Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

LE RÉGIME SYNODAL DE 1849 A 1868

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En déposant le pouvoir qu'elle avait exercé pendant plus de trois siècles, la Compagnie des pasteurs montra la même dignité et le même désintéressement dont elle n'avait cessé de faire preuve au cours des tractations sur le projet de loi ecclésiastique. Elle sacrifia sans hésitation la position privilégiée qu'elle avait occupée jusqu'alors et elle se borna à formuler les deux conditions auxquelles elle pourrait accepter une loi ecclésiastique: que le gouvernement de l'Église fût remis à l'Église elle-même et que la pureté de la doctrine fût sauvegardée. Elle avait été unanime à repousser le projet de loi qui compromettait le premier de ces principes, en attribuant à l'État des droits épiscopaux sur l'Église: le gouvernement montra un véritable esprit de conciliation, en abandonnant ce projet et en proposant une organisation nouvelle, qui remettait à un synode la direction spirituelle de l'Église. La Compagnie estima que c'était tout ce qu'elle pouvait obtenir dans les circonstances du moment; elle se décida à tenter l'expérience de ce nouvel ordre de choses, mais elle ne le fit pas sans crainte et sans hésitation.

La loi ecclésiastique de 1849, en effet, ne donnait pas à l'Église les garanties positives qu'elle aurait désirées: appliquée dans un autre milieu, dans un canton où les partis religieux se seraient balancés, où évangéliques et libéraux se seraient disputé la majorité, elle eut pu avoir, elle aurait eu, selon toute probabilité, ces conséquences désastreuses que La Classe voulait éviter. Le pouvoir spirituel était sans doute remis à un synode: mais ce synode, issu du suffrage universel, devait représenter les opinions de la majorité; qu'il vînt à être composé d'adversaires de l'Évangile, il pouvait transformer à son gré la foi de l'Église, en excluant systématiquement les candidats orthodoxes et en nommant des professeurs de théologie à sa dévotion. Une loi ecclésiastique, dans une Église nationale, sanctionne nécessairement le despotisme de la majorité, que cette majorité soit orthodoxe ou libérale, à moins que, par un compromis toujours précaire, les deux tendances ne se fassent des concessions réciproques. Si la Classe ne recula pas devant une telle éventualité, c'est qu'elle estima que l'unité de doctrine n'était pas menacée pour le moment, vu L'absence d'un parti d'opposition.

Presque tous les pasteurs acceptèrent de fait la loi, en restant à leur poste, en se soumettant à la réélection et en prêtant le serment constitutionnel: trois seuls démissionnèrent: M. Guillebert, pasteur à Neuchâtel, dans une adresse à ses paroissiens, déclara «que la promulgation d'une loi qui froissait ses convictions et blessait sa conscience, lui paraissait être une occasion plus favorable pour prendre une grande détermination, que ne le serait plus tard telle mesure de l'autorité ou tel article de règlement auquel il ne pourrait souscrire.» M. le doyen Lardy fit de même à Colombier et M. Franel à Bevaix.

Nous pouvons nous faire une idée des sentiments des pasteurs qui acceptèrent le nouvel ordre de choses, par les Trois dialogues sur la loi ecclésiastique, que publia M. F. Godet en 1849. Il y signale tous les points faibles de la nouvelle organisation: il indique les raisons pour lesquelles la Classe, sans rien prescrire à ses membres, les a cependant autorisés à s'y soumettre; mais il ne se montre pas très rassuré pour l'avenir et il entrevoit la possibilité d’une crise qu'il redoute et qui aboutirait à la séparation de l'Église et de l'État. «Si le synode, vicié par des élections indignes, venait à faire circuler dans le corps de l'Église, par les moyens nombreux dont il disposera, le venin de doctrines anti-chrétiennes, ce serait le moment, non pas seulement pour les pasteurs, mais pour tous les membres fidèles des troupeaux, de prendre une grande et solennelle décision et de se séparer d'un état de choses corrompu dans sa base. Ce serait notre devoir d'abandonner non seulement les biens administrés par la Chambre économique, mais nos cures et, s'il le fallait, nos temples. Et, comme les chrétiens ne peuvent vivre à la longue sans s'unir et s'associer, ne fût-ce que pour célébrer les sacrements, il faudrait bien que, tôt ou tard, sortit de là la formation d'une nouvelle Église. Au lieu d'une Église à la fois indépendante de l'État et alliée de l'État, comme celle que nous avons eu le bonheur d'avoir jusqu'ici, nous aurions alors une Église complètement séparée de l'État, une Église sans joug ni salaire aucun de la part du gouvernement... (P. 42.) Qu'une telle Église soit viable, nous le voyons au canton de Vaud, en Écosse aux États-Unis, et c'est ainsi qu'a vécu l'Église dans les premiers siècles du christianisme. Mais, à côté d'apparences favorables, peut-être illusoires, que d’inconvénients dans un tel changement! Aujourd'hui vous vous couchez ayant votre paroisse, votre temple, votre pasteur: demain, rien de tout cela. Il faut tout recréer spontanément. Cela réussit pour quelques-uns. Mais les indifférents! au lieu d'avoir l'occasion de les réveiller chaque dimanche, il faut aller les chercher de maison en maison. Et les enfants! plus d'instruction régulière, à laquelle tous doivent participer! Et puis, les dissensions religieuses qui s'allument parmi les membres d'une même commune, d'une même famille! La grande division politique qui ne tarde pas à s'en mêler: le pays partagé en deux Églises, l’une républicaine, l'autre royaliste! Je ne dis pas que la Providence ne puisse nous conduire là: je suis prêt à l'y suivre, si elle m'y pousse, et je crois pouvoir dire de la plupart de mes collègues qu'ils ne reculeront pas. dès que la fidélité à l'Évangile nous fera un devoir de prendre cette résolution. Mais il faut que ce soit la Providence et non notre propre sagesse qui nous en donne le signal: la responsabilité est trop grave, pour que nous ne sentions pas le besoin de nous en décharger complètement sur Dieu.» (P. 46.)

