Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

SUR LES ROUTES DE L'ÉTRANGER



Ne verra-t-on jamais renaître ces temps heureux

où les Platon, les Thalès, les Pythagore

allaient au loin pour apprendre à connaître les hommes'

J.-J. ROUSSEAU.


Marie-Elizabeth Merle voyait, non sans chagrin, le nid qu'elle avait conservé pour ses fils se vider peu à peu. Guillaume, comme nous l`avons vu, était aux États-Unis. Ami se préparait à gagner sa vie à l'étranger, et Jean-Henri, le compagnon fidèle de sa mère, la quittait maintenant pour aller explorer l'âme germanique. Trop intelligente et dévouée pour se plaindre de cet abandon, elle approuva fort le choix de Lütscher, fils du pasteur luthérien de Genève, comme compagnon de voyage, et embrassa longtemps le fils bien-aimé au portail de la Graveline. Puis les deux jeunes gens quittèrent la cité de Calvin, escortés jusqu'à Rolle par leurs camarades, et gagnèrent à pied le pays de Luther.

Chaque étape de ce voyage devait rester gravée dans leur souvenir.
Premier arrêt à Concise, au bord du lac de Neuchâtel, gris et paisible, et dernière rencontre avec la douce Augustine Du Pasquier, pâle lumière tout près de s'éteindre. Ensuite on pénètre dans les gorges du Jura, humides et romantiques à souhait.

Quand les brumes se fondaient en pluie, les deux compagnons avançaient quand même, et la nuit tombée, se réchauffaient à la flambée de ramilles d'une maison de paysans. À Moûtier, l'on fait halte pour voir Ami Bost, et à Bâle, pour faire visite à Alexandre Vinet. Guidé par ce jeune professeur, on parcourt le champ de bataille de Saint-Jacques, la colline de Sainte-Crischona et la Maison des Missions, qui débutait avec neuf élèves.

S'apercevant alors qu'ils ont un peu traîné, nos Genevois prennent la diligence pour Francfort. Quatre jours plus tard, ils se promenaient le long du Mein avec le pasteur Manuel. «Que vais-je trouver en Allemagne?» lui demandait Henri Merle. «Tous les genres d'hommes et toutes les nuances d'opinion», lui répondit Manuel, «des platoniciens, des panthéistes, des théosophes, des rationalistes, des mystiques et aussi des chrétiens très humbles et très savants».

Départ ensuite pour Leipzig, en passant par Hanau, cette petite ville de refuge où l'arrière grand-père d'Henri avait séjourné, et l'on y fait visite au pasteur Paul Appia. Le 17 octobre au soir, les voyageurs arrivent à Neuhof. Ils y trouvent l'auberge bondée de pèlerins se rendant à la Wartbourg, où une grande fête doit avoir lieu le lendemain, pour célébrer à la fois l'anniversaire de la bataille de Leipzig, le troisième jubilé de la réformation de Luther et surtout la renaissance de la patrie germanique. «N'y aurait-il pas moyen d'y arriver à temps?» demandent les Genevois. 

«— Ja wohl», répondent deux étudiants. «Nous avons retenu l'extra-poste et nous vous y ferons place.
En partant ce soir à onze heures, nous arriverons à Eisenach demain matin à six heures». Jean-Henri, serré et cahoté, ne ferme pas l'œil. Enfin l'aube pâlit et les roues résonnent sur des pavés. La diligence s'arrête, on descend, et nos voyageurs sont entourés d'un groupe d'étudiants curieux: «Ces deux jeunes gens corrects, glabres, habillés à la française, d'où peuvent-ils bien venir?»

Studenten von Genf, leur répond-on, et il s'ensuit une ovation enthousiaste.

