Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II


AIMÉ-ROBERT MERLE D'AUBIGNÉ.


Rends service à tes concitoyens sans en rien attendre. Si tu leur es utile, ta récompense est dans ton coeur.

A.-R. Merle d'Aubigné


Le mariage de François Merle et d'Elizabeth d'Aubigné avait été béni par la naissance de quatre petits garçons: Jean-Louis, Jean, Aimé-Robert et Pierre.

Égayé par le cliquetis des métiers et les rires des enfants, le ménage coulait des jours heureux, lorsque, tout à coup, en l'année 1761, la mort prématurée du père de famille coupa court à cette prospérité et à ce bonheur domestique.

Alors Elizabeth Merle, née d'Aubigné, replia sa vie dans d'étroites limites, essaya de continuer, pendant un temps, les affaires de son mari, se contenta d'un très modeste logement dans la vieille ville, mit ses fils à l'école ou en apprentissage, et mena avec eux cette existence intime, mais un peu étriquée, que Charles Wagner appelle «la bienheureuse pauvreté».


Aimé-Robert, né le 9 octobre l755, enfant imaginatif, aimant, religieux de nature, semble avoir été le préféré de sa mère, qui saluait en lui un futur pasteur.
Mais un grand-oncle de l'enfant, son parrain, et par surcroît son tuteur, voyant de mauvais œil et cette préférence et cette vocation, exigea qu'il fût envoyé en pension à Lausanne. C'est ainsi que le petit homme, âgé de neuf ans seulement, dut quitter le nid maternel et se soumettre à la férule d'un pédagogue très dur et fort ignorant. Ce n'était là que le début de ses misères...

L'impérieux parrain Dufour, ayant quitté Paris pour rentrer à Genève, y rappela son filleul, alors âgé de douze ans, et déclara, malgré les supplications de la mère et les larmes du petit: «Un bon métier dans les doigts vaut tous les parchemins des académies. Aimé-Robert, tu seras horloger!»
Tu seras horloger! Au premier abord, ce décret n'a rien de barbare. Dans le Genève d'alors il y avait peu d'avenir dans les professions libérales, et les arts et métiers étaient très honorés. Mais, pour ce sage enfant du Refuge, habitué à quelque paisible quartier de la rive gauche, fils et petits-fils de négociants et de magistrats, écolier dans l'âme, l'idée de pénétrer dans la gent turbulente de la fabrique genevoise fut odieuse.

Dans ce temps-là, pour le choix d'une carrière, on ne consultait ni un expert, ni le principal intéressé; il ne restait donc qu'à obéir.
Dès lors, chaque matin, le jeune garçon traversait le Rhône sur le pont de l'Île, gravissait les rues étroites du Faubourg, puis le viret d'une haute maison, pour se rendre dans son atelier de cabinotier. Intimidé, il cherchait à rester inaperçu parmi les ouvriers en blouse, l'abat-jour vert sur le front, qui maniaient avec tant de dextérité les outils légers et les métaux précieux dont ils créaient des montres et des parures.

Plus intellectuel qu'adroit, le gamin n'avait pas la main souple et subtile de ces artistes de l'or et de l'émail. Venant d'un milieu empreint de gravité calviniste, il n'avait pas non plus la prompte repartie qui détourne les lazzis, ni l'intuition rapide qui découvre les guets-apens. Raffiné et rêveur, il souffrait autant des réprimandes du patron que des farces de ses camarades, et chaque jour son sort lui paraissait plus amer.

Si l'on ne savait l'acuité tragique que prennent parfois les souffrances d'un enfant, on serait tenté de trouver exagérée la description qu'Aimé-Robert fit plus tard de ces neuf années «de chiourme»:

«Pour abréger ma vie, je fus trois jours sans rien manger. Quelque temps après, une fille s'étant empoisonnée, je m'informai avec quelle substance; je l'appris et m'en procurai avec beaucoup de peine. Ma mère surprit cette drogue dans ma poche, et ce fut dans son sein et noyé dans les larmes que je me repentis de mon erreur... Dès, lors je me suis résigné à ce que l'Être suprême a voulu de moi et maintenant je le remercie du plus profond de mon cœur des épreuves par lesquelles il m'a fait passer.»

