Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI


RESTAURATION ET RÉVEIL


La destinée de l'homme est éminemment héroïque. Il doit tout conquérir:

le monde et la vérité, et sa vie même est l'enjeu du combat.

GASTON FROMMEL



Après la chute de Napoléon, Genève, comme l'Europe presque toute entière, allait passer par une crise politique, suivie de près par une crise religieuse.

L'annexion à la France avait abaissé la fière petite république au rang d'une simple préfecture de province.

Les événements militaires et politiques des dernières semaines de l'année 1813 eurent les répercussions les plus opposées dans ses murs. Les citoyens genevois y voyaient l'espoir d'une libération prochaine, tandis que le préfet du Léman devenait de plus en plus nerveux à la pensée de l'invasion autrichienne qu'il n'était pas en mesure d'arrêter. Le jour de Noël, il se décida à quitter la ville et le 30 décembre, de grand matin, il fut suivi par les troupes françaises, se retirant en bon ordre. Dès que le dernier soldat eut passé, le caporal genevois Massé ferma les lourds battants de la porte Neuve, tourna deux fois la clef dans la serrure, puis la jetant sur la table du poste, il s'écria: «C'est la clef du ménage, ne la laissons pas reprendre!»

La situation, cependant, était encore menaçante et confuse, il fallait des soldats genevois pour maintenir l'ordre et peut-être pour couvrir les remparts. Les autorités demandèrent donc des volontaires, et les étudiants, tout vibrants d'enthousiasme patriotique, s'empressèrent de s'enrôler et de s'équiper tant bien que mal. Jean-Henri mit tout sens dessus dessous à la Graveline et finit par dénicher un vieux fusil de chasse et une giberne, l'épée de son père qu'il se passa à la ceinture et, pour surmonter le tout, le bicorne de bal de Guillaume. Ainsi accoutrée, la jeune recrue fut placée en faction près de la maison du Consistoire, à l'entrée de la rue du Soleil Levant. Voici comment Jean-Henri décrivait à son ami James, ses premières expériences militaires:

«C'était jour de Consistoire. Nos pasteurs s'y rendaient en grande tenue et les anciens avec l'épée au côté. Notre bon vieux Doyen Picot passe, je présente les armes comme à un officier. Il part d'un grand éclat de rire en me reconnaissant et de sa voix chevrotante me dit:

«Adieu... adieu, bonjour... bonjour, mon cher ami.»

Puis se tournant vers ses collègues: «C'est un de mes messieurs, oui... oui... oui. M. Merle, oui... oui.

Un fonctionnaire français passe, la sentinelle lui dit: «Halte-là, rentrez chez vous!»

Ce n'est pas pour passer, Monsieur, mais que sont devenues nos troupes françaises?

Elles sont parties.

Eh! bon Dieu, on a oublié deux factionnaires en haut de la tour de Saint Pierre, qu'allons-nous faire?

Qu'ils prennent des habits bourgeois et sortent de la ville!

Je fais mon rapport au capitaine, et les soldats, l'un d'eux pleurant à chaudes larmes, sont conduits au pont d'Arve par des gardes nationaux.»


À midi, changement de poste. Cette fois, notre étudiant est placé à la porte de la Treille. Vers deux heures, un son joyeux de fifres et de tambours annonce l'arrivée du général comte de Bubna. Il devait faire son entrée par la porte de Cornavin et maintenant gravit sans doute la rue Verdaine. En effet, le voici, drapé dans son grand manteau blanc, qui débouche à l'angle de l'Hôtel de ville, suivi de la cavalcade brillante de ses officiers, et du cortège harassé et poudreux de douze mille soldats. Merle et ses camarades ont beaucoup de peine à contenir la foule qui se presse pour voir de plus près l'armée d'occupation et pour l'acclamer. Nul ne saurait s'étonner de cette attitude. Les Genevois, il est vrai, avaient été admis à tous les droits du peuple français et ne pouvaient reprocher à leur maître ni exactions, ni tyrannie. Mais comme l'a dit si bien M. Alexandre Guillot: «Genève est une personnalité historique et ne pouvait consentir à disparaître comme telle, à être absorbée dans un grand tout, si glorieux et accueillant fût-il».
Aussi les Genevois étaient-ils alors disposés à recevoir avec enthousiasme n'importe quelle armée venant restaurer leur autonomie.

Le premier janvier 1814, une vingtaine d'anciens magistrats, habits noirs, cheveux poudrés, épée au côté, précédés d'huissiers aux couleurs genevoises, sortaient de l'Hôtel de ville et, s'arrêtant aux principaux carrefours, annoncèrent qu'ils s'étaient constitués en Conseil provisoire. Cette proclamation fut d'abord écoutée avec une certaine défiance. Était-ce prudent de s'élever ainsi contre un maître dont le prestige demeurait à peu près intact? Mais, à chaque arrêt, l'assentiment de la population s'affirma, et bientôt le nouveau gouvernement fut acclamé dans un délire d'enthousiasme.

