifeste est un catéchisme à sa manière, qui diffère du notre, voilà tout: — un culte sans mystères, mais qu'est-ce qu'un culte sans Bible, sans prière et sans sacrements? — une morale sans dogmatique, mais, en niant catégoriquement la divinité de Jésus-Christ, les libéraux font de la dogmatique: — un Dieu sans système obligatoire, mais alors, pourquoi parler encore de Dieu? pourquoi se réclamer du Christ? car le Christ des libéraux n'est pas celui qui a institué le baptême et la sainte Cène.

Le résultat très net de cette polémique fut de faire ressortir le contraste absolu des deux conceptions du christianisme qui se trouvaient en présence; entre ces deux systèmes, il n'y avait pas de conciliation possible: les uns et les autres le reconnaissaient et la situation, au point de vue des croyances, était très franche. Restait la question ecclésiastique.

Ici encore, M. Buisson exposa ses vues avec une loyauté parfaite, et il conclut dès l'abord et sans aucune réticence à la séparation complète de l'Église et de l'État. Il est regrettable que cette manière de voir n'ait pas été admise dès l'abord aussi et avec la même décision par l'Église et ses représentants: bien des difficultés et des malentendus auraient été évités. On conviendra d'autre part qu'il était difficile de passer brusquement d'une situation vieille de plus de trois siècles à un mode d'existence tout nouveau et très aléatoire. La tradition a une puissance que la logique des principes ne parvient à vaincre que par une lutte prolongée: l'éducation des faits pouvait seule triompher d'anciens préjugés. Et d'ailleurs, les membres d'une autorité qui a la responsabilité du pouvoir, ne peuvent pas trancher des questions aussi complexes avec la même aisance qu'un publiciste ou un conférencier; ils doivent tenir compte de tous les éléments du problème; s'ils veulent trop devancer l'opinion publique, ils courent risque de n'être pas suivis.

Le Manifeste du 3 février 1869 s'était, comme on l'a vu. nettement prononcé pour la séparation de l'Église et de l'État, comme le seul état de choses conforme à la démocratie. «L'heure est venue, disait l’Émancipation dans son premier numéro, d'affirmer nettement et d'inaugurer courageusement nous-mêmes ce grand principe.» (L'Émancipation, I, p. 3.) Comme la séparation est imminente, il faut que les chrétiens libéraux s'organisent, s'ils veulent en ce jour représenter leurs principes aussi dignement que les orthodoxes.

M. Buisson n'a jamais varié sur ce point: le Nouvelliste vaudois. grand partisan du reste du mouvement libéral, ayant dit qu'à Lausanne M. Buisson ne s'était point prononcé d'une manière absolue pour la séparation, celui-ci protesta énergiquement et déclara que, sans aucune exception, pas plus en faveur des protestants libéraux que des protestants orthodoxes, il était partisan de la suppression aussi prompte que possible de tout budget des cultes dans tous les pays de l'Europe. (Journal religieux. 1869. p. 188 et 196.)

Mais, en attendant que la séparation soit prononcée, les chrétiens libéraux entendent user de leurs droits dans l'Église nationale. «Aussitôt constitués, ils se préoccuperont de faire arriver des représentants de leurs tendances, soit dans les conseils de l'Église, soit dans le clergé. Cette ligne de conduite leur permettra, aussi longtemps que durera le régime actuel, de jouir, comme les autres, des ressources du budget. Et d'un autre côté, elle hâtera, plus que tout le reste, la grande et urgente réforme de la séparation. Car, aussitôt qu'ils seront certains de voir une brèche faite au sein de l'orthodoxie indigène, aussitôt tous les partisans de cette orthodoxie réclameront avec les libéraux, quoique pour d'autres motifs, la séparation. Et c'est précisément, dit M. Buisson, à quoi nous voulons les amener pour leur bien, pour le nôtre et pour l'honneur de l'Église, autant que du pays.» (L'Émancipation. I. p. 280.)

