Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II


LA GRAVELINE



La plus grande faute qu'on puisse commettre dans l'éducation, c'est de trop se presser.

L'essentiel n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre.

J.-J. Rousseau.


Aimé-Robert Merle d'Aubigné, pendant ses fréquentes absences, s'enquérait souvent dans ses lettres de ce qui se passait à la Graveline. Les deux femmes à la tête du ménage donnaient-elles à ses fils une éducation suffisamment virile? Avait-on taillé les arbres fruitiers et fait succéder les semis d'orge et de seigle à ceux de blé et d'avoine? Les plantes grimpantes couvraient-elles le pavillon, et l'argent de la caisse suffisait-il aux dépenses courantes? Ce mari un peu pointilleux pouvait se rassurer: Marie-Elizabeth pensait à tout.

Essayons de nous représenter la Graveline, asile pendant trois générations de notre famille du Refuge.
De la porte de Rive, la route des Eaux-Vives, bordée de maisonnettes, de jardins et d'enclos où s'étaient installées des fabriques d'indiennes, atteignait la rive du lac au-dessous de la propriété de la Grange. La Graveline et le Port Boissier formaient la pointe entre la route et le bord de l'eau. 

On entrait par la petite grille du portail, la grande ne s'ouvrant que pour les calèches et les chars à foin, et la maison à quatre étages se dressait à quelques pas.

Appuyée à droite contre le mur mitoyen du jardin Boissier, à gauche contre une maisonnette réservée aux aïeules, elle n'avait aucune prétention architecturale.

Le salon du rez-de-chaussée, côté vent, comme on disait alors, était une vaste pièce basse et gaie, inondée de soleil par ses portes-fenêtres et chauffée en hiver par un grand poêle de faïence. Du côté bise se trouvaient la salle à manger et la cuisine. Dans les étages du haut, un curieux assemblage de chambres de dimensions fort inégales pleines de coins et de recoins imprévus, d'armoires profondes communiquant entre elles et, tout en haut, un immense grenier. Maison idéale pour jouer à cache-cache. Mais les soirs d'hiver, quand la bise faisant grincer les gonds des volets et gémissait dans les cheminées, c'était une demeure inquiétante pour les petits garçons qui se cachaient alors la tête sous les couvertures pour ne pas entendre passer les voleurs ou les revenants.

Redescendons au jardin. Tout près de la maison un ormeau magnifique ombrageait une pelouse. Du côté des Eaux-Vives s'étendait le potager.

Les prés et le verger s'étalaient en plein midi. Ils étaient traversés par un clair ruisseau, provenant d'une de ces sources profondes qui ont donné à la commune ce nom si frais d'Eaux-Vives. Dans ce cours d'eau en miniature les enfants faisaient voguer de fragiles bateaux et élevaient des petits poissons dans de minuscules réservoirs. La bande de terrain longeant la grève


 Suzanne-Marie-Elizabeth d'Aubigné

Suzanne-Marie-Elizabeth MERLE d'AUBIGNÉ, née BARBEZAT

(Dessin attribué à Mme Munier-Romilly)


du lac était occupée en partie par les communs: ferme, granges et écuries. Il y avait là un colombier, un rucher, un poulailler et, surveillant le tout, Pluton, le gros chien noir, terreur des maraudeurs et favori des enfants, qui venaient parfois partager avec lui leur écuelle. L'été, on faisait les foins et c'était une fête d'accompagner le fermier jusqu'à Frontenex, pour rentrer la coupe d'un pré qu'Aimé-Robert avait loué en face de la campagne Mallet-d'Hauteville. Alors le portail s'ouvrait tout grand pour laisser passer le char pesamment chargé, où trois petits garçons trônaient glorieux, parmi le trèfle et l'esparcette.

Dans ce paradis, le coin de prédilection des enfants était le bord de l'eau près de la maison, avec son petit port, sa grève et son pavillon. Bien des années plus tard, Henri le décrivait ainsi:

«La terrasse ombragée par un platane, qui existe encore maintenant, était notre refuge pendant les grandes chaleurs de l'été. On y était si bien à l'ombre et en face des vents du nord! Le mur de clôture, couvert de larges dalles, était à une hauteur commode pour s'y asseoir et, quand la bise soufflait, on voyait sortir de derrière le promontoire de Bellerive des barques dont les voiles latines, déployées en sens opposé, ressemblaient à des ailes de colombes. Les barques avançaient, elles passaient devant Ruth, au pied du coteau de Cologny, elles s'approchaient de nous, comme si elles allaient débarquer à la Graveline, puis elles enfilaient l'étroite entrée du port et disparaissaient du côté de la ville.»