Genève avait retrouvé le sens de la liberté.
D’ailleurs tout restait à faire et l'on ne perdit pas de temps.
Il fallait d'abord s'entendre avec les souverains alliés, pour qu'ils reconnussent l'indépendance de Genève. Le 4 janvier déjà, trois délégués genevois parlementaient avec eux à Bâle. Il fallait ensuite obtenir l'agrégation de la cité à la Confédération suisse.
Quelques jours plus tard on négociait l'affaire à Zurich, siège de la Diète helvétique. Il était urgent aussi d'organiser la défense nationale, on songerait ensuite à élaborer la constitution de la République.

Il y avait à Genève une milice avec grenadiers et chasseurs, mais pas de canonniers. Les étudiants en théologie, s'étant décidés à former un groupe d'artilleurs, s'entendirent avec leurs professeurs pour échanger, l'après-midi, l'auditoire contre le bastion bourgeois, et, sous la direction d'un vieux sergent, ils apprirent à manier l'écouvillon et le refouloir.

D'autres citoyens travaillaient aux fortifications, d'autres encore faisaient des provisions d'eau pour éteindre les incendies en cas de bombardement. Ces préparatifs devinrent de plus en plus fiévreux lorsqu'on apprit que le maréchal Augereau s'opposait vaillamment à l'invasion autrichienne et cherchait à reprendre la ville. Le 27 février, la canonnade se rapprochant toujours plus, la population envahit la Treille, d'où l'on apercevait les armées aux prises, puis les batteries françaises et autrichiennes s'établissant les unes au bois de la Bâtie, les autres sur les  hauteurs de Saint-Jean. Quelques jours plus tard, les troupes françaises disparurent comme par enchantement. On les avait rappelées pour couvrir Lyon, et le 31 mars, Napoléon abdiquait à Fontainebleau.
L'occupation autrichienne cessa peu de temps après, au grand soulagement des Genevois, fatigués des mauvaises manières de leurs libérateurs.

Le 1er juin 1814, Genève, maîtresse désormais de ses destinées, recevait les autorités et les soldats des cantons suisses au Port Noir. Jean-Henri, écrivant à Du Pasquier, raconta ainsi cette scène, décrite du reste dans un grand nombre de lettres et de mémoires du temps:

«Jour fameux! C'est là que le caractère du peuple genevois reparut dans tout son antique éclat. Trois barques pavoisées nous amenaient nos fidèles alliés; toutes nos troupes, en grande tenue, les attendaient, rangées sur le bord du lac, du bas de la côte jusqu'à tout près de chez nous. Marche triomphante! Partout des emblèmes, des guirlandes, des arcs de triomphe, et tu connais la campagne devant laquelle était le premier. L'ivresse était générale, la population semblait s'être multipliée, toute la route, tous les remparts, toutes les fenêtres, tous les toits étaient couverts d'une foule immense, l'on s'embrassait sans se connaître. Le soir, les soldats genevois et suisses dansaient tous ensemble dans les rues et sur les places où ils avaient dîné en plein air. Le pur amour de la patrie recommençait à briller à Genève, comme on ne l'avait jamais vu ailleurs.»

Les étudiants, enivrés d'idéalisme et de liberté, rêvaient pour leur cité un gouvernement démocratique.
Aussi furent-ils fort déçus, lorsque, au mois d'août une constitution réactionnaire fut adoptée. Henri Merle, navré, indigné, rentra chez lui ce soir-là et écrivit tout d'un trait une philippique intitulée: La Patrie, nos droits et nos mœurs.

C'est une critique véhémente de la suppression du Conseil Général — cette antique «Landsgemeinde» genevoise réunissant tous les citoyens à la cathédrale de Saint-Pierre —, du recrutement du Conseil d'État uniquement parmi les familles patriciennes, du cens électoral, enfin, et surtout, de l'anéantissement de la Cité de Calvin: Genève, pacifiquement envahie par les Savoyards des communes annexées, ne sera plus la Rome protestante.

