Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !


CHAPITRE VIII

LES DÉBUTS D'UN MINISTÈRE



C'est un bel essai à faire que de

passer au service du Seigneur.

CLÉMENT D'ALEXANDRIE.



Au cours de son séjour à Berlin, Jean-Henri Merle avait reçu vocation de l'Église réformée française de Hambourg. Il se rendit, en juin 1818, dans la ville hanséatique et y resta cinq ans, pendant lesquels il goûta les joies les plus pures et connut les soucis les plus cuisants du ministère.

La paroisse française de Hambourg se trouvait réduite à un très petit nombre de membres, plusieurs familles huguenotes ayant été absorbées peu à peu par l'ambiance allemande, et le Consistoire avait été sur le point de fermer un lieu de culte dont les offices ne réunissaient plus que huit à dix auditeurs. Cependant il avait décidé de tenter un dernier effort en appelant, pour une période limitée, un homme dont le caractère et la prédication réussiraient peut-être à remplir les bancs vides. C'est ce qui arriva.

On vint d'abord par curiosité, ensuite à cause du beau français et de l'éloquence du prédicateur, et bientôt, parce que réformés et luthériens, Genevois et Hambourgeois, anciens réfugiés et même Allemands de race, trouvaient là un aliment qui leur manquait autre part.
Malgré l'empressement de leur accueil, le nouveau pasteur se sentit d'abord isolé au milieu de ces princes du commerce, préoccupés surtout de leurs affaires. Prêcher la croix, la conversion, le salut, à des hommes étrangers à toute vie spirituelle, c'était une folie dont il aurait bientôt à se repentir! Et cependant il ne pouvait se résoudre à tronquer à leur usage l'Évangile intégral, tel qu'il le comprenait. «Parle-moi, écrivait-il à son ami Rieu, sur la manière de faire naître Christ, rien que Christ, et tout Christ dans une âme d'homme.»

Il travaillait beaucoup, consacrant chaque jour deux ou trois heures à ses catéchumènes, prêchant plusieurs fois par semaine, surtout au temps des grandes fêtes.
Jean-Henri Merle n'improvisait jamais, il méditait longuement ses sermons et les écrivait tout entiers.

«Voilà les beaux jours de Pâques passés, mandait-il à un de ses amis, les fêtes changent singulièrement de nature pour nous prédicateurs, quand nous les préparons comme sacrificateurs du Dieu vivant. Auparavant, c'étaient des jours de peine qui nous faisaient peur; tant de discours à composer, à apprendre, à réciter!

Nous nous présentions comme des distributeurs d'une joie à laquelle nous n'avions nous-mêmes aucune part.

Mais quand nous avons appris à connaître et à posséder Celui qui est le souverain évêque des âmes, des nôtres aussi bien que de celles des fidèles, ce sont vraiment des jours de fête, et c'est en nous réjouissant nous-mêmes que nous appelons les autres à se réjouir.»

Il parlait de joie, et cependant une crise spirituelle violente et amère commençait à le torturer jour et nuit.
Dans ses lettres à Charles Rieu, il est question de doutes lancinants, de douloureux combats, de tempêtes intérieures faisant craindre le naufrage de sa foi. «Oh! que mon âme est malade, triste, desséchée, mécontente d'elle-même, du monde, de tout! Qu'il est heureux, celui auquel Jésus donne continuellement à manger et à boire, qui n'est jamais altéré, jamais affamé, qui ne traverse jamais des déserts arides!»

Le jeune pasteur épuisé par l'angoisse et l'insomnie avait besoin de détente. Ce fut donc avec joie qu'il accepta la proposition de Frédéric Monod d'entreprendre un voyage à trois: Monod quitterait Paris au début d'août et cueillerait Merle à Hambourg. De son côté, Charles Rieu les rejoindrait à Kiel. Cet ancien condisciple avait quitté l'existence aisée de Genève pour se dévouer corps et âme à une population de pauvres pêcheurs d'origine huguenote au petit bourg de Frédéricia dans le Jutland.
De là, on irait à Copenhague faire visite à la famille maternelle de Monod.

