Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

R. Tœpffer au point de vue religieux.


Après que R. Tœpffer eut conquis une réputation européenne, plusieurs auteurs analysèrent le caractère artistique et littéraire de ses ouvrages; mais, dans ces remarquables morceaux de critique, il nous semble qu'on a beaucoup trop laissé dans l'ombre les principes religieux de notre écrivain genevois. Nous voulons essayer de combler cette lacune, en présentant aux lecteurs des Étrennes quelques réflexions touchant les tendances chrétiennes qui distinguent les principales œuvres du romancier dont la brillante carrière fut si prématurément interrompue.

La vie de Tœpffer a été simple et laborieuse. Notre existence genevoise, fortement organisée, ne peut produire beaucoup de ces incidents dramatiques que les biographes transforment en événements fabuleux; il y a chez nous peu de ces alternatives de succès et de revers qui remuent les carrières littéraires dans les grandes villes; le talent, uni à une dose raisonnable de bon sens et de tact, est toujours sûr de réussir, si toutefois l'homme distingué a la patience de travailler et d'attendre la maturité de ses moyens.

Tœpffer hérita de son père un naturel artistique singulièrement prononcé. On n'eut aucune incertitude sur sa vocation; de bonne heure, un esprit original, fin, observateur, fit présager en lui un peintre distingué. La fraîcheur et le piquant de ses essais annonçaient un développement précoce et un talent vigoureux; malheureusement, la faiblesse de sa vue et des irritations constantes dans les yeux l'obligèrent à faire le sacrifice douloureux de ses goûts. Il se voua à l'éducation, et y obtint des succès continus. Son habileté, sa science littéraire, lui attachèrent les jeunes gens, et ses élèves comptent au nombre de leurs meilleurs jours les années passées dans le pensionnat de la place Maurice. Plus tard, nommé professeur de rhétorique à l'Académie de Genève, il reporta dans ses cours la finesse d'esprit, l'originalité et la verve qui rendent ses divers écrits si attrayants.

On peut presque appliquer à R. Tœpffer la fable de l'Homme qui court après la fortune, et celui qui l'attend dans son lit. Une renommée capable de satisfaire de hautes prétentions, est venue l'entourer sans qu'il ait fait aucune démarche pour y parvenir; on l'a vu accueillir les avances de la publicité avec une simplicité modeste; le retentissement de ses œuvres dans le monde littéraire ne changea rien à son humeur ni à ses goûts. 

Quand il apprit que ses petits livres et ses premières Nouvelles étaient recherchés dans tous les pays où l'on apprécie la bonne littérature française, il doutait encore que ses productions pussent sortir d'un cercle restreint d'élèves et d'amis, et ce ne fut qu'après beaucoup d'hésitation qu'il se décida à livrer au monde ses observations pleines de sentiment et d'originalité, qu'il enferme dans des cadres si simples et des scènes si familières. Cette modestie doubla pour lui les joies légitimes d'un succès obtenu par la morale, en dehors de l'action des réclames et des preneurs.

Les livres de Tœpffer se trouvent en effet dans le petit nombre des ouvrages qu'on admet, sans réserve, au cercle de famille; ils ont leur place parmi ces chefs-d'œuvre dont les éditions se succèdent régulièrement à certains intervalles, parce que les enfants veulent connaître les choses qui intéressèrent leurs pères et leurs amis. Ces livres qui unissent une gaieté franche et pure aux sentiments les plus élevés, sont très rares; la plus petite des chambres de la petite maison de Socrate serait trop large pour une semblable bibliothèque; aussi l'auteur, qui, pour sa part, y apporte quatre grands volumes, mérite une haute place parmi ses contemporains. Notre but étant, comme nous l'avons dit, de n'envisager que le sentiment religieux et moral de Tœpffer, nous omettons toutes les observations étrangères à notre sujet.

Une des principales qualités de Tœpffer, c'est la hauteur du point de vue moral d'où il part pour tracer ses caractères sérieux. Il intéresse et captive pour des êtres honorables et bons, et cela sans sortir jamais des règles de la vie commune. Cette tendance le place, selon nous, bien au-dessus de la foule des écrivains actuels. Analysez, en effet, la pensée principale des romans publiés depuis 1830. S'agit-il d'histoire? Le plus souvent on y réhabilite les personnages les plus odieux; les êtres féroces de la Révolution, les hideux libertins de la Régence, ont leurs fervents apologistes. Ailleurs, on prodigue le talent pour exalter quelques mauvaises passions, on fait des héros d'orgueil, d'astuce, de vengeance, et l'on apprécie les classes honorables de la société à la manière des soldats de la République française, qui traitaient de brigands et de scélérats les Allemands et les Suisses quand ils se battaient avec courage. Cette immoralité et ces jugements injustes envers certaines parties du monde social, ce mépris déversé sur la magistrature, ces crimes attribués à plaisir aux gens riches, forment une triste pâture pour les lecteurs français; le succès est assuré aux modernes faiseurs de romans, car ils s'adressent aux passions les plus faciles à remuer; ils exaltent la jalousie, la cupidité, le besoin des plaisirs à tout prix; ils rendent les révolutions inévitables, et prétendent reconstruire la société en prenant la vengeance et la haine pour ciment de leur édifice. Et malheureusement leur vogue ne sera pas de courte durée, puisque les mauvais livres plaisent à tous les individus qui cherchent un appui secret à leurs penchants blâmables. Aussi, quels éloges et quelle bonne part de renommée ne méritent pas les auteurs qui replacent l'histoire humaine sur le terrain de la morale et du devoir, et qui, dédaignant d'exploiter au profit de leurs succès les passions mauvaises, rendent le vice honteux sous quelque forme qu'il se présente! C'est un des mérites de Tœpffer. Les vices sont analysés par lui avec le même talent que les ridicules; la verve sérieuse remplace l'entrain comique. Ainsi, dans l'Héritage, il flétrit le vieil égoïste étranger à tout sentiment élevé, et qui attribue à chacun la bassesse de son propre cœur. Ailleurs, les institutions sociales qui peuvent corrompre les mœurs sont jugées comme elles le méritent; le matérialiste dévoile ses misères secrètes et sa vie décolorée; l'homme laborieux et probe est élevé au rang qui lui convient dans un état social où les ambitieux se précipitent et se foulent; puis, autour de ces grandes données, se groupent, pour les faire ressortir, une foule de caractères secondaires dont le comique égaie sans effort la tendance sérieuse de l'auteur

Tœpffer n'est guère partisan du vieil adage: le vice puni et la vertu récompensée. Le devoir et non l'intérêt anime ses personnages, leurs succès sont rares et naturels; il n'y a point de trésors découverts, ni d'oncles d'Amérique pour les jeunes gens vertueux: leur récompense est donnée par l'approbation de la conscience; ils n'en cherchent point d'autre. Tœpffer déteste et ridiculise la morale matérialiste dont Berquin infecta le cœur des enfants, en leur montrant la récompense assurée qui suit inévitablement toute action louable. Aussi sa tendance désintéressée attire la confiance et la sympathie; on sait qu'il dénouera son roman sans moyens extraordinaires, ni procédés en dehors du cours naturel des choses.

Parmi les romans de Tœpffer, nous plaçons au premier rang le Presbytère. Ce livre est un remarquable exemple de l'intérêt que peuvent offrir les scènes familières de nos contrées. Les Genevois relisent cet ouvrage avec un vrai plaisir, et rien n'est plus juste. Ce roman met en relief la société de notre ville, avec ses travers, son orgueil, son mélange d'idées républicaines et d'esprit de caste. Nos villageois y sont peints au naturel: leur fierté, leurs préjugés indestructibles décorés du nom de principes, l'étroitesse de leurs vues, leurs rudes médisances, et aussi leur probité, leur générosité soutenant souvent avec honneur des épreuves délicates. Notre Académie y est dignement représentée. Sans flatterie ni compliments déplacés, Tœpffer rend justice à nos célébrités de divers genres. Les habitudes et les coutumes des étudiants sont offertes avec une vérité et un esprit qui rendent plus chère encore cette époque où l'intelligence s'élargit au contact des sciences naturelles, et comprend le prix des études classiques. Mais l'idée principale du Presbytère est l'hommage rendu au clergé de Genève dans la personne d'un des plus vénérables pasteurs qui puissent honorer une Église par leurs écrits, leurs actions et leur souvenir (M. Cellérier père).

Tœpffer semble heureux de se montrer juste envers cette Église tant calomniée au dehors, malgré son zèle, la paix dont elle jouit, le bien qu'elle opère et la vie cachée en Dieu que ses ministres préfèrent aux pompes des meetings et au fracas des comptes rendus. Seul parmi les romanciers contemporains, il a présenté les ministres réformés sous leur jour véritable. Les jugeant à leurs œuvres, il a fait connaître au loin le type de ces existences obscures: cette tâche bornée aux limites d'un village, où se déploient, dans une modeste grandeur, la charité, la foi, le dévouement désintéressé, l'amour du bien tel que l'entend l'Évangile, et la récompense cherchée dans l'approbation divine. Tœpffer a voulu montrer le pasteur genevois aux prises avec les préjugés contraires au christianisme, l'orgueil, l'étroitesse d'esprit; il les dépeint tantôt lassant ces résistances par une patience prolongée, ailleurs couvrant d'un oubli sans réserve les procédés les plus pénibles, luttant contre l'égoïsme, l'avarice, la paresse, qui entravent les idées les plus justes au point de vue moral et religieux. Tœpffer, dans le même ouvrage, retrace la discussion du ministre avec l'incrédule; il montre la supériorité que donne une vie en accord avec les principes du Maître, une abnégation de soi-même qui force le respect, et modifie les desséchants souvenirs du siècle dernier.

Tœpffer prouve ainsi que la grandeur de la tâche accomplie ne dépend point du théâtre où se passent les événements, mais bien du mérite des hommes qui parlent et agissent; il établit que la situation la plus modeste et le village le plus retiré peuvent être un foyer de célébrité et de lumière, et que les grandes facultés, dignement employées, fixent tôt ou tard l'attention du public, et portent au loin les fruits de moralité, de bonheur, de vertu qui semblaient devoir être enfouis dausleur obscurité native.

En considérant les pasteurs réformés sous ce point de vue, Tœpffer a fait une œuvre nationale et nouvelle; car, dans les romans, il est très rare de voir un ministre agissant d'après les règles de l'Évangile entier. On décrit bien çà et là les bons curés de campagne; mais les auteurs français, pleins de tolérance pour les vices du jour, donnent à leurs prêtres des idées larges sur une foule de sujets moraux; ils les rendent, sans doute, agréables aux yeux de leur public. Mais parmi les vrais curés catholiques, lesquels pourraient souscrire à de semblables éloges? De leur côté, les ultramontains réservent trop leurs louanges pour les actes de zèle dirigés contre l'hérésie, ou pour les anathèmes contre les idées modernes; ils aiment les conversions instantanées, au moyen des fêtes ou des reliques. Un arrière-goût de miracles apocryphes éloigne de leurs livres la sympathie des esprits sensés. En Angleterre, les romanciers sont généralement injustes et incomplets à l'égard de leur clergé. On voit, dans leurs livres, très peu de personnages se conduisant comme ministres de l'Évangile, subordonnant aux fonctions saintes leurs motifs et leurs vœux, dominant une action de toute la hauteur du sentiment religieux, et sachant faire subir l'influence chrétienne à une société préoccupée d'intérêts matériels et politiques, sans jamais se mêler d'une manière ostensible aux choses étrangères à leur ministère. Tœpffer a compris bien différemment l'idéal du caractère du pasteur protestant, et il le montre dans les médiations difficiles, les démarches dangereuses, auprès d'un lit de mort, constamment dirigé par une foi profonde qui se manifeste même à l'insu de celui qui la possède.

Après avoir victorieusement subi l'épreuve nationale et s'être fait lire avec bonheur par les Genevois, le Presbytère a mérité les suffrages du dehors; les chefs de la critique impartiale ont déclaré que ce livre offrait des tableaux de mœurs pleins d'attraits pour les lecteurs totalement étrangers aux coutumes suisses, et que Tœpffer avait ainsi le privilège de faire lire avec plaisir des scènes sérieuses aux gens blasés par les couleurs et les écarts de la littérature actuelle.

Enfin, le plus beau fleuron de la couronne littéraire de Tœpffer, c'est l'éloquence impressive à laquelle il atteint, en dépeignant les misères secrètes de l'homme, les chagrins dont on ne peut se plaindre, et les douleurs qui se consument entre la conscience et Dieu.

Sur ce sujet, Tœpffer a écrit des pages d'une profondeur peu commune dans la littérature française. Qu'il s'agisse du triste isolement de l'homme qui, n'ayant pensé qu'à soi, se trouve sans refuge au soir de sa carrière; qu'il représente les êtres dont tout le bonheur était placé dans l'exercice des affections les plus nobles et qui les ont vues se flétrir; qu'il doive parler des déceptions et des mécomptes provenant des difformités physiques, ou d'une âme trop loyale pour s'accoutumer à l'égoïsme et à la fausseté: Tœpffer est également vrai, simple, impressif. Pour émouvoir, il n'entasse pas les faits, il n'accumule pas les phrases laborieusement arrangées; il sait que plus la douleur est profonde, plus l'expression en est brève et énergique, et, en suivant ces règles, il a atteint le rare avantage d'être lu volontiers par les personnes malheureuses: bien peu d'écrivains obtiennent un semblable privilège; rien n'est difficile comme de se frayer un accès dans un cœur véritablement malade; à peine les meilleurs amis peuvent-ils pénétrer dans ces sanctuaires d'une douleur sainte, d'où l'on exclut tout bruit importun, toute parole indifférente, toute impression étrangère. Il en est des livres comme des personnes: le nombre des ouvrages admis auprès des gens malheureux est bien restreint; parmi les traités religieux, fort peu remplissent ce but, et à peine trois ou quatre livres de ce genre se rencontrent dans les œuvres d'imagination.

C'est qu'il faut bien des qualités aux écrivains qui veulent parler à l'âme malheureuse. Ils doivent effacer, autant que possible, leur personnalité. S'ils tirent leurs expressions de douleur de leur propre vie, il faut qu'ils les généralisent de manière à n'en jamais rappeler l'origine. Ils éloigneront, à coup sûr, les affligés véritables, s'ils se laissent entraîner par cet involontaire besoin de faire parade des jours mauvais, d'attirer la sympathie du public par le spectacle de leur douleur. Non, pour être vrai, ce sentiment doit avoir sa pudeur et sa retenue. Les personnes qui souffrent profondément, comme celles qui aiment avec sincérité, savent qu'il est en ce monde bien peu de confidents dignes de voir le fond de leur âme; elles se replient sur elles-mêmes, et ne se livrent sans réserve qu'au miséricordieux témoin des douleurs ignorées.

Mais il ne suffit pas à l'auteur qui s'occupe des affligés de se tenir en arrière dans l'exposé des chagrins; il faudra, de plus, qu'il réussisse à présenter des consolations efficaces, et c'est le grand écueil des ouvrages contemporains. Souvent habiles à décrire les malheurs, ils ne savent où trouver le remède; ceux mêmes qui sont religieux paraissent n'avoir pas une foi éprouvée dans le secours de Dieu, les consolations de la prière et les espérances de l'immortalité évangélique. Cette lacune dans les sentiments chrétiens étonne péniblement la personne qui demande moins l'analyse du mal que l'exposé du remède, et ce remède aux chagrins véritables, il ne se trouve guère dans les nuageuses méditations des Nuits d'Young, dans les poétiques rêveries de Jocelyn, qui veut dompter les passions les plus énergiques par la lecture d'Oman, ou dans les vaniteuses réflexions de différents auteurs sur leurs propres misères. Pour être lu des affligés, il faut unir à la peinture simple et vraie des douleurs intimes un sentiment chrétien positif, éprouvé; il faut montrer une âme calmée, non par l'influence du temps, non par la distraction et l'oubli, mais par la résignation religieuse, la confiance sans bornes aux miséricordieux décrets du Très-Haut. Alors on parle de l'immortalité chrétienne, comme Fenimore Cooper; de la puissance consolatrice de la Bible, comme Sylvio Pellico; du bonheur de se revoir au ciel, comme Ancillon, et de la persévérance évangélique à souffrir les injustices, les pertes irréparables et les souffrances corporelles, comme R. Tœpffer.