On voit que la séparation de l'Église et de l'État n'était point un idéal vers lequel tendaient les hommes qui allaient exercer une influence prépondérante sur les affaires ecclésiastiques: ils l'envisageaient comme une éventualité, redoutable à bien des égards, mais dont certaines circonstances pourraient faire un jour une nécessité. En attendant, ce qu'ils cherchaient à réaliser sous le régime nouveau, c'était une Église nationale évangélique, comme ils l'avaient connue jusqu'alors: le mot d'ordre était non pas d'identifier la nation et l'Église, mais de transformer la nation en Église.

Ce fut M. James DuPasquier qui dirigea l'Église neuchâteloise dans les temps difficiles qui suivirent la promulgation de la loi de 1849; dernier doyen de la Classe, il devint le premier président du synode: il était naturellement désigné par son caractère et ses talents pour une telle place, qu'il occupa pendant seize ans, et, dans ces importantes fonctions, il fit preuve d'une fermeté que tempérait un esprit de conciliation bien nécessaire dans une période aussi troublée.

Tout était à créer; les paroisses n'avaient aucune idée de ce qu'était la vie ecclésiastique; elles avaient toujours envisagé les choses d'Église comme étant l'affaire du clergé seul: il fallait organiser les colloques et le synode, initier les membres laïques à des fonctions qui leur étaient totalement étrangères; l'on ne savait quelles surprises ménageait le suffrage universel dans les élections, car l'organisation antérieure n'était pas faite pour signaler à l'attention des Églises ceux de leurs membres qui seraient propres à remplir ces nouvelles charges; et l'on ne savait si le rôle du président devrait être de réveiller les initiatives ou de modérer les novateurs trop hardis.

L'autorité ecclésiastique ne pouvait compter ni sur l'appui de l'État, ni sur le concours actif de l'Église: elle était suspecte aux royalistes, comme étant une création de la république, suspecte aux républicains, qui voyaient dans les gens d'Église des adversaires politiques.

La première application que l'on fit de la loi de 1849, n'était pas propre à concilier beaucoup de sympathies au régime nouveau: tous les pasteurs en charge furent soumis à une réélection. Cette mesure vexatoire amena des troubles en plusieurs endroits. MM. Vust à Boudry, J. de Gélieu à Saint-Sulpice, Redard à la Sagne et Gindraux à la Chaux-du-Milieu, ne furent pas réélus. On se demandait avec inquiétude si le corps pastoral se recruterait encore, dans des conditions aussi précaires, ou si les Églises devraient avoir recours à ces pasteurs étrangers, que la loi ne soumettait à aucun contrôle du synode et dont le conseil d'État seul appréciait la valeur.

La situation se présentait pleine de difficultés pour ceux à qui Dieu avait remis la charge de conduire l'Église neuchâteloise. Ils cherchèrent à maintenir autant que possible l'indépendance de l'Église, en évitant toutes les occasions de conflit avec l'État, en se résignant à l'inévitable, dans l'attente de jours meilleurs, en accomplissant sans bruit leur œuvre de réorganisation. La loi prévoyait que tous les règlements ecclésiastiques devaient être soumis à la sanction du conseil d'État; le synode évita de faire des règlements positifs; il se borna, en général, à donner des instructions, qui en tenaient lieu, et, jusqu'en 1873, il ne demanda la sanction de l'État qu'une seule fois, en 1853. à propos des indemnités de route accordées aux membres du synode; il prenait ainsi une sorte d'autonomie, qui n'était pas précisément conforme à la lettre de la loi, mais que le gouvernement tolérait, en fermant les yeux.

Le synode estima dès l'abord qu'il avait pour première mission de sauvegarder la pureté de la doctrine. (Rapport du synode de 1840-1853, p. 5.) Une pétition des Ponts lui ayant demandé s'il ne serait pas avantageux et nécessaire de formuler la foi de l'Église dans une confession abrégée, il se refusa à entrer dans cette voie et il se borna à poser en fait «que notre Église avait sa règle de foi dans l'Écriture sainte et sa confession toute naturelle dans les deux formules sacramentelles du baptême et de la sainte Cène et dans le symbole des apôtres.» (Id. p. 8.)

Le synode affirmait ainsi ce qui avait été la foi constante de l'Église neuchâteloise: c'était l'état de fait: pourrait-il en faire un état de droit? c'est la question qui le préoccupa toujours et qu'il chercha à résoudre par l'affirmative; mais il avait contre lui l'esprit de la loi.

Si l’on parcourt les six rapports que le synode publia à la fin de chaque législature, pendant la période de 1849 à 1873, on trouve, à côté d'une sèche énumération d'actes administratifs, quelques traits qui font entrevoir quelles étaient les impressions de ceux qui dirigeaient l'Église, et l'on constate que la situation, très difficile et compromise pendant les premières années, s'améliora peu à peu. En 1853, le synode «bénissait Dieu de ce que, pendant les quatre ans écoulés, il avait pu contribuer en quelque manière au maintien du précieux héritage que l'Église avait reçu de ses pères.» Douze ans après, en 1865, les deux mêmes hommes qui avaient signé le rapport précédent, MM. J. DuPasquier et Henriod, s'exprimaient de la sorte sur l'état de l'Église: «A Dieu ne plaise que nous nous glorifiions nous-mêmes: mais comment ne pas reconnaître, en regardant à Celui de qui vient toute grâce, que notre Église neuchâteloise possède deux choses, qui sont des plus précieuses, la liberté et la pure prédication de l'Évangile? Notre Église est nationale, elle a ses racines dans notre peuple; elle est unie à l'État, et pourtant elle a sa vie propre, parfaitement distincte de celle de l'État. C'est un fait bien étrange que, dans ces temps, où la plupart des Églises de la Réforme sont agitées par des dissentiments théologiques et troublées par l'invasion du rationalisme, il n'y ait pas, parmi les soixante-dix pasteurs et ministres dont se compose notre clergé, un seul homme qui ne prêche pas l'Évangile.» (Rapport du synode de 1801-1805, p. 14.)

Cette appréciation peut paraître un peu optimiste, et pourtant elle se justifie, si l'on tient compte des difficultés vaincues et des obstacles surmontés. Grâce à la prudence des autorités ecclésiastiques et à l'attitude réservée du gouvernement, les dangers, que l'on redoutait à juste titre en 1849, avaient été conjurés.