Quel plaisir de parcourir tantôt à pied, tantôt en carriole les campagnes plantureuses du Holstein et de bavarder avec un aussi aimable et gai compagnon que l'ami Frédéric! Que de choses l'on avait à se dire!
Amusants et touchants souvenirs de Genève, nouvelles de Paris, expériences de Hambourg. Dès qu'on arriva à Kiel, la note devint plus grave. Rieu était une de ces natures profondes et mystiques, dont la seule présence dissipe tout ce qui n'est pas sainteté et renoncement.

Un service de bateaux à vapeur venait d'être inauguré  entre Copenhague et Kiel. Quand les jeunes voyageurs allèrent au port s'informer du prochain départ, on leur répondit: «Que voulez-vous? Avec ces nouvelles machines il y a constamment des accidents et des retards. Revenez chaque jour vous informer, le bateau finira bien par arriver.» Pour passer le temps, on se servit des lettres de recommandations apportées à Hambourg, et c'est ainsi que les trois jeunes pasteurs allèrent sonner à la porte de l'archidiacre Claude Harms, ce grand batailleur dont les quatre-vingt-quinze thèses contre le rationalisme avaient ému toute l'Allemagne.

Conversation animée et captivante, mais sans effet sur le cœur endolori de Merle. Le lendemain, n'y tenant plus, il raconta ses angoisses et ses doutes à un autre médecin de l'âme, le professeur Kleuker, orientaliste, helléniste, apologiste brillant de la révélation chrétienne.

L'excellent vieillard écouta avec bienveillance le détail des difficultés théologiques de son patient, puis il indiqua son traitement: «Si j'essayais de dissiper un à un vos doutes et vos tourments, d'autres doutes, d'autres tourments surgiraient immédiatement dans votre esprit... Non, non, mon ami, ce qu'il vous faut, c'est d'être fermement établi dans la grâce qui est en Jésus-Christ. La lumière qui procède de lui dissipera alors toutes vos ténèbres.»

«La grâce de Jésus-Christ, se disait le malade en sortant de chez le praticien, c'est bien là le remède qu'il me faut, mais comment l'obtenir?»

Le bateau tardant toujours à paraître, Rieu, Monod et Merle décidèrent qu'il fallait changer ce contretemps en avantage, en consacrant chaque matin quelques heures à une étude suivie de l'épître aux Éphésiens.

Ensemble, les trois amis se penchent sur cet hymne du salut et de la grâce. Ils creusent le texte, ils méditent, ils prient, ils ouvrent leurs âmes à cette rosée bienfaisante. Et quand ils en viennent à cet Alléluia de la foi: «Or à celui qui peut faire, par la puissance qui agit en nous, infiniment au-delà de ce que nous demandons ou pensons, à lui soit la gloire dans l`Église et en Jésus-Christ, aux siècles des siècles!»
Jean-Henri s'arrête, subjugué par ces mots infiniment au-delà.

Plusieurs fois il les répète, d'abord d'une voix troublée, puis avec assurance, enfin avec un accent de joie et de triomphe. «Prions», dit Rieu. Les trois amis se jettent à genoux et là, dans l'auberge de Kiel, ils s'humilient, ils s'abandonnent, ils se consacrent tout à nouveau au service de Celui qui s'engageait à faire en eux infiniment au-delà de tout ce qu'ils demandaient. La promesse divine fut tenue.

Rieu glorifia son Maître, peu d'années plus tard, par une mort qui fut un triomphe.

Monod fit en France une œuvre profonde, et Merle, par son enseignement et par ses écrits, influença les milieux protestants des deux hémisphères.

... Toujours pas de nouvelles du bateau! À bout de patience, le trio s'arrange avec le propriétaire d'une barque à voile et l'on part. Mais le vent tourne, et l'on n'arrive au Danemark qu'après quarante-huit heures d'une affreuse traversée. Inconvénients d'ailleurs vite oubliés, tant l'accueil chez les de Coninck est chaleureux et le séjour de Copenhague agréable. Frédéric Monod se laissa gagner par les charmes de sa jeune cousine Constance: quelques années plus tard, il devait en résulter un très heureux mariage. On fit des excursions pleines d'intérêt dans les environs, et jusqu'à Elseneur où Henri, se promenant dans les ruines du château, évoqua, avec toute la vivacité de son imagination, les scènes de Hamlet:

«To die, to sleep,

Perchance to dream, aye there's the rub .»

