Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CLAUDE BROUSSON

Pasteur de Nîmes.


Claude Brousson était né à Nîmes, en 1647, de Jean Brousson et de Claude Paradès. Il embrassa la carrière du barreau, s'établit d'abord à Castres, ensuite à Castelnaudary, et enfin à Toulouse. Après avoir plaidé avec succès, il s'occupa activement des affaires religieuses, et, pour veiller aux droits des Églises réformées de France, il organisa un Comité, qui s'assemblait dans sa maison. Ce Comité était composé de seize membres, appartenant à cinq provinces du midi de la France; ils se rendirent si secrètement à Toulouse, qu'ils se dérobèrent à toute la vigilance du gouvernement. Après la publication de l'arrêt du 8 mars 1683, qui préparait la révocation de l'Édit de Nantes, il fut résolu par eux qu'à un jour marqué on rouvrirait les temples interdits; que, pendant les prières et le sermon, les portes resteraient ouvertes, afin que tout le monde pût juger de la pureté du culte; que, dans tous les endroits où les temples étaient abattus, on s'assemblerait sur leurs ruines; que ces assemblées ne seraient tenues ni avec un éclat qui pût occasionner du désordre, ni avec un secret qui les empêchât d'être remarquées, parce qu'on désirait qu'elles le fussent et que le gouvernement même en fût instruit, pour lui prouver que l'abolition du protestantisme en France n'était pas aussi facile que le supposaient quelques courtisans gagnés par les Jésuites.

Claude Brousson porta lui-même cette délibération à Nîmes, où ses amis étaient nombreux et dévoués. Mais il y eut des traîtres, et Brousson, forcé de fuir, se réfugia en Suisse.

Il s'établit à Lausanne avec sa femme et son fils, et y reprit ses fonctions d'avocat. En 1687, il fut envoyé par ses coreligionnaires, exilés comme lui, en députation vers le roi de Prusse, pour solliciter des secours. Arrivé à Berlin, on lui offrit de le nommer professeur à l'Université de cette ville; mais il refusa cette place sans hésitation, car un projet hardi couvait au fond de son cœur. Il se reprochait de laisser ses frères de France sous la croix des persécutions, sans venir au secours de leurs pauvres âmes, qui languissaient errantes, sans bergers pour les conduire, sans eaux courantes pour les désaltérer. Pendant l'insomnie de la nuit, il croyait entendre ces longs gémissements, ces sanglots de désespoir, ces plaintes déchirantes, que les nombreux prisonniers de la Tour-de-Constance, d'Aigues-Mortes et de la citadelle de Nîmes, poussaient dans leur détresse commune, sans autre perspective de délivrance qu'un gibet ou qu'un bûcher; l'esprit de Dieu, agitant sa conscience, le poussait à leur venir en aide, pour adoucir leurs souffrances ou mourir avec eux.

De retour à Lausanne, il fut atteint d'une maladie si grave, que les médecins la jugèrent mortelle, sans pouvoir en déterminer la cause. Lui seul la connaissait, cette cause, qui n'était autre qu'une dévorante angoisse, et ce fut précisément lorsque, affaibli par la fièvre, il pouvait à peine se tenir debout, qu'il résolut définitivement d'aller en France rejoindre ses frères en la foi. Il communiqua son projet à sa femme et à ses amis, qui, tous, trouvèrent cette résolution si périlleuse, si au-dessus de ses forces, qu'ils travaillèrent, d'un commun accord, à l'en détourner par leurs plus vives instances et leurs plus ardentes prières. Il demeura inébranlable; sans consulter la chair ni le sang, il se mit en route aussitôt que sa santé le lui permit, et sa convalescence s'acheva dans un voyage qui, à vues humaines, aurait dû le tuer.

Arrivé en cachette dans le Bas-Languedoc, il se fit immédiatement consacrer au ministère évangélique par François Vivens, jadis simple ouvrier cardeur de laine de Valleraugues, qui, étant allé lui-même recevoir l'ordination en Hollande, était devenu pasteur du désert. Brousson le surpassa par son dévouement héroïque, se consacrant sans réserve au service de son maître Jésus-Christ.

