Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE X


J.-H. MERLE D'AUBIGNÉ

HISTORIEN


L'histoire du Protestantisme pourrait n`intéresser que les protestants,

l'histoire de la Réformation est pour tous les chrétiens,

ou plutôt pour tous les hommes.

MERLE D'AUBIGNÉ.


Il est rare qu'un historien écrivant en français, mais hors de France, surtout s'il a encore le tort D'être protestant, réussisse du premier coup à conquérir les suffrages des critiques gravitant autour de l'Académie française.

Aussi, fut-ce avec une certaine émotion que Merle d'Aubigné ouvrit la très influente Revue des Deux Mondes du 15 juin 1854, et y trouva un article de trente pages, intitulé De la Réforme et du Protestantisme, signé par le comte Charles de Rémusat, philosophe, homme politique et critique littéraire. L'article débutait par cet exorde significatif, aussi vrai aujourd'hui qu'alors:

«Parmi les choses qu'on a voulu mettre à la mode dans ces dernières années, il faut compter le dédain du Protestantisme...
Ceux qui ne voudraient en ce monde que dormir leur sommeil ont depuis un temps conçu une aversion générale pour les choses qui agitent la conscience humaine. La Réformation a partagé le sort de tout ce qui, dans le passé, a troublé la quiétude sociale, et la rancune d'une réaction irréfléchie a remonté jusqu'au XVIe siècle.»

L'écrivain mentionne ensuite plusieurs auteurs protestants et déplore qu'il soient si peu connus, puis en arrive à l'ouvrage qu'il désire présenter a ses lecteurs: L'Histoire de la Réformation, par J.-H. Merle d'Aubigné.

«Le professeur de Genève n'est pas un écrivain ordinaire», déclare de Rémusat, «il réunit, avec les connaissances nécessaires pour l'œuvre qu'il a entreprise, quelques-unes des meilleures qualités de l'historien, l'ordre, la clarté, le talent de raconter, une imagination forte qui se représente vivement les choses, une sévérité éclairée qui juge, une résolution d'esprit qui conclut. Son style est coloré, animé, parfois éloquent, il sait peindre... En un mot, à part des taches légères qui pourraient disparaître, il reste un beau livre écrit avec talent et avec passion.»

La Revue des Deux Mondes, quoique déjà bien pensante, était, au milieu du siècle dernier, plus libérale qu'aujourd'hui et cependant cet article, éclatant comme une bombe au milieu des parterres bien tenus du célèbre périodique provoqua une certaine émotion en France. Voici ce que le professeur Rosseeuw Saint-Hilaire, membre de l'lnstitut, écrivait le 22 juin à son ami Merle d'Aubigné:

«Vous avez sans doute lu l'article de M. de Rémusat, et je pense que vous devez en être content. Il paraît que la Revue a hésité longtemps avant de le mettre, car il a fait antichambre pendant plus de quatre mois. C'est presque un événement, car, sauf Mignet qui a voué sa vie à l'histoire de la Réforme, c'est la première fois qu'un homme du monde, qu'un philosophe français parle avec égard et respect du Protestantisme. Cet article a fait sensation à Paris et notre implacable ennemi, le clergé, est loin d'être content. J'espère que cet article aidera à donner à votre beau livre en France, la popularité qu'il mérite.»

Un peu plus tard, Edgar Quinet, qui lors d'une rencontre à Veytaux s'était lié avec le professeur de Genève, résumait ainsi ses impressions:

«Votre bel ouvrage, si plein de vie, si saisissant, si nouveau, a été pour moi un aliment inappréciable dans ma solitude. Vous avez trouvé le moyen d'être spiritualiste et réaliste à la fois, car vos personnages restent vivants dans le souvenir. Je crois les avoir connus très intimement, et je vous suis reconnaissant de ces belles amitiés que je vous dois.»

Alexandre Vinet, à son tour, décrivant dans trois articles du Semeur les deux premiers volumes de l'Histoire de la Réformation, après une analyse serrée, concluait ainsi:

«C'est un travail tout original, où vous ne reconnaissez pas les débris de constructions démolies, mais partout la roche vive, arrachée du cœur de la carrière. C'est aux véritables sources, parfois aux moins fréquentées que l'auteur a puisé ce caractère de fraîcheur et de nouveauté qui donne tant de prix à son ouvrage.»

Comment peut-on expliquer le succès remarquable qu'eut l'Histoire de la Réformation, surtout les cinq volumes de la première série? Accueillie en France et en Suisse, comme nous venons de le voir, par des esprits distingués, même en dehors du Protestantisme, elle fut traduite en une douzaine de langues et se répandit bientôt dans le monde entier. Le premier volume fut publié en 1835, et treize volumes, paraissant à intervalles plus ou moins réguliers pendant trente-sept années, étaient lancés par de grands éditeurs comme Didot, Calmann-Lévy, Partridge, Boyd, Carter, Putnam ou d'autres et immédiatement achetés par des milliers de lecteurs impatients de connaître la suite du récit.