Le sommeil, la mort! Quelques jours auparavant ces expressions de découragement auraient trouvé leur écho dans l'âme du jeune pasteur. Mais un nouveau sang circule maintenant dans ses veines. Il est pleinement acquis à la vie.

À son retour chez lui, une bonne nouvelle l'attendait: Guillaume était arrivé à Genève et comptait s'embarquer à Hambourg pour retourner aux États-Unis, où Ami était venu pour reprendre la succursale Lutteroth à la Nouvelle-Orléans, tandis que lui s'établirait à son compte. Par la visite de son frère, Henri eut des nouvelles toutes fraîches de la chère maison. Mais bientôt novembre étendit ses brumes sur l'Elbe. Il était temps pour le voyageur de s'embarquer et pour le pasteur de reprendre, sans nouvelle distraction, sa tâche auprès des âmes.
Il la reprit avec joie, porté par l'enthousiasme de ses auditeurs et par l'affectueuse hospitalité de ses paroissiens.

Le temple français attirait maintenant, non seulement les membres de la paroisse: les Codeffroy, des Arts, les de Chapeaurouge, les Perthes, les Poël, les Lutteroth, les Sieveking ..., mais encore bon nombre de négociants, de rentiers et de diplomates étrangers. On y remarquait les ministres de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas, de la Suède, de la Russie, et des villes libres d'Allemagne. D'autres, comme le général baron Courgaud, arrivant de Sainte-Hélène, et M. Pérez de Castro, plus tard ministre des Affaires étrangères à Madrid, subissaient aussi, mais sans se compromettre, l'influence du pasteur.

Quel magnétisme amenait ainsi, au temple français, l'élite de la société de Hambourg?
Une phrase d'un auditeur de passage, le théologien Adolph Zahn, nous explique cet attrait: «Après quelques versets de la Bible, prononcés par le lecteur, l'imposant Merle d'Aubigné fit son entrée et monta en chaire. C'était un très bel homme, un vrai latin. Il parla avec élégance et puissance sur la réconciliation avec Dieu (2. Cor. V, I9) et s'empara fortement de nos âmes.»

Un coup d'œil jeté sur le portrait du jeune pasteur de Hambourg à trente ans, confirme l'impression favorable faite sur le professeur allemand: silhouette longue et mince, belle tête encadrée de cheveux châtain foncé, yeux noirs ombragés d'épais sourcils, regard à la fois perçant et sympathique qui, du haut de la chaire, allait fouiller jusqu'au fond des coeurs.

Le Consistoire, voyant avec satisfaction un auditoire de plus en plus nombreux se presser chaque dimanche dans un temple trop petit, songes à construire une église plus vaste que celle de la Kœnigstrasse. Merle d'Aubigné — à Hambourg on avait pris l'habitude de le désigner par le nom que son père avait porté; — avait-il des pressentiments pessimistes? Le fait est qu'il donna un préavis négatif, et le projet fut abandonné.

Son ministère, comme nous l'avons vu, n'était pas une sinécure, aussi ses visites aux familles qui passaient l'été hors de ville étaient-elles, pour le pasteur fatigué, un vrai réconfort.

Il aimait à aller à Eimsbuttel, chez les Ascan Lutteroth, chercher des nouvelles de ses frères ou causer avec Henri Lutteroth, de six ans son cadet, nature fine, aimant la poésie et les auteurs classiques. Fils du grand banquier de la place de la Concorde, il faisait, cette année-là, un peu contre son gré, un apprentissage de commerce auprès de son oncle Ascan. Les deux jeunes gens s'étaient liés d'amitié et souvent l'aîné passait la nuit à Eimsbuttel, afin de prolonger, avec le plus jeune, leurs conversations et leurs lectures. D'autres fois Lutteroth, après ses heures de bureau, rejoignait son ami dans son modeste cabinet de travail de la vieille ville et ils reprenaient ensemble la lecture des œuvres de Jean de Muller. De l'histoire, ils passaient insensiblement à la théologie et de la théologie à l'Évangile.

L'apprenti négociant n'y voyait pas d'objection, au contraire, son esprit alerte et vif avait soif de certitude et son cœur chaud s'ouvrait peu à peu à l'amour divin.