Il avait pris, pour sa sûreté personnelle, le nom de Paul Beauclose. Quoique sa constitution physique, par suite de la maladie qu'il venait d'essuyer, fût d'une extrême faiblesse, il ne s'en livra pas moins sans relâche à l'exercice de ses pénibles fonctions. Il réunissait les fidèles, la nuit, entre deux rochers, dans un lieu éloigné et solitaire, et là, à la lueur de quelques torches résineuses ou à la pâle clarté de la lune, il annonçait, avec la foi la plus vive et l'élan de l'âme le plus expansif, Christ et sa justice, Christ et son salut, à ces assemblées plus ou moins nombreuses selon les temps ou les circonstances. En descendant de chaire, quoique exténué de fatigue, il baptisait des enfants, bénissait des mariages, et profitait ensuite du reste de la nuit pour se rendre, accompagné d'un guide et à la faveur des ténèbres, dans quelque maison du voisinage, afin d'y célébrer un service funèbre à l'occasion d'un mort, que l'on était obligé de cacher, en creusant sa tombe ou sous le hangar d'une remise, ou au fond d'une écurie, quelquefois même à côté du lit sur lequel il avait rendu le dernier soupir. En face de ce cadavre proscrit, la voix du pasteur du désert s'élevait lente et mélancolique, et, dans une prière, que les lamentations doublement amères poussées par les parents groupés autour de lui et éclairés par la pâle lumière de quelques lampes, rendaient aussi impressive que solennelle, il implorait les bénédictions de Dieu et sur la famille en larmes et sur l'Église en deuil.

Voici, dans toute sa simplicité, la reproduction littérale d'un récit sorti de la bouche d'un vieillard des environs de Nîmes, qui nous a été communiqué.

«Quelque temps avant que nos frères des Cévennes eussent levé l'étendard de la guerre sainte, nous fûmes prévenus que, dans trois jours, le respectable Brousson tiendrait une assemblée aux  Bergines, près de Vergèze. Le lieu qui portait ce nom était une vaste caverne, que la main du Tout Puissant avait pratiquée sur le versant oriental d'une colline couverte d'oliviers. L'ouverture en était si étroite, qu'on ne pouvait y entrer qu'en rampant; les oliviers, emblèmes de la paix, semblaient nous promettre une profonde sécurité, en masquant par leurs épais rameaux le lieu de notre retraite.»

 «Dès le matin du jour fixé, on détourna le mieux qu'on put les soupçons des catholiques; les Psautiers furent déterrés, ainsi que les armes qui avaient échappé aux recherches. Les femmes tremblaient, et cependant elles ne conseillaient à personne de ne pas se rendre à l'assemblée, car elles voulaient y aller elles-mêmes, le désir d'être réunies avec des frères leur faisant affronter le péril. Qu'il nous parut long, ce jour qui se passa tout entier dans l'attente d'une grande joie et dans l'appréhension d'un grand danger! Enfin, la nuit parut, et, avec elle, une pluie froide et pénétrante rendit le temps ténébreux; Dieu, évidemment, nous favorisait. Nous nous esquivâmes furtivement de nos demeures, y laissant nos vieillards au désespoir de ne pouvoir pas nous suivre, et nos  mères qui priaient pour nous avec émotion. Je n'avais pas atteint ma dix-huitième année; ma sœur, mon frère et mon père m'accompagnaient. Sur la route, nous rencontrâmes nos sentinelles, qui nous promirent de faire bonne garde.

«L'assemblée était déjà nombreuse quand nous arrivâmes; de toute la Vaunage on était accouru. Quel spectacle! Des femmes, des filles, des enfants, dont les habits trempés laissaient découler l'eau de toutes parts. Le peuple s'engouffrait dans la caverne; et, pour éclairer ces sombres lieux, il n'y avait que quelques petites lanternes, dont la faible clarté ne rendait que plus horribles les ténèbres de la grotte.

 «Au milieu de l'assemblée était assis le respectable Brousson, portant son costume grossier de paysan. Les femmes avaient entouré, de leurs tabliers noirs, la chaise qui servait de chaire. Sur une pierre étaient déposés les calices et le pain de la communion. Le service commença par la lecture de la Bible et par le chant des psaumes. Oh! qu'ils étaient bien appropriés à la circonstance! En écoutant le malheureux Fulcran Rey, de Nîmes, chargé de cette partie du culte, et qui faisait ainsi son apprentissage du martyre, nous n'avions plus froid, nous n'entendions plus l'orage, nous ne pensions plus aux dragons.

«Le prédicateur choisit pour texte les mémorables paroles de Jésus-Christ, que l'on trouve dans St Matth. x, 22: Celui-là seul sera sauvé qui persévérera jusqu'à la fin. — Voulant prouver que le salut n'est assuré que pour ceux qui combattent sans cesse le combat de la foi, il nous cita l'exemple de tous les confesseurs des temps anciens et ceux des temps apostoliques; ensuite il nous peignit le courage des martyrs de nos jours, confondant leurs juges devant les tribunaux, émouvant leurs bourreaux sur la roue, et recevant dans le ciel la couronne de vie; puis, il nous retraça les tourments des lâches apostats, réservés au feu éternel, et dévorés dès cette vie des angoisses du remords. Oh! que de larmes de repentance coulaient en ce moment! que de serments d'être fidèles furent prononcés!

«Ce fut au milieu de nos sanglots que le pasteur bénit le pain et le vin de la communion; alors nous nous prosternâmes tous devant Dieu, lui demandant de nous pardonner et de nous fortifier... Lorsque, tout à coup, une voix retentissante s'écria: Voici les dragons! fuyez! fuyez! — Au même instant, une décharge de mousqueterie nous apprit que notre dernière heure venait de sonner... Vous dire ce qui se passa dans la grotte, je ne le puis. Les ténèbres les plus épaisses nous environnaient; les jurements des soldats et les cris lamentables des mourants se confondaient dans cet affreux tumulte... Je ne sais comment je me sauvai. J'arrivai auprès de ma mère, égaré et au désespoir. Mes parents ne s'y étaient pas encore rendus; en vain nous les attendîmes, ils ne reparurent plus. Mon père fut trouvé gisant dans un précipice, où il s'était fracassé le crâne en tombant; mon frère avait reçu une balle dans la poitrine; et ma sœur avait été conduite dans la Tour de Constance, avec les femmes qui avaient été faites prisonnières

«Quinze jours après, j'accompagnai ma mère dans une autre assemblée du désert...»

Cette assemblée, Brousson la présida encore. Elle fut de nouveau attaquée; cette fois-ci, on voulait le pasteur. L'intendant Baville avait ordonné de le prendre; aussi les attaques combinées des soldats se dirigeaient toutes vers lui, quand, tout à coup, au milieu de la confusion et du tumulte, il disparut comme par enchantement. Où s'est-il caché? se demandèrent les chefs de l'expédition; il faut le trouver quoiqu'il en coûte! Sur leur ordre, les recherches les plus actives s'organisent; plusieurs compagnies de soldats y sont employées; on sonde le terrain, on en suit minutieusement les détours; on abat les taillis; on pénètre avec des torches dans toutes les excavations; plusieurs heures sont consacrées, sans relâche, à ces perquisitions, qu'une pluie battante qui survient n'a pas la puissance de suspendre... et le fugitif ne se trouve nulle part... Qu'était-il devenu? Il s'était glissé inaperçu dans l'angle d'un rocher, contre lequel il se tint collé et immobile, et les dragons avaient passé cent fois à ses côtés; mais, frappés d'aveuglement comme les Syriens qui furent envoyés pour s'emparer d'Élie le prophète, ils ne l'avaient pas aperçu...

Cette circonstance fut cause que l'intendant Bâville, par une ordonnance du 26 novembre 1691, mit sa tête à prix, comme répandant, dans l'esprit du peuple, des sentiments de rébellion. L'ordonnance fut affichée, avec le signalement du pasteur, à la porte de toutes les églises et au coin de tous les carrefours, promettant, en outre, la somme de deux cents francs à ceux qui dénonceraient une assemblée; et le comte de Broglie, lieutenant-général du Languedoc, venant en aide à son subordonné, prescrivit à tous les magistrats des villes et des villages de faire fermer toutes les cavernes ou baumes, qui servaient de retraite aux pasteurs. Alors Brousson, sur les instances de ses amis, alla chercher en Suisse un peu de repos auprès de sa femme et de son fils, qui y étaient demeurés. Mais, avant de partir, il écrivit la lettre suivante, qui a été conservée, à son persécuteur Bâville.

«Brousson, serviteur de Dieu et fidèle ministre de sa Parole... a Monseigneur de Bâville, intendant du Languedoc...

Monseigneur! permettez-moi de représenter à votre grandeur que je ne puis pas vous reconnaître comme mon juge, parce que, par l'abolition des édits, qui étaient perpétuels et irrévocables, nous sommes privés de nos juges légitimes et traités non pas en hommes libres, mais en esclaves. Cependant, si j'avais à me défendre devant des juges compétents, je ne serais pas en peine de faire voir mon innocence. Je ne suis pas un méchant homme; tous ceux qui ont été témoins de ma conduite, à Castelnaudary et à Toulouse, peuvent rendre témoignage que j'ai vécu dans le monde avec l'approbation publique, comme un homme de bien, craignant Dieu, sans reproche... Je ne suis pas un perturbateur du repos public, comme vous le dites dans votre dernière ordonnance, mais un fidèle serviteur de Dieu, qui travaille à l'instruction, au salut et à la consolation de son peuple désolé... Je puis bien prendre encore à témoin ce grand Dieu, qui connaît mes plus secrètes pensées, que c'est uniquement pour la crainte de son nom et pour les intérêts de sa gloire, de son service et du salut de son peuple, que je m'expose depuis si longtemps à tant d'alarmes, à tant de dangers dans ce royaume. Plût à Dieu qu'il eut plu au roi de faire quelque cas des avis sincères que j'ai pris la liberté d'envoyer à la cour, depuis dix ans et davantage; il ne se trouverait pas dans l'état où il est maintenant, et n'aurait pas sujet de craindre ce qu'on a sujet de craindre encore. Car enfin, Monseigneur, Dieu frappe maintenant l'État de terribles fléaux, et il faudrait être bien aveugle pour ne pas le voir. Mais cela n'est rien en comparaison des suites que l'on doit craindre raisonnablement. L'État se soutient encore avec éclat, parce qu'il emploie toutes ses forces; mais, en les employant, il les consume. Le royaume est dans un état violent; mais les choses violentes ne sont pas de durée. On ne peut pas dire, Monseigneur, que nous ne soyons pas de vrais fidèles. Nous ne servons pas les créatures, mais l'Éternel, le Dieu vivant et véritable, le créateur du ciel et de la terre; nous mettons toute notre confiance en la miséricorde de Dieu le Père, en la grâce de Jésus-Christ son fils, et au salutaire secours du Saint-Esprit. C'est ce grand Dieu dont j'ai toujours la crainte devant les yeux, dont je médite sans cesse la Parole depuis mon enfance, et qui a daigné me faire participant de sa lumière. C'est pourquoi je supplie Votre Grandeur de cesser enfin de persécuter un innocent et un fidèle serviteur de Dieu, qui ne peut se dispenser de s'acquitter des devoirs de son ministère... Autrement, je déclare que j'appelle de votre ordonnance devant le tribunal de Dieu, qui est le roi des rois, le souverain juge du monde. Le maître que je sers et pour lequel je souffre depuis si longtemps tant de martyres, qui m'a conservé jusqu'à cette heure, au milieu des flammes de cette horrible persécution, ne m'abandonnera pas non plus à l'avenir, et me fera justice.»,


Brousson partit pour Lausanne dans le courant de l'automne de 1693; mais, arrivé dans cette ville, son esprit ne put rester dans l'inaction. Aussitôt que ses forces le lui permirent, il prêcha aux réfugiés français disséminés dans les cantons de Vaud, de Berne et de Zurich. Il passa ensuite en Hollande, et alla s'établir à La Haye avec sa famille. Le synode des Provinces-Unies ayant validé sa consécration au ministère évangélique, comme l'exigeait la discipline ecclésiastique, il prêcha dans les principales chaires de ce pays, où il demeura deux ans. Pendant ce temps, il fit imprimer, sous le titre de Manne mystique du Désert, les sermons qu'il avait composés dans son cabinet d'étude, qui était ordinairement le dessous d'un chêne dont le feuillage le préservait des ardeurs du soleil; il plaçait sur ses genoux un pupitre léger, qu'il appelait pour cette raison sa table du désert. Son style était figuré, son langage quelquefois mystique; mais son âme s'épanchait vive et ardente devant un auditoire de proscrits.

Dans le mois de septembre 1695, Brousson rentra en France en traversant les forêts des Ardennes, sous la conduite d'un guide expérimenté, nommé Brumen. Il arriva à Sédan, pour y consoler les restes d'une église florissante, qui avait possédé une académie célèbre. Là, il fut dénoncé et poursuivi avec un telacharnement , qu'une protection visible de Dieu put seule le faire sortir de la ville, déguisé en portefaix. De là il se rendit en Normandie, parcourut la Flandre et l'Artois, a pied, marchant de nuit, supportant la fatigue avec courage, prêchant partout où il en trouvait l'occasion, témoin des maux qu'enfantaient partout la mortalité, la disette et la guerre, et, malgré tout cela, s'estimant plus heureux, comme il l'écrivait à sa femme, que s'il avait été établi dans la meilleure église de Hollande, parce que les consolations que Dieu lui faisait goûter se trouvaient au-dessus de tous ses maux. Cependant, après une année de courses dans les églises du nord de la Loire, il fut si vivement poursuivi en Bourgogne, qu'il ne put échapper à la mort qu'en rentrant encore une fois en Suisse. C'était en 1696.

Il ne fit que traverser la Suisse pour se rendre à La Haye, et ce fut pendant le séjour qu'il y fit, que se conclut le traité de paix de Riswick. Par suite de la cessation de la guerre, les troupes françaises rentrèrent dans leurs cantonnements. Baville fit servir celles qui étaient sous ses ordres à de nouvelles persécutions contre les protestants. S'il défendit de les tuer, il autorisa les soldats à piller les maisons, à emporter les meubles, à confisquer les denrées, à saisir le bétail, à ravager les récoltes, à imposer des amendes exorbitantes, de telle sorte que plus de quarante mille Languedociens quittèrent leurs montagnes, pour aller chercher du repos sur une terre étrangère. Brousson, au contraire, rentra pour la troisième fois dans sa patrie; mais ce fut pour aller au martyre.

Il fut retenu dans le Dauphiné, pendant tout l'hiver, par des neiges abondantes; mais il trouva des amis et des frères qui se groupèrent avec d'autant plus d'empressement autour de lui, que, depuis longtemps, ils n'avaient point eu de pasteur. Plusieurs rendirent en sa présence un témoignage éclatant de leur foi, ce qui inonda son âme d'une joie que le monde dédaigne, parce qu'il ne la connaît pas. C'est, en effet, en parlant de son séjour dans ces contrées, qu'il écrivait, en décembre 1697: «J'ai été assiégé pendant trois semaines par les neiges; cependant, le Seigneur m'a fait la grâce de travailler à la consolation de son pauvre peuple. La Providence divine m'a fait passer dans des pays qui semblaient entièrement abandonnés, car il n'y a qu'un de nos frères qui y soit passé comme un éclair, depuis quatre mois. Il y a des gens qui ont travaillé à ensevelir les merveilles de Dieu; mais Dieu saura bien les faire connaître. Je ne voudrais pas pour des millions que le Seigneur m'eût refusé la grâce qui m'était nécessaire pour travailler à son œuvre.»

Au printemps suivant, après avoir traversé le Rhône, il entra dans le Vivarais, dont il parcourut tous les villages, accompagné partout de foules considérables, d'autant plus avides d'écouter ses prédications, qu'elles le regardaient comme un homme choisi de Dieu pour relever les murs de Sion réduits en cendres par le feu de la persécution. Après avoir consolé et fortifié ses frères, il descendit dans les Cévennes, et arriva dans les environs de Nîmes en avril 1698. L'intendant Baville, informé de son retour, augmenta la mise à prix de sa tête, et la porta à deux cents louis d'or. Les perquisitions devinrent donc beaucoup plus actives; mais Brousson, les affrontant avec audace, eut l'imprudence d'entrer dans la ville, et d'y mettre à la poste une requête signée de sa main qu'il envoyait au roi. Ce fut un indice qui mit les espions sur ses traces; ils le serrèrent de près; mais, Dieu le gardant encore, il eut le bonheur de leur échapper. Ils le suivirent pourtant de loin, comme à la piste, et s'assurèrent de la maison où il était allé chercher une retraite dans un bourg voisin; ils la firent aussitôt cerner par des dragons.... Comment faire? Toutes les issues étaient gardées au-dehors... Où se cacher? Aucune disparition n'était possible Il allait donc se rendre sans résistance, lorsque son hôte vint à son secours et le fit descendre dans une citerne à sec, au fond de laquelle il y avait une excavation naturelle où il put se tenir blotti. Mais un des soldats, qui était du pays, en connaissait l'existence, et s'y fit descendre par ses camarades. Le fugitif et le soldat allaient se trouver face à face; l'heure de l'arrestation avait irrévocablement sonné.... Cependant, ô surprise! le soldat, arrivant au fond, se sentit tout à coup saisi d'une froideur glaciale; ses membres échauffés par une marche rapide, se mirent à trembler convulsivement, ses dents s'entrechoquèrent avec violence, et il cria qu'on le tirât au plus vite de ce lieu ténébreux, qui allait devenir mortel pour lui. Il sortit donc sans avoir aperçu le proscrit, qui, à son tour, sortit plus tard avec l'aide de son ami, sans avoir éprouvé aucun mal. Après quelques heures de repos, Brousson se mit en route, et se retira sans autre accident à Orange, où, depuis la paix de Riswick, le culte public se célébrait sans empêchement et sans entraves sous la protection de Guillaume III de Nassau, roi d'Angleterre, qui, dans le traité, avait stipulé cette clause en faveur de cette petite principauté, berceau de sa famille.

Le retour de Brousson à Nîmes était impossible. Il le comprit lui-même, et, sur l'invitation de ses amis, il se décida à partir pour le Béarn. Chemin faisant, il s'arrêta dans les nombreuses églises des Cévennes, du Bouergue, du Pays-de-Foix et du Bigorre, qui se trouvèrent sur son passage, et les encouragea à la persévérance et à la fidélité; mais, arrivé à Pau, le séjour qu'il y fit lui devint funeste. Au lieu de remettre une lettre à un protestant fidèle auquel elle était adressée, il la donna à un autre qui portait le même nom, mais qui avait renié la foi de ses frères et s'était joint à leurs persécuteurs. Cet homme le dénonça aux autorités de cette ville, qui mirent avec promptitude leurs agents à sa poursuite. Averti du danger par un ami, Brousson n'eut que le temps de s'évader. Il se dirigea vers Oloron. Les soldats l'y suivirent, y arrivèrent presque aussitôt que lui, et se saisirent de sa personne. Il ne fit aucune résistance; il ne cacha ni son nom, ni sa profession, ni le but de son voyage, et se laissa conduire avec la docilité d'une brebis qu'on mène à la tuerie. Pinon, intendant de la province, le fit conduire sans violence à Pau, où les tours du château qui, sous la reine Jeanne d'Albret, avait été un des boulevards du protestantisme, lui servirent momentanément de prison. Lorsque son dénonciateur vint réclamer les 3,000 livres promises à ceux qui vendaient les ministres du désert, Pinon lui répondit avec indignation: «Misérable! ne rougis-tu pas de voir les hommes quand tu trafiques de leur sang? Retire-toi, je ne puis supporter ta présence!» Ces paroles annoncent une âme compatissante. L'intendant du Béarn, bien différent de son prédécesseur Foucauld, qui, avec Marsillac, avait organisé les dragonnades dans cette province, était en effet un magistrat affable, doux et plein d'humanité; ce qui le prouve, c'est que, lorsqu'il se vit dans l'obligation d'envoyer son prisonnier à Bâville, qui l'avait réclamé à cause de son origine nîmoise et des fonctions pastorales qu'il avait exercées pendant neuf ans dans les environs de la ville, il ne voulut point charger ses mains de chaînes et le laissa marcher en liberté au milieu des soldats, comptant plutôt sur la promesse qu'il lui avait faite de ne point s'évader, que sur leur surveillance.

Brousson, de son côté, ne trompa pas sa confiance. Embarqué à Toulouse, sur le canal du Languedoc, il s'aperçut, à son arrivée au Somail, que ses gardes étaient tous plongés dans le plus profond sommeil; il n'avait qu'à sortir de la barque de poste pour recouvrer la liberté et échapper encore une fois à une mort certaine. Mais il n'en conçut pas même la pensée; il avait promis de rester prisonnier, et sa parole était inviolable, car un chrétien ne sauve jamais sa vie au prix d'un manque de foi. D'ailleurs, la mort des martyrs, loin de lui paraître redoutable, était peut-être l'objet des vœux secrets de son cœur. Ce qui le fait présumer, c'est une lettre qu'il avait écrite de La Haye, trois ans auparavant, et dans laquelle, en parlant du supplice d'un ministre du désert, nommé Papus, il dit: «Dieu l'a fait entrer dans le combat, mais il l'a rendu victorieux; sa foi a été la victoire du monde; il a été même plus que vainqueur par Jésus-Christ qui l'a aimé; il a éclaté en chants de triomphe au milieu de son angoisse, et il a senti la force et la consolation de l'Esprit de Dieu, qui lui ont fait perdre le sentiment de l'amertume de la mort. Ah! qu'il est heureux mon cher frère, puisqu'il devait un jour mourir! Sa fin pouvait-elle être plus heureuse et plus glorieuse? Sa constance, sa patience, son humilité, sa foi, son espérance et sa piété, ont édifié et ses juges et les faux pasteurs qui le voulaient séduire, et les gens de guerre qui assistaient à son martyre. Il ne pouvait mieux prêcher que dans sa mort. Le sang des martyrs a toujours été la semence de l'Église.»

Brousson arriva à Montpellier le 30 octobre 1698, et fut renfermé dans la citadelle, où, cinq jours après, il fut jugé par l'intendant Bâville et les officiers du présidial. La salle d'audience se trouva envahie par une foule d'ecclésiastiques, de gentilshommes et de bourgeois. Bâville, qui, depuis son arrivée, avait eu quelques attentions pour lui, l'interrogea sans trop de malveillance. Les crimes dont il l'accusa furent: — d'avoir été le principal auteur des délibérations prises en 1683 pour faire le prêche et, s'assembler en armes; — d'être rentré plusieurs fois en France pour y soulever le peuple; — d'avoir soutenu une liaison étroite avec Vivens, et tenté d'introduire, de concert avec lui, le duc de Schomberg en France et une armée étrangère. — Quoique Brueys, présent à la séance, rapporte, dans son Histoire du Fanatisme, que l'accusé fut confondu lorsque le greffier lui présenta le projet de cette dernière insurrection, écrit de sa propre main, le témoignage de Brousson, qui s'écrie à cet aspect: «Ce n'est pas mon écriture, et je n'ai été d'aucune conspiration!» est bien plus concluant à nos yeux. Ce qu'il ajouta ensuite pour se défendre porta le caractère évident de la franchise et de la vérité. S'il avait été avocat distingué, il était devenu pasteur fidèle; voilà pourquoi il n'eut recours à aucun artifice oratoire, à aucun argument captieux, à aucun subterfuge adroit. Il parla comme en présence de Dieu, «qui connaît le cœur de tous les hommes qui découvre les pensées de leur esprit une par une, et qui pèse leurs entreprises,» niant avec fermeté d'avoir trempé dans aucun complot formé dans le but de troubler la tranquillité du royaume, mais aussi, avouant sans déguisement et sans honte, que, à l'exemple des apôtres, il s'était fait un devoir et une gloire d'annoncer partout la croix du Christ, puisque, à ses yeux, l'Évangile était une puissance propre «à renverser les forteresses de ses ennemis.»

L'application était directe. Tous les assistants en comprirent le sens et la portée; Bâville en éprouva une indignation telle, qu'il la manifesta hautement par ses gestes d'impatience et par ses regards pleins de courroux; et comme le loup ne peut entendre les réprimandes de l'agneau sans le déchirer à l'instant même, après une courte consultation avec les juges qui siégeaient à côté de lui, Bâville prononça une sentence par laquelle Claude Brousson, «convaincu de rébellion et de révolte aux lois du royaume,» fut condamné à subir d'abord la question ordinaire et extraordinaire, à être ensuite rompu vif sur la roue, et, enfin, à être attaché après sa mort au gibet des malfaiteurs.

La victime était dévouée; elle baissa humblement la tête, et se mit en prières. À l'exemple d'Étienne, lapidé à Jérusalem, et surtout à l'imitation de Jésus, son Sauveur, mourant sur la croix du Calvaire, Brousson pria pour ses juges, devenus ses bourreaux. Cette humble et fervente invocation mentale ne fut ni inutile, ni vaine; elle produisit un effet immédiat, celui d'adoucir l'inhumanité de Bâville à son égard, puisque, par un reste de compassion, il ordonna que le bourreau le présentât seulement à la torture, qu'il lui laissât ses vêtements, qu'il ne le touchât que sur l'échafaud, et qu'il l'étranglât avant de lui briser les membres.

Mais l'heure du délogement de ce monde n'en était pas moins arrivée pour le pasteur de Nîmes. Il marcha au supplice le 4 novembre 1698, à l'âge de cinquante et un ans, sans faiblesse comme sans orgueil. Il fut conduit à pied, entre deux haies de soldats, de la citadelle sur la place du Peyrou, qui servait, à cette époque, aux exécutions judiciaires. Lorsqu'il y fut arrivé, il essaya de parler une dernière fois à la multitude qui le contemplait avec étonnement, si ce n'est avec admiration; mais, le roulement des tambours ayant couvert sa voix, il se résigna au silence, se mit à genoux, joignit les mains, éleva les yeux vers le ciel où son âme allait s'élancer triomphante, et fit sa prière prière solennelle!

Puisqu'elle fut le dernier accent d'une bouche qui allait se fermer pour toujours sur la terre, et le dernier recours d'un pécheur à la grâce de Dieu. Elle ne fut point entendue de la foule, à cause du bruit et du tumulte, et le Seigneur seul l'accueillit dans sa miséricorde. Après cela, il se livra au bourreau, qui, tout tremblant et tout ému, accomplit son terrible ministère.

On sait de la propre bouche de ce dernier quelles furent les agitations qui assaillirent son cœur, puisque, quelques jours après, achetant une tasse d'argent chez un orfèvre, il dit: «J'ai exécuté plus de deux cents condamnés, mais aucun ne m'a fait trembler comme M. Brousson. Quand on le présenta à la question, le commissaire et les juges étaient plus pâles et plus tremblants que lui, qui levait les yeux au ciel en priant Dieu. Je me serais enfui, si je l'avais pu, pour ne pas mettre à mort un si honnête homme. Si j'osais parler, j'aurais bien des choses à dire sur lui! Certainement, il est mort comme un saint!»

Le cadavre du supplicié, au lieu de rester sur les fourches patibulaires, comme c'était l'usage, fut enlevé pendant la nuit et inhumé dans la citadelle. C'est là qu'il repose encore, attendant le jour de la résurrection, qui le mettra en présence de ses accusateurs et de ses juges, pour débattre de nouveau leurs droits devant le tribunal de l'éternelle justice.

BORREL, pasteur à Nîmes.


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