Rousseau avait dit: «Mettez l'enfant dans la seule dépendance des choses. Vous aurez suivi l'ordre de la nature». Cette absence de contrainte factice était le  principe pratiqué à la Graveline. Pas de vêtements trop serrés. Pas de luxe dans la toilette. Du soleil, de l'exercice, le grand air et puis: de l'eau et encore de l'eau! Même par les grands froids, quand le bord du lac était gelé, on cassait la glace pour y plonger les gamins. Et c'était pieds nus et cheveux au vent qu'on gravissait les sentiers rocailleux des environs de Genève.

Pourquoi Aimé-Robert acheta-t-il «Bel-Air», cette maisonnette située dans l'échancrure entre le grand et le petit Salève, où Monnetier blottit son église et ses maisons de paysans? Peut-être afin de réaliser l'idéal de Rousseau: «une petite maison rustique avec des contrevents verts». Sans doute, parce que l'escalade des sentiers abrupts de la montagne rentrait dans le programme d'entraînement physique qu'il avait conçu pour ses fils. Quelques belles semaines de l'été 1799 passées avec le père de famille dans ce vallon agreste restèrent profondément gravées dans le souvenir des enfants.

Le départ de la Graveline était original à souhait; on chargeait un âne de deux grands paniers; dans l'un on plaçait Henri, dans l'autre le petit Ami, Guillaume et son père marchaient à côté. Et en avant pour la montagne, par le bac d'Etrembières et la route de Mornex!

Rousseau, questionné un jour sur les premières leçons à donner à un petit garçon, avait répondu:

«Les éléments du latin, de l'histoire et de la géographie partageront le temps de l'enfant... Il faudra seulement lui en donner une teinte aisée d'où je bannirai tout ce qui sent trop la sécheresse.» 

Aimé-Robert, suivant à la lettre les conseils du maître, donna ses premières leçons au petit Henri, âgé alors de moins de cinq ans, non pas dans des livres, mais au grand air du Salève, et dans une teinte aisée.

D'abord, la leçon de géographie, au moyen de la carte si nettement dessinée qui s'étale à vos pieds, lorsqu'on s'arrête sur le chemin des Voûtes. Il n`y manque rien: ni la couleur, ni le relief, ni le cadre formé par la ligne du Jura, par les Voirons et par le Salève lui-même.

Un lac? C'est cette nappe liquide qui se confond au loin avec les collines vaudoises et dont le bleu devient de plus en plus intense, à mesure que, rétréci entre les rives verdoyantes de la campagne genevoise, il enfonce sa pointe dans les murs de la cité. Un fleuve? C'est le Rhône qu'on devine, là-bas, par la verdure pâle des saules. Un affluent? Le voilà qui coule à nos pieds: c'est l'Arve, faisant mille façons et détours avant de mêler ses eaux limoneuses au courant bleu du Rhône.
Ces bancs de sable émergeant de l'eau, ce sont des îles.

Et la tache austère et grise au centre du tableau, avec ses remparts, ses tours et ses clochers, c'est Genève, notre petite patrie. Le damier vert et jaune des bois, des prés, des champs et des vignobles qui l'entoure comme un tapis multicolore, c'est un coin de ce département du Léman, dont nous ferons partie tant que nous resterons français. Trois mois auparavant en effet le Directoire, sans demander l'avis des citoyens, avait incorporé Genève à la République française.

C'est aussi en se promenant qu'Henri prit sa première leçon de latin: «Qu'est-ce que cela veut dire  Nasci, Pati, Mori ?», demanda-t-il un jour en passant devant la porte du château de Monnetier, où ces mots étaient gravés dans la pierre. Le père répondit ce que devaient exprimer plus tard ces vers d'Henri Durand:

«Naître, souffrir, mourir, c'est le destin des hommes,

Le secret de la vie et le dessein de Dieu.»