La maison Sieveking était un autre foyer fort attrayant. Dans cette famille patriarcale, on rencontrait l'oncle de Voght, spirituel vieillard. qui avait fréquenté les salons de Mme de Staël et de Mme Récamier, Charles Sieveking, plénipotentiaire à Saint-Pétersbourg et plus tard syndic de Hambourg, la jeune Amélie Sieveking, déjà frémissante du besoin de se dévouer, et tout ce qu'il y avait d'intéressant parmi les bourgeois de la ville et les étrangers de passage. C'est là que Merle d'Aubigné rencontra deux hommes avec lesquels il se lia d'une profonde amitié: Charles Pauli, docteur en droit de Lübeck, et Thomas Erskine, laird de Linlathen.
Ce jeune juriste écossais, riche et cultivé, pratiquait le sport de la théologie. Non pas une théologie au rabais à l'usage des amateurs, mais une étude approfondie des activités spirituelles de l'âme humaine.

On peut se représenter les quatre amis se promenant ensemble sur les hauteurs des bords de l'Elbe. Tous avaient l'esprit enrichi par la culture classique et les voyages. Pauli et Erskine apportaient le jugement sûr des hommes de loi, Merle et Lutteroth la flamme de leur imagination et de leurs âmes d'apôtres. De temps en temps ils s'arrêtaient pour suivre du regard une flottille de vaisseaux pénétrant dans l'enchevêtrement de quais, d'entrepôts, de docks et de canaux de l'immense port de Hambourg. De loin cette activité haletante s'estompait dans la brume et le silence, et l'on continuait à causer.

Le ministère des pasteurs français à l'étranger s'adresse le plus souvent à une élite bourgeoise formant dans le pays comme une caste à part. Notre pasteur de Hambourg souffrit sans doute de cet inconvénient, car nous le voyons cherchant des occasions de rapprochement avec le peuple. C'est ainsi qu'il contribua à lancer le Friedens Bote, journal religieux populaire, qu'il fonda la première Société hambourgeoise des Missons et qu'il accepta souvent de prêcher dans les chaires allemandes de la ville.

Nous le voyons aussi se mêlant aux travailleurs de la terre, de la mer et de l'usine. Il allait les trouver dans les fermes mennonites des environs d'Altona, et sur les quais du port, où, sous la direction du chapelain anglais, il essayait d'évangéliser les marins britanniques. Pendant ses vacances, il aimait à se plonger dans l'atmosphère si candide des frères moraves de Neuwied ou dans le courant piétiste des régions industrielles de Barmen et d'Elberfeld. Les prédications qui, chaque soir, remplissaient les églises d'une foule d'ouvriers des fabriques furent une révélation pour le jeune ministre. Le samedi, les pasteurs se préparant en vue des multiples cultes du dimanche, laissaient la parole à un forgeron ou à un tisserand, dont les auditeurs s'entassaient dans d'étroites salles d'école. Que de leçons d'homilétique populaire le futur professeur ne prit-il pas dans ces Stunden où tout: geste, ton, exégèse, appel, était original, direct, simple, primesautier!
Il est salutaire pour un intellectuel de se mettre parfois à l'école des simples.

En rentrant du Wupperthal, où tout était ferveur et charité, Merle d'Aubigné sentit très vivement que dans son église de Hambourg, l'opposition contre sa prédication, latente depuis quelque temps, allait en grandissant. Cette opposition ne provenait pas des femmes distinguées et pieuses groupées au pied de la chaire, ni de ces auditeurs du dehors arrivés d'avance afin de s'assurer une place dans les bancs libres ou les couloirs, où même sur les marches de la tribune. Non, ce mécontentement


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LA GRAVELINE jusqu'en 1846

(dessin de Mlle C. Brélaz) 


couvait là, dans les sièges du Consistoire, où, malgré leur attitude fort convenable, on sentait chez ces négociants satisfaits une aversion irréductible à la doctrine de la grâce.

Ce mécontentement éclata le 20 janvier |822, au début d'une séance du Consistoire. Un des membres demanda la parole et annonça qu'ayant à faire une communication qui pouvait être désagréable au pasteur-président, il le priait de bien vouloir se retirer.
Merle d'Aubigné, par gain de paix, y consentit, laissant les anciens délibérer sans lui et attendit tranquillement le résultat de leurs délibérations: il était décidé à prêcher envers et contre tous, ce qu'il savait être l'Évangile de Jésus-Christ.

