Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ROME ET LA SAINT-BARTHELEMY

1568-1572


«Quant à la vérité de ceste histoire, y a-t-il lieu au monde auquel ayent esté mieux cogneus les plus grands secrets de ceste tragédie, que Rome, en laquelle et pour laquelle il se peut dire que le tout s'est entrepris et exécuté?»

(Préface de la vieille traduction française du Stratagème de Charles IX, de Capildpi.)

On a longtemps nié que Grégoire XIII eût fait frapper une médaille en l'honneur de la Saint-Barthélemy; il n'y a pas longtemps que le principal organe du catholicisme en France, l'Univers, le niait encore, accusant d'imposture un journal anglais qui l'avait dit. La médaille s'est retrouvée, et cette vieille fable protestante, comme disait l'Univers, est redevenue de l'histoire; le dessin et la description de cet odieux monument se trouvaient déjà, d'ailleurs, dans un livre publié à Rome même par le jésuite Bonanni (Numismata Pontificum, 2 vol. in-folio.). Quand la médaille ne se serait pas retrouvée ou même n'aurait pas existé, les réjouissances publiques ordonnées par le pape à la nouvelle du massacre ont suffisamment établi que la cour de Rome en accepta la solidarité. Il importe assez peu, après cela, que nous puissions ou ne puissions pas prouver qu'elle en était informée d'avance, et qu'elle l'avait conseillé.

Mais il y a bien des manières de conseiller le crime. Celui qui en a soufflé l'esprit en est aussi coupable, si ce n'est plus, que celui qui en a dressé le plan.

Or, l'esprit de la Saint-Barthélemy, vous ne le trouverez nulle part mieux que dans la correspondance de Pie V avec la cour de France et le duc d'Albe. Si ce pape est mort trois mois avant la terrible nuit, il n'en est pas moins un des hommes qui ont le plus contribué à l'amener, et le sang en rejaillira éternellement sur son tombeau.

Est-il vrai que, dès 1567, dans des conférences tenues sur la frontière d'Espagne, il eût contribué à faire adopter en principe l'idée d'une tuerie en masse, proposée par le duc d'Albe? L'historien de Thou paraît le croire; d'autres l'ont nié. Nous laisserons tout ce qui n'est pas incontestable; nous ne prendrons que les lettres de Pie V. (Lettres de Pie V sur les affaires religieuses de son temps, adressées à Charles IX, à Catherine de Médicis, au duc d'Anjou, au cardinal de Lorraine, à Philippe II, au duc d'Albe, etc. Trad. du latin par de Porter. Paris, 1826.)

Né en 1504, dominicain, commissaire général de l'inquisition romaine, ses impitoyables rigueurs furent son premier titre à la tiare, comme plus tard à la canonisation. Ainsi, les lignes que nous allons citer, on se rappellera qu'elles sont d'un saint, et d'un saint, ce qui est plus triste encore, que le catholicisme s'est remis, de nos jours, à exalter. «Il n'est pas un fait de son histoire, a dit M. de Falloux, qui n'implique son éloge et ne glorifie sa mémoire. À chaque page, nous nous sommes abandonnés aux mouvements naturels de notre admiration.» — L'écrivain dit vrai; son Histoire de saint Pie V n'est qu'un long hymne à la gloire de ce pape. Mais laissons parler son héros.

Le 26 août 1568, quand le duc d'Albe inonde de sang les Pays-Bas: «Continuez, cher fils, lui écrit-il, à accumuler ces belles actions, comme des degrés qui vous conduiront à la vie éternelle.»

Le duc continua; le pape, quatre mois après (12 décembre), lui en témoigne sa reconnaissance et sa joie. «Il n'est rien que nous ne croyons être dû, avec la grâce de Dieu, à votre piété envers lui, à votre amour pour la religion, à vos travaux pour la défense de la foi catholique.»

Un mois après (17 janvier 1569), le voici écrivant aux cardinaux de Bourbon et de Lorraine. «Faites tous vos efforts, dit-il au premier, pour qu'on embrasse sérieusement et définitivement le parti le plus propre à opérer enfin la destruction des hérétiques.» — «Nous remarquons avec douleur, écrit-il au second, qu'on n'a pas encore mis à exécution l'édit du roi, concernant la confiscation des biens des hérétiques. »

Le 6 mars, il s'adresse au roi lui-même, et, après lui avoir promis des troupes: «Lorsque Dieu, comme nous l'espérons, nous aura fait remporter la victoire, ce sera alors à vous de punir avec la plus extrême rigueur les hérétiques et leurs chefs, et de venger justement sur eux, non seulement vos injures, mais encore celles de Dieu.»

