Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IX


J.-H. MERLE D'AUBIGNÉ

PROFESSEUR




Nous sommes placés ici de la part de Dieu,

pour maintenir et répandre

la doctrine qui fait le bonheur du genre humain.

PHILIPPE MÉLANCHTON.



Que s'était-il passé dans la Genève religieuse pendant les quatorze années du séjour de Merle d'Aubigné à l'étranger, et dans quelles conditions allait-il entreprendre l'œuvre à laquelle il était appelé? Nous allons essayer de répondre à ces questions sans parti pris.

Le temps écoulé, loin d'avoir amené un rapprochement entre les partis religieux, avait au contraire accentué leurs différends. Les adversaires du Réveil — et ils avaient la majorité dans la Vénérable Compagnie — voulaient à tout prix maintenir l'Église nationale telle que son évolution historique l'avait faite. Les partisans du Réveil, au contraire, prétendaient la faire remonter à ses origines et, tout en réclamant des réformes, ne cessaient de répéter qu'ils n'étaient pas des novateurs, mais les véritables interprètes de la pensée de Calvin. La Compagnie, irritée de cette attitude, accusait le parti évangélique de se laisser entraîner par un courant morave venant d'Allemagne, ou par la vague méthodiste qui déferlait d'Angleterre, plutôt que par la pure tradition genevoise. Le Précis des débats théologiques, publié en 1824 par le professeur Caton Chenevière, puis, en 1831 , la fondation du journal Le Protestant de Genève, rédigé par un groupe important de professeurs et de pasteurs et destiné entre autres choses à «combattre les efforts de l'exclusivisme», cristallisèrent en quelque sorte les idées du bloc officiel.

Pendant ce temps, un procédé analogue de condensation, qui devait aboutir à la constitution d'un bloc évangélique, s'effectuait parmi les divers groupements issus du Réveil de 1817. Les débuts de ce mouvement avaient été très modestes: timides Conventicules dans des locaux étroits et obscurs de la basse ville; évangélistes pleins d'ardeur, mais qui n'étaient en somme que des étudiants en rupture de ban, auditoires composés en grande partie de petites gens sans grande influence. Puis d'autres voix plus autorisées s'étaient fait entendre. Attirés par la parole persuasive de César Malan, les Mômiers, comme on commençait à appeler les tenants du Réveil, gagnaient furtivement, hors des murs, la chapelle du Témoignage. D'autres faisaient des lieues pour aller écouter l’éloquent pasteur Gaussen au temple de Satigny ou envahissaient la salle de culte de l'Hôpital pour entendre le doux pasteur Coulin. Dès qu`un local fut ouvert dans la haute ville (n° 115, rue des Chanoines), pour des cultes du dimanche soir, non seulement bon nombre d'étudiants en théologie, mais des personnalités appartenant à l'élite intellectuelle et patricienne de Genève, y affluèrent. Cette ascension à la fois topographique et sociale, en enlevant quelque chose à l'opprobre qui pesait sur les Mômiers, présentait un avantage: elle donnait la preuve que les doctrines évangéliques n'étaient pas incompatibles avec la culture et le bon ton. Elle présentait aussi un grave danger: l'absorption de ce mouvement par les hautes classes de la société, ce qui l'empêchait d'étendre ses racines dans les couches moyennes et populaires de la cité.

La Société évangélique, fondée le 19 janvier 1831, fut l'aboutissement de cette montée du Réveil. Elle lui donna des directeurs dévoués et bénévoles, lui procura des ressources et lui prêta son influence. Ses brochures, discours et rapports devinrent les manifestes de ce groupe d'avant-garde vis-à-vis de Genève, de la Suisse et de l'étranger.

Le premier comité de la nouvelle association fut composé de trois ecclésiastiques: les pasteurs Louis Gaussen, Antoine Galland et J.-H. Merle d'Aubigné et de sept laïques, membres du gouvernement, officiers de l'armée fédérale, rentiers ou philanthropes. C'étaient MM. L.-G. Cramer-Audeoud, Paul Gaussen, C. Cautier-Boissier, A.-G. Vieusseux-Colladon, P. Vaucher-Veyrassat, H. Tronchin-Calandrini, C. de Loriol-de-Portes, auxquels devaient s'adjoindre dans la suite divers membres des familles Saladin, de Morsier, Naville, Necker, Micheli, Perrot, de Pourtalès, de Saint-Georges, de Watteville, Lullin, Lombard, Le Fort, et d'autres encore (Parmi les membres successifs des comités de la Société évangélique au cours du XIXe siècle mentionnons encore le nom de bien des familles connues: Turrettini, Galopin, Favre, Rieu, Crémieux, Poulin, Barbey, Demole. Lasserre. Serment, Eynard, Briquet, Brocher. Labarthe, etc.. .)

