Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV


LA MÈRE ET LES MAÎTRES


Jeunesse et bonne humeur font le succès d'un maître.

C'est un tel précepteur, que j'eus l'heur de connaître.

Ton sourire approuvait ma conduite, ô mentor!

Fautif, j'étais puni par un sourire encor.

Traduit de BYRON


Il devait être d'une discipline peu sévère, ce petit internat du Pré-l'Évêque, dirigé par deux jeunes ecclésiastiques, MM. Nicolas Chenevière et Jean Heyer, sans quoi Aimé-Robert Merle d'Aubigné n'y aurait pas placé Guillaume dès qu'il eut une dizaine d'années, et, peu après, sa veuve ne lui aurait pas confié Henri à l'âge de sept ans. La position sociale des maîtres, l'influence de Rousseau et de Pestalozzi avaient fait des écoles de Genève tout autre chose que des casernes ou des prisons.

Voilà un petit bonhomme qu'il faudra prendre par la douceur, se dirent les bons pédagogues lorsque, à la rentrée d'automne de l80l, Mme Merle leur amena l'enfant en veste de nankin, puis s'esquiva bien vite pour éviter une scène de larmes. Le premier livre qu'on mit entre les mains de l'écolier fut un recueil de quatrains composé par M. Chenevière père, et son premier exercice de mémoire fut d'en apprendre quelques vers: 

Au sommet de la coupe où je buvais la vie

Se trouvait, par bonheur, une goutte de miel.


Plusieurs gouttes de miel devaient en effet adoucir, pour l'orphelin. L’amertume de ce premier séjour hors du foyer.

Il y avait l'amitié de son petit camarade Etienne Coulin, la chevaleresque protection de Guillaume, son grand frère de douze ans, les jeux sous les ormeaux du Pré-l'Evêque, le jardinet que chaque élève cultivait en bordure de la cour, et les lapins qu'on gardait dans des caisses. Il y avait surtout les visites de maman.

Pour n'en rien perdre, Henri se postait pendant les récréations sur le mur bordant la route. À peine avait-il aperçu le cher visage, sous le chapeau cabriolet, qu'il courait se jeter dans les bras de sa mère, et l'on ne se séparait qu'au signal de l'inexorable cloche. Marie-Elizabeth avait dit: «Il faut que mes fils soient élevés par des hommes»... C'était sans doute afin de pouvoir, en dehors de l'école, donner plus libre cours à sa tendresse maternelle.

Un jour, une nouvelle incroyable se répand dans les classes: la pension va quitter les Eaux-Vives pour la haute ville! Elle s'installera dans une maison sévère et grise faisant l'angle de la rue de l'Évêché et du passage des Barrières, adossée contre l'ancienne enceinte de Gondebaud. On envoya des émissaires à la découverte et leur rapport ne fut guère encourageant: on y sera comme en prison! Pour arriver dans les classes, il faut descendre un escalier très noir, et les fenêtres de ce sous-sol n'ont d'autre vue que celle d'une courette triangulaire plantée de lilas rabougris. 


Jusqu'alors Guillaume et Henri avaient appartenu corps et âme aux Eaux-Vives. Ils avaient joué à la Graveline, au Pré-l'Évêque, ou sur le lac. Maintenant ils seront cloîtrés dans la vieille ville et leur mère avec le petit Ami ne viendra plus les voir en passant.
Cependant tout changement plaît aux écoliers, et les enfants Merle conservèrent toute leur vie d'intéressants souvenirs de l'éco1e de l'Évêché.

Le quartier était austère il est vrai, et cependant le voisinage immédiat de la cathédrale lui donnait un charme tout particulier. Les recoins des porches et des tours offraient de si bonnes retraites pour jouer à cache-cache, les pavés ronds du parvis un sol inusable pour les jeux de barres, et les airs graves ou gais de son carillon, des accompagnements en musique à la fuite rapide des heures.

La cour Saint-Pierre était alors le point central de la vie genevoise, et c'est là sans doute qu'Henri Merle puisa son amour pour la vieille cité et ce goût du pittoresque qu'il conserva toujours. On y était aux premières loges pour toutes les cérémonies: cortèges de ministres en robes et en bicornes précédés d'huissiers en manteau rouge et jaune, mariages, manifestations d'étudiants, fêtes civiques, parfois même représentations d'acrobates ou de prestidigitateurs ambulants. Un jour, en pleine étude, des sons de trompette et de grosse caisse pénètrent dans la classe. Un polisson se lève et saute par la fenêtre, toute la bande fait de même, et bientôt un vaste cercle d'enfants acclame les habits dorés, les chapeaux à plumes, les singes savants et les danseurs de corde. Pendant ce temps, le placide sous-maître


LA COUR SAINT-PIERRE

LA COUR SAINT-PIERRE

(Dessin du peintre André Biéler)


continue à expliquer tout haut son auteur latin et, quand la troupe des jeunes écervelés rentre, qui par la porte, qui par la fenêtre, il se contente de leur dire: «Vous écrirez pour demain la version du texte que je viens d' expliquer».