Ce fut sur la colline de Monthoux, à la maison des champs de M. Dupré, le parrain du petit Ami, qu'Henri vécut sa première leçon d'histoire. Pour y arriver, il fallait passer par Mornex, traverser l`Arve, puis gravir les pentes douces de ce coteau qui semble un chien couché montant la garde à l'entrée de la vallée. Ce jour-là les grandes personnes discutaient sous les ombrages les nouvelles inquiétantes apportées par les derniers papiers, les enfants écoutant sans en avoir l`air.

On parlait de cette coalition qui versait sur le Rhin et sur la Suisse deux cent cinquante mille Autrichiens commandés par l'archiduc Charles, et dix-huit mille Russes sous les ordres de Souvaroff. Masséna ne disposait plus que de cent cinquante mille hommes qu'il rassemblait près de Zurich, et pendant ce temps le général Bonaparte s'attardait en Égypte. Qui sait quand ces hordes de Hongrois, de Cosaques et de Croates se jetteraient sur la Suisse? Les grandes personnes se lèvent. On va célébrer cette réunion d'amis en plantant un arbre sur la pelouse. Henri s`esquive, grimpe au sommet du coteau et plonge son regard dans la vallée de l'Arve. Cette ombre noire qui passe là-bas au pied des Voirons, ne serait-ce pas l'avant-garde de ces terribles Tartares dont on parlait tout à l'heure? Et  l'enfant revient en courant, et tout tremblant se réfugie dans les bras de son père, qui eut beaucoup de peine à le rassurer. Il n'oublia jamais la Deuxième coalition!

Parents et enfants jouissaient pleinement de leur villégiature, lorsqu'un jour une lettre de Genève vint tout gâter. Aimé-Robert fronça les sourcils, comme il arrivait chaque fois que les courriers ne marchaient pas.

Et les enfants pensaient: «Ah! ces maudits ballots, quand ils arrivent, ils sentent le chlore à cause de la peste, et quand ils n'arrivent pas, ils gâtent nos vacances!» En toute hâte, on fit ses paquets et l'on rentra à la Graveline où les mauvaises nouvelles se trouvèrent confirmées. Les troupes autrichiennes et russes, sans cesse en mouvement entre l'Italie, la Suisse et l'Allemagne, avaient intercepté d'importantes dépêches. Aimé-Robert se décida donc à partir à leur recherche. Le 21 messidor an VII (8 juillet 1799), il fait viser son passeport, dont la note porte cette remarque inattendue: «Vu à l'État-Major de la place de Genève en état de siège», puis il rentre à la Graveline pour boucler son sac.

Dans le salon si gaiement éclairé par le soleil de juillet, tout le monde paraît consterné. Grand'maman Barbezat est affalée dans son fauteuil, Marie-Elizabeth se fait violence pour ne pas pleurer, le remuant Guillaume est sage comme une image, Ami a des yeux étonnés, et Henri se cramponne à la redingote paternelle, décidé à empêcher ce départ de toute la vigueur de ses petits bras. Aimé-Robert, très ému, se penche vers l'enfant, lui fait lâcher prise, le baise tendrement,  embrasse sa femme et disparaît. Mais le petit garçon, comme obsédé par un pressentiment, s'élance à la poursuite de son père en poussant des cris. On le ramène; tout secoué de sanglots. Il se jette sur le grand canapé du salon, puis, peu à peu, les petits doigts crispés se détendent, les grosses larmes sèchent sur ses joues toutes rondes: «Henri dort, dit sa mère, ne le dérangeons pas».

Ils sont éphémères, les chagrins d'enfants. Pour les petits garçons de la Graveline, la contrariété que leur causaient les absences de leur père avaient une compensation: celle des lettres, tour à tour graves et enjouées, qu'il ne manquait pas de leur adresser. Au mois de février de cette même année, il avait écrit à Guillaume âgé de dix ans, comme à un confident:

«J'espère, mon bon ami, que tu travailleras bientôt avec moi. Il faudra penser à gagner ta vie et à donner à ton frère Henri l'éducation que je t'ai donnée. Comporte-toi bien avec ta bonne maman et rends-la heureuse... Si tu perds ton père, rappelle-toi qu'il fit tout pour ton bonheur...»

