Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE I


GENÈVE, CITÉ DE REFUGE 



Quand on songe à notre héritage d'exemple et de fortes traditions morales, on ne peut que se demander comment certains points de vue modernes pourront jamais remplacer ces convictions et comment nous préserverons cet héritage pour nos descendants.

E. B.


Lorsque, débarquant à Genève, le touriste pénètre dans la ville, et passe devant la vieille tour, robuste et trapue, formant l'angle de la place du Molard, il est frappé par le bas-relief qui orne sa façade: un fuyard, à bout de forces, est étendu inerte sur le sol, tandis qu'une femme, penchée sur lui, cherche à le ranimer.

Les mots: Genève, Cité de Refuge, expliquent la scène, et proclament le caractère de cette ville: asile par excellence des victimes de toutes les tyrannies.

Parlons de l'arrivée dans ses murs de deux de ces proscrits.

Le1er septembre 1620, les Nobles Seigneurs de Genève siégeaient à l'hôtel de ville, lorsque, brusquement, leurs délibérations furent interrompues par une étonnante nouvelle: un cavalier, de fort grandes mines,accompagné d'une suite militaire, attendait à l'une des portes de la cité la permission d'entrer. Et ce voyageur, s'il fallait l'en croire, n'était rien moins qu'Agrippa d'Aubigné, vice-amiral de Saintonge, maréchal de camp des armées françaises, ami et écuyer d'Henri IV, un des rédacteurs de l'Édit de Nantes, et porteur d'une procuration générale des Églises réformées de France.

Les autorités de Genève avaient, il est vrai, eu vent du désir exprimé par d'Aubigné, de chercher dans leurs murs «le chevet de sa vieillesse et de sa mort». Mais il leur avait paru bien improbable que l'illustre rebelle obtînt jamais de Louis XIII l'autorisation de sortir du royaume et, sans cette permission, comment un fugitif aussi marquant pourrait-il jamais chevaucher impunément à travers la France entière, de Saint-Jean-d'Angély jusqu'à Genève? D'où la joyeuse surprise de nos conseillers, tandis qu'ils se hâtent de gagner la porte de Cornavin, pour voir le chef de la bande, alerte comme un jeune homme, sauter de son cheval, leur faire un grand salut à la française, et leur présenter ses lettres de crédit.

Tandis que le premier syndic improvise un discours, ses collègues examinent le nouvel arrivant: haute taille, visage allongé encastré dans une fraise blanche, cheveux drus, œil vif, nez fort, bouche serrée, le poing gauche posé sur la hanche, la main droite tenant l'épée, le corps vigoureux sanglé dans une cuirasse incrustée de flammes, il écoute, avec un mélange de sérieux et de goguenardise, la harangue qui lui est adressée. Lorsqu'il prend la parole pour remercier, il se montre le vrai paladin qu'il était: gentilhomme et diplomate, gascon et huguenot, aussi alerte à pointer des mots qu'à toucher de l'épée.

Après les discours, les actes. Le Petit Conseil organise un banquet en honneur du réfugié, facilite son logement dans une maison patricienne de la haute ville — jusqu'au jour où il s'installera au château du Crest — l'exempte du paiement de l'impôt, et lui réserve un banc d'honneur à la cathédrale. D'Aubigné, reconnaissant, répare et complète les fortifications de Genève et offre à la bibliothèque un exemplaire de son Histoire Universelle, avec cette dédicace: À la cité de Dieu, Genève la Sainte... Théod. Agr. D'Aubigné reçu à bras ouverts en leur sein.


***


Soixante ans plus tard, après la Révocation de l'Édit de Nantes. Les proscrits ne pénétraient plus dans Genève en brillant uniforme, cuirassés et bottés, accompagnés de leur suite à cheval. Ce n'étaient plus que des hordes de fugitifs déguisés, déguenillés, affamés, déferlant sur la ville en grandes vagues humaines.

À leur arrivée, plus de discours, ni de banquets, mais, tout de même, une soupe chaude à la Bourse française, et, chez quelque patricien, bourgeois ou artisan de la ville, des vêtements propres, le vivre et le couvert, et une parole de sympathie.

Bientôt, afin d'abriter ces multitudes, il fallut ajouter des étages, surélever des toits, encombrer de bâtiments de fortune tous les jardinets et toutes les cours.

Finalement, quand il n'y eut plus ni pain pour les nourrir, ni logis pour les abriter, on fut forcé de refouler ce trop-plein d'étrangers vers les cantons suisses et vers l'Allemagne. Genève devenait ainsi, non seulement le principal asile de l'Europe centrale, mais le plus important des centres stratégiques du Refuge.

Un jour, probablement pendant l'été de l688, un jeune homme du nom de Jean-Louis Merle arrivait ainsi à Genève. Son histoire ressemblait à s'y méprendre à celle de ses compagnons d'infortune. Dans la ville de Nîmes, le père de famille, maître teinturier, élevait ses enfants dans la crainte de Dieu, l'obéissance au roi et l'amour du travail, quand, en l'année 1685, un édit interdisant l'exercice de la religion prétendue réformée dans toute l'étendue du royaume, avait trans'ormé, tout d'un coup, ces loyaux sujets en autant de rebelles et de proscrits.

Les pères, dont toutes les racines tenaient à la vieille terre du Languedoc, hésitaient à émigrer, mais les jeunes gens, se penchant le soir sur les itinéraires qu'on se passait en cachette, discutaient entre eux les chances d'évasion vers ces heureux pays du Refuge, où l'on pouvait rendre son culte à Dieu sans être inquiété.

Pour entreprendre, avec quelque chance de succès, une fuite aussi périlleuse, il fallait être hardi, vigoureux et bien muni d'écus. Jean-Louis réalisant ces conditions se décida à tenter l'aventure et, pour atteindre Genève, s'était probablement lancé sur les pistes dangereuses des Alpes du Dauphiné et des Vallées Vaudoises du Piémont.

Quelle odyssée qu'un pareil voyage! Escalader les cols et dévaler les ravins, se cacher le jour et marcher la nuit, se nourrir de baies et de pain sec, boire aux torrents, éviter les postes et les villages, avoir le pied ferme, l'œil au guet, l'oreille toujours tendue, être bien décidé, si l'on est découvert, à vendre chèrement sa vie. Puis, après de mortelles angoisses et des efforts surhumains, apercevoir, de loin, les clochers de la cité sainte, et bientôt sentir ses murailles vous entourer ainsi que deux grands bras protecteurs, dont les mains, comme les lourds battants de la porte, se sont refermées solidement, vous mettant enfin à l'abri de tous les dangers et de toutes les poursuites!

Cependant notre réfugié n'était pas au bout de son odyssée. Trop fier et trop actif pour vivre aux dépens de la cité hospitalière et encombrée, il alla tenter fortune à Lausanne, où il épousa une fille du Refuge.

Le livre de raison du Sieur Leresche, magister à Lausanne, exhumé dernièrement, nous montre Jean-Louis payant l'écolage de son fils François avec les bas de sa fabrique. Plus tard, après un séjour en Allemagne, il revint à la cité de Calvin, et c'est là que le jeune François Merle épousa Elizabeth d'Aubigné, arrière-petite-fille de Nathan, fils légitimé du grand Agrippa. Ainsi ces deux familles du Refuge: l'une Poitevine, l'autre Cévenole, l'une illustre, l'autre inconnue, mais toutes deux de bonne foi huguenote, unirent leurs enfants et, rapprochant leurs deux noms, devinrent les Merle d'Aubigné dont l'un des rejetons est le héros de ce récit.

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