Quant à la question des biens d'Église, elle n'était nullement à ses yeux un obstacle infranchissable. «Nous tous qui avons droit à une part quelconque des biens de l'Église nationale qui va cesser d'exister. — orthodoxes, libéraux, indifférents, darbystes, dissidents enfin de toute nuance, — sachons nous entendre pour donner au pays, au lieu du spectacle de partis soi-disant religieux, tout occupés à se disputer des écus, l'exemple d'un véritable et unanime désintéressement. Convenons d'affecter le revenu de ces biens communs à une ou plusieurs des œuvres qui restent communes entre nous tous (hôpital, orphelinat, école professionnelle). C'est le vrai moyen de les distribuera tous sans privilège, tout en leur conservant leur destination primitive.» (L'Émancipation, I, p. 261.)

Cette solution radicale, la seule juste et définitive, était également recommandée par les Lettres d'un Jurassien, (Lettres sur la séparation de l’Église et de l'État dans le canton de Neuchâtel, par un Jurassien, Neuchâtel, 1869. L'auteur anonyme était M. François Pernoux, pasteur de l'Église libre de La Chaux-de-Fonds.) brochure populaire de ton et riche d'arguments, qui aurait mérité d'être largement répandue et de passer moins inaperçue. L'auteur se félicite de ce que la question de la séparation se pose devant l'autorité législative, sans être l'affaire d'un parti politique et sans trahir une tendance hostile à l'Église; il est heureux de voir le clergé national, dans sa majorité, se prononcer pour cette cause. Mais il démontre avec une grande force que la séparation ne sera réelle que si l'Église renonce absolument aux biens d'Église, tant au capital qu'aux revenus. Toute répartition amènerait des complications sans fin; les Églises seraient toujours, dans une certaine mesure, dépendantes de l'État qui ferait cette répartition, et d'ailleurs, les Églises ne doivent pas avoir de capitaux, c'est une cause de mort pour elles. La manière la plus simple de résoudre ce problème, c'est de retrancher du budget de l'État celui des cultes et de diminuer d'autant l'impôt, chacun restant libre d'appliquer la somme dont il se trouvera ainsi exonéré, à l'entretien du culte auquel il se rattache. Aucun représentant du parti évangélique n'a exposé avec plus de netteté et de justesse ce côté financier de la question.

Les conférenciers qui combattirent M. Buisson et ses collaborateurs pendant l'hiver 1869, allèrent au plus pressé et s'occupèrent d'abord de faire l'apologie de la Bible et du christianisme. La question ecclésiastique paraissait beaucoup moins urgente; elle semblait affaire de théorie et l'on ne croyait guère que le protestantisme libéral prendrait corps dans le pays. M. Comtesse exprimait bien la pensée de la majorité de ses collègues et des membres de l'Église, lorsque, dans un appendice à sa remarquable conférence du 11 février 1869 sur la religion de Dieu et la religion de l'homme, il se bornait à dire en résumé: «Nous ne faisons pas de la question de la séparation une question de pur principe, mais une question de fait. Nous sommes heureux que le peuple neuchâtelois veuille encore être un peuple chrétien; tant que notre Église conserve son indépendance en matière de doctrine, nous croirions agir contre la volonté de Dieu, en y renonçant de notre chef et pour notre commodité. En face de cette question de fidélité, celle du budget des cultes n'a pour nous qu'une importance secondaire. Nous attendons les indications de notre divin Maître pour transformer notre cercle d'activité. Si l'État veut se séparer, qu'il se sépare! Jusque là nous croyons bien faire, en ne nous exposant pas à courir les aventures d'une séparation provoquée par nous.» (P. 56.)