Mais il y avait à la rue de l'Évêché, un spectacle bien plus dramatique que tous ceux que pouvait offrir la cour Saint-Pierre, c'étaient les faits et gestes des détenus de la prison voisine. Se pressant à l'unique fenêtre sous le toit, dont la vue dominait la cour des prisonniers, les élèves de la pension Heyer s'efforçaient de reconnaître, par son crâne mouvant, tel ou tel criminel célèbre dont, au dortoir, on racontait les méfaits, à la grande terreur des petits.

Les jours d'exécution, la rue solitaire se remplissait d'une foule compacte. Les écoliers avaient eu soin de se réserver les meilleures places est tout ce monde attendait dans un silence impressionnant. Un bruit de roues sur les pavés: c'est le tombereau qui arrive. Il s'arrête.
La lourde porte de la prison grince sur ses gonds, et l'on voit apparaître la chemise rouge du condamné, suivie de la robe noire d'un ecclésiastique. Tous deux montent sur la charrette et le cortège, flanqué de soldats, descend lentement la rue, tandis que les écoliers, sous le coup de l'émotion, rentrent sagement en classe.
Le samedi, lorsque les notes de la semaine avaient été bonnes, on rentrait chez soi pour passer le dimanche.
Mais, en route, il s'agissait de déjouer les guets-apens des gamins des Eaux-Vives. Quand il y avait collision, Guillaume jouait des poings, dispersait l'ennemi, et l'on gagnait la Graveline en courant. 
Le portail une fois refermé, les trois écoliers — Ami était maintenant de leur nombre — se sentaient au port.

Leur mère les accueillait avec un si chaud baiser, grand'maman Barbezat avait toujours quelque gâterie dans les vastes poches de son tablier et l'Oncle Dupré, comme on appelait un grand enfant de vieillard que son neveu avait placé à la Graveline, savait raconter de si belles histoires! L'hiver, autour du grand poêle, on partait avec lui pour Paris, le Paris des courtisans, des grandes eaux, des mascarades. Ce qui émerveillait surtout les enfants, c'était l'arrivée des ambassadeurs du Grand Turc, en 1740: énormes turbans, larges pantalons, pipes de six pieds de long, draperies de toutes couleurs. C'était mieux qu'un conte des Mille et une Nuits! Quand on en arrivait là, la grand'mère commençait à hocher la tête, et craignant la gauloiserie un peu leste des souvenirs de l'oncle Dupré. Elle coupait court, et répétait pour la centième fois le fameux récit du voyage de la bisaïeule dans une hotte de colporteur. Cette histoire étant sacrée, les enfants n'admettaient aucune variante

Mme Merle veillait à ce que ses fils, bourrés à l'école de grec et de latin. fussent aussi dressés aux bonnes manières et aux arts d'agrément. Ils prenaient des leçons de danse, de chant et de violon. Cependant, pour Henri, ce fut un beau jour lorsque son maître de musique cessa et de lui donner des coups d'archet sur les doigts et de lui enseigner à chanter La Suissesse au bord du lac.
«Il a l'oreille juste et la voix juste, expliquait le professeur démissionnaire à la mère désolée, mais il lui est impossible de les mettre d'accord!» 

Henri, très fort pour son âge, était souvent admis par son frère Guillaume dans le cénacle des grands, tandis qu'Ami, plus frêle, se faisait couver par sa mère. Le chef des aînés était Guillaume-Henri Dufour qui montrait déjà les qualités du futur général: ascendant moral, courage, hospitalité. Et quelle hospitalité! Celle du château de Montrottier près d'Annecy, devenu depuis quelques années la propriété de son père, séjour idéal pour des collégiens déjà effleurés par le romantisme naissant.

Ce château se dresse sur un monticule qui domine l'entrée des gorges du Fier. Rien n'y manque pour éveiller l'imagination juvénile: murs massifs, tours, donjon, terrasses ombragées descendant par gradins jusqu'au fond boisé et mystérieux des gorges. À l'intérieur, des salles voûtées, d'immenses cheminées et des restes de paille humide dans les cachots. Tandis que les grands vont à la chasse, Henri rêve aux belliqueux seigneurs savoyards qui, dans ces salles, avaient souvent comploté de surprendre Genève. Il préfère déjà l'histoire aux exploits cynégétiques.