«Pour qu'une société politique ne tombe pas en décadence, il faut qu'un esprit y circule. Pour que cet esprit patriotique se maintienne, il faut que tous les citoyens soient une partie intégrante de la nation. S'ils sont tous appelés à s'occuper des intérêts de la patrie, le corps politique sera plein de force, Genève renaîtra de ses cendres. Si, au contraire, le peuple genevois reste étranger à la chose publique et s'aperçoit qu'on ne lui demande que le paiement d'impôts que d'autres ont décrétés, alors plus de patriotisme, plus de mœurs républicaines, plus d'idées libérales et plus de gloire! Si l'on veut arrêter les ravages d'un torrent, il ne faut pas essayer de l'endiguer en y jetant des rochers, qui l'arrêteront quelques instants, mais ne l'empêcheront pas, bientôt après, de jeter sur ses bords l'épouvante et la destruction. Il est plus sûr de lui creuser un lit vaste et profond dans lequel ses flots pourront s'écouler en paix.»

Encore tout grisé par l'éloquence de sa prose, notre politicien en herbe court la communiquer à un magistrat de sa connaissance qui la lut avec beaucoup de soin. «Mais non, mon ami, il vaut mieux ne pas imprimer ce pamphlet, vous êtes un peu jeune, et dans les affaires du gouvernement, le plus sûr est de patienter»!

Ne voulant pas rester sur cet échec, Henri Merle pensa: «Je n'ai pas réussi à exprimer mon idéal patriotique par mes arguments à moi. Si j'essayais de le faire par la voix du Guillaume Tell de Schiller?»
Il se mit donc à traduire ce poème en une prose un peu déclamatoire, et déversa dans une préface ardente les sentiments qui l'étouffaient. Il finit par trouver un bailleur de fonds à Genève, puis un éditeur à Paris. Lorsque le Mercure de France publia une critique élogieuse de sa traduction, le jeune débutant savoura la satisfaction d'un petit succès littéraire après plusieurs déceptions.

Pendant cet été de 1814, on passait à la Graveline par toutes les émotions. Après celles de la patrie, celles de la famille.
Une après-midi du mois d'août, Henri entend qu'on ouvre le portail, c'est une voiture... elle s'arrête devant la maison. Il pousse un cri, saute de la fenêtre du premier étage et tombe à la fois dans la voiture et dans les bras de son frère Ami, qui revenait grandi, gai et bien portant. De son bel uniforme impérial, il ne restait pas grand-chose. Par contre, il portait la décoration fleurdelisée à ruban blanc, que Louis XVIII avait fait distribuer à Strasbourg à tous les officiers qu'on démobilisait.

Que de choses il avait à raconter! Blessé après Leipzig, trouvé par un camarade parmi des cadavres et fait prisonnier, ce petit lieutenant de moins de dix-sept ans, avait supporté la faim, les marches forcées, la vermine, mieux que beaucoup d'hommes faits. Sa longue détention à Sternberg, en Moravie, avait été traversée par deux éclairs de joie: une lettre de la Graveline, vieille d'une demi-année, la seule qui lui soit parvenue, et plus tard la visite d'un Allemand, émissaire de la famille, qui lui apportait trente ducats. C'était ce viatique qui avait permis au jeune officier de commencer, dès la fin des hostilités, un très long voyage de retour, ramenant avec lui un pauvre Genevois, auquel il avait payé la diligence depuis Strasbourg.

Son frère, en écrivant la bonne nouvelle à Du Pasquier, remarquait: «C'est, sans doute, l'un des seuls gardes d'honneur qui soit revenu au pays, ayant conservé la pureté des mœurs et les principes religieux qu'il avait au départ».

Au même correspondant, Jean-Henri racontait. Le 18 avril 1815, l'effet produit à Genève par le retour de l'île d'Elbe:

«L'argent français afflue dans les banques, les émigrés remplissent les auberges, et les miliciens font l'exercice, car il faut être prêt à toute éventualité. On parle d'une descente des Autrichiens par le Simplon. Il n'y a pas de doute que la danse va commencer.»

Plus tard, il parle de Waterloo et souhaite un prince d'Orléans sur le trône de France.

Une fois Napoléon relégué à Sainte-Hélène, on respire, et les Genevois s'amusent à observer le flot des étrangers, qui, longtemps endigué par l'insécurité des temps, se déverse maintenant partout où il fait bon vivre et surtout sur les bords du Léman. Dans les rues encombrées de Genève s'arrêtent les diligences, amenant de France tous les Bonaparte, les berlines des milords anglais, les calèches des princes russes, et les équipages plus modestes des musiciens et des hommes de lettres.

Les grandes crises politiques semblaient surmontées, et Genève commençait ce qu'on a appelé ses vingt-sept années de bonheur.
Voyons maintenant la crise religieuse.


