Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XI


J.-H. MERLE D'AUBIGNÉ

VOYAGEUR ET VOYANT



Seigneur, que ton Esprit nous rapproche et nous lie

Que membres de ton corps et vivant de ta vie,

Nous soyons tous unis en toi!

Mme M.-A. LE MIRE


À un groupe d'amis, Merle d'Aubigné a raconté que, s'étant endormi un soir dans sa bibliothèque, il se crut transporté au paradis où s'avançait un remarquable cortège. En tête, Calvin marchait avec saint Jérôme, puis Zwingle s'entretenant avec saint Ignace, ensuite Knox causant avec Athanase, enfin Wesley ayant l'air de s'entendre à merveille avec saint Augustin. Ces élus étaient suivis d'une grande multitude de docteurs, d'apôtres, et de confesseurs, et tous parlaient avec béatitude de la communion des saints. Tout d'un coup, le Seigneur apparut lui-même, et le cortège en entier tomba à genoux. Le spectateur voulut faire de même, mais le mouvement le réveilla, et il se trouva seul à sa table de travail, sa lampe était éteinte, et dans la maison endormie la pendule sonnait minuit.

Cette vision de l'union des chrétiens domina toute la vie du professeur de Genève. Dans l'ébauche d'une pastorale datant de 1816 déjà, il avait imaginé un dialogue, dans le goût du temps, entre un solitaire retiré dans une grotte des Alpes et un pieux jeune homme parcourant la montagne. «Mon fils», faisait-il dire au vieillard, «je suis chrétien. Tous ceux qui ont le Seigneur dans l'âme sont mes frères, il y a dans toutes les communions un troupeau de fidèles: réunissez-les, formez-les en un corps».

Aussi fut-ce avec joie, qu'en 1846, Merle d'Aubigné salua la fondation de l'Alliance évangélique. Ce fut lui qui rédigea l'adresse envoyée de Genève à Liverpool et signée par cent trente pasteurs et laïques.

À Berlin, en 1857, à Genève en 1861l, et de nouveau en 1872, il se jeta corps et âme dans le mouvement.
S'agissait-il de lancer l'idée de la Semaine de prière ou de réclamer la délivrance des époux Madiai, condamnés à la prison en Toscane pour avoir lu la Bible, d'une démarche auprès de la reine Isabelle Il pour sauver des galères l'évangéliste Matamoros, ou d'une supplique au tzar Alexandre Il en faveur des Estoniens et des Lettons persécutés, de la défense des intérêts protestants en Bohême et en Moravie, ou d'une collecte en faveur des Syriens échappés à un affreux massacre, du sort des esclaves libérés après la Guerre de Sécession, ou encore des vexations subies par les baptistes en Prusse, on le priait souvent de rédiger circulaire ou supplique et d'intervenir personnellement auprès du gouvernement ou du souverain coupable d'intolérance à l'égard d'une minorité de race ou de religion.

Ce qu'il entendait par l'union des chrétiens, Merle d'Aubigné l'a expliqué dans un de ses discours:

«C'est une qualité de l'esprit humain d'être infiniment divers, on ne la lui ôtera pas. Il y a dans l'âme des nuances différentes qu'il faut satisfaire. L'unité d'organisation n'est pas la chose la plus nécessaire dans l'Église. En s'en préoccupant trop, on court deux dangers: le premier, de nuire à la fois à l'unité et à l'union, en rassemblant des éléments qui, n'étant pas suffisamment homogènes, se heurteront, et le second, de chercher tant la forme qu'on perd la vie...

La grande œuvre à faire, c'est la recherche de l'union des cœurs, l'union dans la confession, l'union dans l'action. Ne sommes-nous pas un seul corps mystique en Jésus-Christ ?...

Le XVIe siècle fut celui d`une grande séparation. Que le XIXe devienne, par les prières et les travaux de la Réforme, le siècle d'un grand rapprochement!»