Les effets fâcheux du nouveau droit électoral en matière ecclésiastique, s'étaient trouvés atténués, par le fait que les hommes seuls qui s'intéressaient aux choses de l'Église, avaient pris part aux élections: les conditions religieuses de l'électorat, écartées par l'autorité législative, se trouvèrent ainsi réalisées dans la pratique. Le synode aurait voulu faire un pas de plus, en donnant aux termes de l'art. 6 de la loi un sens dogmatique qu'ils n'avaient point dans la pensée de ses auteurs: il estimait que les «formes de l'Église protestante», que tout électeur était censé accepter, devaient comprendre les sacrements du baptême et de la sainte Cène, avec toutes les conséquences doctrinales résultant de la formule d'institution de ces sacrements: mais jamais le gouvernement ne sanctionna cette interprétation restrictive. Il se refusa même, malgré les sollicitations réitérées du synode, à établir les listes électorales prévues par la loi, pressentant sans doute les difficultés de la tâche.

Les pasteurs étrangers, dont on craignait l'invasion, furent fort peu nombreux, et ceux qui obtinrent des postes, se soumirent d'eux-mêmes à la sanction synodale, en se faisant agréger par la commission de consécration. Ici encore le péril avait été évité.

Les études théologiques avaient été réorganisées: M. Diacon avait continué renseignement qu'il donnait depuis 1833. MM. Perret-Gentil et de Perrot, qui avaient démissionné en 1848, avaient été remplacés par MM. F. Godet et A. Berthoud: M. Godet s'adjoignit, comme suppléant pour l'exégèse de l'Ancien Testament, M. Félix Bovet, puis M. Nagel. M. Berthoud, enlevé à son enseignement en 1855, fut remplacé par M. Célestin DuBois.

Avec ces forces vives, la faculté se mit à l'œuvre avec courage: un accord ne put s'établir avec l'État pour le traitement des professeurs: ils ne reçurent qu'une modeste indemnité fournie par la Société des pasteurs. Les étudiants étaient rares pendant les premières années; les conditions de vie faites au clergé étaient trop incertaines et précaires: mais la confiance reprit peu à peu, et, de 1848 à 1873, les rapports du synode signalent une progression régulière du nombre des consécrations (5 pendant les 4 premières années, puis 8, 12, 17, 22 et 19. soit en tout 83), si bien qu'après un temps de disette, l'Église put pourvoir tous les postes vacants et même autoriser quelques ministres neuchâtelois à s'en aller occuper des places de pasteur à l'étranger. Les étudiants, comme du temps de la Classe, suivaient pendant deux ans les cours de la faculté, puis ils s'en allaient passer trois ou quatre semestres dans quelque université allemande, pour achever leurs études.

La vie ecclésiastique commençait à se développer, mais avec une grande lenteur. Au lieu d'être novateur à l'excès, comme quelques-uns le craignaient, le synode fut d'une modération, d'une timidité qui a peut-être sauvé l'Église dans les conditions du moment. (A.-C. Delachaux, Communication ecclésiastique, août 1853, p. 2.) Les conseils d'anciens administraient les fonds de charité et distribuaient les aumônes; les colloques faisaient rapport au synode sur la marche des troupeaux: en dehors de ces actes officiels, la participation des laïques au développement de l'Église n'était ni fréquente, ni très intense; il y avait sous ce rapport tout un apprentissage à faire, que le régime antérieur n'avait point facilité.

Et cependant, malgré le peu de moyens d'action dont il disposait, malgré la circonspection que lui commandaient les circonstances, le synode réalisa sans bruit d'importantes réformes.

L'enseignement religieux fut complètement réorganisé. Jusqu'alors les pasteurs ne donnaient dans la règle à la jeunesse que les catéchismes du dimanche et l'instruction des six semaines du catéchuménat; les instituteurs étaient chargés de faire mémoriser le catéchisme d'Ostervald à leurs élèves. La loi sur l'instruction publique primaire de 1850, en séparant l'école de l'Église, qui l'avait dirigée jusqu'alors, et en en attribuant la direction à l'État seul, modifia la situation; le synode exigea que tous les enfants de douze à seize ans reçussent de leur pasteur au moins une heure de leçon par semaine; les instituteurs furent chargés de l'enseignement de l'histoire sainte. Lors de la revision de la loi, en 1861, la séparation du civil et du religieux fut encore accentuée; le projet prévoyait que l’enseignement religieux serait donné exclusivement par les ministres des cultes auxquels les enfants appartenaient: mais, sur la réclamation du synode, le grand conseil accorda que les instituteurs pouvaient être chargés, avec leur consentement, des parties de cet enseignement que l'autorité ecclésiastique jugerait convenable de leur confier et qu'une heure spéciale de la journée serait réservée à cet effet dans le programme de chaque classe. Ce régime libéral fut accepté de chacun et ne souleva pas d'opposition.

Le synode intervint d'une manière très directe dans la vie de l'Église en décidant successivement la revision du livre des Psaumes et Cantiques, celle de la liturgie et celle du catéchisme d'Ostervald et du recueil de passages qui l'accompagnait: c'était faire preuve d'un grand esprit d'initiative, car on sait combien le peuple est conservateur en matière de culte: c'était en même temps prendre sérieusement en mains la direction spirituelle de l'Église, car la liturgie, le catéchisme et le psautier étaient envisagés, à juste titre, comme les livres symboliques où l'Église confessait sa foi. La commission du chant sacré, nommée en 1850 à la suite d'une pétition venue de Boudry, travailla seize ans à composer le recueil qui devait être en usage pendant plus de trente ans dans les Églises nationales de Neuchâtel, de Vaud et de Genève: M. Henriod dirigea avec zèle et persévérance les travaux de cette commission, avec la précieuse collaboration de M. le professeur Kurz pour la partie musicale. Ce fut également M. Henriod qui présida la commission de revision de la liturgie, nommée par le synode en mai 1859. et qui ne devait terminer ses travaux qu'en 1873. Ce fut lui enfin qui entreprit la composition d'un nouveau manuel d'histoire sainte.