Épreuves salutaires en effet. Au contact des péclotiers débrouillards, Aimé-Robert s'assouplit et prit le goût du bel ouvrage. Dans cette ambiance frondeuse, aussi passionnée des traditions du métier que des dernières nouveautés en politique et en philosophie, il s'initia aux grands courants de l'époque. Parfois, dans les ateliers de Genève, des ouvrages comme le Contrat social et l'Émile étaient lus à haute voix par un apprenti,


Merle d'Aubigné

Aimé-Robert MERLE d'AUBIGNÉ

(D'après une miniature sur l'ivoire d'une tabatière.)


et nulle part ailleurs les controverses entre les partisans de Jean-Jacques et ceux de Voltaire n'étaient aussi vives ou même aussi orageuses. Ainsi, tout en ajustant et limant, le jeune homme se forgeait une petite philosophie à la Jean-Jacques, faite de passion pour le grand air, de foi en la Providence, et de soumission au devoir, mais non pas de résignation fataliste à une vie terne et sédentaire. De son atelier de Saint-Gervais, niché sous les tuiles, il devinait le vaste monde, par-delà les Alpes et le Jura, et mourait d'envie d`aller l'explorer.

À vingt et un ans enfin, de connivence avec sa mère, Aimé-Robert rompit sa chaîne, et, projetant de tenter fortune à Paris, prit la route du Fort de l'Écluse. Sa très légère escarcelle l'engageait à se conformer au précepte de Rousseau: «Quand on ne veut qu'arriver, on peut courir en chaise de poste, mais, quand on veut voyager, il faut aller à pied.»

C'était en octobre l776, l'année où Jacques Necker était nommé ministre des finances du Royaume de France. Moins fortuné que son illustre compatriote, le jeune homme n'éprouva à Paris que des déboires. À Bruxelles, qui jouissait alors d'une grande prospérité sous la sage administration de la Gouvernante Marie Christine, il eut la bonne fortune de trouver du travail chez un horloger. Dans ses lettres à sa mère, il se déclara enchanté de cette ville «propre et gaie» et, à force de philosophie, il conserva sa bonne humeur, malgré la solitude et l'indigence.

«Vous devez bien croire que la nouvelle que vous me donnez de votre indisposition pendant les chaleurs  m'a fait de la peine, et je suis charmé que le vin de Malaga vous ait fait plaisir. Tenez-vous bien, ma bonne maman, au nom de Dieu. Prenez de bonne nourriture et du vin vieux à votre ordinaire. C'est nécessaire à votre âge. Ne vous fatiguez pas à votre ménage, dormez ce qu'on appelle la grasse matinée. C'est maintenant à vos enfants à se lever bon matin pour vous. Vous vous êtes assez levée pour eux... Moi, je m'estime heureux quand je pense que je travaille pour vous... Ne crains rien, ma Bonne, je serai toujours assez riche pour te faire couler des jours heureux. Je voudrais que tu me visses chez moi, bien sage et bien rangé, et pensant à toi. Adieu, je t'embrasse. Pense à ton fils, mais pense qu'il t'aime mille fois plus qu'il ne t'a aimée jusqu'ici.»

Puis, quittant Bruxelles, le jeune homme s'embarqua à Anvers pour Londres. Mais cette cité ne lui ayant paru ni «propre ni gaie», il rentra à Genève, bien décidé à lâcher son métier et à chercher une occupation plus en rapport avec ses goûts et ses aptitudes. En attendant mieux, il donna des leçons.

Cependant, le désir de voir du nouveau l'obsédant toujours, Aimé-Robert se remit en route.

«Je fis, raconta-t-il plus tard, un voyage en Espagne en 1779, et en I780 à Wesserling, d'où je revins pour avoir la douleur de rendre mes derniers devoirs à ma bonne mère.»

Avant de mourir, le 24 décembre 1780, Elizabeth Merle avait eu la joie de voir ses quatre fils honorablement établis: Jean-Louis associé de la maison Daspre, à Marseille; Jean s'occupant d'horlogerie; Aimé-Robert employé de la maison Calandrini à Genève, et Pierre nommé régent du collège latin de Neuchâtel.

De ces quatre, l'aîné, Jean-Louis, semble avoir eu aussi dans le sang ce besoin de sortir des sentiers battus qui tourmentait son cadet. Très jeune, nous le voyons quitter Genève pour tenter sa fortune en France, et observant avidement tout ce qui lui tombait sous les yeux. En descendant le Rhône, il étudie l'organisation des coches d'eau et projette l'établissement d'un nouveau service de galiotes naviguant entre Lyon et Avignon. Une fois débarqué, il part avec ses échantillons pour la foire de Beaucaire, en faisant un crochet par Nîmes, poussé par la curiosité d'y retrouver de lointains parents. Enfin, il s'établit à Marseille, en vue d'importer des produits de l'industrie de Genève et des cantons suisses.