Le Consistoire, comptant autant de partisans que d'adversaires des doctrines du Réveil, eut une séance houleuse, qui n'aboutit pas à une demande de démission. Finalement, l'église convoquée en assemblée générale ordonna la destruction de toutes les pièces du débat, priant M. Merle d'Aubigné de continuer librement son ministère. Le conflit à peine terminé, on put constater les fruits des efforts du pasteur: conversions dans la paroisse française, même parmi les membres de l'opposition, conversions aussi dans la population allemande. Cependant, arrivé au terme des cinq années de son engagement, le ministre genevois était décidé à ne pas le renouveler.

La communion de Pentecôte, que le pasteur distribuait pour la dernière fois, fut profondément émouvante. Puis, un lundi de la fin de juin 1823, les négociants de Hambourg lurent dans le journal Die Boersenhalle l'entrefilet suivant: «Hier le pasteur J.-H. Merle d'Aubigné, après cinq années d'un ministère évangélique merveilleusement béni dans l'Église réformée française de notre ville, a fait son sermon d'adieu et a installé, en présence d'une délégation du Sénat, son successeur le pasteur Vermeil.»

Le jour du départ, une foule de paroissiens et d'amis envahirent la demeure du prédicateur, essayant de lui témoigner de mille manières leur affection et leur reconnaissance. Très ému, s'arrachant avec peine à tous ceux qui voulaient le saluer une dernière fois, il se mit en route pour la Suisse en passant par Paris, où Frédéric Monod désirait l'attirer. Il était également question d'un appel à Bruxelles et le délicieux mirage d'une paroisse dans la campagne genevoise se présentait sans cesse à son esprit. L'Église de Cologny avec la Graveline comme presbytère, quel rêve! Mais non, il était pasteur pour servir, et non pas pour chercher son agrément personnel.
L'heure venue, Dieu lui montrerait le chemin à suivre.

Arrivé à Genève au milieu de septembre, Henri Merle y passa deux mois et demi, très heureux de se laisser choyer par sa mère, de revoir ses amis Coulin, Gaussen et Malan, ainsi que ses anciens maîtres et ses prédicateurs préférés. La Vénérable Compagnie lui fit le meilleur accueil et le pria de prêcher à l'Auditoire et au Temple Neuf. Il trouva cependant l'atmosphère genevoise un peu tendue: «Je marche au milieu des écueils et ne puis guère faire un pas sans que la fidélité d'un côté, la charité de l'autre, ne soient en danger.» Il n'eut guère le temps de tomber dans l'un ou l'autre de ces pièges, car, le 21 novembre déjà, une grande enveloppe, aux nombreux cachets, arrivait à la Graveline. C'était le décret du roi des Pays-Bas le nommant pasteur de l'Église évangélique de Bruxelles.

Le moment était venu pour le fils bien-aimé de repartir pour l'étranger. Il laissait sa mère bien seule, car ensemble ils venaient de fermer les yeux à la bonne grand'maman Barbezat. Bruxelles, cette ville «propre et gaie», qui avait tant plu à Aimé-Robert, fit aussi une heureuse impression à son fils. Le lieu de culte de l'Église française n'était autre que la chapelle royale, ancien oratoire des gouverneurs de la Maison d'Autriche, maintenant Église du Musée. Elle était fort agréable avec ses colonnes corinthiennes, sa décoration claire et sa situation tranquille, un peu à l'écart de l'artère affairée de la Montagne de la Cour.


ut autrement. La paroisse était composée surtout d'Allemands et de Suisses dirigés par des hommes pieux comme MM. J.-L. Mertens et J. Grellet, qui, sans être inféodés à aucune théologie particulière, étaient désireux d'entendre une prédication évangélique.
À ces familles aisées, sans être opulentes, venait s'ajouter tout un flot de Hollandais, dès que la cour, quittant La Haye à époque fixe, s'installait à Bruxelles.