C'était la voix de la prudence, celle qui inspira nos autorités ecclésiastiques. Deux jours auparavant, un des plus jeunes membres du clergé, M. Alex. Perrochet, pasteur de Fontaines et Cernier, soutenait avec talent une thèse bien différente. (A. Perrochet, Le christianisme libéral et le christianisme de l'Évangile. Conférence prononcée à Cernier, le 9 février 1869.) II montra d'abord comment le christianisme libéral et le christianisme évangélique «ne sont pas deux formes d'une même religion, mais deux religions entièrement différentes, qui n'ont de commun que le nom.» Elles représentent des conceptions opposées sur la personne et l'œuvre de Christ, sur le miracle, sur l'inspiration de la Bible, sur le péché et la rédemption, sur la prière et la vie éternelle. «Pour nous,

Jésus est le fils unique de Dieu, descendu du ciel sur la terre, non seulement afin de révéler aux hommes de sublimes vérités, de leur donner des préceptes admirables, mais aussi afin de mourir pour eux, de les réconcilier par sa mort avec Dieu son Père, de leur donner par son sacrifice le pardon des péchés, le salut et la vie éternelle. Nous croyons avec la Bible que Jésus est ressuscité, qu'il est vivant aux siècles des siècles, assis à la droite de Dieu.» (Id., p. 29.) Pour les libéraux, Jésus n'est qu'un simple homme, qui a offert à ses disciples le plus parfait modèle du bien; il est mort comme meurent les hommes: il vit dans l'esprit des siens par son souvenir: sa résurrection n'est qu'une légende.

Ces divergences sont si considérables qu'elles rendent impossible la réunion dans la même Église de deux opinions aussi contraires. «Une Église pareille ne posséderait plus l'unité de principes et de but, qui est la condition essentielle de toute association.» (A. Perrochet, Le christianisme libéral, p. 35.) Les chrétiens évangéliques, usant à leur tour de la même liberté dont usent actuellement les libres-penseurs, ne viendront pas écouter des hommes qui déclareront absurdes et fausses leurs croyances les plus chères. «C'est ce qui arrive partout où domine le protestantisme libéral. On a même vu dans le village zurichois d'Uster, dont le pasteur M. Vögeli est célèbre par ses hardies négations, les personnes attachées de cœur à l'Évangile appeler un pasteur croyant et l'entretenir à leurs frais. Ainsi, la mise en pratique de cette belle théorie d'une Église réunissant tous les hommes, quelles que soient leurs croyances, en a démontré l'absolue impossibilité.»

Est-il juste qu'une majorité, croyante ou libérale, peu importe, prive la minorité du culte qui lui convient? «Dans les questions de conscience, il n'y a pas de majorité et de minorité, c'est une affaire individuelle. Dans un pays libre, toute réunion de citoyens professant la même foi, doit, quel que soit son nombre, avoir les mêmes droits. Aussi je ne connais, pour ma part, d'autre solution équitable à la lutte religieuse engagée actuellement dans notre pays, que la séparation de l'Église et de l'État. Cette séparation, je la désire et comme citoyen et comme chrétien. Comme citoyen, parce que ce n'est qu'alors que la liberté de conscience, la première de toutes les libertés, sera pour tous pleine et entière et que chacun pourra choisir son culte, sans être astreint à contribuer aux charges d'une Église dont il ne fait point partie. Comme chrétien, parce que ce n'est qu'alors que l'Église chrétienne, cessant d'être confondue avec la société civile, deviendra ce qu'elle doit être, une société de croyants; parce qu'alors seulement elle pourra prendre des mesures efficaces pour se garantir de l'erreur et demeurer fidèle à Jésus-Christ, son unique chef, en étant, comme elle y est appelée, la colonne et l'appui de la vérité.» (A. Perrochet, Le christianisme libéral, p. 36-38.)

Que serait-il advenu, si cette conclusion, si ferme et si éloquente, avait été adoptée dès l'abord par l'Église comme son mot d'ordre? Mais la question était loin de se poser aussi nettement aux yeux du grand nombre; le peuple en particulier ne la comprenait pas, et plusieurs partisans de la séparation craignaient d'être laissés seuls, s'ils arboraient ce drapeau.