Mais dans cette bruyante volière, trop de merles volent et chantent, et cela dérange beaucoup Jean-Louis Aussi, le 5 juillet l775, il écrit à sa mère: «Mon adresse est maintenant Merle d'Aubigné à Marseille. Ce qui me détermine à changer ma signature particulière, c'est le grand nombre de Merle qu'il y a dans cette ville, ce qui procure tous les jours des erreurs dans nos lettres.»

Peu à peu ses frères suivirent son exemple, et l'on peut supposer qu'Elizabeth Merle, née d'Aubigné, fut satis'aite de voir le nom dont elle était fière descendre ainsi à sa postérité.

Aimé-Robert Merle d'Aubigné — car ses signatures et les adresses de ses lettres montrent que ce double nom fut dès lors admis tant à Genève qu'à l'étranger, — était trop remuant pour moisir longtemps sur un tabouret d'employé. Fort de l'expérience acquise dans ses voyages et dans les bureaux Calandrini, il lança vers l780 une maison de commerce à lui, et réussit si bien qu'il put bientôt songer à fonder un foyer et à demander en mariage Suzanne-Marie-Elizabeth, dont le père, Daniel Barbezat, avait épousé Marie, fille de Jacques Velay.

Un document, émanant de «l'honorable communauté du Grand Bayard dans les comtés souverains de Neuchâtel et de Valangin», déclare que «les Barbezat sont d'une bonne fame et réputation d'honneur et probité». Quant aux Velay, c'était une famille réfugiée, originaire du Pont de Monvert, où elle était alliée à la noblesse du Gévaudan. Marie Velay se souvenait d'avoir entendu raconter à sa mère, née Vasserot, comment, dans son enfance, celle-ci avait été transportée dans une botte de colporteur et sur le dos de son père, du Languedoc au pays du Refuge. La fille de Daniel Barbezat et de Marie Velay avait vingt ans. Dans la bonne grâce qu'elle conserva toute sa vie, il y avait un fond de solidité huguenote, assaisonnée d'un brin de piquant méridional et de beaucoup de bonhomie neuchâteloise.


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C'est midi, et la chaleur de la journée du 21 juillet 1788 fait vibrer l'air sur la place de l'église de Cartigny, vieux village genevois des bords du Rhône. Au fond, le temple arrondit son amusante façade, moitié ferme, moitié chapelle. Au centre, le porche, surmonté d'un clocheton trapu, fait une tache d'ombre moins fraîche pourtant que celle des tilleuls, sous lesquels les chevaux d'une patache fatiguée se reposent.

Par la fenêtre on entend un murmure confus de  liturgie, puis un frou-frou de robes et une cadence de pas. Ce bruit léger réveille la voiture, l'attelage et le cocher. La porte du temple s'ouvre toute grande et les mariés, jeunes et souriants, s`avancent sous le ciel qui les bénit.

Dans cette vive lumière d'été il est malaisé de bien discerner leurs traits, et cependant quelques commères à la fontaine remarquent: «Ma foi, c'est un joli couple que notre ministre Mange vient d'épouser.» Lui, d'apparence un peu délicate, taille moyenne et bien sanglé dans sa redingote neuve et ses culottes collantes. Elle a le teint mat, des boucles brunes, et les paillettes argentées de sa robe de mousseline brillent au soleil.

C'est Aimé-Robert Merle d'Aubigné et sa jeune femme, suivis de parents et d'amis. Peu à peu tout ce monde s'engouffre dans l'équipage et, à voir la poussière que remuent sur la route les fers des chevaux enfin réveillés, on dirait qu'eux aussi sentent les parfums et les fumets du repas qui attend la noce au retour.

À ce gentil couple il faut un nid. Ah! si l'on pouvait l'établir au bord de l'eau! On cherche, et l'on finit par découvrir qu'une certaine dame Jean-Antoine Dubois désirait vendre sa propriété sise aux Eaux-Vives.

Bientôt notaires et greffiers rédigeront les actes et, la Graveline passera ainsi à la famille Merle d'Aubigné.