Les mouvements récents pour la foi et pour l'action auraient-ils entièrement satisfait l'orthodoxie de notre professeur? Leurs bases lui auraient sans doute paru d'une largeur un peu inquiétante. Mais ne peut-on pas penser que, vivant de nos jours, il aurait marché avec son temps et aurait salué avec joie Stockholm, Lausanne, et les «Groupes d'Oxford»?


Voyons maintenant Merle d'Aubigné en voyage, non pas en dilettante, mais pour travailler à son idéal de rapprochement et d'union.
«Un penchant puissant me porte vers la France», avait-il écrit à son ami Du Pasquier, lorsque des appels lui étaient parvenus de Montauban et de Paris.
Quand il disait un peu tristement: «Nous ne sommes que des proscrits», n'était-ce pas la nostalgie du pays de ses ancêtres qui se réveillait en lui? Aussi, quelle joie, lors de ses passages à Paris, de se trouver plongé dans l'atmosphère si chaude de la Maison des Missions, ou entouré de l'espiègle et nombreuse nichée de Frédéric Monod, ou encore installé au foyer musical et rayonnant des Lutteroth!

Un été, c'était en 1843, Merle d'Aubigné fit une tournée dans la Drôme, le Gard et les Alpes-Maritimes pour faire visite à ses anciens élèves. Le voyage fut intéressant et mouvementé: trajets où l'on est mouillé jusqu'aux os dans une charrette, ou renfermé dans l'étroit coupé d'une diligence. Nuits passées dans une étable de montagnard ou dans le logement exigu d'un évangéliste. Repas de châtaignes, de pain noir et de piquette, ou souper trop plantureux chez une ménagère fière d'honorer le professeur de Genève.

Ami Bost décrit ainsi ces réunions dans les cuisines et les granges où s'entassaient des femmes en coiffes et des paysans en sabots:

«Le passage du moindre pasteur, en ces temps-là, prenait les proportions d'un événement, presque d'un météore. Vite on convoquait une assemblée, où accouraient vingt, cinquante, cent, deux cents personnes pour entendre avec joie, comme une grande nouveauté, comme une merveille, cet Évangile que nous savons maintenant par cœur. Hélas, bien plus que nous ne l'avons dans le cœur!»

En 1847, Merle d'Aubigné fit avec l'un de ses neveux le voyage classique en Italie. Embarqué à Gênes, il arrive à Naples où il prend contact avec le Midi lumineux et pittoresque. Puis, un soir, au coucher du soleil, il roule vers la ville immortelle au moment où les aqueducs rompus allongent leurs ombres sur la campagne romaine. Au clair de lune on passe près du Colisée. Que de passions ont fermenté dans cette cuve immense!

Dès le lendemain il fait connaissance de la Rome antique. Du sommet d'une tour du Capitole il essaie de s'orienter dans ce dédale de temples, d'arcs de triomphe, de portiques, de colonnades qui s'entassent sous ses pieds. Son imagination anime ces ruines. Il voit passer ici les vestales en robes blanches, là les prêtres conduisant leurs victimes, sur la Voie sacrée des triomphateurs à cheval suivis de soldats et de prisonniers, et là-bas, autour du Colisée, les foules courant au spectacle. La Rome païenne se dresse devant lui avec tout son attrait et toute son horreur. Ses auteurs latins lui reviennent à la mémoire. Il se remet à leur école au Forum, au Palatin, partout où se dressent et s'écroulent les vestiges du passé. Avec soin il examine les pierres descellées et les bas-reliefs, dont il transcrit les inscriptions parce que l'histoire de tous les temps le passionne. Au Panthéon, il éprouve comme une détente: éclat du soleil, rayon de lune, nuage noir, azur infini, tout ce qui passe dans le ciel s'aperçoit par la large ouverture du dôme. «Une communication perpétuelle, sans intermédiaire, entre le ciel et l'homme, quel beau symbole!»