Ce qui rehaussera toujours l'auteur genevois, et lui donnera une place élevée parmi les écrivains moralistes, c'est que, lorsque vinrent pour lui les jours mauvais, il sut mettre en pratique les principes religieux qu'il avait répandus dans ses ouvrages. La maladie qui devait l'emporter à quarante-huit ans, et briser une carrière embellie par les joies les plus légitimes du succès et des affections, cette maladie faisait de rapides progrès; il l'envisageait sans crainte, avec cette résignation mêlée de rechutes qui est l'apanage des êtres qui ont une véritable sensibilité. Voyez s'il est possible de mieux exprimer cette religieuse soumission aux volontés de la Providence. Il lui arrive de concevoir de sérieuses appréhensions sur la faiblesse de sa vue. «Je suis menacé, dit-il, de ne pouvoir bientôt plus dessiner les sites et illustrer les voyages; je voudrais, du moins, ne renoncer à ce plaisir que lorsqu'il me sera impossible de le prendre, et aujourd'hui déjà ce n'est pas sans un sentiment mêlé de gratitude et de mélancolie, que je me vois en état d'orner ces pages de quelques croquis, bien humbles sans doute, mais toujours charmants à tracer.»

Tœpffer prévoyant le moment où l'affaiblissement de sa vue lui enlèvera les joies de la contemplation de la nature, nous rappelle ce jeune sculpteur romain, qui, après avoir vu ses premiers travaux couronnés du suffrage universel, eut un jour les deux bras écrasés par la chute d'une statue. Un jour, Chateaubriand le vit rêveur devant un groupe inachevé, et lui demanda le sujet de ses méditations. L'artiste mutilé lui répondit: «Je suis là considérant mes mains!»

Tœpffer avait l'habitude d'écrire immédiatement ses impressions intellectuelles et morales, et voici quelques fragments de son journal intime, durant sa dernière maladie. «Je crois et je me confie: deux choses qui peuvent être des sentiments vagues, sans cesser d'être des sentiments forts et indestructibles, et, dans ces maux qui m'assiègent à cette heure, au point de me faire douter si je vivrai dans un an, alors qu'il n'y a pas encore cinq mois que je voyais devant moi tout mon avenir naturel, ces sentiments vagues me sont plus de secours et de consolation que toutes les formules précises que j'y pourrais substituer. L'Écriture-Sainte nous demande notre foi et pas notre contrôle. Subir avec douceur est un tempérament qui me plaît, en ce qu'il est également distant d'une résignation trop au-dessus de l'homme mortel, et d'un murmure qui est indigne d'un cœur pieux.

«Ce livre était mon confident et mon ami; la maladie nous sépare maintenant, et voici tantôt quatre mois que je n'y inscris rien. La force manque à mon bras, et l'angoisse est la seule distraction de mon esprit. Quelquefois l'espoir de vivre me ressaisit, et une douce allégresse embellit mes instants, alors même que je suis cloué sur un lit de douleur. Plus souvent, je vois que je m'achemine par une triste allée vers un terme peu éloigné; une bouillante amertume gonfle mon cœur, jusqu'à ce que la résignation vienne enfin parfois entière, je le crois du moins, et cette situation de l'âme, qui lui redonne sa liberté, n'est pas sans douceur.

«Je redoute peu l'atteinte dernière de la mort, mais beaucoup ces longues cruautés par lesquelles souvent elle tourmente sa proie, avant de la dévorer. Mon envie et mon effort, c'est qu'elle ne surprenne pas en défaut la fermeté de mon âme, ni n'aigrisse ou n'altère mon caractère. Les Évangiles sont ma loi, et je ne trouve que dans les paroles de Jésus l'espérance dont j'ai besoin, l'indulgence qui m'est nécessaire, la confiance qui me rassasie et une compassion qui m'attire invinciblement.»