Un soir d'automne, dans le logement citadin qu'il habitait encore, Aimé-Robert venait de passer par les heures d'attente fébrile suivies de cet instant de parfaite félicité que connaissent tous les jeunes papas. Trop discret pour encombrer la chambre où l'enfant venait de naître, trop nerveux pour songer à dormir, l'idée lui vient d'employer cette veille à commencer des mémoires de famille dans un cahier rose acheté à cet effet. Il s'assied, taille sa plume, règle ses marges, puis d'une belle bâtarde appliquée, il écrit:

MES RÊVERIES

Le 26 octobre 1789, à onze heures et demie du soir

Pour mon fils Marc-Guillaume Merle.

Commencé le jour de sa naissance.


«Tu viens de naître, mon cher Guillaume, mais je ne jouis de toi qu'à demi. Je te presse dans mes bras, ta bonne mère te comble de ses caresses et tu y es insensible; pour raccourcir le temps, je vais déposer sur le papier les sentiments d'amour que nous avons pour toi; chaque semaine je tracerai ce qui t'est arrivé, ainsi qu'à tes bons parents. Peut-être trouveras-tu à la lecture de ce livre de nouvelles raisons de nous aimer.

«Que ne puis-je, dans l'esquisse des événements d'une vie agitée, faire servir mon expérience à te préserver des dangers que je n'ai évités que par une grâce particulière de l'Être Suprême! Si tu as le malheur de perdre ton père en bas âge, ressouviens-toi que dans quelque position que tu te trouveras, Dieu ne t'abandonnera jamais, et préfère l'honneur et la vertu à tout au monde.

Si tu te trouves dans une position gênée, avec un travail assidu, tu te tireras d'affaire; si tu es riche, n'oublie jamais que tes parents ont été pauvres et que tu peux le devenir. Agis avec tes concitoyens comme si tu étais de la dernière classe, rends-leur service en tout, sans en rien attendre; si tu leur es utile, ta récompense est dans ton cœur...»

«J'espère que l'achat que j'ai fait d'une petite campagne te donnera autant de plaisir qu'il m'a causé de peine. L'espérance de te voir grandir en bonne santé, de te faire jouir de l'air pur, de te familiariser avec l'eau,  de te donner une forte éducation physique, jointe au plaisir d'être utile à mes concitoyens par la fondation d'une école ,de natation, m'a décidé à faire cette emplette.»

Viennent ensuite quelques remarques philosophiques, de nouvelles exhortations adressées au nouveau-né... puis l'élégante écriture s'arrête au beau milieu d'une phrase. Écrire fidèlement ses mémoires durant une vie entière, voire même pendant quelques semaines, voilà une résolution difficile à tenir. Les nombreuses pages restées vierges dans le cahier rose en sont la preuve.

Tout de suite après les relevailles de Marie-Elizabeth, on s'installa à la Graveline, et, le printemps venu, le citoyen Merle d'Aubigné reprit son projet d'être utile à ses concitoyens en établissant la Genève plage de ses rêves. Rien n'y manquera: ni un «promenoir d'asyle agréable, ni un instituteur toujours sur les lieux, ni les secours les plus prompts en cas de besoin, afin de rassurer les pères tendres».

Par des lettres au Journal de Genève, par un mémoire adressé au recteur de l'Académie, et par une circulaire au public, le citoyen Merle lança donc une société par actions en vue de l'établissement d'une École de natation tout près de sa propriété. Il réussit, et on le vit souvent entraîner lui-même les jeunes nageurs aux exercices du plongeon et du sauvetage. Dans notre siècle de sports et de grand air, il est juste de reconnaître les mérites d'un précurseur qui, inspiré par Rousseau, cherchait à réagir contre les mœurs sédentaires des Genevois, si longtemps cloîtrés derrière leurs remparts.

«La Nation ne s'est occupée que de l'éducation morale, il est temps de réparer cet oubli, écrivait le directeur de l'école. Tous ne savent-ils pas que le moral dépend d'un physique plus ou moins heureux, et que négliger celui-ci c'est agir comme un ébéniste qui donnerait les contours les plus agréables à un meuble dont le bois serait vermoulu.»



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En d'autres temps, le trio de la Graveline aurait coulé des jours paisibles. Mais des nouvelles alarmantes arrivaient de Paris: incarcération du roi et de la reine, massacres de septembre, régime de la Terreur. À Genève on n'était pas non plus sans inquiétude en voyant les clubs se multiplier et les Égaliseurs devenir de plus en plus exigeants. Un bref coup d'œil en arrière nous montrera les causes de la Révolution genevoise.