Mais ce sont les images des Catacombes qui le touchent le plus: ancres et colombes, agneaux et poissons, palmes et lyres. De ces fresques et de ces sculptures, il se dégage tant de sérénité, de repos, de douceur, une impression si pure de l'éclosion et des victoires du christianisme naissant!
Le culte en esprit et en vérité, le théologien de Genève ne le cherche même pas dans la Rome papale.

Il admire les proportions de Saint-Pierre, il examine attentivement les statues et les peintures du Vatican, il critique l'architecture disparate de Saint Jean de Latran. Posté devant le Quirinal, il s'amuse à regarder Grégoire XVI, entouré de cardinaux, de dragons et de suisses, partant dans son carrosse à six chevaux pour Castel Candolfo. Escorté par de très aimables jésuites, il visite le Palais de la Propagande et dans les bibliothèques il étudie les annales de la papauté.
Il a même une longue conversation avec un prélat de la curie romaine. Mais, historien et chrétien évangélique plus qu'esthète, il ne réussit pas à trouver le christianisme originel sous les périodes fleuries des Monsignori et dans les magnificences du culte. Tout cet apparat ne fait que révolter ses sentiments de loyauté envers celui qui fut doux et humble de cœur.

Après Rome, Merle d'Aubigné visita Florence, où il étudia les Médicis et Savonarole. Puis de Pise il regagna la Suisse, les yeux pleins de visions, l'imagination pleine de rêves, mais la conscience plus que jamais orientée vers son idéal de simplicité et de vérité évangéliques.

En 1863, le professeur de l'Oratoire assista au synode de l'Église Vaudoise, dont il avait formé presque tous les pasteurs. Tout fut émotion et enchantement dans ces vallées du Piémont, chez ce peuple aimable et parmi ces souvenirs d'un passé héroïque.
Il rentra de ce dernier voyage par Turin, où il fit de fructueuses recherches dans les archives générales du royaume de Sardaigne.

Depuis son premier séjour aux Pays-Bas, Merle d'Aubigné avait gardé une prédilection pour La Haye et pour Bruxelles. En Hollande, il avait quelques-uns de ses plus chers et fidèles amis, et en Belgique il s'intéressait tout particulièrement à l'Église missionnaire. Jadis il avait été constamment arrêté dans ses projets d'évangélisation par la prudence d'un roi qui avait de bonnes raisons pour désapprouver toute tentative pouvant faire douter de son impartialité religieuse. Maintenant l'ancien chapelain royal avait les coudées franches et ce fut pour lui une grande joie d'assister, en août 1854, au synode de Bruxelles, dont le président était Léonard Anet, le secrétaire Louis Durand, et l'un des rapporteurs Georges Poinsot, tous trois anciens étudiants de l'Oratoire.

En Allemagne deux grands laïques s'intéressaient passionnément aux courants théologiques qui agitaient alors leurs pays.
Le premier était le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, idéaliste un peu chimérique, égaré dans une dynastie dont le réalisme allait souvent jusqu'à la brutalité.
Le second était Christian-Josias Bunsen, d'abord ministre de Prusse à Rome et à Berne, puis ambassadeur à Londres. Philosophe, savant, historien, chrétien, il réunissait tous les dons de la fortune, de l'intelligence et du cœur.

Lors du congrès international de l'Alliance évangélique, convoqué par le souverain dans sa capitale, en septembre 1857, le diplomate en fut l'organisateur infatigable, et Merle d'Aubigné le principal orateur.
Électrisé par un auditoire immense, le professeur de Genève réussit, à force d'à-propos, de tact et d'éloquence à entraîner les moins enthousiastes de ses auditeurs en un élan de fraternité dont l'apogée fut un baiser retentissant appliqué par Bunsen sur la joue de Merle d'Aubigné, en pleine fête de Postdam.
Ce baiser eut une répercussion inattendue dans l'Allemagne tout entière, mettant aux prises conservateurs et radicaux, évangélistes et rationalistes, et remuant même la verve du «Kladderadatsch», qui parodia la scène avec beaucoup d'humour.