3p


À la rentrée d'automne 1813, Jean-Henri Merle avait commencé sa théologie avec des illusions, hélas très vite perdues. Il s'était imaginé que ses professeurs l'introduiraient dans quelque lieu très saint, où les mystères de la religion lui seraient révélés. Au lieu de cela, il était condamné à écouter des hommes d'âge débiter, les uns en latin, d'autres en un français très solennel, des lieux communs théologiques qui n`avaient ni l'attrait piquant de l'hérésie, ni la saveur d'une conviction profondément évangélique. Paul Stapfer, dans son livre sur La grande prédication en France, a caractérisé ainsi la religion protestante de ce temps-là et son jugement s'applique, à quelques détails près, aux circonstances de Genève:

«Les protestants adoraient alors le divin fondateur du Christianisme, comme on disait depuis Rousseau; ils ne niaient nullement qu'il fût mort pour nos péchés, et même ressuscité pour notre justification. Mais ils ne comprenaient guère ce que cela voulait dire et ils n'avaient garde de s'en inquiéter. Ils ne pénétraient pas davantage le sens intime des mots régénération, nouvelle naissance, et l'étonnante prière de Bossuet demandant à Dieu sa conversion leur eût paru moins édifiante que bizarre. Ils étaient persuadés que les doctrines pour lesquelles leurs pères avaient enduré la persécution étaient de belles doctrines, dont il fallait conserver le dépôt avec un respect filial; mais puisqu'elles avaient enfin conquis leur place au soleil, le meilleur moyen de leur rendre service et hommage, n'était-ce pas de les accepter sans contrôle, sans les approfondir, ce qui eût risqué de les remettre en question?»

Comme le remarque Jules Bonnet: «Le langage religieux était en train de se métamorphoser avec les mœurs. Le mot Providence était plus usité que celui de Dieu, la vertu se substituait au devoir, et les sages succédaient sans bruit aux saints».

Telle était la tendance religieuse de l'Église de Genève et de sa Faculté de théologie. Le professeur de dogmatique était un vieillard aimable et spirituel, mais son cours avait peu de sève religieuse. Le professeur d'Ancien Testament ne sortait guère des sept conjugaisons du verbe hébreu. L'excellent homme chargé de l'histoire ecclésiastique était un maître en mathématiques et l'un des initiateurs de la botanique moderne, mais il oubliait d'introduire des méthodes scientifiques dans sa théologie. Quant à l'exégèse du Nouveau Testament, elle ne figurait même pas au programme.

Si les cours manquaient de vie et de lumière, que dire du local où ils se donnaient? Faute d'espace ailleurs, et peut-être aussi afin de faire acte de présence quotidienne dans une église, qui pendant l'occupation française donnait lieu à des revendications inquiétantes, l'auditoire de théologie avait reçu dans la çhapelle de Portugal une hospitalité de fortune. Cette chapelle de la cathédrale, avec son entrée en face des Degrés de Poule, avait servi de sépulture à Émilie de Nassau, duchesse de Portugal, fille du Taciturne. La tombe avait été enlevée, mais cette salle mortuaire était restée froide et sombre: une paroi de planches la séparait du transept de Saint-Pierre, un poêle, dont le tuyau passait par l'unique fenêtre, quelques pupitres et une estrade l'avaient transformée tant bien que mal en une salle de cours. Et l'on ne peut s'étonner que, plongés dans une demi-obscurité, entendant mal à cause des échos, obligés de s'entretenir en une langue morte, professeurs et élèves soient restés étrangers les uns aux autres. Les maîtres découragés négligeaient leur enseignement. Leurs disciples bâillaient sur leurs bancs, ou bien... se promenaient sur le lac.

Tout à fait désenchanté. Henri cherchait un dérivatif dans l'éloquence sacrée. Là au moins il pouvait voler bien haut! Pas trop haut cependant, car l'excellent professeur Duby, qui enseignait l'homilétique avec chaleur et originalité, se méfiant un peu de l'imagination trop ardente du brillant étudiant, lui imposait pour ses sermons des textes ternes et pratiques, que Merle réussissait quand même à animer et à poétiser: «Monsieur Merle, lui dit un jour le malicieux professeur, vous ressemblez à un aigle qu'on enferme dans une cage pour l'empêcher de voler. Mais, au nez de ses persécuteurs il s'élève dans les airs, emportant sa cage avec lui»

Ce besoin de réagir contre ce que les services religieux de son temps avaient de froid et de compassé, poussait le jeune proposant à certaines excentricités. 

Comme ce dimanche, où, chargé à Saint-Pierre de lire le Décalogue, il gravit lestement les degrés de la chaire de Calvin, revêtu de son petit manteau ecclésiastique, et déclama les commandements avec tant d'animation, que les fidèles, accoutumés à une lecture onctueuse, les reconnurent à peine et se demandèrent de quel Sinaï descendait cette version inaccoutumée?