L'arrivée à Genève, pendant les XVIe et XVIIe siècles, d'un grand nombre de réfugiés appartenant aux classes dirigeantes de France et d'Italie très rapidement assimilés aux familles notables de la cité, et, au commencement du XVIIIe siècle, l'enrichissement graduel de ce patriciat, grâce au commerce, à l'industrie et à la banque, avaient peu à peu détruit dans la petite république, non seulement l'antique simplicité des mœurs, mais aussi les bases même de l'ancienne démocratie.

Une vingtaine de familles, logées dans les somptueuses demeures qu'elles se faisaient construire dans le haut, détenaient de plus en plus le monopole du gouvernement, ne laissant plus aux bourgeois et au peuple du bas que des droits politiques très limités et toujours révocables. 

Pendant le XVIIIe siècle tout entier, l'orage gronda à Genève avec des alternatives de calme apparent, interrompu par des soubresauts populaires, suivis de sévères châtiments infligés aux malcontents par le gouvernement oligarchique. Merle d'Aubigné, que sa position et ses goûts avaient placé dans une situation intermédiaire entre les deux partis, déplorait l'entêtement des uns et la violence des autres. Un jour, ayant assisté à une bagarre, il remarquait tristement: «Mes concitoyens semblaient prêts à s'égorger», et plus tard, après un coup de barre à droite: «Je vis le moment où la République allait s'anéantir.»

La révolution s'était annoncée en 1788 par des barricades et des échauffourées. Quand, aux griefs politiques du peuple, vinrent s'ajouter le froid — l'hiver fut si rigoureux que le lac gela — et la faim — le blé ayant manqué, le prix du pain fut porté de quatre à cinq sols, —, elle éclata le 4 décembre 1793. Les Égaliseurs, réussissant à s'emparer des clefs de l’Hôtel de Ville, établirent un gouvernement provisoire. La terreur régna alors dans les demeures patriciennes, et atteignit son apogée le jour où, coiffés de bonnets rouges et aux cris de «Ça ira», les sans-culottes se mirent en devoir d'enfermer les Aristocrates et les Englués au grenier de Chantepoulet. Le 25 juillet 1794, sept de ces malheureux étaient conduits aux Bastions et fusillés à la lueur des torches.

Le citoyen Merle, indigné de ces meurtres, protesta publiquement. Une note conservée au Ministère des Affaires Etrangères de France établit que les révolutionnaires le classèrent dès lors parmi les aristocrates, et  c'est miracle qu'i1s ne l'aient pas fait passer de vie à trépas!

Bientôt pourtant, le peuple se lassa de ces excès et, finalement, le 24 septembre l795, dans la cathédrale de Saint-Pierre, les partis opposés se déclarèrent prêts à oublier le passé et à travailler ensemble au bien de la patrie. Un gouvernement de conciliation fut instauré à Genève, Aimé-Robert, nommé percepteur des impôts, fut porté comme candidat au Grand Conseil.



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Peu de temps après son mariage, Merle d'Aubigné avait eu l'une de ces idées géniales qui parfois mènent les hommes imaginatifs à la fortune: elle devait le conduire au désastre.

Pourquoi ne pas profiter de la position centrale de Genève et de ses relations avec l'étranger pour y fonder une agence postale internationale? La France révolutionnaire est entourée de nations ennemies, tant sur terre que sur mer. Afin d'entretenir ses relations commerciales et diplomatiques avec les Échelles du Levant, il lui serait sans doute utile de confier sa correspondance à un intermédiaire neutre, qui échapperait mieux qu'un Français aux adversaires toujours à l'affût des courriers officiels. Merle d'Aubigné offrit donc ses services au Comité de Salut public, ils furent acceptés et, pendant une dizaine d'années, c'est par ses mains que passèrent les dépêches adressées par les commissariats des Relations extérieures de Paris et de Marseille au Grand Seigneur de Constantinople, ainsi qu'aux officiers, aux consuls et aux ambassadeurs de France dans le proche Orient. Curieuse anomalie que ce Genevois dirigeant un service confidentiel de la République française, que ce soi-disant aristocrate faisant les affaires des Jacobins, et que ces sans-culottes accordant sans sourciller la particule détestée à leur correspondant! Les lettres échangées entre l'agent des Relations extérieures à Marseille et «M. Merle d'Aubigné, Directeur de la Correspondance Étrangère à Genève» montrent les difficultés presque insurmontables de l'entreprise: armées se retirant d'ici pour se rencontrer là en un jeu d'échecs impossible à prévoir, Autrichiens toujours aux aguets, Anglais se servant de leurs vaisseaux de guerre comme autant de fins limiers dressés à la poursuite des courriers français...