Cette foi profonde soutint Tœpffer jusqu'à sa dernière heure, et le calme de sa mort rendit témoignage «de la puissance de l'Esprit chez ceux qui croient.»

Les amis et les appréciateurs des travaux de Tœpffer éprouveront pendant longtemps de vifs et de sincères regrets en parcourant ses œuvres. Durant sa vie, après avoir été charmés par la lecture de ses pages si animées, on attendait comme une bonne nouvelle les publications ultérieures. Aujourd'hui, en revoyant ces legs littéraires adressés à toutes les personnes de cœur et d'imagination, on a peine à se persuader que la source de ces jouissances soit tarie. En relisant les Nouvelles et les Mélanges, on éprouve presque un sentiment analogue à cette involontaire attente du retour des êtres qui ne sont plus, dure illusion des premiers jours des deuils véritables! La joyeuse sympathie avec laquelle on le suivait dans ses travaux et ses voyages, est remplacée par de longs regrets, et, pour les lecteurs qui l'ont compris, ses ouvrages seront comme ces objets précieux à l'usage journalier d'une personne aimée, et dont la vue rappelle exclusivement des souvenirs honorables et doux.

Quelque remarquables que soient les facultés littéraires dont Tœpffer était doué, il faut aussi convenir que les circonstances au milieu desquelles il a vécu ont heureusement dirigé ses tendances religieuses et morales. L'homme qui commence à écrire subit inévitablement l'influence de son éducation, des idées familières à son enfance, des goûts et des principes admis par la société qui l'entoure. J'ignore s'il existe beaucoup d'écrivains distingués qui se soient absolument affranchis du pouvoir des souvenirs et des coutumes, mais les plus connus ont avoué et démontré ce fait. Or, si des tendances élevées, pures et sérieuses, accompagnées d'un esprit naturel distingué, ont placé Tœpffer dans un rang si honorable, il faut tenir compte de l'avantage d'avoir vécu dans une ville où la religion est sincèrement respectée par la grande majorité du peuple, où les liens de famille sont sacrés, et les scandales assez rares pour exciter l’animadversion publique, au lieu de servir, comme ailleurs, de simple pâture à la médisance. Il faut rappeler le bénéfice d'avoir fait des études fortes et variées, d'avoir acquis une connaissance étendue des classiques et de la littérature moderne, comme aussi des questions contemporaines concernant les sciences sociales et naturelles.

De la réunion de ces circonstances, on peut conclure qu'il n'est pas absolument nécessaire de vivre dans une grande ville pour développer son esprit et devenir bon écrivain. Au milieu d'une modeste cité pleine d'activité et de mouvement par les sciences et les lettres, on trouve, par de sérieuses méditations, des points de vue nouveaux et des créations originales. Les exemples pareils abondent dans l'histoire littéraire de Genève. À bien peu d'exemples près, nos hommes célèbres doivent à la nature de leur éducation une bonne part de leurs succès; ils se distinguent, par une intelligence bien dirigée et un sens moral élevé. Les sociétés étrangères reconnaissent et louent volontiers ce caractère chez les Genevois. C'est un de nos plus grands privilèges, et les hommes qui, par leurs travaux dans les sciences, les beaux-arts et la littérature, contribuent à grandir l'opinion favorable que notre ville conserve en Europe, ces hommes doivent être honorés comme les bienfaiteurs et la sauvegarde de Genève. Dans les institutions nationales, on peut mettre au premier rang, si l'on veut, la prospérité du commerce, et voir l'unique planche de salut dans ce développement matériel; mais l'histoire des trois derniers siècles prouve le contraire. Tant que nous aurons des individualités qui peu à peu deviennent européennes, Genève sera florissante; la vie circulera dans ses rapports avec le reste de l'Europe. Le nom de ses hommes distingués demeurera, comme par le passé, son refuge dans les mauvais jours, et, par eux, elle restera fidèle à ses traditions de foi, de science et de moralité.


J. GABEREL, ancien pasteur




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