Cependant, le 13 décembre 1869, M. F. Godet fit à l'oratoire des Bercles une conférence sur la question ecclésiastique, concluant avec une grande énergie à la séparation. Nous ne la connaissons que par l'éloge qu'en fait l’Émancipation: «Nous espérons que cette admirable conférence, vive, substantielle, attrayante et populaire, sera répétée en plusieurs endroits du canton et qu'elle sera imprimée et répandue par milliers d'exemplaires; elle ferait faire, au sein même des populations les plus indifférentes, un grand pas à une cause qui est celle de la justice et du progrès.» (L'Émancipation, I, p. 335.) Elle ne fut ni imprimée, ni répétée, ni même analysée dans le Journal religieux, qui se borna à la mentionner, en janvier 1870. en exprimant aussi le vœu qu'elle fût répétée et en adhérant pleinement aux vues du conférencier.

Le rédacteur du Journal religieux était personnellement gagné au principe de la séparation, qu'il avait exposé et défendu quelques années auparavant. (Voir le Journal religieux, 1866, p. 24 et 148. M. Robert-Tissot, dans un article consacré à l'examen de la loi de 1849, en signalait les dangers et spécialement ceux résultant de l'absence de conditions électorales, et il déclarait que la seule réforme possible, c'était la séparation de l'Église et de l'État. Un pasteur lui répondit (p. 120) qu'il envisageait comme une imprudence tout ce que font ceux qui cherchent à amener cette séparation, qui arrivera bien un jour. Le rédacteur en conclut que c'était un devoir de renseigner l'Église sur cette éventualité et de l'y préparer.) Tout en affirmant ses convictions sur ce point, quand l'occasion s'en présentait, il avait à tenir compte de l'opinion publique, et, pendant l'année 1869, il se montra très réservé. Il publia cependant une série d'articles de M. le ministre Alfred Berthoud, où la question de la séparation fut exposée d'une manière très intéressante. L'auteur estime que l'Église doit parler; c'est elle qui aura le plus d'action sur l'opinion publique: tant qu'elle s'abstiendra, la question ne se posera pas d'une manière qui la fera réussir, car il faut que la séparation se montre, non comme une œuvre d'indifférence ou d'hostilité contre l'Église, mais comme une œuvre de foi, fondée sur un principe en même temps religieux et civil.

Il montre comment le régime de la loi de 1849 ne peut être que provisoire; la seule revision possible de cette loi, c'est sa suppression, c'est le changement organique dans les bases de l'Église, prévu déjà par la constitution de 1858. Il expose ce que serait cette nouvelle Église, une fois la séparation admise par le grand conseil et ratifiée par le peuple: tous ceux qui partagent la foi de l'Église, deviendraient membres professants de cette Église et s'engageraient à la faire vivre; une constituante, nommée par ces membres professants, élaborerait une constitution, peu différente sans doute de celle qui était alors en vigueur; on aurait un synode plus nombreux, nommé par les paroisses, des conseils d'Église avec des attributions plus développées, une confession de foi rédigée sans formules théologiques et essentiellement dans les termes évangéliques, une caisse centrale pourvoyant aux besoins de l'Église par le produit des libres contributions des professants. Cette transformation maintiendrait le caractère populaire et multitudiniste de l'institution actuelle, et les habitudes religieuses de nos populations seraient aussi peu modifiées que possible. (Journal religieux des 5, 12 et 19 juin 1869; p. 268, 277 et 289.)

À cette même époque M. F. de Rougemont écrivait dans le même sens: «Il serait souverainement inique et absurde que les libres-penseurs contribuassent par leur impôt à l'entretien de notre culte, comme il le serait aussi que nous le fissions pour leur culte. Ils doivent donc se joindre à nous, et nous, nous joindre à eux, pour demander la suppression du budget des cultes et la séparation de l'Église et de l'État. C'est la seule solution et la solution parfaitement simple des difficultés de la position actuelle.» (Journal religieux, 1869, p. 281.)

Telles sont, à notre connaissance, les seules voix du parti évangélique qui se soient publiquement prononcées en faveur de la séparation pendant l'année 1869 et jusqu'à l'organisation des cultes libéraux à La Chaux-de-Fonds. La question était très nouvelle; on se défiait d'une solution patronnée par les partisans du christianisme libéral; on attendait de voir quelle position prendraient les autorités politiques et ecclésiastiques.



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