Cependant il faut être juste: la chaire genevoise comptait encore — ou déjà — quelques prédicateurs doués d'une piété chaude et communicative. Les étudiants pieux aimaient à entendre Peschier à Cologny, Diodati à Cartigny, Naville à Chancy, et surtout, à Satigny, le vénérable pasteur Jean-Isaac Cellérier «ce Fénelon des champs prêchant dans une église rustique qu'il illumine de son regard et qu'il remplit d'accents angéliques», comme disait Mme de Staël.

De tels hommes satisfaisaient cette soif de christianisme intégral qui commençait à se manifester parmi les élèves de l'auditoire de théologie.

La communauté morave de Genève était un autre foyer spirituel plein d'attrait pour ces jeunes gens. Plusieurs d'entre eux: Ami Bost, Henri Empaytaz, Henri Pyt, Émile Cuers, subissant cette influence profondément évangélique, fondèrent la «Société des Amis», pour étudier la Parole de Dieu et chercher à la mettre en pratique.

Henri Merle, jaloux de sa dignité de président des étudiants, prêteur, comme on disait alors, se tenait à l'écart de tout ce qui fleurait idées sectaires ou exagération mystique. Les affaires de cœur le laissaient moins insensible.

Il confiait ainsi ses impressions à son carnet:

«Suzanne est charmante, mais le Dr X. tourne autour d'elle. Marie est fort aimable, j'ai dansé trois valses avec elle et nous avons causé sans aucun trouble. Adine est une perfection, je préférerais cependant à tant de vertu quelque chose de plus vague, d'un peu moins raisonnable...» Sans s'en douter, le jeune candidat au saint ministère allait au-devant d'une de ces crises aiguës où les notions de foi, de vie chrétienne, de vocation, de mariage sont jetées dans le creuset, d'où elles ne sortent purifiées qu'après avoir passé par le feu. Inutile et cruelle épreuve, diront les uns. Mais ceux qui ont passé par là répondront: discipline providentielle qui seule donne à une carrière chrétienne sa vigueur contagieuse et son harmonieuse unité.


3p


Dans les dernières semaines de 18l6, un incident commença à défrayer les conversations des étudiants en théologie, tandis qu'ils se promenaient après les cours, sous les ormes de la cour Saint-Pierre. Un officier en retraite de la marine britannique était descendu à l'Hôtel des Balances et, d'une manière toute fortuite, avait fait connaissance d'un proposant. Ils avaient causé, et l'étranger, fort étonné en constatant que le futur ministre paraissait plus imbu des idées de Socrate et de Platon, que de celles de saint Paul et même de Jésus-Christ, l'avait invité à d'autres rendez-vous afin de poursuivre l'entretien. L'étudiant avait amené des camarades, et bientôt un petit groupe de jeunes gens s'était mis à fréquenter régulièrement le salon de M. Robert Haldane, dans l'appartement qu'il venait de louer à l'angle de la promenade Saint-Antoine et de la rue Maurice. Son français étant très défectueux, il parlait généralement en anglais et c'était Frédéric Monod ou Charles Rieu qui servaient d'interprètes.

Qu'il faisait bon causer des choses de Dieu dans ce confortable salon et que les doctrines chrétiennes y paraissaient plus vivantes et plus aimables que dans la froide chapelle de Portugal!
Il y avait dans la théologie du maître de céans un accent tout nouveau: tant de respect pour la Parole de Dieu, une acceptation si candide de toutes les vérités qu'il y trouvait, une obéissance si complète à toutes ses exigences, une union si parfaite entre la foi et la vie, la vie et la foi, que ses jeunes auditeurs en étaient tout étonnés, remués, gagnés.

Lorsque Haldane commença une explication suivie de l'épître aux Romains, le petit groupe de ses disciples compta bientôt vingt à trente étudiants, presque tout l'auditoire de théologie.
Henri Merle, lui, se tenait à l'écart. C'était encore sa défiance, très genevoise, à l'égard de toute importation étrangère, de tout ce qui avait une teinte méthodiste.
Peu à peu cependant, l'attrait du salon de Saint-Antoine le gagne. Ses préjugés commencent à tomber. Il n'est pas encore disposé à accompagner ses camarades, mais il demande à M. Haldane un entretien particulier.
Lorsque, le jeudi 23 janvier 1817, à cinq heures de l'après-midi, Henri Merle fut introduit auprès de Robert Haldane, il fut tout de suite conquis par la distinction


CATHÉDRALE DE SAINT-PIERRE

LA CATHÉDRALE DE SAINT-PIERRE

avec la chapelle de Portugal et l'enceinte de Gondebaud

(dessin de Henri Silvestre)


de ce gentleman de l'ancien régime: cadenette poudrée, tenue irréprochable, accueil qui met tout de suite à l'aise. Il y avait chez lui l'autorité d'un Saint Paul et la grâce d'un Saint Jean.
À l'issue de cet entretien, Jean-Henri écrivait dans son journal: «Je rentre de chez M. Haldane. Quel homme, quelle puissance dans les Écritures, quelle foi, quel christianisme! C'est une religion toute autre que celle qui nous a été apprise... Ô Dieu! continue à m'éclairer par ta Parole».