Dès son arrivée dans la région du Danube, Aimé-Robert, fidèle à son habitude, se mit en devoir d'écrire à ses fils. Cette lettre est, avec son passeport, le seul souvenir des derniers jours du voyageur qui ait été conservé dans les archives de famille.

Elle est si caractéristique cette page, adressée à Messieurs M. Guillme et Henri, fils de Merle d'Aubigné. Genève en Suisse (sic), que nous la transcrivons en entier, sans rien changer aux majuscules du texte: 


Augsbourg, le 16 août 1799

Messieurs,

Je viens d'apprendre que vous venez de contracter ensemble une Société, dont le but est l'achat et la vente de toutes sortes de marchandises: que le plus grand ordre règne dans vos Bureaux et dans vos Magasins. Très satis'ait de cette nouvelle, je ne puis qu'approuver votre entreprise et, pour y coopérer, je viens vous offrir mes petits secours. Vous trouverez ci-joint ma traite de ce jour sur M. Berguer, de votre ville, de cent petits sols de Genève, à dix jours de date; il vous plaira de la présenter à l'acceptation, et, en cas de refus, faire le nécessaire; vous me créditerez de cette somme dans mon compte de Prêt sur le pied de cinq %.

Vous m'accuserez réception de la présente, et je vous prie de me donner vos ordres pour l'achat des joujoux de Nuremberg dont vous aurez besoin. Je vous servirai avec zèle. Je suis votre serviteur.»

Merle d'Aubigné.


On peut se représenter le plaisir causé à la raison sociale Guillaume, Henri et Cie par une communication aussi avantageuse. Joie de courte durée, car ce premier pli est bientôt suivi d'un second contenant le passeport du voyageur, ce qui paraît inquiétant. Cette pièce avait été visée à Coppet le 9 juillet, à Bâle le 11, à Strasbourg le 15 , à Mayence le 19, à Hœchst le 20.

Ce dernier visa, griffonné sur un méchant carré de papier collé après coup, était rédigé d'une manière fort peu rassurante: «Les avant-postes laisseront passer le porteur du présent. Hœchst, le 30 messidor, an VII. Le chef d'escadron, G. Mignet».

Aimé-Robert s'était donc aventuré dans la zone de guerre, il avait pu passer en Allemagne, mais là, son passeport d'homme de lettres suisse, annoté par des ministres, préfets et commandants français, ne pouvait plus que lui nuire. Il s'était promis de s'en procurer un autre à Francfort.
C'est sans doute pourquoi il avait renvoyé à Genève le document compromettant.

À mesure que le temps passe, l'inquiétude à la Graveline devient de plus en plus cruelle. Les enfants sont aux aguets: le grincement de la grille, le bruit du gravier sous les pas, leur donnent un espoir auquel succède chaque fois une amère déception. «Ce n'est pas encore papa!»
Marie-Elizabeth, décidée et énergique, fit toutes les démarches possibles pour retrouver les traces de l'absent, mais ce fut peine inutile. Son mari avait sans doute été collé au mur comme espion, ou assassiné au coin d'un bois par un maraudeur. Il ne lui restait donc qu`à organiser sa vie au mieux, afin de ménager des ressources très diminuées. On vendra Bel-Air, mais on conservera la Graveline. Et c'est elle, la vaillante mère de famille, qui continuera, encore quelque temps, l'Agence postale, avec l'aide de ses beaux-frères.

À force de travail, d'économie et de simplicité, une aisance relative continua à régner à la Graveline. Il y eut des dépouillements volontaires, d'autres furent inconscients, tel l'abandon d'une partie du nom que le père avait porté...

Quelle femme admirable que cette Marie-Elizabeth Merle! Le portrait qui la représente assise sur un banc de jardin, coiffée d'un bonnet noir laissant dépasser ses boucles brunes et vêtue d'une robe claire à la mode du Directoire, garnie au cou d'une fraise de tulle et d'un léger fichu, doit être la ressemblance même, tant il reflète les dons que nous lui connaissons. Dans ces yeux bruns et ce paisible sourire il y a tant de bonté et de finesse, dans ces traits vigoureux tant de volonté et d'énergie! Jusqu'à la mort de son mari, elle avait été la femme et la mère idéale. Maintenant elle sera seule pour ses enfants le cœur et la raison de la Graveline.


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