Lorsque toute cette effervescence fut calmée, le roi de Prusse dit son dernier mot en installant l'embrasseur à la Chambre des Seigneurs de Prusse avec le titre de baron, et en envoyant à l'embrassé la grande médaille d'or «Pour le mérite». Peu après, l'esprit de Frédéric-Guillaume IV s'obscurcit. Il termina ses jours dans la retraite, tandis que son frère Guillaume, un réaliste celui-là, assumait le pouvoir.

Ce n'était d'ailleurs pas la première fois que l'Allemagne honorait l'historien de la Réformation. En 1846 déjà, une lettre aussi corDIale qu'illisible de Néander était arrivée à la Graveline, lui annonçant que l'université de Berlin lui avait conféré le grade de docteur en théologie honoris causa.
Les peuples anglo-saxons, réputés flegmatiques, ont des élans d'enthousiasme extraordinaire lorsqu'il s'agit d'applaudir une personnalité qui leur est sympathique.
Merle d`Aubigné en fit l'expérience, éprouvante pour sa modestie, lorsque, cinq fois, il passa la Manche, et deux fois la mer d'Irlande.


De tout temps il avait été attiré vers l'Église anglicane. Et même, à son retour en Suisse, c'est au culte anglais de l'Hôtel des Bergues qu'il préférait communier. Là, fermement planté sur le roc des Trente-neuf Articles, il répétait à haute et intelligible voix le symbole de Nicée: «Je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, — engendré du Père dans tous les siècles, Dieu de Dieu, Lumière de Lumière».
Ah! qu'il aimait les affirmations sonores et orthodoxes de ces vieilles liturgies qui relient l'Église de maintenant avec celle de toujours!

En 1845, Merle d'Aubigné et Frédéric Monod eurent la joie d'être invités ensemble à représenter Genève et la France aux grandes réunions de mai à Londres.

«Parler», dit-il plus tard, «dans une salle qui, comme Exeter Hall, peut contenir cinq mille auditeurs, n'est pas une petite affaire, surtout pour des étrangers comme nous, dont moi du moins ne bégaie qu'un demi-anglais.

Mais on est porté par l'attention soutenue de cette foule qui témoigne, par des applaudissements frénétiques, son assentiment, chaque fois qu'un mot a trouvé un écho dans son cœur. Il n'y a alors pas de plus grande joie que de parler, si ce n'est d'écouter ces puissants orateurs fournis par les deux écoles de toute vraie éloquence: la Bible et les auteurs classiques grecs et latins.

De ce don de la parole publique, l'Écossais Chalmers est le plus beau représentant et il est encore bien meilleur qu'il n'est grand. Il faut cependant avouer que si les Anglais nous sont supérieurs à la tribune, ils n'ont rien qui puisse égaler un Français dans la chaire.»

Lorsqu'en 1851 l'historien genevois fut invité à participer, à Londres, aux réunions religieuses convoquées à l'occasion de l'Exposition universelle, la reine Victoria mit le sceau à la réputation qu'il s'était acquise dans le royaume, en l'invitant à prêcher à la chapelle royale du palais de Saint-James.

Mais n'aurait-il pas été touché bien davantage, s'il avait su l'impression produite par sa prédication sur une petite femme à la mise modeste, perdue dans l'auditoire de l'Église française de Londres, tandis qu'électrisé, peut-être sans le savoir, par ces yeux intelligents ardemment fixés sur lui, il prêchait avec toute la joie et la liberté que donne à l'orateur l'usage de sa langue maternelle.

Charlotte Brontë, après avoir écrit pendant cinq ans sous un pseudonyme ses romans immortels, était venue à Londres afin de mettre fin aux controverses qui faisaient rage autour de son identité. Pendant ce bref séjour, elle, si frêle et timide, s'était vue tout d'un coup portée aux nues. Voici comment le 2 juin 1851, elle décrivait à une amie une halte paisible au milieu de cette soudaine et fatigante popularité:

«Je voudrais marquer la journée d'hier avec un caillou blanc, tant ce dimanche a été heureux et reposant.
L'après-midi j'ai été entendre Merle d'Aubigné, le grand prédicateur protestant. Ce plongeon dans la langue française a été pour moi un retour vers le passé à la fois triste, délicieux et étrangement suggestif.»