Deux jours plus tard, second entretien suivi d'un dimanche de lutte. Jusque-là, le jeune théologien s'était cru très capable de faire lui-même son salut. N'avait-il pas écrit dans son journal:
«Notre sort dépend de notre propre volonté. Si nous sommes vertueux ici-bas, nous serons heureux éternellement»
Fallait-il se déclarer vaincu, et accepter un Sauveur?

Le lundi, il retourne chez son nouvel ami et lui déclare que, toute réflexion faite, il ne peut renoncer à l'idée de la bonté naturelle de l'homme et de l'efficacité des œuvres pour le salut. Haldane ne discute pas. Il ouvre sa Bible au cinquième chapitre des Romains et, montrant du doigt le verset douze, il prie son jeune interlocuteur de lire: «Par un seul homme, le péché est entré dans le monde et par le péché la mort».

Oui, admet Jean-Henri, après un long silence, je vois la doctrine du péché dans la Bible.

Mais la voyez-vous dans votre cœur? demande Haldane.

Cette question si simple et si directe transperce la conscience de l'étudiant. En un instant, toute sa proprejustice s'effondre et il sent le besoin d'un Sauveur. Il s'humilie, il accepte le pardon, et il trouve la paix de Dieu. La joie radieuse qui l'illumina en ce jour devait subir, ici et là, de brèves éclipses, sa foi devait connaître encore bien des luttes, mais l'assurance qu'il eut d'être racheté par Jésus-Christ, ne se démentit jamais.

Jusqu'à son dernier jour il put répéter ce qu'une vingtaine d'années plus tard il exprimait dans un cantique:

Qu'il est bon de t'avoir, Jésus,

Pour sacrifice, Pour bouclier, pour roi, pour soleil, pour justice!

Qu'elle est douce la paix dont tu remplis le cœur!

Entonne un chant d'amour, Jésus est ton Sauveur!

Pendant ce temps, les camarades de Merle passaient par les mêmes troubles intérieurs, et remportaient les mêmes victoires. C'était l'aimable James Du Pasquier, le spirituel Frédéric Monod, l'impulsif Henri Empaytaz, l'irénique Henri Pyt, le charitable Émile Cuers, le mystique Charles Rieu, pour ne pas parler de leurs aînés César Malan, Louis Gaussen et Ami Bost, qui venaient de passer par des expériences semblables.

Ces jeunes gens intelligents, énergiques idéalistes, maintenant électrisés par le contact avec la vie divine, vont bientôt remuer le protestantisme latin tout entier.
Ils renouvelleront la prédication, ils chanteront leur foi par de nouveaux cantiques, ils répandront la Bible, ils inspireront toutes les sociétés de missions et d'évangélisation, de relèvement et d'éducation chrétienne qui font l'honneur de nos Églises de langue française.
Cette éclosion spirituelle n'ira pas sans excès et sans heurts. N'en est-il pas toujours ainsi? À ces tempshéroïques succéderont des périodes où la vie se canalisera et où l'on attachera une importance exagérée à telle doctrine ou à telle politique ecclésiastique. N'est-ce pas la loi fatale de toutes les grandes marées spirituelles? Gaussen dogmatisera sur la théopneustie, Malan sur la prédestination, Guers sur le séparatisme. Il y aura des malentendus, des étroitesses, des schismes.
Mais il y aura, quand même et surtout, un feu allumé qui, de Genève, répandra lumière et chaleur jusqu'aux antipodes et qui nous réchauffe et nous éclaire encore aujourd'hui.

Les chefs de l'Église de Genève vont-ils se pencher sur cette source de vie spirituelle qui vient de jaillir à nouveau pour en chercher les filets souterrains et pour en diriger l'action bienfaisante? Eh bien, non! Flattés d'avoir été réintégrés par la Restauration genevoise dans toutes leurs prérogatives académiques et ecclésiastiques, leur humeur n'est ni mystique, ni conciliante.