Vient la bataille de Jarnac: nouveaux conseils sur l'impitoyable usage à faire de la victoire. La lettre est du 28 mars. «Que Votre Majesté ne perde jamais de vue ce qui arriva au roi Saül. Il avait reçu de Dieu, par la bouche de Samuel, l'ordre d'exterminer les Amalécites, tellement qu'il n'en épargnât aucun sous aucun prétexte. Il n'obéit pas, et, peu après, sévèrement réprimandé par le prophète, il perdit enfin le trône et la vie. Plus le Seigneur nous a traités, vous et moi, avec bonté, plus vous devez profiter de l'occasion de cette victoire pour poursuivre et achever ce qui reste encore d'ennemis, pour arracher jusqu'au fond toutes les racines et jusqu'aux moindres fibres des racines d'un mal si grand et si fortement établi, car, à moins de les avoir extirpées, on les verra repousser.»

Ainsi, il ne s'agit plus seulement de ceux qui ont été pris les armes à la main; il faut que l'extermination soit universelle, entière, et le pape va vous le dire, plus nettement encore, dans sa lettre du même jour à Catherine de Médicis. «Il faut n'épargner d'aucune manière ni sous aucun prétexte les ennemis de Dieu Si Votre Majesté continue à combattre ouvertement et ardemment les ennemis de la religion, jusqu'à leur extermination (ad internecionem usque), qu'elle soit assurée que le secours divin ne lui manquera jamais. Ce n'est que par la destruction totale des hérétiques (deletis omnibus hœreticis), que le roi pourra rendre à ce noble royaume l'ancien culte de la religion catholique.»

Est-ce assez clair? — Mais continuons.

Il a entendu dire qu'on inclinait à la clémence, et le voilà tout alarmé. Le 13 avril, quatre lettres partent à la fois de Rome, une pour la reine mère, une pour le duc d'Anjou, une pour le cardinal de Lorraine, une pour le roi.

À la reine mère: «Nous avons appris, lui dit-il, que quelques personnes travaillaient à faire épargner un certain nombre de prisonniers. Vous devez n'épargner aucun soin ni aucun effort pour que cela n'ait pas lieu, et pour que ces hommes exécrables périssent dans les supplices qu'ils méritent.»

Le duc d'Anjou, il le conjure de ne rien négliger pour exciter le roi son frère; et si quelqu'un des rebelles, ajoute-t-il, implorait votre intercession auprès du roi, vous devez rejeter leurs prières et vous montrer également inexorable pour tous. (Et œquè omnibus inexorabilem te prœbere.)

Au cardinal de Lorraine, il lui enjoint de ne pas cesser n'exhorter le roi «à se venger de ses ennemis, qui sont ceux de Dieu.»

«Travaillez, poursuit-il, à le convaincre de cette vérité notoire, qu'il ne pourra satisfaire le Rédempteur ni obéir à ses lois, qu'il ne pourra, enfin, assurer la prospérité du royaume, qu'en se montrant inexorable à quiconque osera intercéder auprès de lui pour ces hommes exécrables.»

Au roi, enfin, il lui adresse les exhortations les plus vives; puis: «Si, ce que nous sommes loin de croire, vous négligiez de punir les injures faites à Dieu, certainement vous provoqueriez sa colère. Il faut que vous n'écoutiez les prières de qui que ce soit, que vous n'accordiez rien à la parenté ni au sang, etc., etc.»»

Quelques mois se passent. Le 12 octobre, il est enfin content du roi.

«Mais parmi tant de marques admirables de votre dévotion, lui écrit-il, celle qui ne tient certainement pas le dernier rang, c'est le soin que vous avez eu de faire condamner par le parlement de Paris, dépouiller de tous ses honneurs et noter du caractère d'infamie qu'il avait mérité, l'homme détestable et exécrable, si tant est qu'il puisse être appelé homme, qui se donne pour amiral de France et qui est le chef et le guide de tous les hérétiques. (Execrandum illum ac detestabilem hominem, simodo homo appellandus eM.)»

On a reconnu Coligny, l'illustre et admirable Coligny. Quelques jours après (17 octobre), mêmes félicitations à la reine mère, seulement avec une variante dans les qualifications données à l'amiral, «justement flétri de l'ignominie depuis longtemps due à sa turpitude, homme d'exécrable mémoire, etc.»

Le 20, il a appris la bataille de Moncontour, gagnée par les catholiques. Il va de nouveau faire en sorte que la victoire soit impitoyable.

«Le fruit qu'elle doit porter, écrit-il à Charles IX, c'est l'extermination de ces infâmes hérétiques. Gardez-vous de chercher, en pardonnant des injures faites à Dieu lui-même, la fausse gloire d'une prétendue clémence; rien de plus cruel que de se montrer clément envers des impies, dignes du dernier supplice.»

Mais le bruit se répand qu’il est question de faire la paix avec ces hérétiques tant maudits, et aussitôt, le 29 janvier 1570, il écrit au roi, à la reine mère, au duc d'Anjou, pour leur exprimer la surprise, l'effroi, l'horreur qu'il en a ressentie. Les pourparlers continuent cependant; la paix va se conclure. Alors, le 23 avril, lettre menaçante.

«La colère de Dieu va s'enflammer, dit-il au roi. Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant, qui écrase les États pour les péchés des rois et des peuples. Si la paix se fait, quand même les hérétiques seraient disposés à vivre désormais paisibles, Dieu lui-même leur inspirera l'idée de la révolte, pour punir le roi de les avoir épargnés.»

Enfin, quand il apprend que le traité est signé: «Il ne lui est pas facile, écrit-il au cardinal de Bourbon, de trouver des expressions pour peindre la douleur dont l'a accablé cette nouvelle.»

De la douleur, passe encore, car un pape ne pouvait qu'être affligé de cette paix. Mais quand tout le reste aurait été fabriqué après coup, par quelque ennemi de Pie V, pour établir sa complicité morale dans la sanglante rupture du traité, — avouez qu'on ne voit guère ce qu'il y aurait eu à imaginer de mieux.

Dira-t-on qu'il ne parle pas d'un massacre par surprise? Mais les protestants étaient trop nombreux, trop forts, pour qu'il fût possible d'obéir autrement que par un massacre au conseil de les exterminer. D'ailleurs, le mode importe peu. Nous avons dit que saint Pie V avait soufflé l'esprit de la Saint-Barthélemy; on a pu voir si nous avions raison.

Veut-on voir maintenant comment son successeur, Grégoire XIII, le pape de la médaille, accepta cet abominable héritage? — Citons le jésuite Bonanni, décrivant et commentant la médaille.

«Ce changement inespéré de l'état des choses en France combla le pape et l'Italie d'une joie d'autant plus vive, qu'ils avaient redouté davantage de voir la péninsule elle-même infectée par l'hérésie. Aussitôt la nouvelle reçue, le pape se transporta de l'église de Saint-Marc à l'église de Saint-Louis avec une pompe solennelle, et, ayant ordonné un jubilé, il invita tous les peuples chrétiens à prier pour la France et le roi de France. Il fit aussi peindre au Vatican, par Georges Vasari, le massacre de Coligny et des siens, comme un monument de la religion vengée et de la ruine de l'hérésie. Assuré que cette large saignée serait salutaire à la France, il fit féliciter le roi par son légat, et lui donna le conseil de ne pas compromettre par la douceur ce qu'il avait si heureusement commencé. Enfin, pour montrer que le massacre avait été accompli avec le secours de Dieu et sous sa divine inspiration, il fit frapper une médaille où l'on voit, d'un côté, le portrait du pape, et, de l'autre, un ange armé d'un glaive et d'une croix, avec ces mots: Ugonotorum strages. (Carnage des Huguenots.)» — N'oublions pas que ces détails ont été publiés, avec approbation du pape, non pas le lendemain de la Saint-Barthélemy, mais 117 ans après, en 1689, sous Innocent XI.

Quant à la joie du lendemain, nous en avons encore un monument dans un discours de Marc-Antoine Muret, prononcé devant Grégoire XIII, et publié avec son approbation. «Oui, s'écrie l'orateur, j'aime à le croire, les étoiles, cette nuit-là, brillèrent d'un plus vif éclat, la Seine roula plus fièrement ses ondes, pour rejeter plus vite à la mer les cadavres de ces hommes impurs. 0 heureuse femme, Catherine, mère du roi! 0 jour plein de bonheur et d'allégresse que celui où vous-même, Très-Saint Père, vous reçûtes les nouvelles de France, et allâtes rendre grâces au Dieu tout-puissant et au Roi saint Louis! Et quelles nouvelles plus agréables, en effet, pouvaient vous être apportées? Quel plus heureux commencement de votre pontificat eussiez-vous pu souhaiter?»

Arrêtons-nous. Rien qu'à transcrire ces choses, un vertige vous prend. On croit voir du sang au bout de sa plume.

BUNGENER



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