Puisque l'œil du maître ne pouvait, à lui tout seul, embrasser un aussi vaste champ d'activité, il s'agissait d'organiser fortement certaines succursales: les unes pour la route des Balkans, d'autres pour celles de la Méditerranée. Aimé-Robert consolida donc ses bases le long du Danube, et, muni d'un passeport bernois, signé par le bailli de Nyon, partit le 30 germinal an ll, pour Marseille, désirant s'entendre avec son frère Jean-Louis, dont il espérait la collaboration.

Aux relais, sa patience fut mise à rude épreuve, car il s'agissait de faire viser ses papiers par chacun des comités révolutionnaires, plus pressés de faire marcher la guillotine sur la place publique, que de faciliter la circulation des voyageurs étrangers. On fut satis'ait de son civisme, il arriva à destination sain et sauf, et  rentra à la Graveline au début d'août, à temps pour éprouver une grande joie, la naissance de son fils Jean-Henri (16 août 1794), et pour apprendre une mauvaise nouvelle: une fois de plus un important courrier, parti de Constantinople et contenant vingt-cinq paquets de lettres, avait été confisqué par les Autrichiens!

En février 1796, Aimé-Robert se rendit de nouveau à Marseille, emmenant avec lui son petit Guillaume, âgé de sept ans à peine. Étrange homme d'affaires qui, en voyage, s'embarrasse ainsi d'un enfant! Père de famille avant tout, il ne peut supporter l'idée que leçons et promenades avec son fils puissent subir une interruption de plusieurs mois.

Marie-Elizabeth plaça donc dans la sacoche paternelle les vêtements du petit, sans oublier ses livres et ses cahiers, et les voyageurs arrivèrent le 15 mars au bord de la Méditerranée. Faut-il raconter ici un incident auquel Jean-Henri Merle fait allusion en ces termes dans un récit de famille rédigé en 1814: «Étant à Marseille, chez mon oncle, mon père fit la connaissance de Bonaparte... Cet illustre général voulut l'attacher à sa personne et l'engager à partir avec lui pour l'Égypte?»

Jean-Louis et Aimé-Robert Merle d'Aubigné étaient, à Marseille, en relations d'amitié et d'affaires avec la famille Clary, engagée, comme eux, dans le commerce levantin, Désirée, la plus jeune des filles de la maison, avait plu à Napoléon Bonaparte, lorsque celui-ci avait séjourné chez sa mère, à la rue Paradis. La famille avait fini par donner son consentement à la demande du pâle et chétif officier, considéré comme un parti fort médiocre pour une fille bien dotée. Et voilà qu'en cette fin de mars 1796 la nouvelle du mariage du général avec Joséphine Beauharnais se répand de la capitale jusqu'en Provence, jetant la consternation chez les Clary.

Quelques jours après, les deux Genevois faisaient visite à leurs amis, lorsque tout à coup le général, qu'on ne savait pas en ville, fut annoncé. Avant qu'on ait eu le temps de se faire une contenance, il parut, habillé de neuf, portant beau et fut d'un charme irrésistible.

Il fit causer les frères Merle d'Aubigné sur les Échelles du Levant, fit sauter sur ses genoux le petit Guillaume, et réussit même à allumer un sourire dans les yeux rouges de Désirée. Quand les dames servirent le café, le général, se retournant par un de ces mouvements brusques dont il était coutumier, frappa de son coude le bras d'Aimé-Robert, qui, ce jour-là, avait mis son habit de soie vert bouteille et l'un de ses plus beaux gilets brodés. La soie jaune paille du gilet fut inondée par le noir liquide, mais le malheur dut être habilement réparé, car le vêtement, qui existe encore, ne porte que très faiblement la trace de l'accident. Assez indifférent au malheur qu'il venait de causer, Bonaparte nota dans son esprit l'impression favorable que lui avait faite l'ingénieux et actif directeur postal, et plaça son nom dans une case de sa mémoire afin de recourir à lui en temps utile.