C'est au mérite de l'ouvrage lui-même que ce succès était dû, mais sans doute aussi aux circonstances du moment.
Les troubles politiques de 1830 auraient pu susciter des craintes en Europe. Ils donnèrent naissance au contraire à une grande espérance: un souffle de jeunesse et de vie passa sur tous les pays chrétiens.

En France, il ranima également l'Église catholique et les protestants qui, sous l'influence du Réveil, fondèrent leurs plus belles œuvres de philanthropie et d'évangélisation.

En Angleterre, une vague d'humanitarisme et de piété commençait à entamer la plaie rongeante des iniquités sociales.

En Écosse, des hommes de premier ordre s'attaquaient au problème des relations de l'Église et de l'État.

En Allemagne, la réaction contre le rationalisme avait été marquée par un nouvel élan de la foi.

Aux États Unis enfin, et jusqu'à l'écroulement causé par la Guerre de Sécession, la prospérité ne cessait de s'accroître, et donnait aux pionniers américains le temps et les moyens d'acquérir la culture intellectuelle qui leur manquait. Ainsi, la civilisation chrétienne tout entière retournait à la fois à ses traditions anciennes et se lançait en avant pour en faire des applications nouvelles. Notons encore qu'on était en plein romantisme, qu'on se dégageait des influences grecques et romaines, et qu'on avait salué avec Mme de Staël, et plus tard avec Victor Hugo, les hommes éminents d'outre-Rhin. Comment, dans ces conditions, un livre exaltant les héros de la Réforme, et démontrant que leurs principes, pleins de vie et de fraîcheur, étaient aussi utiles pour la solution des problèmes du XIXe siècle qu'ils l'avaient été pour ceux du XVIe, n'aurait-il pas eu, surtout dans les pays protestants, le succès qu'il méritait?

L'Histoire de la Réformation était un ouvrage fort long, qui coûtait cher; il ne flattait aucun des instincts de la foule, et cependant il fut lu partout, et nulle part autant que dans les pays anglo-saxons. Comme il avait guetté l'apparition des Waverley Novels, comme il se jetait maintenant sur la dernière livraison des Pickwick Papers, le public de langue anglaise attendait avec impatience chaque nouveau volume racontant la grande épopée du XVIe siècle. Toutes les classes de la population s'y intéressaient, depuis la reine Victoria, qui en discutait les mérites avec lord Macaulay et le Prince Albert, jusqu'au plus pauvre berger des Highlands de l'Écosse, depuis le président des États-Unis jusqu'aux fermiers et aux bûcherons du Far West. Dans leurs cabanes de fortune, ils plaçaient sur un rayon spécial leurs lectures dominicales: la Bible, le Pilgrim's Progress et D'Aubigné's History of the Reformation.

De l'Amérique et de la Grande-Bretagne où, phénomène très rare dans les annales de la littérature, un ouvrage traduit était devenu tout à coup un livre classique, des villes d'Espagne et d'Italie où l'Histoire de la Réformation réussissait à s'introduire là où la Bible était prohibée, des pays germaniques et scandinaves, où cependant la vie de Luther ne semblait pas avoir besoin d'un nouvel interprète, des plaines de la Russie et de la Hongrie, des montagnes de l'Arménie et de l'Abyssinie, des bords du Nil et du Gange, des lettres arrivaient à la Graveline racontant les effets produits par cette lecture: conception toute nouvelle du sens de la Réforme, conversion à Dieu, désir d'entrer dans le saint ministère, joie profonde éprouvée par des chrétiens isolés qui se trouvaient tout à coup entourés d'une si grande nuée de témoins. Un autre résultat inattendu, qui faisait parfois sourire le parrain involontaire, étaient les villes portant son nom comme Merleville dans l'Illinois, et les baptêmes où des bébés américains, garçons et filles, recevaient le nom de Merle qu'on prenait pour le nom de baptême de l'auteur.

Du produit de son travail, l'historien de la Réformation recueillit une ample moisson spirituelle, moisson infiniment plus satisfaisante que ne fut le résultat matériel. En ce temps-là, la propriété littéraire n'étant pas protégée, de nombreuses contrefaçons publiées à Bruxelles, et à New York enrichirent, non pas l'auteur, mais des éditeurs peu scrupuleux, dont aucune loi n'entravait les opérations. 