D'ailleurs lassés par quinze années de lutte pour maintenir la cité sainte pendant l'occupation française, et excédés par la campagne déloyale que mène contre eux, à grand renfort de pamphlets anonymes, le curé Vuarin, ils soupirent après la paix et pensent que pour mater l'effervescence juvénile des étudiants, il suffira de quelques bonnes mesures administratives. Si ces Messieurs de Genève s'imaginèrent, une fois de plus, qu'on peut dompter l'esprit par la contrainte, il y avait peut-être à leur erreur quelques circonstances atténuantes.

Avec quel soin ne fut-il pas composé ce fameux règlement du 3 mai 1817, destiné à brider les pasteurs en office et à être accepté par tous les proposants! Les uns n'en furent nullement émus, d'autres en lurent le texte avec stupeur. Le voici en abrégé:

«...Nous promettons de nous abstenir, tant que nous résiderons et que nous prêcherons dans les églises du canton de Genève, d'établir notre opinion

1° Sur la nature divine de Jésus-Christ;

2° Sur le péché originel;

3° Sur la grâce efficiente;

4° Sur la prédestination...»

Les auteurs de cet étrange document constatèrent bientôt que leurs ingénieuses précautions allaient à fin contraire. Loin d'éteindre le feu, elles ne servaient qu'à l'attiser. Plusieurs des proposants refusèrent de signer et s'établirent dans les cantons voisins ou en France, pays plus hospitalier aux idées nouvelles. D'autres se virent, bien malgré eux, contraints au schisme.

Quinze jours après la promulgation du règlement, Pyt et cinq de ses amis fondaient une petite communauté dissidente à la rue de la Croix d'Or. Bientôt, César Malan sera destitué de sa place de régent au collège et, se voyant exclu des chaires du canton, construira dans son jardin du Pré l'Évêque la chapelle du Témoignage.

Henri Merle, ne pouvant se résoudre à une rupture, écrivit à la Vénérable Compagnie pour demander des précisions. Ses anciens maîtres, MM. Élisée Cellérier et Jean Heyer, désireux sans doute de ne pas augmenter le nombre des démissionnaires, adoucirent les angles du règlement: «Le signataire ne promettra pas de ne citer aucune déclaration biblique concernant les doctrines en question. Il évitera seulement d'amener en chaire des discussions de controverse où les arguments remplaceraient l'édification.»

Le carnet de Merle contient l'aveu suivant: «j'ai cru pouvoir prendre cet engagement sans aller contre ma conscience, et c'est ce que j'ai fait ce matin, lundi 5 mai, à onze heures. Je prie le Seigneur de m'éclairer encore là-dessus. Si j'ai failli à mon devoir; je suis à temps de me rétracter.»


3p


L'arc le plus vigoureux ne peut rester constamment tendu. La crise religieuse que nous venons de décrire eut ses moments de détente. Telle cette fête de Rolle, inaugurée en l811, où les proposants de Genève et de Lausanne, se rencontrant à mi-distance, faisaient connaissance et discutaient les questions du jour.

Un petit agenda de poche de cette année l8l7, retrouvé dans un carton à la Graveline, nous montre la part prise par notre prêteur à l'organisation de cette réunion de jeunesse. Après des listes de camarades, les dates des rendez-vous Haldane, des plans de sermons, on y trouve des notes sur l'organisation du colloque de Rolle, qui montre combien il prenait son rôle au sérieux.

D'accord avec le proconsul Boiceau de Lausanne, il pourvoit aux vivres et liquides et à l'arrangement de tables. Il était chargé du discours de bienvenue et les mots de: Confédération, canton de Vaud, protestants de France, frères des Vallées, étudiants d'Amérique, religion chrétienne, griffonnés dans l'agenda au milieu des cahots d'une voiture, sont sans doute les jalons de cette allocution. Après des toasts à toutes les patries représentées, on récita des vers de circonstance, et on chanta à gorge déployée. Au nombre des quatre-vingt-deux participants, il y avait les Vaudois Vinet, Burnier, Scholl, Terrisse et Leresche, les Français Monod et Réville, les Genevois Bouvier et Duby, et un étudiant du Séminaire de New York. On s'amusa beaucoup et on rentra de nuit et à pied.

Au dimanche 23 mars, fête de la Passion, l'agenda porte ces mots: «Détachement du monde, I Cor. VII: 31», et cette prière: «O Dieu, ne me lâche pas. Pardonne-moi si je suis un peu tombé et relève-moi par ta grâce».
Le disciple de Haldane souffre évidemment à l'idée que la fête de l'hôtel de la Couronne l'avait légèrement écarté de la voie austère qu'il s'était tracée. Préoccupé de son avenir, fatigué par la préparation de ses examens, souffrant de maux de tête, Henri Merle se sentait parfois envahi par cette mélancolie profonde, assez fréquente au printemps de l'année et de la vie.