Depuis les temps du Refuge, la tradition voulait que les princes de la famille d'Orange fréquentassent également les services wallons et les cultes hollandais dans les églises de La Haye. Ils faisaient de même à Bruxelles, et certains dimanches, au moment où l'office allait commencer, on entendait des roulements de carrosses, puis, dans le vestibule, le pas sec des officiers et le froufrou des robes de soie. Bientôt le roi, la reine, les princes et les chambellans faisaient leur entrée dans le temple, suivis des ministres, des membres des Etats-Généraux, et de plusieurs diplomates avec leurs familles.

Ces gens de cour étaient sans doute heureux d'échapper de temps en temps aux très longs et solennels sermons hollandais. D'abord attirés par la prédication plus alerte de Merle d'Aubigné, ils furent peu à peu captivés, remués, subjugués par son message. Et l`on vit les chefs de grandes familles comme les Croen van Prinsterer, Elout de Soeterwoude, van Heemstra de Beaufort, de Keppel et de Pallandt devenir, sous l'influence du pasteur, d'humbles et courageux témoins de Jésus-Christ.

Sans quitter Bruxelles, le pasteur genevois eut ainsi la joie de propager le Réveil en Hollande, l'une des forteresses du protestantisme réformé. Il prêchait aussi en allemand et complétait les offices du matin par des réunions familières du dimanche soir, où se groupait le cercle intime des néophytes.
Comme à Hambourg, Merle d'Aubigné ne pouvait consentir à rester étranger aux besoins spirituels du peuple au milieu duquel il était appelé à vivre; aussi est-ce très activement qu'il s'occupa des écoles protestantes, qu'il publia des traités religieux et qu'il collabora à l'œuvre de la Société biblique qui devait donner naissance à l'Église Missionnaire Belge.

Dans une lettre du 15 juillet 1826, Henri Merle racontait à son ami Du Pasquier les joies de son ministère pastoral, mais aussi les ennuis de son établissement de garçon: «Je suis fatigué des logements garnis et voudrais louer une maison pour m'y établir. Ne pourrais-tu pas me recommander une gouvernante vieille et laide?

La laideur n'est pas une condition sine qua non autant que l'âge très mûr, et cependant la combinaison des deux qualités ferait très bien mon affaire.» Mais une meilleure solution vint à l'esprit du pasteur célibataire lorsqu'il pressa sa mère de venir demeurer auprès de lui dans la maison où il venait de s'établir en face de la porte de Louvain. Guillaume et Ami, dont les affaires prospéraient, contribuèrent à rachat du mobilier. Ils envoyèrent en outre cent dix pains de sucre pour adoucir les difficultés de l'installation. Mme Merle fit avec son fils le meilleur des ménages, en attendant que la belle-fille souhaitée vînt la remplacer. La Providence allant y pourvoir.


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Dans une élégante villa de Genthod, venait alors en villégiature une famille Brélaz-Lassence dont la fortune avait été faite à Lisbonne. La «belle Madame Brélaz», puis ses filles Marianne, Eugénie et Clémentine, d'abord attirées dans les cercles mondains de Genève, avaient été, à la suite d'une rencontre imprévue, aiguillées du côté du Réveil et s'étaient mises à fréquenter la chapelle du Témoignage et parfois le temple de Satigny.

Le dimanche 21 juin 1829, une calèche arrêtée sur la terrasse de Genthod attendait ces dames. Les voilà qui sortent de la maison. En toute hâte, elles ajustent leurs mantilles et recommandent au cocher une allure rapide car, pour rien au monde, on ne voudrait arriver en retard au sermon du pasteur Louis Gaussen.

Deux heures plus tôt, le pasteur de Bruxelles, venu à Genève en congé, et ne se doutant pas de ce qu'il allait trouver au bout de sa promenade dominicale, était sorti de la Graveline. Quittant la ville par la porte de Cornavin et suivant la route que bordaient les prés en fleurs des Délices et de Châtelaine, traversant ensuite le petit bois où coule le Nant d'Avril, lui aussi s'était dirigé vers le coteau où Satigny étage ses riants jardins et ses maisons cossues.
Echauffé par sa promenade, le marcheur s'installa dans l'ombre fraîche du temple, déjà rempli par cet auditoire de patriciens et de riches cultivateurs, qui avait aimé la prédication pénétrante de Cellérier et goûtait maintenant la parole incisive de Gaussen.

Absorbé par ses méditations intérieures, c'est à peine s'il remarqua l'entrée des quatre étrangères. Mais, après le service, lorsque les deux amis, s'étant embrassés dans la sacristie, entrèrent dans le salon du presbytère, le plus jeune fut ravi par le groupe charmant des trois sœurs dans leurs robes de mousseline sous leurs grands chapeaux de paille de riz. Une d'elles surtout, regard intelligent et expressif, sourire très doux, voix musicale, lui causa un trouble délicieux. 

On parla de Lisbonne, de Genève, et surtout du cher Henri Lutteroth, qui trois ans auparavant avait épousé Henriette Cleemann, la cousine germaine de ces demoiselles. Quelques jours plus tard, Henri Merle venait confier ses sentiments à Louis Gaussen et discuter avec lui ses chances de succès.

Élevée dans le grand monde, habituée au luxe et aux hommages, Marianne Brélaz pourrait-elle s'habituer à la vie austère d'une femme de pasteur? Gaussen rassura son ami. D'abord la fortune de M. Brélaz était fort compromise par la situation politique du Portugal, et le bruit courait qu'il allait vendre la villa de Genthod à la princesse Calitzin. Ces demoiselles n'auraient probablement qu'une dot très modeste, et d'ailleurs les sentiments de piété de Marianne étaient si sincères et si profonds qu'il ne pouvait y avoir de doute sur la parfaite convenance du mariage.

Depuis le dernier séjour d'Henri Merle, Genève avait marché avec le siècle. On avait démoli les dômes et les haut-bancs, et le premier bateau à vapeur permettait sur le lac les promenades les plus agréables.

Le jeune pasteur en vacances, auquel tout sourit, admire ces innovations et prêche avec joie à Saint-Pierre. Quant aux visites échangées entre Genthod et la Graveline, ce fut un rêve! Le prétendant partit pour Bruxelles ayant très bon espoir que sa demande, envoyée à Lisbonne au père de Marianne Brélaz, serait agréée. Elle le fut en effet, et le 22 octobre suivant, les fiancés faisaient bénir leur mariage par Louis Gaussen à Satigny;

Les cousins Lutteroth furent, non seulement de la fête, mais du bref voyage de noces dans l'Oberland et, quelques jours plus tard, les mariés s'installaient à Bruxelles.
Huit mois seulement les séparaient de la tourmente qui allait transformer la capitale belge en un enfer.

Le traité de Paris avait accordé au dernier Stathouder des Provinces-Unies, élevé au titre de roi sous le nom de Guillaume-Frédéric, un important accroissement de territoire. L'assimilation des provinces flamandes, très catholiques, procédait aussi lentement que celle du pays wallon, français de mœurs et de langage, lorsque tout à coup la contagion de la Révolution de Juillet mit le feu aux poudres. À la sortie d'une représentation de la Muette de Portici, au théâtre de Bruxelles, il se forma des attroupements aux cris de «Vive la révolution de Paris! À bas les Nassau!» Le roi qui se trouvait à La Haye envoya des troupes pour rétablir l'ordre, et son fils, le prince d'Orange, comme plénipotentiaire.
Mais la population armée de piques, de sabres, de fusils et de haches, fit mauvais accueil aux avances du prince et opposa une résistance acharnée à l'entrée des troupes royales.

Celles-ci, voulant forcer les portes de Louvain et de Schaerbeek, les combats les plus acharnés se livrèrent sur le boulevard, devant la demeure de Merle d'Aubigné. Ce fut pendant quatre journées une affreuse boucherie. Lorsque les boulets commencèrent à frapper les murs de la maison du pasteur, la situation sembla désespérée. Mais voici que, tout à coup, le comte Édouard de Bylandt arrive avec une charrette de déménagement, y installe ses amis, les escorte à travers les dangers de la rue, et leur conseille de pousser jusqu'à La Haye. Ils y réussirent à travers mille difficultés que l'accueil de leurs amis hollandais leur fit bien vite oublier.

M. et Mme Merle d'Aubigné, étant rentrés à Bruxelles au début de novembre, ne trouvèrent partout que désolation, ruine et misère. Par miracle, leur demeure n'avait pas été dévalisée, et cependant tout autour d'eux des bandits continuaient à piller les maisons vides.
L'Église était sans fidèles et la caisse sans argent.
Vaillamment le pasteur se mit à organiser les secours et à rechercher les membres dispersés de son troupeau, tandis que sa femme faisait la classe aux petits enfants, et, pour les habiller, tirait l'aiguille avec les quelques dames protestantes restées ou rentrées en ville.

Il fallait du dévouement pour demeurer au poste, lorsque des appels très tentants continuaient à arriver de tous côtés. Quelques mois auparavant, le pasteur de Bruxelles avait refusé l'offre d'une chaire de théologie à Montauban: maintenant l'Église française de Rotterdam l'appelait, Frédéric Monod le désirait comme prédicateur des cultes indépendants de Paris et ses amis de Genève le réclamaient avec insistance.

L'œuvre évangélique à Paris avait, en ces années-là, un attrait extraordinaire. Dans les salles populaires des Faubourgs du Temple et de Saint-Antoine se pressait un auditoire très intéressant d'ouvriers et de femmes du peuple. À la chapelle Taitbout on voyait la duchesse de Broglie, le comte Jules Delaborde, les Henri Lutteroth, les Waddington, les Victor de Pressensé, les Mallet. les Chabaud-Latour, les Rosseeuw Saint-Hilaire. «Il y avait là, dit Pédézert dans ses Souvenirs «le plein épanouissement du Réveil». En ces heureux jours on commençait à chanter ces beaux cantiques, réunis plus tard dans les Chants chrétiens, dont le charme était d'autant plus grand qu'il était tout nouveau.» À Taitbout, régnait une fraternité exquise, une sorte d'enchantement dans l'activité et dans la foi. Ce rayonnement attirait une élite de chercheurs et de croyants appartenant aux sphères les plus cultivées du monde parisien. Merle d'Aubigné aurait été heureux de se rapprocher de ce foyer lumineux, mais il s'agissait d'abord de remettre sur pied l'Église de Bruxelles et de voir bien clairement où Dieu l'appelait. Trois mois plus tard, cependant il écrivait à Du Pasquier:

«Gaussen m'a fait savoir, au nom de ses amis, que l'établissement d'une école de théologie chrétienne à Genève est une chose résolue, qu'ils m'appellent à y professer et désirent que j'y voie une vocation de Dieu. Je ne puis donc hésiter, et le cœur ému à la pensée de partir d'ici, je me décide à accepter.»

Au début de juin, M. et Mme Merle d'Aubigné quittèrent Bruxelles pour Genève. Tout le long de la route: à Düsseldorf, à Elberfeld, à Cologne, à Bonn, il fallut s'arrêter pour voir des amis. À Francfort, le Syndic Sieveking de Hambourg, député des villes hanséatiques à la Diète, insista même pour leur prêter sa calèche; on y fit place à Philippe Bovet rentrant à Neuchâtel, et c'est dans ce confortable équipage qu'on atteignit Bâle, où dans son austère cabinet de travail, Vinet accueillit ses amis, avec le sourire doux et triste d'un homme déjà bien malade.

De Bâle, on s'engagea bientôt dans les défilés et les combes austères du Jura. Puis, tout à coup, au détour de la route, c'est un spectacle saisissant: le plateau suisse, avec ses champs, ses lacs, et ses forêts formant une symphonie admirable de lignes et de couleurs, dominée par l'éclat splendide des sommets alpestres dressés, blancs et diaphanes, contre le ciel bleu. Alors, tout ce qu'il y avait d'émotion romantique chez ces exilés rentrant au cher pays, leur serra le cœur et leur fit couler des larmes de joie et d'admiration. Pendant ce temps l'attelage allemand, satisfait sans doute d'en avoir fini avec les chemins malaisés, roulait allègrement dans la forêt, puis entre les prés de trèfle et d'esparcette, enfin entre les murs de vigne, vers Colombier.

Le lendemain, M. et Mme Merle d'Aubigné arrivaient à Genève et s'établissaient à la Graveline, dans la grande maison, tandis que leur mère, avec sa servante, la terrible Claudine, se casait à côté.
Après avoir si longtemps besogné, Mme Merle, la mère, encore si vive et si attrayante sous sa coiffe de dentelle, allait se préparer dans le calme à son nouveau rôle de grand'mère et de vieille dame.


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