La Société évangélique passa les mois d'hiver à chercher sa voie, désirant agir dans le sein même de l'Église établie, dont tout son comité faisait partie et se proposant aussi de travailler, par l'évangélisation et le colportage biblique, à l'avancement du règne de Dieu au dehors.

Bientôt ces messieurs arrivèrent à la conviction que le devoir le plus urgent était la création d'une École de théologie, afin de préparer, pour la patrie et pour l'étranger, des pasteurs et des missionnaires ayant une connaissance approfondie des doctrines évangéliques et du texte biblique. C'est comme président et premier professeur de cette école qu'ils appelèrent le pasteur de l'Église française de Bruxelles, alors âgé de trente-sept ans. Ils avaient sans doute distingué chez lui cette qualité rare de l'autorité, cette force d'attraction qui procède d'une vie et d'une doctrine conséquentes et cohérentes.

Lorsque, vers la fin de juillet 1831, Merle d'Aubigné rentra à Genève et s'établit avec sa jeune femme à la Graveline, il ne tarda pas à se rendre compte à la fois de l'importance et des difficultés de la tâche qui lui incombait.

Certains jours il était plein d'espoir: une attitude ferme, mais déférente vis-à-vis des autorités permettrait sans doute de trouver une solution par laquelle chacun pourrait suivre sa conscience sans rompre l'unité de l'Église.

La prédication évangélique?

Pourquoi ne pas la faire accepter en la transportant le dimanche soir de la rue des Chanoines dans un temple de la ville?

L'École de théologie?

Mais la Vénérable Compagnie ne finirait-elle pas par l'accepter, puisque dans d'autres pays des écoles indépendantes préparaient des pasteurs pour le clergé officiel?

L'Église de Genève, en ne s'opposant pas aux droits d'une minorité, retrouverait bientôt, pour prix de sa tolérance, son ancienne position de citadelle du protestantisme réformé.

D'autres fois, surtout en ces après-midi pesantes du mois d'août où l'âme se sent si lasse, le futur professeur songeait à ses compatriotes au col roide que rien ne ferait céder. Il les connaissait d'autant mieux ces Genevois de vieille roche, qu'il n'avait pas tardé à découvrir parmi les chrétiens du Réveil certains esprits tout aussi entiers que leurs adversaires. D'ailleurs, n'était-il pas lui-même de ceux dont on pouvait dire, comme de l'Église des Huguenots:

«Plus à me frapper on s'amuse

Tant plus de marteaux on y use.»


Mais à quoi bon laisser flotter son imagination?

Puisqu'il avait accepté d'organiser une école qui n'avait encore ni local, ni argent, ni maîtres, ni élèves, il fallait se mettre à l'œuvre sans tarder.

Les difficultés matérielles étaient en somme d'importance secondaire «L'Éternel y pourvoira»! La tâche urgente était d'établir les formules théologiques, pédagogiques et ecclésiastiques qui formeraient la base de la nouvelle École de théologie, et de les proclamer au moyen de documents, adressés, les uns aux autorités civiles et religieuses de Genève, les autres à la chrétienté protestante de tous les pays. Composés avec soin et fort bien imprimés, ces manifestes furent lancés dans le public avant la fin de l'été.


Dans l'immeuble contigu siégeait la Société Evangélique

Dans l'immeuble contigu siégeait la Société Evangélique


La déclaration dogmatique affirmait à nouveau «les doctrines de l'Église de Genève telle que la fonda, sur les Écritures, notre bienheureuse Réformation».

Les principes pédagogiques seront ceux «d'une école à la fois savante et chrétienne». La position ecclésiastique sera établie «sur une base large, qui évitera tout principe de secte et de séparation».

Ces documents étaient signés par les trois pasteurs et par les sept laïques formant le comité de la Société évangélique.

Ces derniers échappaient à la juridiction de la Vénérable Compagnie, mais non pas les ecclésiastiques, qui furent cités à comparaître devant le corps directeur de l'Église. Sommés de renoncer à la fondation de leur École de théologie, une institution qui ne pouvait «que troubler la paix de l'Église», ils refusèrent respectueusement de se soumettre. Là-dessus la Compagnie, après les débats réglementaires, déclara «qu'elle jugeait nécessaire de révoquer M. Gaussen de ses fonctions de pasteur à Satigny et d'interdire à MM. Gaussen, Galland et Merle d'Aubigné toutes les fonctions dans les chaires du canton».

Peu après, le Consistoire confirmait l'arrêté de la Compagnie, et, le 30 novembre 1831, le Conseil d'Etat  sanctionnait, mais non sans une certaine répugnance, la mesure réclamée par le corps pastoral. La confirmation de ses craintes, la perte de ses illusions, l'interdiction d'annoncer l'Évangile dans une église qu'il avait espéré servir, fut une cruelle épreuve pour Merle d'Aubigné. Quant à son ami Gaussen, c'est la mort dans l`âme qu'il fit ses adieux à ses paroissiens de Satigny et vint s'établir à la villa des Grottes.

Tandis que les autorités ecclésiastiques répondaient au manifeste de la Société évangélique par une sorte d'excommunication, il se produisait, au contraire. Dans certains milieux de Genève et de l'étranger, un mouvement d'approbation généreux. Le colonel Tronchin avait déjà ouvert un crédit de dix mille francs. Son exemple fut suivi par ses collègues et bientôt des adresses de sympathie et des dons arrivaient des cantons suisses, de France, de Hollande, de Grande-Bretagne et des États-Unis. On pouvait songer maintenant à recruter les professeurs de la nouvelle institution, à lui préparer un local à la rue des Chanoines et à l'inaugurer dès le mois de janvier 1832.

Pour ne pas risquer un piteux échec, il fallait assurer à l'École des professeurs de premier ordre. On offrit donc des chaires à Adolphe Monod et à Alexandre Vinet, qui ne purent accepter. On s'adressa alors au célèbre professeur Tholuck, de Halle, en lui demandant de désigner deux théologiens compétents pour l'Ancien et le Nouveau Testament. Merle d'Aubigné fut chargé de la théologie historique et Gaussen de la théologie systématique. Bientôt des étudiants commencèrent à arriver de Suisse, de France, de Belgique, d'Italie, d'Espagne, de Hongrie, du Canada, de Genève même, qui à certains moments, envoya plus d'élèves à l'Oratoire qu'à la Faculté officielle, et cette affluence obligea la Société évangélique à s'installer chez elle. Les vieux remparts resserraient encore la cité de Calvin dans de très étroites limites Aussi ne put-on trouver un emplacement plus vaste et plus attrayant qu'une cour de la rue Tabazan, autour de laquelle on parvint à loger les auditoires, et où l'on construisit une assez grande chapelle qui fut inaugurée le 9 février 1834. Merle d'Aubigné lui donna le nom de l'Oratoire.

Jusqu'en 1849, l'École de théologie coula des jours paisibles. Les deux professeurs allemands avaient été remplacés par deux Suisses: MM. Samuel Pilet et Samuel Preiswerk. Lorsqu'à ce dernier avait succédé le brillant professeur Edmond Schérer, il sembla que l'École allait devenir célèbre. Mais, étant arrivé, par son enseignement même, à des conclusions critiques qui ne cadraient plus avec les convictions de ses collègues, Schérer donna sa démission. Son départ, qui avait déterminé l'exode de plusieurs étudiants, ébranla l'École. Le professeur Gaussen pensa la raffermir en donnant un cours sur le Canon des Saintes Écritures, qu'il publia dix ans plus tard. C'était un énergique coup de barre à droite, qui ne fut pas désavoué par ses collègues. Il résulta de ce conflit une crise douloureuse que l'École réussit cependant à surmonter.

Pendant près de quarante ans, Merle d'Aubigné fut à la fois président de l'École de théologie et l'un de ses principaux maîtres. Redouté par les étudiants sans valeur, il était entouré du respect des bons élèves.

Voici comment ils se sont exprimés à son sujet:

Théodore Lafleur admire l'homme:

«Merle d`Aubigné était grand de plus de six pieds, bien proportionné, sourcils ombrageant des yeux étincelants et noirs. Belle voix, grands gestes, imposant dans la chaire de professeur et brillant dans celle de prédicateur.»

Jean-Frédéric Astié, malicieux jusque dans l'éloge l'apprécie dans son enseignement de la symbolique:

«C'est à ce cours substantiel que l'on était redevable de toute la dogmatique qu’on savait.»

John Peter l'estime comme professeur d'histoire comme chrétien... et comme personnage mythologique

«Merle d'Aubigné peignait à grands traits, avec des couleurs vives. Il mettait du relief et du mouvement dans ses descriptions. Avec quel mâle enthousiasme il nous racontait la Réformation! Le professeur était un homme d'autorité. Nous l'appelions Jupiter. Lorsqu'on le connaissait depuis un certain temps, ses airs tragiques n'intimidaient plus... il était naturellement digne et majestueux comme d'autres sont vulgaires et familiers.
M. Merle avait une vive sollicitude pour les étudiants.
Cet homme si occupé savait trouver le temps de les visiter s'ils étaient malades, de leur procurer des ressources s'ils étaient besogneux, — et, nous ajouterons, de répondre à leurs lettres quand ils avaient quitté l'école. Il y avait un peu trop de solennité dans ses réceptions, mais assez de bienveillance et d'affection pour les faire apprécier.»

Un autre étudiant a remarqué:

«Toute nature puissante, dit Vinet, porte en soi quelque forte antithèse. Les antithèses que portait en lui Merle d'Aubigné, annonçaient sa puissante nature avec une sincérité qui surprenait. Les sympathies étaient intimidées, et, à son insu, il inspirait une crainte qu'une plus intime connaissance avec lui aurait dissipée».

Jupiter n'était pas toujours tonnant. Il paraît même que les moineaux piaillant dans les lilas de la cour étaient parfois étonnés d'entendre par une fenêtre ouverte des rires inextinguibles. C'était le grave professeur, qui, ahuri par une réponse par trop déconcertante d'un de ses élèves, joignait son hilarité à celle de la classe. Bien vite cependant, il quittait la plaisanterie et rentrait dans la majesté de l'Olympe.

Pendant près de quatre-vingts ans, l'École de théologie de l'Oratoire tira de derrière la charrue, de l'établi ou du pupitre d'instituteur, des jeunes gens appartenant aux couches sociales et aux nationalités les plus diverses, pour en faire des apôtres.

On commençait par poser des bases par des cours préparatoires, couronnés par trois années de théologie. Quelques étudiants seulement, issus de familles aisées, arrivaient munis de leur diplôme de bachelier après de sérieuses études universitaires. Plusieurs n'avaient dans leur poche d'autre recommandation qu'un billet de leur pasteur, et sur leurs chaussures la poussière des grands chemins. Un étudiant piémontais n'était-il pas arrivé à pied de ses vallées, n'ayant dépensé en route que la somme totale d'un écu!

Modestes, pieux, travailleurs, souvent gauches et empruntés ils menaient à Genève, au moyen de maigres bourses d'études, une existence quasi monastique. Leurs seules distractions étaient les promenades du dimanche entre camarades et les invitations, familières ou redoutables, chez les professeurs ou les grands messieurs du comité.

L'année académique se terminait par le grabeau, compte rendu des épreuves de fin d'année accompagné, suivant les cas, d'admonestations ou de louanges et d'une distribution de diplômes aux partants. Après vous avoir prodigué ses bons conseils, Jupiter en personne vous tendait affectueusement la main et l'on se dispersait aux quatre vents des cieux, sans autre bagage qu'un parchemin et un bâton de voyageur. Une fois cependant, la cérémonie annuelle prit une tournure insolite, lorsque le professeur-président, pâle et grave, se leva et parla à peu près en ces termes:

«Messieurs, il est juste que parfois les professeurs aient aussi à subir un grabeau. C'est ce qui m'arrive aujourd'hui.
Cette lettre que je tiens à la main, écrite par l'un de nos étudiants dont je tairai le nom, m'accuse sans aucun ménagement d'être un entêté, un despote et un orgueilleux. Je vous demande la permission de vous lire ce réquisitoire. Mais auparavant je tiens à remercier publiquement la conscience exigeante qui m'a averti, à m'humilier devant vous tous pour la part de vérité que contiennent ces accusations, et à demander à Dieu qu'il me pardonne.»

La lettre lue, le pénitent s'assit au milieu d'un silence impressionnant. Merle d'Aubigné ce jour-là avait accédé à la vraie grandeur.
Dans leurs diverses patries: Louis Ruffet, César Pronier, Jean-Frédéric Astié, Paul Geymonat, Emilio Comba, devinrent professeurs. Eugène Bersier, Léopold Monod, Adolphe Duchemin, Gustave Tophel, illustrèrent la chaire protestante. Léonard Anet évangélisa la Belgique, Antonio Carasco lutta en Espagne, Barthélemy Tron en Italie, Lafleur et Duclos dans la province de Québec, Auguste Glardon aux Indes, Le Brun à l'île Maurice, Frédéric Vernier à Tahiti.

Plus de cinq cents de leurs camarades furent missionnaires en terre païenne, pasteurs de petites communautés perdues dans les campagnes ou prédicateurs en vue d'églises citadines. Lorsque, le 30 juin 1922, l'École de Théologie de l'Oratoire ferma ses portes, un flambeau s'éteignait à Genève.

Parlons maintenant de l'homme d'Église dans ses rapports avec les divers groupements évangéliques de Genève.
La communauté indépendante de la rue de la Croix d'Or s'était d'abord transportée au Bourg-de-Four, puis à la Pélisserie et les cultes de la Société évangélique avaient été transférés dans la nouvelle chapelle de la rue Tabazan. Là, tous les moyens d'édification: école du dimanche, cours de catéchumènes, prédications du matin, réunions du soir, célébration de la Sainte Cène étaient offerts aux fidèles. Cependant, le Comité directeur continuait à affirmer que l'Oratoire n'était autre chose qu'un nouveau lieu de culte public au sein même de l'Église nationale de Genève.

Cet état de choses ne pouvait durer. Deux événements y mirent fin: la publication, en 1842, par Alexandre Vinet, de l'Essai sur la manifestation des convictions religieuses, qui gagna beaucoup de membres des Eglises nationales au principe de la séparation de l'Église et de l'État, et la révolution d'octobre 1846, qui renversa brusquement l'édifice du passé.

Après des échauffourées dans les rues st sur les ponts, le mouvement aboutit à une grande réunion populaire sur la place du Molard, où trois mille citoyens acclamèrent la nouvelle constitution démocratique et laïque de James Fazy. Les anciens privilèges abolis, les fortifications démolies... ne pouvait-on pas prévoir que ce nivellement général ne s'arrêterait pas avant d'avoir détruit le caractère historique de l'Église de Calvin?

D'autres motifs s'ajoutèrent à ceux-là et la fondation de l'Église évangélique libre de Genève fut décidée.
Son siège principal fut la chapelle de l'Oratoire cédée par la Société évangélique.
Au début, trois volontaires se partagèrent les fonctions pastorales: Galland prit la prédication ordinaire, Gaussen l'école du dimanche, et Merle d'Aubigné les sermons aux grandes fêtes.

Dès le début, l'Église libre de Genève devait être un laboratoire où toutes les conceptions ecclésiastiques eurent l'occasion d'être examinées, disséquées, mises à l'épreuve, rejetées ou acceptées. Tous les ismes, sauf peut-être l'indifférentisme, apparurent à leur tour: multitudinisme ou individualisme, congrégationalisme ou presbytérianisme, baptisme ou pédobaptisme, voire même irvingisme et plymouthisme! L'admission à la communion fut en particulier l'objet de débats prolongés.

Dans ces conflits d'opinions, Merle d'Aubigné, qui se montrait large et tolérant tant qu'on ne touchait pas à l'arche sainte, défendait envers et contre tous les doctrines de la bienheureuse Réformation, comme d'autres se cramponnaient à l'Église des temps apostoliques. Les uns et les autres se faisaient probablement illusion. L'Église peut-elle reproduire exactement le fond et les formes ecclésiastiques du passé, dont elle a d'ailleurs tant de peine à se faire une représentation exacte?
N'est-elle pas mieux inspirée, lorsque, renonçant à la lettre, elle cherche à appliquer l'esprit du christianisme aux besoins de l'heure présente?

Peu à peu cependant, tout s'arrangea. Les professeurs de la Société évangélique, tout en maintenant strictement la neutralité ecclésiastique de cette institution, se joignirent pour la plupart à l'Église évangélique libre. Dans son sein, ils trouvèrent la satisfaction de leur conscience, les joies de la communion fraternelle, et le stimulant d'une prédication toujours évangélique et souvent singulièrement attrayante et distinguée. Quel qu'ait été le résultat obtenu, on peut se demander si Merle d'Aubigné ne fut pas trop absorbé par ces discussions ecclésiastiques, alors que son œuvre principale, celle qui lui a fait un nom hors des limites étroites de la petite patrie genevoise était son Histoire de la Réformation.


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