Plus tard l'auteur de Jane Eyre ajoutait:

«Quatre souvenirs me resteront toujours de ce séjour à Londres: la conférence de Thackeray, l'art théâtral de Mlle Rachel, la prédication de Merle d'Aubigné et le palais de Cristal.»

De ses succès à elle, elle ne disait pas un mot! 

La réception fut, si possible encore plus chaleureuse au nord de la Tweed. Il y eut de somptueuses assemblées ecclésiastiques où les habits de cour, les uniformes galonnés, les kilts quadrillés, les toges et les bonnets multicolores contrastaient avec les austères redingotes noires de Merle d'Aubigné et de Frédéric Monod.
On entendit des torrents d'éloquence avec des orateurs tels que Chalmers, Gordon, Candlish, Cunningham et Mac Farlane, et l'on fit des excursions aux châteaux, aux lacs, aux îles, aux ruines et aux grottes poétiques et humides.

Le point culminant des amitiés écossaises fut le jour où, en 1856, Merle d'Aubigné reçut en grande cérémonie, la bourgeoisie d'honneur de la cité d'Édimbourg.
«Ce n'est que justice», dit le Lord Prévôt, «puisque trois siècles auparavant, la bourgeoisie de Genève a été conférée à John Knox».

Sans les pointes d'humour de Frédéric Monod, peut-être que nos deux latins, inaccoutumés à tant de heroworship, en auraient conçu quelque vanité. Mais l'incorrigible farceur qu'était le très pieux pasteur parisien avait toujours le mot pour rire, comme au moment où, dans une fête, des bouquets lancés des galeries par des mains féminines se mirent à tomber sur le crâne de Merle d'Aubigné, et que son ami lui décerna le sobriquet de Jenny Lind! Le professeur genevois n'était ni jovial, ni badin, mais il aimait à se laisser taquiner.

Les presbytériens de Grande-Bretagne, non contents d'honorer Merle d'Aubigné, eurent même l'intention de se l'annexer tout à fait, en lui offrant la première chaire de professeur dans la Faculté de théologie qu'ils venaient d'établir à Londres. Le séminaire de Belfast suivit leur exemple. Il résulterait même de certaines lettres, récemment retrouvées, qu'on eut l'idée de l'appeler à la direction du collège non conformiste de Cambridge qu'on projetait alors.

Merle d'Aubigné avait le sentiment de sa valeur, mais n'aimait pas les manifestations outrées. Quand ses frères, ses lecteurs et ses amis offrirent de lui organiser une tournée de conférences aux États-Unis, on comprend qu'il ait reculé devant la perspective d'être porté en triomphe sur les larges épaules de ses admirateurs américains. Peut-être aussi s'était-il aperçu qu'à Genève, comme autrefois à Athènes, on se lasse parfois de la trop grande célébrité d'un compatriote... Non, il valait mieux rester modestement à sa table à écrire et dans sa chaire de Tabazan.

Pour exercer une influence internationale, il n'est pas toujours nécessaire de sortir de chez soi. La fondation de la Croix-Rouge et la construction de la salle de la Réformation, deux entreprises qui eurent à Genève de très petits commencements et plus tard des répercussions mondiales, le prouvent. L'historien de Genève avait toujours en tête quelque nouvelle idée, non seulement pour les livres, mais aussi pour la vie.