D'ailleurs nos écoliers avaient décidé que le fusil était une arme vulgaire et que l'arc, avec sa courbe gracieuse et ses flèches légères, l'arc dont il est question dans Homère et dans Virgile, était une arme infiniment plus élégante. Aussi Henri Dufour et Guillaume Merle avaient-ils proposé la fondation d'une Section cadette du Jeu de l'Arc. On s'exercerait aux buttes du Pré-l'Évêque et on aurait l'insigne honneur de figurer à la fête annuelle de la Société des chevaliers.


assements les trois frères préféraient encore leurs dimanches à la Graveline. Le matin on allait au sermon. L'après-midi, à la belle saison, les camarades arrivaient et l'on s'en donnait de jouer, de nager et de ramer. Laissons Henri nous raconter ces divertissements:

«Il y avait dans le lac, à environ trois cents pieds de la Graveline, un personnage qui existe encore sous l'eau et qui avait alors pour nous une haute importance. C'était un énorme poteau, appelé le piquet du Maure. Atteindre ce but à la nage était l'objet de notre ambition; nul n'était tenu pour nageur avant d'avoir triomphé de cette épreuve décisive. Quelle gloire quand on y était parvenu! Christophe Colomb ne fut pas plus satis'ait lorsqu'il atteignit les premiers rivages du Nouveau Monde! On grimpait au piquet, on s'y tenait debout comme Neptune lui-même, puis, tout à coup, on plongeait la tête la première dans les eaux bleues du Léman. Après quelques exercices de ce genre, on devenait plus hardi encore et l'on descendait droit comme une flèche au fond de l'eau, à quelque trente pieds de profondeur, pour saisir une poignée de sable fin que l'on jetait en l'air en signe de triomphe aux acclamations des camarades. Le lac était notre domaine et nous l'explorions dans tous les sens en bateau. Nous ramions souvent jusqu'à la pointe de Belle-rive, dont nous aimions l’ancien château. Alors Guillaume disait: «Moi, quand je serai grand, j'irai dans les pays lointains, je gagnerai une grande fortune, je reviendrai à Genève, et j'achèterai le château de Bellerive.»

«Par les belles soirées d'été, nous aimions à voir le soleil disparaître derrière le Jura, laissant la longue ligne noire, sévère, hardie de la montagne se détacher sur un ciel rose, orange, pourpre et or. Et ces trans'ormations magnifiques du ciel se reflétaient dans le lac, lui donnant tour à tour toutes ces teintes et le faisant ressembler, pensions-nous, à une mer de lave descendant du Vésuve ou de l'Etna. Si un léger bateau venait à fendre cet océan de feu, il laissait derrière lui un long sillage de paillettes d'argent. Parfois l'un de nous s'écriait: «Que le Mont Blanc doit être beau maintenant!» Et quelques coups d'aviron suffisaient pour nous faire atteindre un point du lac d'où nous découvrions le géant des montagnes. Nous modérions alors le mouvement de nos rames, afin de ne rien perdre du sublime spectacle du Mont Blanc que les rayons du soleil couchant coloraient peu à peu d'une pourpre impériale. Tout autour de lui les autres sommets, perdant leur éclat, tombaient dans l'obscurité et ressemblaient à de pâles courtisans prosternés autour d'un trône. Ces beautés existent encore, je les admire chaque été et pourtant il me semble qu'elles me frappaient davantage à quinze ans.»


Ce fut à cette époque que Guillaume, Henri et Ami firent, chacun à son tour, leur instruction religieuse.
M. Heyer se servait d’un cours, écrit au XVIIIe siècle par le pasteur Anspach, qu'on était tenu de copier très proprement et d'apprendre par cœur très exactement.

Les jeunes Merle furent des catéchumènes exemplaires, sans être profondément impressionnés par la religion d'alors qui faisait appel au bon sens et visait aux bonnes mœurs, mais qui était sans élan et sans vie.
Très attaché à ses maîtres, mais lassé de renseignement privé d'un petit internat, Henri fut heureux de réussir, en juillet 1809, aux examens qui lui ouvraient l'entrée de l'auditoire de Belles-Lettres. Il n'avait pas encore quinze ans.
De la pension Heyer à l'Académie, en contournant le chevet de la cathédrale, il n'y avait pas deux minutes de marche. Mais la distance morale semblait infinie à des écoliers, qui, au bout de ce court trajet, se croyaient devenus tout à coup de doctes étudiants.


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