Le dimanche 28 avril, obsédé par des idées noires, il s'était dirigé par hasard vers la classe où César Malan réunissant encore ses élèves du collège latin pour leur expliquer familièrement l'Évangile. Il en était au sixième chapitre de Matthieu: «Regardez les oiseaux du ciel... Considérez les lis des champs... Ne vous inquiétez point... Cherchez premièrement le royaume de Dieu et toutes ces choses vous seront données par dessus... A chaque jour suffit sa peine». L'éducateur-poète parla des oiseaux et des fleurs avec toute la grâce suave et mystique d'un saint François, puis de la confiance en Dieu avec toute la force et la chaleur d'un Luther. Les enfants étaient sous le charme, et, debout dans son coin, le futur pasteur buvait ces paroles comme une rosée d'En-haut. En rentrant, il écrivit:
«Oui, mon Dieu, je travaillerai pour ton règne, mais je ne m'inquiéterai plus. Je remettrai tout ce qui me concerne dans tes mains paternelles».

Reposé, détendu, Jean-Henri se remit avec courage à la préparation de ses dernières épreuves.
Il avait d'abord choisi comme sujet de thèse: La fin originelle et dernière de Dieu en créant l'univers.
Il fut mieux inspiré en prenant un thème plus simple: L'excellence De la morale De Jésus-Christ. Le texte de son homélie latine fut: Jésus à Emmaüs. Quant au sermon français, il eut à traiter Philippiens III: I4:
Je fais une chose ..., je cours vers le but pour remporter le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ.

Les deux professeurs qui jugèrent son travail furent évidemment tout essoufflés par la course du juvénile athlète. L'un d'eux remarqua: «C'est excellent, excellent... mais un peu exagéré!» L'autre opina: «Votre sermon, Monsieur Merle, est plein d'un très bon christianisme... il y en a même, à mon avis, un peu trop!»

Le grand jour de l'entrée dans le ministère approchait et le jeune candidat s'y préparait par une sorte de retraite spirituelle. Le 2 juillet, veille de sa consécration, il écrivait dans son journal:

«Seigneur, où que ce soit que tu m'appelles je marcherai, je prêcherai Jésus Christ et Jésus-Christ crucifié. Destine-moi à être un flambeau qui en éclaire plusieurs. Fais que je ne me cache point, mais que je ne me place pas non plus sur une montagne élevée! Seigneur! je veux rester dans ton amour, ne prêcher que la misère des hommes et les merveilles de ta grâce. Il faut que je sois ferme et inébranlable en ce moment où tu vas me consacrer dans les cieux d'une bien autre manière que je ne le serai sur la terre.»

Puis, se livrant à un sérieux examen de conscience, Henri Merle se mit à rechercher les défauts de son caractère afin de les corriger. Était-il impérieux, manquait-il de douceur? Il feuillette son Nouveau Testament et médite longtemps des passages comme celui-ci:
«Nous avons été doux au milieu de vous, instruisant avec douceur ceux qui sont d'un sentiment contraire.»

La journée du jeudi 3 juillet se lève radieuse. De sa chambre, Henri contemple un moment le lac qui miroite au soleil, puis il fixe sur le papier ces pensées:

«Je n'ai plus de père, mais toi, mon souverain Père, tu assisteras à ma consécration, tu me recevras dans tes bras, tu me donneras ta bénédiction. Une chose que je réclame encore, Seigneur, c'est que tu me délivres de tout ce qui pourrait être en moi écart d'imagination, élan d'une jeunesse trop fougueuse, d'un caractère trop éloigné de la douceur que tu demandes. Je me remets entièrement à ton Esprit, que ton Esprit me dirige! Avec ton secours, ô mon Sauveur, je te serai fidèle jusqu'à la mort.»

La consécration au saint ministère n'était pas alors une cérémonie publique. On se réunissait à onze heures du matin et tout se passait académiquement, dans la salle du Consistoire, en présence de la Vénérable Compagnie des Pasteurs. Les dames n'étaient pas admises et cette exclusion fut sans doute un cuisant regret pour Mme Merle et pour son fils. Le pasteur Moulinié fit un discours plein d'onction avant d'imposer les mains aux neuf candidats à genoux. À quatre heures, les jeunes ministres lui faisaient en corps leur visite officielle et recevaient ses derniers conseils.

Sachant qu'il n'y avait pas de poste vacant dans le canton, attiré par les nouvelles qu'il recevait de Berlin par James Du Pasquier, assuré des subsides réguliers de son frère Guillaume, Henri Merle s'était décidé à faire un complément d'études en Allemagne. Il se reposa quelques semaines à Mornex, puis rentra à la Graveline faire ses préparatifs de voyage.


Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant