Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LES FEMMES ET LEUR VOCATION

LETTRE A M""» "* et *"*.


«Ce qui leur manque, ce sont de grands mobiles.»

(Mme Necker-de Saussure.)

Vous me demandâtes un jour, chères amies, de développer plus spécialement quelques pensées sur la vocation et la vie des femmes, que j'ai exprimées de temps à autre dans nos conversations. J'ai répondu que je le ferais quand j'aurais achevé mon cours d'études en Suisse, car votre pays me paraissait, par ses lois libérales, ses écoles, son industrie, et la liberté dont y jouissent les femmes, un des plus favorables à leur développement. complet. Et maintenant, si, après une année d'observations, je vous réponds par une appréciation qui, en même temps, est une critique, n'en accusez qu'un idéal qui ne souffre point de compromis; n'en accusez que vous-mêmes, puisque vous avez contribué à me le faire concevoir.

Je ne vous tiendrai pas un long discours, ni ne vous écrirai une longue lettre. Après tout ce qui a été dit et écrit sur la femme, je doute qu'il reste quelque chose de nouveau à dire. Aussi n'en ai-je pas la prétention; mais, parmi de bonnes choses dites, on peut en choisir une, la meilleure, l'appuyer, et la mettre en plus grande évidence. Voilà ce que je voudrais faire ici. Ma critique sur lesfemmes , en Suisse, comme sur les femmes en général, est résumée dans la ligne que j'ai mise au commencement de ces pages. L'idéal que je voudrais voir reconnu et adopté par et pour toute femme, s'exprime dans huit ou neuf petits mots. Ils furent prononcés un jour, dans l'intimité d'un cœur, seul avec un témoin céleste. Qu'ils le soient aujourd'hui par la famille et la société entière, à la face du ciel et de la terre, et l'humanité entrera dans une ère nouvelle.

Les femmes de la Suisse! — Je les ai étudiées avec un intérêt profond, soit dans la famille, où souvent elles allient de rares talents et de rares vertus, soit dans les écoles supérieures des cantons romands, où, jeunes encore, elles reçoivent d'habiles professeurs un enseignement d'une étendue et d'une distinction peu communes. Je les ai étudiées dans les ateliers de Genève et de Neuchâtel, dans les vallées hautes de ce grand Jura, placé comme une muraille entre la Suisse et la France, et où, de vallées en vallées, des populations industrielles travaillent, pour tous les pays de la terre, à cette belle industrie par laquelle se règlent en tous lieux et le temps et les affaires. J'y ai vu les femmes travailler et gagner leur vie à l'envi des hommes, et acquérir de bonne heure, par leur travail, une honnête indépendance. Enseignement, industrie, arts, sciences, la famille, la société, la nature, tout semblait, en Suisse, devoir concourir à offrir aux femmes les moyens d'un plein développement pour une vie noble, utile et heureuse, et je me suis demandé: «Que leur manque-t-il encore pour répondre à l'idéal de la femme?»

Interrogeons la réalité. Les jeunes personnes qui sortent de vos écoles supérieures pour remplir la tâche importante d'institutrices, souvent en pays étrangers, où la jeune institutrice suisse est de plus en plus recherchée; ces jeunes personnes, dis-je, ont-elles en général la pleine conscience de leur vocation? Je sais que vous ne le pensez pas. Songent-elles à élever des âmes à Dieu, à devenir des mères en esprit et en vérité pour les enfants qu'on va leur confier. Leur but est-il, en général, un but noble, élevé? Sont-elles, elles-mêmes, assez haut pour lutter victorieusement contre les tentations et les difficultés auxquelles elles seront exposées, seules, loin de leur patrie, souvent si jeunes encore? L'enseignement dans vos familles, dans vos écoles, est-il accompagné d'une éducation morale qui puisse, par des principes supérieurs, sauvegarder ces jeunes âmes contre les dangers et les dégoûts de leur vie?

Dans la maison d'aliénés de Préfargier, au canton de Neuchâtel, il m'a été dit que bon nombre des femmes qu'on y amenait étaient... des institutrices. Elles revenaient, la plupart, de l'étranger, où elles étaient allées dans l'espoir de faire fortune, et d'où elles revenaient, pauvres débris d'âmes naufragées, chercher un abri pour mourir. Chez presque toutes, on pouvait observer les plaies d'un amour-propre froissé, souvent aussi des sentiments profondément ulcérés, des nerfs brisés à force d'avoir été tendus; chez presque toutes, l'idée fixe et terrible que leur vie était manquée, leur existence finie, qu'elles n'avaient rien à faire qu'à mourir. Plusieurs d'entre elles étaient pourtant bien jeunes encore, quelques-unes admirablement douées! Mais elles avaient raison. Leur pauvre vie était bien finie. Et il y en avait au moins une quinzaine.

J'ai entendu une de vous, mes amies, exprimer le souhait qu'il se formât, dans les villes suisses d'où sortent la plus grande quantité d'institutrices, un comité de dames pour donner des conseils d'amies aux jeunes personnes qui désirent se vouer à l'éducation. De tout mon cœur, j'appuie cette bonne pensée. Pour les familles à l'étranger qui demandent des institutrices suisses, il serait également à désirer de pouvoir s'adresser à ce comité maternel, et recevoir de ses mains l'aide et l'amie dont elles ont besoin. Des deux côtés, alors, on risquerait moins de se méprendre.

Tournons nos regards vers un spectacle moins triste. Regardons ensemble ces essaims de filles et de femmes qui s'occupent, dans nos vallées industrielles, aux travaux de l'horlogerie. Quelle vue rafraîchissante que celle de ces jeunes ouvrières, qui, par un travail modéré et agréable, peuvent subvenir aux besoins et même aux jouissances de la vie! Aussi sont-elles, en général, gaies et courageuses. Sont-elles aussi, généralement, nobles de cœur et de conduite? Songent-elles à servir une cause plus noble que celle du confort matériel ou du plaisir? Ont-elles la conscience de leur vocation, de l'honneur et de la responsabilité du travail? L'ouvrière industrielle songe-t-elle à devenir surtout une ouvrière de Dieu, comme fille, comme femme, comme mère? Je sais malheureusement qu'il n'en est pas souvent ainsi, et que, s'il y a de nobles exceptions, il y a aussi de grandes plaies.

Enfin, n'y a-t-il pas aussi en Suisse, même parmi les femmes appartenant aux classes aisées de la société, des souffrances d'âmes en peine qui se demandent avec anxiété, quelquefois avec un découragement profond: «Pourquoi suis-je née? Que suis je venue faire dans ce monde?»

Ah! dans les classes aisées comme dans les classes ouvrières, les femmes, en général, savent-elles pourquoi elles sont nées et à quoi elles sont appelées? Poursuivent-elles des buts qui ne soient pas purement secondaires?

Que leur manque-t-il pour répondre à l'idéal de la femme et de la vie parfaite?

«Ce qui leur manque, c'est un but vraiment élevé.»

Une fois, il y a près de deux mille ans, une humble vierge prononça ces paroles: «Voici la servante du Seigneur!» Et elle enfanta le salut du monde.

Je ne crois pas me tromper si j'affirme que ce sentiment, cet idéal, est au fond du cœur de toute femme; qu'il est l'empreinte que le Créateur grava au cœur de son dernier ouvrage sur la terre, et qu'il s'y retrouvera à mesure que ce cœur apprendra à se connaître. C'est donc aux pères et aux mères, c'est à la société, que je voudrais adresser ce conseil, cette prière: Écrivez, au-dessus du berceau de chaque petite fille, ces paroles: «Voici la servante du Seigneur!» Qu'elle grandisse sous cette enseigne comme sous une égide sainte; que son âme, son esprit, ses dons naturels, quels qu'ils soient, soient développés en rapport avec cette grande idée; que l'éducation de la famille et de l'école la mette toujours plus en évidence à ses yeux, la grave toujours plus profondément dans son cœur, et, après cela, qu'elle doive être épouse, mère, institutrice, ouvrière industrielle, auteur ou artiste, reine ou missionnaire, n'importe quoi, enfin, dans le vaste champ du travail humain, elle marchera bien, elle fera bien, elle sera forte et douce à la fois, et, conduite par le Guide divin, elle enseignera, à son tour, aux enfants de la terre, à «venir à lui.»

Vos penseurs et vos législateurs exaltent l'influence des femmes pour l'enseignement, et ils font bien. Mais exaltez donc aussi le but, l'idéal, où rien de complet ne sera atteint.

Il y a au commencement de votre vieille histoire suisse une figure charmante qui me semble offrir un des types de ce que peut être la femme chrétienne; je veux parler — ne riez pas — de la reine Berthe, de «l'humble reine» qui, dans des temps de guerre et de désordre, allait partout dans son pays, chevauchant et filant, et, pendant qu'elle chevauchait, prêchant par la parole et l'exemple, visitant les villes et les campagnes, rendant la justice, plantant des vignes, bâtissant des métairies, élevant de fortes tours pour la protection de ses sujets, encourageant et récompensant le travail, fondant des asiles pour les malades et les vieillards, et méritant ainsi de devenir ce qu'elle est devenue dans l'esprit et l'imagination populaires — le génie protecteur de ces contrées. Le bon temps est encore, pour le paysan suisse, le temps «ove la reina Berlha filava.» Ce bon temps, un peu fabuleux, il faut que chaque femme se propose, dans la mesure de sa vocation terrestre, d'en faire une réalité pour son pays, c'est-à-dire, avant tout, pour sa famille. Qu'elle soit humble, qu'elle soit forte; forte de cette force qui naît de l'humilité même, et elle grandira comme sa tâche.

Il est malheureusement des pays où la législation n'est pas encore, en ce qui concerne les femmes, ce qu'elle devrait être en pays chrétien et civilisé; là, les mœurs et les lois conspirent pour les maintenir dans une dépendance qui tue en elles tout essor. Chez vous, rien de semblable. Vos mœurs et vos lois ne leur ôtent que ce dont elles n'ont pas besoin; toute liberté leur reste pour le bien et le beau. C'est donc surtout à celles qui ont le bonheur de vivre sous une législation juste et libérale, que nous devons demander des exemples de tout ce que peut et doit être la femme. Nous en avons le droit, car si on a dit avec raison: «Noblesse oblige,» à plus forte raison doit-on dire: «Liberté oblige.» La liberté est une noblesse aussi, la plus haute de toutes, et Dieu, en la conférant à un peuple ou à un individu, lui dit, par cela même: «Sois-en digne!»

Fréderika BREMER. 


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