L'Histoire de la Réformation eut ses lecteurs enthousiastes et ses admirateurs fervents; elle eut aussi ses détracteurs et ses critiques.
D'abord les opposants de principe: le pape Grégoire XVI, mettant l'ouvrage à l'index, anglicans de la Haute Église repoussant le titre de protestants; luthériens stricts étonnés de ce qu'un réformé se fût cru de taille à dresser un monument à Luther; sceptiques ou matérialistes agacés par un livre tout vibrant de piété et de foi.

Mais les critiques auxquelles Merle d'Aubigné fut le plus sensible furent celles qui vinrent de ses coreligionnaires et compatriotes, lui reprochant certaines libertés prises avec les textes. Dans plusieurs cas il réussit à prouver la rigoureuse exactitude des faits que l'on avait mis en doute. Dans d'autres, il revendiqua hautement pour l'écrivain le droit de se servir de son imagination évocatrice pour faire revivre les scènes et les caractères du passé, pourvu que la vérité historique ne soit jamais sacrifiée.

La méthode de travail de Merle d'Aubigné était la suivante: par de patientes recherches et de longues lectures, il se saturait d'abord de son sujet.
Puis, tournant le dos à sa bibliothèque, il écrivait d'un jet un ou plusieurs chapitres. Retournant alors à ses documents et les comparant avec son manuscrit, il raturait, corrigeait, récrivait des pages entières. C'était une manière d'artiste, plutôt que la méticuleuse méthode d'un colligeur de textes.
Il semblerait que les huit mille pages de son histoire auraient pu épuiser l'activité littéraire de Merle d'Aubigné. Il n'en est rien. Cinq ouvrages d'une certaine importance et cinquante-cinq brochures, sermons et discours complètent son œuvre. Exhumer de la poudre des bibliothèques un grand drame oublié, c'était bien, mais à la condition d'être en même temps un homme de sa génération, sachant intervenir par la parole autant que par la plume, dans les luttes de l'heure présente.

L'historien de la Réformation fut à la hauteur de la situation lorsque, en 1870, la proclamation de l'infaillibilité du pape vint jeter un défi au monde chrétien, et que, d'une main encore leste, le vieillard se baissa pour relever le gant.

C'est dans la grande salle de la Réformation, bondée jusqu'au faîte, que «l'imposant Merle d'Aubigné» se dressa pour parler. Depuis les beaux temps de ses premiers succès d'orateur, l'âge avait épaissi sa carrure, blanchi ses cheveux, creusé des rides sur son front, embroussaillé encore plus ses épais sourcils. Mais ses soixante-seize ans sonnés n'avaient ni éteint son regard, ni assourdi sa voix, ni terni l'éclat de sa chaude éloquence.

Quand, après avoir esquissé à grands traits l'histoire de la papauté, il commença sa péroraison, l'auditoire se sentit secoué par un frisson d'enthousiasme protestant:

«Messieurs, une solennelle assemblée s'est réunie, avant-hier, à Rome. Son but, dit-on, est grand et redoutable; elle veut livrer bataille à l'Évangile et à la civilisation moderne, vaincre la vérité et la liberté. Rome a recours, pour cela, au remède qu'elle employait dans les grands dangers, au temps de la République. Elle proclamait alors un dictateur, et elle va en proclamer un autre: un pape infaillible!
Au moment où l'absolutisme s'en va de toute la terre, Rome veut le recueillir et le concentrer dans son foyer. Qu'en arrivera-t-il? Ah! qu'elles sont à redouter les destinées nouvelles que cette inconcevable présomption prépare à la catholicité!
«De l'absolu pouvoir, vous connaissez l'ivresse.»
«Et déjà, cette ivresse se manifeste. Il faut, dit-on, instituer ce pouvoir, cette infaillibilité absolue, sans discussion, par proclamation. Ce serait, Messieurs, l'introduction grotesque, dans le domaine de la religion, de la pire de toutes les tricheries politiques. Quand on revient des coups d'État, on nous prépare des coups d'Église!»

Se tournant alors en pensée vers la Curie romaine, l'orateur lui adressa ce suprême appel:

«Vous nous avez invités à profiter de l'occasion du Concile pour venir à la papauté. Notre conscience nous presse d'en faire usage pour vous inviter à venir à l'Évangile. Catholiques, nos amis, l'ardent désir de nos cœurs est que vous soyez éclairés...

Déchirez le Syllabus et reprenez l'Évangile. Au lieu de lancer les foudres du Vatican, tendez la main à vos frères.»

Le drame du XIXe siècle a été, en politique comme en religion, un effort de conciliation entre l'autorité et la liberté. Ce dilemme-là préoccupa constamment le tribun de Genève. Dans ce grand discours il avait indiqué la solution protestante qui était aussi la sienne.

Par ses actes, ses écrits et sa parole, Merle d'Aubigné s'était fait une réputation dépassant de beaucoup les limites de sa petite patrie. Nous allons voir les satisfactions et les embarras que lui causa cette célébrité.


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