L’activité du synode fut donc considérable: sa tâche était facilitée par l'attitude du gouvernement, qui évitait d'intervenir dans les affaires d'Église et d'user des compétences que lui donnait la loi. Aussi, dans son troisième rapport, en 1861, le synode pouvait-il résumer en ces termes la situation: «Jouissant de la plus entière liberté dans la sphère légale de ses attributions, le synode a pu se livrer à ses travaux et exercer la surveillance qui lui est réservée, comme autorité ecclésiastique supérieure, sans qu'il ait rencontré nulle part une opposition sérieuse. Rien ne l'a empêché, dans le gouvernement de l'Église, de réaliser ses vues et ses projets.» (Rapport de 1851-1861. p. 3.)

Ce témoignage de satisfaction était légitime; le synode avait conduit à bon port, à travers bien des écueils, la barque qui lui était confiée; et, maintenant qu'elle voguait sur des eaux tranquilles, le synode n'éprouvait nul besoin de modifier la situation. Aussi, lorsque la constitution de 1848. qui ne devait pas être revisée pendant les neuf premières années, fut remise en discussion en 1858, le synode, dans une adresse qu'il fit parvenir à l'assemblée constituante, écarta-t-il comme inopportune et dangereuse pour l'Église, dans son état actuel, la séparation d'avec l'État: tout en estimant que certains détails de la loi laissaient beaucoup à désirer et en réclamant pour l'Église une liberté d'action plus grande, il exprima le vœu que la position faite à l'Église par la Constitution de 1848 fût maintenue dans ses principes généraux. (Rapport de 1857-1861, p. 32.)

La question ecclésiastique n'en fut pas moins remise à l'ordre du jour par cette revision; elle fut discutée dans la presse et dans diverses brochures. Dans l'une d'elles (L. Henriod. Et moi aussi je demande une Église libre, 1858.), M. Henriod exprima des vues analogues à celles qu'il défendait en 1848; il ne demande pas la séparation, il veut l'union, mais l'union respectant la dignité de l'Église: il désire que l'Église soit appelée à s'organiser elle-même, car elle est le corps de Christ, elle a pour chef Jésus-Christ, et la Parole de Dieu pour unique règle. «Quand il faudra, pour que l'Église soit vraiment une Église de Christ, que le lien se brise, je demanderai qu'il soit brisé. Au jour où la séparation sera prononcée, je ne pourrai, comme Neuchâtelois que pleurer: comme chrétien, je regarderai en haut et j'aurai confiance.»

C'est à peu près dans le même sens que se prononçait le Journal religieux, qui fut fondé cette même année et qui devait soutenir la cause évangélique avec la vaillance que l'on sait. «Nous ne craignons pas en principe la séparation, mais nous ne ferons pas un pas pour l'amener, parce qu'elle n'est pas une condition indispensable de la vie de l'Église. Nous avons l'Église libre, pleine et entière.» (Journal religieux, 1858, p. 169.) «Nous arrivons aux mêmes conclusions que M. Henriod pour des motifs différents. Nous sommes dans un état provisoire, dont l'issue sera très probablement la séparation. Est-ce un bien? est-ce un mal? Là n'est pas la question, mais il faut que l'Église se prépare à l'autonomie.» (Journal religieux. 1858, p. 874.)

Cependant la constituante comptait dans son sein un certain nombre de partisans de la séparation, qui approuvaient les idées émises par une autre brochure, due aux membres de l'Église libre; (Une difficulté qu'il est plus facile de résoudre que de tourner. Réflexions présentées à la constituante en mai 1858 par quelques amis de la séparation.) M. Aimé Humbert, l'un d'entre eux, proposa la suppression du budget des cultes, en ce sens que l'État servirait à l'Église le revenu des biens ecclésiastiques, qu'il en contrôlerait l'usage, mais qu'il ne salarierait aucun culte non plus que les communes; nul ne pourrait être forcé de contribuer aux dépenses d'aucune Église. Cette solution tenait compte de l'article 6 du traité de Paris, du 26 mai 1857, qui stipulait que «les revenus des biens d'Église, réunis en 1848 au domaine de L'État, ne pourraient pas être détournés de leur destination primitive.» Cette réserve avait été insérée, non sans peine, dans ce traité qui réglait la situation de Neuchâtel. La Prusse demandait que les biens d'Église, incamérés en 1848, fussent rendus à l'Église; sur le refus de la Suisse, elle réclama que du moins les revenus de ces biens fussent conservés à leur destination. Elle voulait ainsi sauvegarder à jamais les intérêts de l'Église neuchâteloise; de fait, cet article créa les difficultés les plus sérieuses à ceux qui désirèrent plus tard amener l'émancipation complète de cette Église.

La plupart des orateurs de la constituante se prononcèrent en principe pour la séparation, mais ils se refusèrent à l'inscrire dans la constitution, parce qu'ils savaient que cette mesure n'était pas populaire. La proposition Humbert ne fit que 21 voix, parmi lesquelles nous retrouvons celle de M. Piaget, fidèle à ses opinions de 1848. L'assemblée adopta, par 51 voix contre 40, un article, proposé par M. G. Guillaume, d'après lequel «tout changement aux bases fondamentales de l'organisation ecclésiastique actuelle serait soumis à la ratification du peuple.» D'après cet article, le pouvoir législatif pouvait, lorsqu'il jugerait la chose opportune, soumettre au peuple la question de la séparation de l'Église et de l'État, sans qu'il fût nécessaire de modifier la constitution.

En prenant ces décisions, l'assemblée constituante était bien l'interprète des sentiments de la grande majorité du peuple neuchâtelois. Ceux-là mêmes qui, dans l'Église nationale, s'intéressaient le plus directement à son sort et qui étaient attachés de cœur à l'Évangile, envisageaient la séparation comme une éventualité devant laquelle ils ne reculeraient pas, si elle s'imposait à eux. mais qu'ils n'appelaient point de leurs vœux: c'était un remède, peut-être le seul remède, à un mal qui pourrait se produire un jour: mais, comme ce mal n'existait point actuellement et que rien ne faisait prévoir qu'on eût à le redouter à brève échéance, comme l'Église pouvait librement déployer son activité et qu'elle voyait surgir nombre d'œuvres qui témoignaient de sa vie religieuse, elle ne se sentait point appelée à modifier profondément l'état de choses existant, en se jetant dans l'inconnu.

On voit que les questions de principe ne passionnaient guère le public, même dans les milieux où elles auraient pu se poser, tout au moins comme sujet d'étude. Par son caractère positif, le Neuchâtelois est peu disposé à ce qui lui semble être du doctrinarisme: il redoute les aventures et préfère les chemins sûrs et bien tracés. Si la théologie de Vinet comptait de nombreux admirateurs parmi les personnes cultivées, ses théories ecclésiastiques n'avaient pas eu grand succès en terre neuchâteloise. On s'étonnait qu'un esprit aussi éminent se fût mépris de la sorte sur cette question, qu'il eût transformé en principe et même en dogme ce qui pouvait être une nécessité accidentelle. Qui a mieux compris que Vinet l'affinité entre la morale naturelle et l'Évangile? qui l'a plus ouvertement contredite dans sa théorie de l'Église et de l'État? Aussi, lorsque M. Astié vint faire à Neuchâtel, en février 1860, deux conférences sur Vinet, lui posa-t-on comme une condition, dont il ne tint guère compte, de ne pas toucher à la question ecclésiastique. Les étudiants en théologie étaient élevés dans ces mêmes principes de nationalisme évangélique; ils étudiaient bien, comme manuel, la Théologie pastorale de Vinet, mais avec une introduction spéciale que leur dictait leur professeur. En Allemagne, où ils allaient continuer leurs études, ils n'avaient point l'occasion de s'occuper de ce genre de problèmes, qui ne se posaient pas dans ce pays, comme en France ou en Angleterre. Aussi les membres du clergé neuchâtelois, les anciens pasteurs qui avaient vécu sous le régime de la Classe, aussi bien que les jeunes recrues, étaient-ils satisfaits de l'état présent et hostiles à tout ce qui tendrait à le modifier.

Cependant il y avait dans le canton quelques groupes de fidèles qui se rattachaient par leurs origines à l'ancienne dissidence de l'Église du Bourg-de-Four à Genève, et qui avaient professé, à l'origine, les principes absolus des initiateurs de ce mouvement: l'Église devait être uniquement composée de convertis; elle avait à se prononcer, après examen, sur chaque demande d'admission: si quelque faux frère se glissait dans son sein, elle l'excluait en l'excommuniant, et elle exerçait sur ses membres une discipline sévère.

De petites congrégations s'étaient formées, à Neuchâtel aussi, sur ce modèle, que l'on envisageait comme la reproduction exacte du type des Églises apostoliques; mais l'expérience montra bientôt que cette rigueur ne pouvait être appliquée à la longue sans inconséquence, ni même sans danger: peu à peu, la notion d'une assemblée de convertis se transforma en celle d'une Église de professants; l'Église avait encore à se prononcer sur la sincérité apparente de cette profession, mais la forme de sa discipline s'était beaucoup adoucie; on avait reconnu les dangers de l'orgueil spirituel et de l'esprit de jugement.

La Classe, qui s'était ouverte aux doctrines du Réveil, s'était par contre toujours montrée très hostile à ces nouvelles théories ecclésiastiques: elle condamnait les conventicules et interdisait à ses membres d'y prendre aucune part, car elle envisageait qu'elle avait le monopole de l'administration des sacrements et de l'instruction religieuse du peuple, et elle voyait de très mauvais œil les missionnaires continentaux que les frères de Genève envoyaient dans le pays pour y grouper leurs adhérents. Le gouvernement neuchâtelois se montra plus favorable à la liberté religieuse que ceux des cantons de Berne et de Vaud: il y eut cependant des actes de persécution des plus regrettables; en 1824, des décrets de prise de corps furent lancés contre deux ministres étrangers, Juvet et Empeytaz: J.-F. Magnin, de Coffrane, après quinze jours de réclusion, fut banni pour dix ans, pour avoir permis que la Cène fût distribuée dans sa maison par des ministres étrangers et d'une manière jugée tout à fait inconvenante. Dix ans plus tard, à la suite de troubles provoqués par quelques ouvriers, les réunions de l'Église libre furent provisoirement suspendues par l'autorité de la ville, et l'on retira le permis de séjour au pasteur vaudois L. Conod, qui les présidait avec zèle. Mais le gouvernement, qui prenait à regret ces mesures de police, blâmait sévèrement et réprimait les actes de violence de la foule, et, peu à peu, une tolérance relative entra dans les mœurs.

Cependant les dissidents se plaignaient à juste titre de certaines vexations; ils n'avaient pas le libre choix d'un ecclésiastique pour présider aux services funèbres dans leurs familles; ils étaient contraints d'envoyer leurs enfants aux leçons de religion, sous peine d'exclusion du collège; mais ils étaient surtout froissés de ne pouvoir faire bénir leurs mariages dans leur pays; ils devaient avoir recours au ministère de quelque pasteur démissionnaire vaudois, et encore fallait-il que le gouvernement voulût bien légaliser sa signature.

La constitution de 1848 paraissait devoir faire cesser immédiatement ces abus, en proclamant la liberté de conscience et l'égalité de tous les citoyens devant la loi, et la loi ecclésiastique statuait qu'aucun droit civil n'est attaché à la qualité de membre de l'Église. La conséquence logique de ces principes, c'était l'institution de l'état civil; mais on avait vécu trop longtemps sous l'ancien régime, pour accepter facilement cette réforme: en novembre 1851, 129 membres de l'Église libre durent s'adresser au grand conseil, pour obtenir enfin l'introduction facultative du mariage civil; ce ne fut cependant que le 1er mars 1854 que la question fut définitivement réglée par la promulgation du premier livre du code civil. (Le mariage civil, complément de la liberté religieuse clans le canton de Neuchâtel. 1851. - Une page de l'histoire religieuse du canton de Neuchâtel. 1873. Ces deux brochures sont dues à .M. Ad. de Pourtalès.)

Les petites congrégations, issues de l'ancienne dissidence, et qui jouissaient maintenant d'une entière liberté, résolurent d'exposer leurs principes «en sorte, disaient-elles, que ceux qui désirent faire partie de leur Église, sachent quelles sont les bases sur lesquelles elle repose.» Jusqu'alors, elles s'étaient appelées dissidentes; elles prirent à cette occasion le nom d’Église évangélique indépendante de Neuchâtel, appellation que l'usage du reste ne ratifia pas. (Église évangélique indépendante de Neuchâtel. Exposé de ses principes. 1853.)

C'était, si nous ne faisons erreur, la première fois que les dissidents neuchâtelois s'adressaient au grand public: ils le firent sous une forme qui n'avait rien d'agressif, mais, en indiquant les motifs qui les avaient conduits à constituer une Église particulière, ils faisaient par là même la critique de l'Église nationale, qui ne leur avait pas donné ce qu'ils avaient cherché ailleurs. C'est ce qui provoqua une réplique assez vive de M. le pasteur A.-C. Delachaux, dans le N° 2 de ses Communications ecclésiastiques, de septembre 1853. Il déclare d'abord qu'il donne son entière adhésion à la confession de foi exposée en tête de la brochure dissidente. Quant aux principes ecclésiastiques, les deux Églises ne diffèrent, selon lui, que comme une grande famille d'une petite: l'Église libre, en effet, instruite par l'expérience, est maintenant une Église de professants: elle a renoncé à la prétention d'être une Église pure: l'Église nationale, de même, ne reçoit que ceux qui le demandent et sans aucune contrainte. L'opinion publique exerce sans doute une certaine pression, mais c'est le cas sous tous les régimes, et c'est un bien: à force d'empêcher d'approcher ceux qu'on voudrait éloigner, on éloigne ceux qu'il eût fallu attirer. Reste la question de la discipline: elle est limitée pour le moment dans l'Église nationale à la cure d'âmes du pasteur et à la répréhension individuelle, mais rien n'empêche qu'elle ne soit rétablie sous une forme plus complète. Il n'y a donc aucun motif qui puisse faire un devoir aux membres de l'Église nationale de la quitter, puisque cette Église est fondamentalement bonne, quant à la foi qu'on y prêche et quant au culte qui y est célébré.


La polémique ecclésiastique, un moment assoupie, se réveilla, quelques années plus tard, à la suite des débats de la constituante de 1858. M. le Dr Touchon publia, en 1860, une brochure anonyme intitulée Le monde et l'Église, où il s'attaquait au principe national: «Nous réclamons de nos membres une profession sérieuse et personnelle; le multitudinisme a introduit la déplorable habitude des fournées de catéchumènes, la réception en bloc, la première communion faite à un âge fixé d'avance, autant d'institutions dont le résultat est de fausser les consciences, de tromper les âmes» (p. 7).

C'est cette publication qui provoqua une discussion très intéressante et instructive, en mettant aux prises deux champions de première valeur, M. F. Godet et M. R.-W. Monsell, que l'Église de la Place-d'Armes avait appelé, dès 1843, à exercer le ministère dans son sein. (F. Godet, L'Église nationale neuchâteloise jugée d'après la Bible, 1861. - R.-W. Monsell, Lettre à M. le pasteur F. Godet, 20 février 1863. - F. Godet, Le multitudinisme national justifié par l'Écriture sainte et l’histoire, 19 avril 1861. - R.-W. Monsell, Le droit divin en matière d'Église et le christianisme sans conversion. Nouvelle lettre à M. le pasteur Godet, juillet 1861.) Tout à fait d'accord sur les questions fondamentales de la foi, également zélés pour l'avancement du règne de Dieu, ces deux hommes se trouvaient être antagonistes sur le terrain ecclésiastique; leur opposition était du reste tempérée par le fait qu'ils avaient chacun beaucoup atténué les principes qu'ils étaient censés soutenir: ils ne représentent, à eux deux, ni le nationalisme pur, ni le séparatisme intransigeant. M. F. Godet n'entreprend pas «la défense des Églises nationales quelconques, mais spécialement de l'Église neuchâteloise, qui, presque seule entre toutes ses sœurs issues de la réformation, a été préservée de l'écueil du gouvernementalisme.» (Le multitudinisme, p. 33.) M. Monsell reconnaît qu'il y a eu de l'inexpérience et de l'exagération chez les premiers dissidents, qui ont négligé la grande doctrine protestante de l'Église invisible: «il se rattache au congrégationalisme, cette forme ecclésiastique qui s'est toujours trouvée à l'abri des schismes, sans doute par l'effet de son élasticité particulière.» (Le droit divin, p. 48.) Tous deux cherchaient à justifier, au point de vue de l'évangile et de la conscience chrétienne, la situation que leur avaient créée les événements et qu'ils étaient peut-être trop portés à envisager chacun comme la plus normale. Quelques années plus tard, M. F. Godet quittait l'Église nationale neuchâteloise, devenue «une de ces Églises nationales quelconques», et l'Église de la Place-d'Armes était la proie d'un schisme qui amenait sa dissolution.

Le débat porta d'abord sur la question de la ratification et des volées de catéchumènes, soulevée par M. Touchon. M. Godet soutint que l'Église neuchâteloise était une Église de professants, comme l'Église libre du canton de Vaud: «La ratification du vœu du baptême est un acte libre et volontaire, comme aux temps de la primitive Église, sauf la persécution qui peut-être ne fera pas toujours défaut. (L'Église nationale, p. 14.) Ce n'est pas l'Église qui a rien changé à la condition d'entrée, c'est le monde qui a accepté cette condition telle quelle: il a renoncé à la persécution, il a subi le charme de la croix.» (Id., p. 6.) M. Godet désire de tout son cœur qu'il soit de plus en plus constaté que l'instruction n'entraîne point, comme conséquence nécessaire, la profession, c'est-à-dire la ratification. «Peut-être conviendrait-il que le résultat de l'examen qui termine l'instruction, fût un simple certificat de connaissances religieuses et que l'admission elle-même n'eût lieu que sur une démarche personnelle du catéchumène. Une telle mesure n'altérerait point les principes de notre Église, mais elle en découlerait directement.» (Id., p. 22.)

C'est alors qu'intervint M. Monsell. Il s'empara de cette dernière déclaration, pour montrer qu'elle était en contradiction avec le principe même d'une Église nationale: «Mettre une véritable profession spontanée à la place des réceptions périodiques en masse !... Mais ce serait ôter la base de votre système, pour en mettre un autre à la place: ce serait substituer à l'État baptisé une véritable Église.» (Lettre à. M. Godet, p. 30.) «Jamais le changement proposé ne s'accomplira par voie de réforme paisible. Si demain le synode l'adoptait, il ne serait pas réellement exécuté, ou bien il causerait un soulèvement dans toutes les paroisses du canton.» (Lettre à M. Godet, p. 33.)