Merle d'Aubigné rentra probablement à Genève avant la naissance de son fils Jean-André-Ami, puis au printemps de l798, il repartait avec Guillaume pour Marseille. Une douzaine de lettres adressées à «sa chère et bonne amie» nous le montrent, dans ses rapports avec son fils, avec son frère et avec le public.

Guillaume a neuf ans, il faut qu'il travaille. On extrait donc des racines carrées et on fait de la géographie en attendant les clients au bureau de la rue Saint-Jôme. Puis on se dégourdit les jambes en escaladant les pentes du fort de la Garde et sans doute on se promène souvent au Vieux-Port. Pour un enfant éveillé, quel spectacle captivant! Turcs en caftans brodés, Arabes en burnous, Grecs en fustanelles, Catalans alertes, nègres au torse nu, Italiens et Levantins bronzés. Les uns, sous la forêt des mâts, courant lestement sur le frêle ruban des planches, déchargent des marchandises à pleins paniers. D'autres trafiquent, se promènent ou dorment au bon soleil du midi.

Les Marseillais n'avaient pas tardé à remarquer ce négociant genevois aux yeux bleus, dont le regard avait à la fois quelque chose de rêveur et de pratique. Aussi fut-il bientôt assiégé par les citoyens désireux de réorganiser leur ville après la grande secousse de la révolution. Les uns voulaient établir un mont-de-piété, Merle d'Aubigné n'en dresserait-il pas les statuts?

D'autres désiraient fonder une Feuille d'Avis, Merle d'Aubigné ne leur aiderait-il pas à la lancer? Obligeamment il acceptait toutes ces besognes. Le soir, Guillaume endormi, il se plongeait dans la rédaction de son Arbitratreur français, tarif des changes de tous les pays où s'exerçait le commerce extérieur.

«Je suis touj0urs décidé à servir la République et les Français que j'aime, écrivit-il à sa femme. Quoique étranger et quoique Suisse, j’ai servi la République depuis ma naissance et je la servirai jusqu'à ma mort. Je garderai donc mon bureau... j'ai prévu votre embarras pour l'habit du bon Henri. C'est bien le petit corset verd (sic) qui se met le premier, les culottes bouffantes ensuite et en dernier lieu la veste de nanquin (sic) sans manches.»

Ses travaux, sa correspondance, des petits cadeaux à ses enfants distrayaient le père de famille de ses ennuis, et son agence lui en causait sans cesse... Avant l'invention des timbres-poste, le paiement des taxes postales donnait lieu à toutes sortes de complications, et les guerres incessantes entravaient les affaires. Aimé-Robert était parfois excédé. Quand la coupe débordait, c'était dans le cœur de sa femme qu'il en déversait le trop-plein:

«Ma bonne amie», écrivait-il le 24 prairial an Vl, il faut toujours m'aimer, si tu savais combien je te suis attaché !... Beaucoup de gens m'ont trompé et je cherche en vain à me faire payer ce qui m'est dû... Je songe parfois à prendre une ferme en Savoie, nous y vivrions avec nos garçons en attendant la paix, si elle vient une fois. Cela ne te coûterait guère, ma chère compagne, et à moi encore moins. Des pommes de terre, du pain, une bonne soupe, voilà un ordinaire qui nous conviendrait très bien, cela vaudrait mieux que des mets exquis mangés loin de toi... Nous ne savons ce que nous faisons, quand nous bâtissons des plans d'avenir. Nous sommes au milieu d'un océan sans rives, tout est détruit et, de longtemps, ne sera réédifié. Celui qui végète inconnu sera porté aux nues, celui qui est au faîte des grandeurs redescendra. Il faut vivre du jour à la journée.»

Lassé par ses embarras de courriers et par les retards de ses débiteurs, confiant dans les destinées de la France et dans les succès du général Bonaparte, Aimé-Robert était mûr pour un coup de tête. Il s'en fallut de peu, en effet, qu'en ce printemps de 1798, il ne soit parti pour l'Orient. Voici comment:

Dès son arrivée dans le midi, notre directeur postal s'était rendu compte à quel point les préparatifs d'une expédition navale passionnaient l'opinion publique à Marseille et à Toulon. Tout le monde croyait qu'on appareillait en vue d'une invasion de l'Angleterre, mais les malins assuraient que ce n'était là qu'une feinte, et que le théâtre des opérations serait plus probablement le Sud-Est de la Méditerranée.

Enfin, le 19 mai, une fort belle escadre de treize vaisseaux sortait du port de Toulon et immédiatement après on se mit à préparer une seconde expédition. ll s'agissait non seulement de compléter le matériel de guerre et les cadres, mais de renforcer le personnel de maîtres d'état, d'ingénieurs et de spécialistes capable de seconder le général dans sa conquête de l'Égypte, car c'est bien de cette destination-là qu'il s'agissait. Le citoyen Merle d'Aubigné fut probablement fort étonné lorsqu'un beau jour il fut mandé en haut lieu et qu'on lui proposa, de la part du général Bonaparte, une place dans le commissariat de son armée. La chaîne de correspondants qu'il avait tout le long des Échelles du Levant avait sans doute été jugée utile pour le ravitaillement de la flotte et de l'armée, et son expérience postale n'était pas non plus à dédaigner.

Le père de famille hésita. N'était-ce pas folie d'emmener Guillaume si loin et d'allonger indéfiniment la séparation d'avec les siens? Et cependant, pour un homme pratique et quelque peu visionnaire, quelle satis'action de pouvoir visiter personnellement ses agences et de participer à une épopée comme celle qui allait se dérouler sur la terre des Pharaons! Aimé-Robert consentit donc à se rendre à Toulon les derniers jours de mai, pour s'entendre avec les commissaires chargés de préparer l'expédition de renfort.

Le11 prairial an VI (1er juin 1798) notre voyageur écrivait à sa femme:

«Je me suis rendu à Toulon pour savoir si l'ordre de nous embarquer, moi et Guillaume, par la seconde division avait été laissé à l'ordonnateur, suivant ce qui m'avait été écrit. J'eus le temps de voir tous les principaux officiers et je m'aperçus qu'ils n'avaient pas encore d'ordres. Ils m'offrirent bien de m'embarquer pour aller joindre Bonaparte, mais l'incertitude de l'emploi qu'on me donnerait me fit refuser et je me décidai sur-le-champ à chercher un retour pour Marseille. Mais ne trouvant des retours qu'à haut prix, j'arrangeai mon sac de nuit comme un havresac et je partis avec mon compagnon de voyage à travers les campagnes stériles, les rochers arides, les plaines mouvantes de sables embaumées par le thin (sic), la lavande et le serpolet.

Tout en cheminant, j'exhortais Guillaume à la fermeté et à la vertu, puis nous avons quitté la route et côtoyé la mer... Je suis arrivé à Marseille aujourd'hui à midi, et j'ai trouvé tes diverses et aimables lettres. Je t'avouerai que cet amas de richesses m'a singulièrement ému... Guillaume allume la bougie pour cacheter mon pli et t'embrasse.»

Madame Merle d'Aubigné n'avait pas attendu ces nouvelles rassurantes pour faire part à son mari de sa stupéfaction. Celui-ci lui répond: «Ta lettre est pleine de sagesse, j'en sens tout le prix, j'approuve tes observations sur mon embarcation par Toulon, mais mets-toi à la place de ton mari tourmenté d'un ver rongeur.»

C'est probablement vers le milieu ou la fin d'août que d'alarmantes rumeurs concernant le désastre d'Aboukir atteignirent Toulon et Marseille. Une lettre non datée d'Aimé-Robert montre combien à cette époque les informations étaient confuses:

«Ma dernière t'annonçait les succès de l'immortel Général à Alexandrie. Ma lettre n'était pas fermée que ces succès étaient démentis et que tous les ennemis de la chose publique faisaient circuler le bruit des plus horribles désastres. Je me suis tenu coi, triste et affligé des vicissitudes humaines et bien décidé à ne croire que l'évidence. Hier les lettres d'Italie n'ont rien apporté de nouveau et c'est au moins une raison pour conserver ses doutes. À moins que ces nouvelles ne soient fausses ou exagérées, tu peux te dire que si j'étais parti, tu n'aurais plus de mari et un fils de moins... Je me propose de rentrer à Genève à pied, c'est plus économique et le petit marche bien. Nous passerons par la foire de Beaucaire et par Lyon. Je ne cesse de répéter à ma bonne amie que le bonheur va bientôt luire pour nous. Mais plus d'idées de grandeur, sachons borner nos espérances. Embrasse mes enfants. Adieu, ma Bonne.»

L'expédition de renfort pour la campagne d'Égypte ne partit jamais.
Au moment où les bises d'automne faisaient tomber les feuilles des ormeaux de la Graveline, Aimé-Robert et son fils rentrèrent au logis.


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