La longue place d'Eisenach offrait, par cette douce matinée d'octobre, un coup d'œil tout à fait pittoresque: de trois côtés des maisons à pignons et, de l'autre, la porte de la ville avec sa tour trapue et l'église Saint-Georges où Luther a souvent prêché. Au centre, s'agitait une foule d'étudiants aux cheveux longs, avec barbes et moustaches. Ils portaient des casaques de velours, des bonnets de peluche ornés de plumes ou de feuilles de chêne, et de larges cols de dentelle. Tout à coup une fanfare lance les premières notes d'une marche entraînante; un grand drapeau bleu et noir est empoigné par un Bursch géant, entouré de camarades tenant leurs rapières en l'air. Plusieurs centaines d'étudiants se mettent en rangs, et le long cortège s'engage sur le chemin de la Wartbourg dont la silhouette se détache là-haut contre le ciel pâle. Les deux Suisses au pied montagnard prennent les raccourcis et arrivent les premiers au pont-levis. Mais on n'entre pas avant le cortège, et, lorsqu'il a passé, l'irascible portier refuse d'admettre ces deux étrangers dont la tenue annonce qu'ils ne sont pas des Studenten authentiques. Ils parlementent et finissent par pénétrer dans la cour du château. Les étudiants ont rempli la grande salle ornée de feuillage et, tout vibrants d'enthousiasme, ils chantent de leurs voix puissantes des chorals et des odes patriotiques, puis écoutent des discours enflammés contre la tyrannie des princes. Jean-Henri Merle perçoit d'autres voix: ce sont celles de la grande épopée du XVIe siècle. Pour les mieux entendre, il s'éloigne de la foule et se met à explorer le château avec ses tours massives, ses terrasses, ses jardinets reliés par des chemins de ronde, et ses gracieuses maisonnettes blotties à l'intérieur des remparts. Il pénètre dans l'une d'elles, il entre dans la chambre de Luther. Voilà donc, pense-t-il, le lieu où, après les émotions de la Diète de Worms, le réformateur a pu s'écrier: «Je suis enfin au repos»! Voici la fenêtre d'où le chevalier Georges plongeait ses regards sur l'incomparable forêt de Thuringe...

Voici le poêle auprès duquel il méditait les soirs d'hiver, tourmenté par la pensée que le pape profiterait de son absence pour écraser l'Église naissante, et, à cette table, il passait de longues heures à traduire le Nouveau Testament en langue vulgaire. Qu'elle était mouvementée, pittoresque, captivante la vie du grand réformateur, et comme elle était peu connue, même du public protestant! jadis l'étudiant en lettres avait rêvé de composer une épopée. Oh! s'il pouvait un jour écrire celle-là!

À contrecœur, Jean-Henri s'arrache à ces pensées, et rejoint le cortège qui rentre à Eisenach. À midi, il y a un service solennel à l'église, et le jeune calviniste, accoutumé à la nudité des temples réformés et à la médiocrité de leur chant, est d'abord étonné par l'autel, les cierges, l'immense crucifix, et pourtant gagné par la beauté de la liturgie et des cantiques. Puis le soir tombe.

Sur chacune des hauteurs un feu de joie s`allume, et bientôt une longue traînée lumineuse quitte la place et s'engage sous la feuillée jaunissante de la forêt: c'est la retraite aux flambeaux, sans laquelle aucune fête d'étudiants allemands ne serait complète. On débouche dans une clairière, on fait cercle autour d'une pile de fagots qui crépitent. Il va sans doute se passer quelque chose d'important, car les étudiants ont des visages mystérieux et graves. En effet, leur chef s'avance, il ouvre un livre qu'il portait sous le bras, en lit le titre, prononce une condamnation dans le style des invectives de Luther et jette le volume dans les flammes. Un à un, ses camarades défilent en faisant le même geste. Et bientôt des exemplaires de tous les ouvrages inspirés par la Sainte-Alliance: éloges des princes, théories du pouvoir absolu, attaques contre les idées démocratiques, voire même le code Napoléon, tout cela flambe et fume tandis que les exécuteurs applaudissent.

Grisés par l'audace de leur manifestation, c'est à qui jettera dans le brasier l'emblème le plus significatif de l'ancien régime: canne de caporal, vieilles perruques, ceinturons de uhlans! Cette fumée fut aperçue de loin, car, de Berlin et de Vienne, d'amers reproches furent adressés à Son Excellence M. de Goethe, ministre de l'lnstruction publique, qui aurait dû, de Weimar, prévoir et empêcher une manifestation aussi séditieuse! Notre Genevois s'était bien gardé de dire à son entourage qu'il portait sur lui, une lettre d'introduction pour M. Ancillon, gouverneur du Prince royal de Prusse, dont les œuvres venaient de passer au feu. Les circonstances allaient conduire le jeune pasteur dans des milieux aristocratiques et réactionnaires et il n'était pas mauvais pour lui qu'il eût d'abord pris contact avec les idées libérales de la jeunesse studieuse du pays.

* * *

Henri Merle avait décidé de débuter par un séjour à Leipzig. Inutile d'arriver dans la ville universitaire avant l'ouverture des cours. Les deux amis passèrent donc une quinzaine de jours à parcourir la Thuringe et la Saxe, s'arrêtant dans des presbytères où Lütscher avait des connaissances.

Un jour c'est chez Herr Superintendent Cerlach, près de Gotha, où trois Gretchen aux tresses blondes, lancent, tout en écossant des pois, des regards furtifs vers le beau Welsche aux yeux noirs. Un autre jour, on dîne chez le surintendant Schmidt à Weissenfels. À peine est-on assis autour de la table, qu'une délicieuse mélodie entre par les fenêtres ouvertes. Ce sont les élèves de l'école normale qui chantent des strophes de Schiller afin de gagner leur repas. Les mœurs n'ont pas beaucoup changé depuis Luther! Le lendemain dimanche, l'hôte emmène ses invités dans un petit village voisin, et Jean-Henri devait conserver un souvenir lugubre de cette journée: mauvaise carriole, chemins défoncés, église délabrée, et, dans le pauvre presbytère un dîner frugal, auquel la femme du pasteur avait réussi à ajouter quelques Delikaiessen, tandis que le menu habituel ne comportait guère que du pain noir et des pommes de terre. Après le repas, on avait fait l'ascension d'une colline du haut de laquelle on apercevait la vaste et triste plaine où les champs de bataille de Lützen et de Leipzig semblaient encore tout fumants de sang humain.

On arriva dans la grande ville saxonne pour la fête de la Réformation du 31 octobre. Comme à Eisenach, ce fut très allemand, et par conséquent très intéressant pour les deux Genevois: anciens chorals entonnés, avant le lever du soleil, par les écoliers de Saint-Thomas, du haut des tours de la Pfarrkirche, cloches sonnant ensuite à toute volée, églises bondées, cortèges et solennités universitaires. Après toutes ces pérégrinations, Jean-Henri se mit énergiquement au travail, car il voulait posséder à fond la langue allemande. Pour cela, il échangea des leçons et suivit des cours, discuta Jean-Paul, Schiller et Goethe avec de jeunes romantiques aux cheveux longs, et lut l'Évangile avec un philologue au visage balafré.

Ses progrès furent rapides et bientôt il put se plonger tout de bon dans la théologie et la philosophie allemandes. Un jour cependant, M. Dumas, de l'Église huguenote, l'invita chez lui pour lui faire une proposition: «Le pasteur français de Hambourg vient de mourir, lui dit-il, pourquoi ne poseriez-vous pas votre candidature?»

De là, pour Henri Merle, une correspondance et des préoccupations qui nuisirent quelque peu à son travail. Il écrivit d'abord à sa mère et au professeur Duby, car le choix dépendait en grande partie de la Vénérable Compagnie. Le jeune ministre dut attendre


Jean-Henri MERLE D'AUBIGNÉ

Jean-Henri MERLE D'AUBIGNÉ

Pasteur à Hambourg

(dessin attribué à Mme Munier-Rumilly)


quatre longs mois sa nomination. Il sut plus tard qu'un échange de lettres avait eu lieu pendant plusieurs semaines entre Hambourg et Genève. M. Merle était plein de talent, éloquent, zélé, mais sa théologie, quelque peu piétiste, conviendrait-elle aux riches négociants d'une métropole?
«Seigneur, disait le jeune candidat, tu diriges toutes les conséquences de nos actes, toutes les combinaisons des événements. Choisis toi-même pour moi et je ne serai pas confus».
Jean-Henri — un instant troublé, maintenant confiant — reprit ses études avec ardeur. Dans ses moments de solitude, l'idée d'une histoire de la Réformation s'imposait toujours plus fortement à son esprit. «Le Réveil va se répandre rapidement dans nos pays de langue française, pensait-il. On pourra l'accuser d'être une illusion de jeunesse ou une importation d'outre-Manche, ou encore un feu de paille. Quelle force ne lui donnerait-on pas en l'appuyant sur l'histoire, non seulement sur celle des Apôtres, mais aussi sur celle des Réformateurs?»

Le 23 novembre, il écrivait dans son journal:

«Je voudrais composer une histoire de la Réformation.

Je voudrais que cette histoire fût savante et présentât des faits non encore connus. Je voudrais qu'elle fût profonde et fit démêler les causes et les effets de ce grand mouvement. Je voudrais qu'elle fût intéressante, faisant connaître les hommes par leurs écrits, par leurs paroles et par leur conduite dans leur cabinet et dans le sein de leurs familles. Je voudrais que cette histoire fût vraiment chrétienne et propre à donner une impulsion à l'esprit religieux. Je montrerai par les faits que l'œuvre de la Réforme consistait moins à abattre ce qu'il y avait de trop qu'à créer ce qui n'existait plus: la vie nouvelle, la sainteté, la sève même du Christianisme. L'époque à laquelle nous sommes parvenus doit refaire une œuvre analogue, seulement nous partons de plus haut, ou du moins d'une plateforme différente... Il n'est plus nécessaire de diriger tous ses efforts contre les superstitions, il faut lutter contre l'indifférentisme et le rationalisme, pour que la connaissance de Christ produise une vie nouvelle, spirituelle et sainte dans l'Église. Il faut donner un grand coup de bélier et un ouvrage de ce genre pourra y contribuer. Je voudrais que cette histoire pût être mise au rang des bons livres: rien de traînant, rien de plat, rien non plus de boursouflé. Je veux commencer dès maintenant à recueillir des matériaux pour cette œuvre.

Je dédierai cette histoire aux Églises protestantes de France, le pays de mes pères.»


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Leipzig n'était qu'une étape, Henri Merle avait hâte de gagner Berlin. Il partit donc pour la capitale au début de décembre 1817, dans une affreuse patache où les paquets, par un trou de la capote, tombaient à chaque cahot sur le crâne des voyageurs. Ce fut bien pis quand la diligence versa et que, dans la nuit noire, on se trouva tout à coup assis dans la boue au milieu d'une masse enchevêtrée de roues, de chevaux, de colis et d'humains. La neige se mit à tomber et c'est transis de froid, sales et courbatus que les voyageurs arrivèrent enfin à Wittemberg. Notre jeune enthousiaste laissa ses compagnons se réchauffer à l'auberge, et courut sur la grand'place voir, à la lueur d'une lanterne, le socle du monument à Luther que le roi de Prusse venait de poser. À travers l'obscurité, il crut distinguer les deux tours de la chapelle du château, il devina la porte où avaient été affichées les thèses, et ne cessa ses perquisitions qu'à l'appel du postillon.

Berlin! Larges rues tristes et froides, rien, ni dans les choses, ni dans les gens, de la Gemütlichkeit de la Thuringe. Le jeune Genevois commence par chercher un logement d'un prix abordable, puis il se met en devoir de présenter ses lettres d'introduction. D'abord à M. Ancillon, fonctionnaire prussien, mais français par son origine et sa tournure d'esprit, brillant causeur et fort bel homme. Il fit une légère grimace, en apprenant que son interlocuteur avait assisté à l'autodafé d'Eisenach. Quand l'élégant chambellan le félicita des bons principes oligarchiques du nouveau gouvernement de Genève, Henri pensa: «Au diable le compliment!»

Devant l'hôtel de M. Kircheisen, ministre de la Justice, le visiteur hésita: Que de valets galonnés, de secrétaires, de solliciteurs! La lettre qu'il avait dans sa poche suffirait-elle à le faire passer? Il prit son courage à deux mains et se trouva immédiatement introduit: «Je reçois tous les soirs à sept heures, dit l'aimable ministre, venez bientôt et venez souvent, il me tarde de vous présenter à ma femme et à mes filles».

Henri Merle eut, par son intermédiaire, l'occasion d'assister à quelques grandes fêtes de la cour: parades militaires, bals masqués, et représentations théâtrales.

À ces pompes fastueuses, Merle préférait la bonne théologie et dans ce but il suivait les cours de Neander, de Schleiermacher et de de Wette. Un ami lui ayant offert de le présenter à Neander, la proposition fut acceptée avec empressement et les deux jeunes gens furent introduits dans le cabinet de travail du célèbre et original professeur. Petit, cheveux noirs, profil israélite, bon regard tout à tour perçant et naïf, Neander travaillait debout à l'extrémité de la pièce. Mais comment arriver jusqu'à lui à travers ce dédale de brochures, de manuscrits, et de gros in-folio étalés partout sur le plancher?

De part et d'autre, on fit, pour se rejoindre, un voyage en zigzag, et le jeune Genevois fut ému de l'accueil de cet homme de bien, auquel on ne connaissait que trois grandes affections: son Dieu, ses livres et ses étudiants. Si l'un de ces derniers se trouvait dans la peine, le grand distrait, dont on racontait, autour des bocks de bière, de si bonnes histoires, choisissait un livre de prix dans sa bibliothèque et le vendait au profit de son élève. Merle fut frappé par ce qu'on lui raconta de la conversion du génial professeur. Né dans le ghetto de Coettingue, il faisait son droit à l'université lorsque son camarade Charles Sieveking lui conseilla de lire l'Évangile selon saint Jean.

Ce livre n'avait-il pas certains rapports avec les écrits de Platon? Converti au christianisme par cette lecture, il avait reçu à son baptême le nom de Neander — nouvel homme — et s'était voué avec enthousiasme aux recherches théologiques.

Dans de très douces heures d'intimité, soit à Berlin, soit plus tard à Hambourg, chez les Sieveking, où Neander faisait de fréquents séjours, le professeur et l'étudiant discutaient théologie. En dogmatique, ils n'étaient pas toujours d'accord. Il ne fallait pas parler à Neander de théopneustie, ni de gratia irresistibilis, ni de peines éternelles, mais on s'entendait à merveille sur l'histoire ecclésiastique. Neander l'envisageait comme un drame spirituel, où l'esprit du Christ triomphe dans la vie et l'activité de ses disciples. Une pareille conception ne pouvait qu'attirer le futur historien de la Réformation. «Vous qui êtes Genevois», disait le maître, «tout près des sources, vous devriez écrire la vie de Calvin et l'histoire du Calvinisme. Nous, en Allemagne, avons tout écrit sur notre grand réformateur, tandis que vous, en France, vous avez négligé le vôtre»
«C'est mon projet», répondait le disciple, «mais permettez-moi quand même de commencer par Luther».

Un jour qu'Henri Merle visitait l'Observatoire de Berlin, il vit entrer un petit homme un peu contrefait, à la crinière désordonnée, aux yeux vifs, aux gestes rapides, qui se mit à examiner les télescopes, à essayer les appareils et à questionner les astronomes avec une sûreté et une verve étonnantes. C'était Schleiermacher, âgé alors de cinquante ans. Ses cours, à la fois savants et profondément religieux, sa prédication parfois un peu panthéiste et cependant évangélique, contribuèrent, avec les autres influences de ce nouveau milieu à assouplir ce qu'il y avait d'un peu raide chez le jeune partisan du Réveil genevois. «Il y a quelquefois dans l'orthodoxie», écrivait-il alors, «un peu d'aigreur qui vient de la chair et non de l'esprit... Il faut s'éloigner de certaines conceptions sombres du méthodisme, qui écartent du ciel tous ceux qui n'ont pas, au moment de leur mort, la foi parfaite en Christ. Dieu attire sur cette terre, il attirera encore après ceux qu'il n'a point appelés, ou qui n'ont point répondu au premier appel. Dieu ne veut pas la condamnation du pécheur, mais sa conversion et sa vie.» Et plus tard: «Je me suis développé en entendant Schleiermacher, de Wette et Neander: point d'idées étroites, point d'exclusion, toute âme noble est l'âme d'un frère. Si Dieu, si Jésus-Christ, aime toutes ces âmes, comment pourrai-je moi, pauvre petit être, avoir pour elles dédain et séparation?
On ne risque jamais d'aimer trop, le chrétien ne s'égare pas sur cette route.»

Le 31 décembre 1817, Henri Merle avait écrit ces lignes: *

«Tu m'as apporté beaucoup de bonnes choses, année 1817 !... C'est dans ta durée que j'ai vu s'opérer ma nouvelle naissance. Le voile qui ne me permettait de voir qu'imparfaitement est tombé, je me suis connu moi-même et j'ai connu mon Sauveur. C'est aussi dans ton cours que le Seigneur a daigné me recevoir au nombre de ses ministres, et que je suis venu en Allemagne, ce qui décidera peut-être d'une grande partie de mon avenir.»

Et, le premier janvier 1818 il ajoute:

«L'année commence, les sifflets des guets l'annoncent de tous côtés. Toutes les autres m'avaient trouvé sous le toit paternel avec parents, amis, patrie. Celle-ci me voit seul dans une grande ville... Mais, Seigneur, tu es bien près de moi, tu me tiens lieu de père, d'ami, de protecteur. Je remets mon sort entre tes mains.»


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