Il vaut la peine de raconter la part qu'il eut dans ces créations.

tième Assemblée générale de la Société évangélique, et où, comme il arrivait souvent, le professeur d'histoire ecclésiastique devait faire le discours principal. Pour rappeler le jubilé trois fois séculaire de la fondation de l'Académie, qui venait d'être célébré à Genève, l'orateur avait choisi comme sujet: La pierre sur laquelle fut posée l'Académie de Calvin, et se préparait à transporter ses auditeurs en plein XVIe siècle. Mais voici que le facteur apporte le Journal de Genève. Vite, on déchire la bande pour voir les dernières nouvelles de la guerre qui ensanglantait le Nord de l'Italie, et penchés sur la page, le professeur et sa femme lisent avec émotion les souffrances des blessés de Solférino...

Mais il faut partir, en longeant le quai on discutera ce qu'il y aurait à faire! De leur entretien résulta la péroraison suivante, ajoutée tant bien que mal et en cours de route au discours primitif:

«Au sein de nos inaccessibles montagnes, sur ces bords paisibles, en face d'un lac qui nous sourit, nous entendons à travers les Alpes le bruit des foudres de guerre et nous recueillons en frémissant les cris déchirants des blessés. Les voilà, étendus un jour, deux jours quelquefois, sur le champ de bataille ou entassés dans quelque ferme ou dans quelque ambulance. Les voilà demandant, sous le ciel brûlant, à boire... à boire un verre d'eau froide! Les voilà expirant, malgré les efforts des amis de l'humanité, parce que ceux-ci ne sont pas assez nombreux. Depuis des semaines, dans toutes nos maisons, on fait — excusez le mot familier — on fait de la charpie... Mais il faut des mains qui l'appliquent, il faut des bras qui soulèvent les blessés, il faut une charpie meilleure: des cœurs qui aiment ces malheureux. L'œuvre qui se présente est une œuvre de compassion, de consolation et d'amour. Qui donc fera du bien à ces pauvres soldats? Qui les rafraîchira? Qui prononcera devant eux le nom du Sauveur? Il peut y avoir une neutralité quand il s'agit de faire des blessures, il n'y en a plus quand il s'agit de les panser... Il faut des prières, il faut des hommes, il faut de l'argent. Je demande tout cela à cette assemblée.»

En ce nid de Mômiers, comme certains se plaisaient à appeler la Genève religieuse d'alors, l'idée du secours aux blessés avait déjà germé dans quelques esprits. Un comité, dirigé par Mme Adrien Naville-Rigaud, avait été formé pour préparer cette charpie et ce tabac évangéliques, qui ont fait sourire les descendants, un peu détachés, des philanthropes enthousiastes de ce temps-là.

Bientôt, sollicitée par les lettres d'Henri Dunant, qui déjà s'était rendu en Italie, la comtesse Agénor de Gasparin avait mis sa plume vibrante au service de la cause. Il ne manquait plus que l'étincelle d'une parole éloquente, pour embraser les cœurs et les volontés. Le discours de Merle d'Aubigné fut cette étincelle-là et, le soir du 29 juin, sous les grands marronniers de la propriété de Montchoisy, M. Adrien Naville et d'autres orateurs insistèrent pour que l'appel du matin ne restât pas sans réponse. Une collecte fut improvisée et on lança le projet d'une expédition de secours qui partirait immédiatement pour les plaines du Pô. Des volontaires se présentèrent: un étudiant français et deux belges. On leur donna pour chef M. Charpiot, évangéliste à Mâcon, comme apprentissage, quelques leçons de pansement et, en fait de bagages, des pastilles à la menthe, des oranges, des cigares, de la charpie et des évangiles. En moins de quinze jours, cette première équipe neutre et internationale de secours


LA GRAVELINE après 1866

LA GRAVELINE après 1866

aux blessés passait le Mont-Cenis et arrivait dans la plaine Lombarde. Ce fut là la petite semence de l'œuvre de la Croix-Rouge qui devait, grâce aux efforts des Dunant, des Moynier, des Naville, des Appia, des Le Fort, devenir l'arbre magnifique qui maintenant étend ses branches sur les armées du monde entier.
Le 13 avril 1868 M. Gustave Moynier, président du Comité international de secours pour les militaires blessés, — nom officiel de la Croix-Rouge, — écrivant à Merle d'Aubigné, faisait cette remarque:

«Je suis encore à me demander comment il se fait qu'on n'ait pas davantage parlé de votre comité de 1859, qui est bien réellement le germe dont toute l'œuvre est sortie, car il est probable que c'est là qu'il faut chercher l'origine de l'idée écrite par M. Dunant dans le Souvenir de Solférino, et qui a fait si promptement le tour du monde. Votre comité est en effet le premier, à ma connaissance du moins, qui ait porté des secours à des armées étrangères dans une guerre où notre patrie n’était point engagée... Suum cuique!»

International il l'était aussi ce projet d'une Salle de la Réformation que Merle d'Aubigné lança, dans son discours à l'Alliance évangélique de 1861 , demandant qu'un hommage fût rendu à Calvin par la Chrétienté réformée tout entière. Pendant plusieurs années, par ses discours et sa correspondance, le professeur de Genève plaida la cause de ce Calvinium si cher à son coeur.
Dans une dizaine de pays différents, la moitié de la somme nécessaire fut souscrite. Genève fit le reste.
On peut dire que si, le 4 octobre 1892, un comité inaugure, dans le vestibule du bâtiment de la Réformation le buste du comte de Gasparin et celui de Merle d'Aubigné, ce ne fut pas seulement parce que ces deux orateurs avaient eu maintes fois le privilège de remplir la salle de foules avides de les entendre, mais parce que la première initiative en était due à l'historien de la Réforme. Les pasteurs Charles Barde, Frank Coulin et Merle d'Aubigné avaient inauguré le bâtiment les 26 et 27 septembre 1867, et certes aucun d'eux n'entrevoyait alors la destinée surprenante de cette salle qui devait, dans la suite et pendant plusieurs années, servir aux assises annuelles de la Société des Nations. Cependant, il est parfois donné aux hommes de Dieu d'avoir, pour l'avenir, comme une vision confuse de quelque chose de plus grand et de plus beau que ce qu'ils ont sous les yeux. C'est ainsi que Merle d'Aubigné s'était écrié lors de la pose de la première pierre de l'édifice:

«Qui sait si, dans cette Salle de la Réformation que vous élèverez par vos prières, par votre foi et par les dons de votre charité, il n'y aura pas, à des époques plus ou moins rapprochées, des assemblées œcuméniques à la gloire de Dieu!»

Et, dans son discours d'inauguration, nous relevons ce vœu:

«Il est difficile de voir parmi les hommes une concorde universelle, mais du moins sur cette salle, élevée par des chrétiens... pourra être arboré, dans Genève, le drapeau de la paix.»

Nous ne savons si Merle d'Aubigné, très satisfait des larges dimensions de la Salle de la Réformation et de sa parfaite acoustique, le fut également au point de vue esthétique? Il avait rêvé un bâtiment plus grandiose, mais il aurait coûté trop cher.
Cette satisfaction, à la fois artistique et morale, il l'aurait certainement éprouvée, s'il lui avait été donné de contempler le Monument de la Réformation qui, depuis 1917, fait face à l'Université de Genève.

Nous pouvons nous le représenter, un jour d'hiver, après une après-midi fatigante à la rue Tabazan, enveloppé dans sa longue lévite fourrée, les mains derrière le dos, descendant gravement les degrés de l'Athénée.
Pénétrant dans la promenade des Bastions par le grand portail, il se serait approché du mur contre lequel se dressent les statues des réformateurs et des héros protestants. Penché en avant il aurait examiné chaque détail des bas-reliefs. À haute voix, il aurait lu les inscriptions gravées dans la pierre, puis, ému et subjugué devant la majesté des quatre figures centrales, il aurait écouté un instant la voix grave de Bèze, de Calvin, de Farel et de Knox, et dans son cœur il aurait rendu grâces, parce que ce témoignage émouvant et grandiose à la gloire de Dieu et à la Réformation calvinienne avait été érigé au cœur de sa bien-aimée Genève.


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