M. Godet n'accepta point ce dilemme et il entreprit de justifier par l'Écriture et l'histoire le multitudinisme national, ce qui fit tout naturellement entrer dans le champ du débat la question de la séparation de l'Église et de l'État. «Nous n'avons nullement cherché, dit-il, à la faire proclamer. Rien ne répugne plus à notre sentiment que cette opposition de principe que l'on établit entre deux institutions, divines l'une et l'autre. L'État est l'institution du Dieu créateur, l'Église celle du Dieu sauveur; l'État n'a rien d'incompatible avec l'Église; les opposer en principe, comme l'a fait M. Vinet, c'est nécessairement avoir mal compris l'un ou l'autre, si ce n'est même l'un et l'autre. Je ne nie point cependant que la séparation ne puisse devenir une nécessité momentanée, lorsque, par exemple, l'Église veut accaparer l'État, comme au moyen âge, où lorsque l'État prétend absorber l'Église, comme dans la théorie de M. Druey. Seulement, gardons-nous de changer en principe, et même en dogme, cette nécessité accidentelle.» (Le multitudinisme, p. 35-37.) D'où la conclusion, que nous n'avons pas à prévenir les jugements de Dieu «par une séparation volontaire, qui court risque d'être l'œuvre de la chair et qui l'est toujours plus ou moins. La séparation subie par

suite d'un témoignage fidèle et persévérant, est au contraire une récompense de Dieu, la couronne accordée à la fidélité, que Saint Paul range parmi les fruits de l'Esprit.» (Le multitudinisme, p. 22.)

«Du reste, le temps se charge d'amener ce que l'homme ne peut faire. Le grand paganisme national, qui est l'idéal de la dissidence, se réalise rapidement, sans que nous y mettions la main. La crise inévitable, que le multitudinisme national ne peut manquer de subir, à laquelle nous devons nous préparer et à l'entrée de laquelle nous nous trouvons sans doute, amènera bientôt, par le jugement de Dieu, ce triage qu'anticipent nos frères dissidents. Pasteurs et chrétiens nationaux, hâtons cette crise salutaire, quoique douloureuse, mais uniquement par la sainteté de notre vie, la fermeté de notre attitude chrétienne et la fidélité de notre témoignage. Et, comme Jésus, ne quittons notre Sion malade que lorsqu'elle nous chassera de ses portes, ou lorsque Dieu lui-même nous retirera à lui par l'ascension.» (Id., p. 72. 73)

M. Godet, en parlant ainsi, exprimait les sentiments qui régnaient dans l'immense majorité des membres de l'Église nationale les plus zélés pour la cause de l'Évangile («L'Église nationale neuchâteloise est une véritable Église libre, où rien ne s'oppose au zèle évangélique le plus brûlant.» G. Rosselet, La question de la séparation, 1861, p. 29.). Il devançait cette majorité par sa proposition sur le catéchuménat, dont M. Monsell exagérait peut-être la portée réelle, en prétendant que, si elle était adoptée, elle bouleverserait l'Église: car toute forme qui suppose une spontanéité plus grande, peut devenir traditionnelle à son tour. M. Godet, en 1861, au lendemain même de la polémique dont nous rendons compte, demanda cette réforme au synode: mais le synode, tout en reconnaissant qu'un pasteur peut dispenser d'une nouvelle instruction un catéchumène qui différerait de ratifier le vœu de son baptême, n'estima pas qu'il y eût rien à changer à l'institution. (Rapport du synode, 1861-1865, p. 17.) M. G. Rosselet revint à la charge en 1867, sans beaucoup plus de succès. Enfin, à la suite d'une nouvelle intervention de M. Godet, une commission nommée par le synode entra dans ses vues et proposa à l'unanimité de supprimer les ratifications collectives et de mettre un espace d'un mois au moins entre la fin de l'instruction et les ratifications individuelles. La question fut renvoyée à l'examen des colloques. C'était en février 1873! Quelques mois plus tard, les colloques étaient supprimés par la nouvelle loi ecclésiastique, et nul ne saura si M. Monsell avait raison d'annoncer que jamais l'Église nationale, telle qu'elle existait alors, n'adopterait sérieusement cette modification des usages établis.

Il restait une dernière question à vider entre les deux champions qui avaient si vaillamment défendu chacun leur position. M. Monsell la traite avec beaucoup de talent dans sa seconde lettre: «Les Églises nationales, dit-il, supportent avec impatience qu'on discute leur principe: elles estiment que leur existence repose sur une sorte de droit divin, qui leur vaut une situation privilégiée par rapport aux autres Églises: aussi sont-elles très sensibles à toute critique dirigée contre elles et elles sont tentées de voir de l'outrecuidance chez ceux qui prétendent les traiter sur un pied d'égalité: Nous sommes l'Église, disent-elles, et vous êtes la secte; celui qui nous quitte rompt avec la tradition apostolique; les sectes sont des plantes que l'Éternel n'a point plantées.» (Le droit divin, p.12.) «L'Église nationale part de l'idée que la société en masse lui appartient. Elle prend possession de l'enfant par le baptême: cette possession est confirmée par le jeune homme à sa ratification, et l'adulte ne peut quitter cette Église que par impiété, par impatience charnelle ou par orgueil spirituel.» (Id., p. 9.) - «Nous jetons le filet en pleine eau, disait M. Godet aux dissidents, et nous retirons les poissons de la grande mer, et vous, vous péchez à la ligne dans notre nasse, tirant ainsi les âmes, non du monde à Christ, mais de Christ à vous!» (Le multitudinisme, d. 66.) – «Ainsi, répond M. Monsell, vous avez pris possession du lac entier; celui qui y pèche, jette l'hameçon dans vos eaux: le poisson qui vous échappe, rompt vos filets.» (Le droit divin, p. 9.)

C'est par cette fine analyse du prétendu droit divin des Églises nationales, que se termina la polémique. Elle avait été vive, mais animée d'un même zèle pour la vérité. «Nous sommes unis, dit M. Monsell en achevant sa dernière lettre, par un lien qui survivra à toutes nos infirmités et à toutes nos divergences, à nos vues partielles, à nos injustices involontaires. Chacun de nous est intimement persuadé que si l'autre parvenait à comprendre ce qu'il y a dans ses convictions d'opposé à la pensée du Maître, il en ferait aussitôt le sacrifice avec joie: amour-propre, préjugés, antécédents, relations personnelles, rien ne tiendrait devant un regard de Jésus-Christ.» (P. 68.)

Nobles paroles, qui témoignent d'un grand cœur! M. Monsell ne devait pas assister aux événements qui, douze ans plus tard, auraient, nous ne disons pas réuni, mais du moins singulièrement rapproché sur le terrain ecclésiastique deux hommes qu'animait une même foi et qui étaient décidés à obéir en toute chose à leur Maître.

L'Église nationale neuchâteloise traversa, de 1858 à 1868, une période de grande prospérité: elle jouissait d'une liberté d'action inconnue à d'autres; elle ne connaissait aucune de ces divisions doctrinales qui troublaient les Églises voisines; l'évangile était annoncé dans toutes ses chaires, et les pasteurs, qui avaient reconstitué, en 1859, une société pastorale, vivaient dans une intimité que ne troublait aucune dissension.

En février 1866, M. James DuPasquier refusa, pour raison d'âge et de santé, de se laisser porter de nouveau à la présidence du synode, où l'appelaient les vœux unanimes de l'assemblée. Il se retirait après avoir mené à bien la tâche difficile qui lui avait été confiée: il voyait l'Église neuchâteloise reconstituée après une redoutable crise: par son esprit conciliant et ferme, il avait prévenu les conflits, et, sous les formes nouvelles du régime synodal, il avait su conserver ce que le système de la Classe avait eu de meilleur: la fidélité à l'Évangile et l'indépendance. Et lorsque, trois ans après, le Seigneur retira à lui son fidèle serviteur, l'Église neuchâteloise comprit, qu'elle avait perdu l'homme qui, après Farel et Ostervald, avait exercé sur ses destinées l'influence la plus considérable et la plus bénie.

Le nouveau synode, issu des élections de 1866, eut une physionomie quelque peu différente de celle du précédent. Il nomma comme président M. Émile Perret, pasteur à Coffrane, qui devait conserver ces fonctions jusqu'à la crise de 1873. M. Perret, consacré en 1834. appartenait à cette génération de jeunes pasteurs qui avaient fait pénétrer dans le clergé neuchâtelois les doctrines du Réveil, tout en étant fermement attachés à l'Église établie et adversaires de toute dissidence. Il s'était dévoué d'une manière complète et exclusive à son ministère dans sa paroisse de campagne, la seule qu'il ait desservie, et il y avait mis en œuvre tous les moyens d'édification propres à développer la vie religieuse. Intransigeant quant à la doctrine, il était très prudent en matière ecclésiastique, il redoutait les mesures précipitées et ne voulait agir qu'ensuite de signes manifestes de la volonté de Dieu; mais, une fois qu'il avait cru reconnaître ces signes providentiels, il allait de l'avant, sans se soucier des obstacles et en s'en remettant à Dieu pour les conséquences.

Il avait pour collaborateurs principaux le vice-président du synode, M. Jules Cuche, notaire à La Chaux-de-Fonds, qui partageait entièrement ses principes religieux et qui lui apportait le précieux concours de sa connaissance des affaires, puis M. Henriod, pasteur à Valangin, qui depuis 1849 avait joué un rôle prépondérant dans le synode et qui était le représentant le plus authentique des traditions ecclésiastiques neuchâteloises; un voyage qu'il fit à cette époque en Amérique, lui ouvrit des horizons encore inconnus: il en rendit compte dans une intéressante brochure. (L. Henriod, Les Églises en Amérique, Neuchâtel, 1869.) Deux membres nouveaux étaient récemment entrés dans le synode, où ils devaient exercer une grande influence: c'étaient M. Frédéric Godet, qui avait remplacé en 1864 M. Alphonse Petitpierre, appelé à la direction des écoles de la ville, et M. Frédéric de Rougemont, qui avait été élu en 1863, lors du décès de M. H.-F. Calame, le fidèle défenseur de l'Église en 1848.

La situation privilégiée dont jouissait l'Église neuchâteloise, était envisagée par chacun comme une bénédiction particulière de la Providence. Mais divers symptômes faisaient craindre que cette prospérité exceptionnelle ne fût pas de longue durée. Il n'y avait pas d'illusion à se faire, et l'œil perspicace des autorités ecclésiastiques le discernait bien: toute une partie du peuple était devenue complètement étrangère à la vie de l'Église, surtout dans les grands centres industriels des Montagnes; elle avait encore recours au ministère des pasteurs pour les actes officiels, mariages, baptêmes, services funèbres; elle laissait en général ses enfants suivre l'instruction religieuse: mais ce lien était tout extérieur et l'indifférence d'aujourd'hui pouvait se transformer demain en hostilité déclarée. On L'avait vu, en février 1863, à La Chaux-de-Fonds, lorsque la Société d'utilité publique avait appelé M. Ch. Vogt à donner des conférences sur l'histoire naturelle de l'homme. L'ironie mordante et railleuse du savant professeur et ses théories matérialistes avaient été accueillies avec enthousiasme par un nombreux auditoire. Ces hommes, qui saluaient de leurs applaudissements les attaques les plus violentes contre toute religion, étaient, de par la loi, membres de l'Église nationale: ils n'avaient pas songé jusqu'ici à faire valoir leurs droits, bien que telle élection de pasteur, en 1858, eût éveillé déjà de sérieuses inquiétudes; ils n'étaient pas organisés: mais, d'un jour à l'autre, la situation pouvait se modifier et la lutte éclater. De fait, une Église s'était formée au sein de la nation, une Église évangélique et d'allures très indépendantes, mais dont une partie du peuple, plus ou moins considérable selon les localités, se tenait absolument éloignée pour des motifs divers: nombre de membres de l'Église vivaient cependant encore dans l'illusion que la nation entière était, sinon chrétienne, du moins soumise à l'influence plus ou moins profonde du christianisme. Cette illusion ne devait pas tarder à se dissiper.


F. Godet +



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