Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA CLOCHE.


C'était dans un des plus riants villages du canton de Genève, Satigny.

La place de l'église offrait un aspect animé, qu'elle n'a guère que le dimanche. Au lieu du silence qui règne d'ordinaire dans ce lieu isolé, pittoresque, ombragé, et où tout invite le promeneur à se recueillir, il y avait du mouvement, du bruit, presque un air de fête. Le rassemblement n'était pas cependant très nombreux, car c'était l'après-midi, par une chaleur de vingt-deux degrés à l'ombre, et partout, d'ailleurs, on rentrait la moisson. Mais on voyait circuler le maire, l'adjoint, le pasteur, le régent, et le doyen des Anciens d'Église.

On lisait sur tous les visages une sorte de curieuse attente. De temps à autre, quelques personnes, des enfants surtout, s'avançaient sur la route, et regardaient au loin un objet qui tardait à venir.

Tout à coup, une voix s'écrie: Les voici!

Un char de campagne, traîné par le vigoureux cheval blanc de l'adjoint, gravissait lentement la dernière montée. À l'angle du cimetière, il tourne entre le grand ormeau et le platane qui ombrage le champ du repos, et il s'arrête devant le portail du temple.

Au même instant, l'école enfantine, qui s'ébat, comme une nichée d'oiseaux, dans le bosquet voisin, accourt sur les pas de sa patiente maîtresse.

On entoure le char.

Petits et grands, tous veulent contempler de près, gravement assis sur des planches, comme un monarque sur son trône, le héros du jour. Disons plutôt l'héroïne! car le personnage, objet de cette ovation populaire, c'est une cloche.

Oh! quelle cloche! s'écrient les enfants. Combien pèse-t-elle?

À peu près neuf quintaux! Passe ton bras dessous, Henri!

L'enfant obéit, et pousse un cri d'étonnement.

Quelle épaisseur! Le bord est plus large que toute ma main!

Ce n'est rien! répond un des grands, qui a visité le clocher de Saint-Pierre. Si tu voyais la Clémence! Vingt pieds de tour! Celle-ci danserait dedans.

C'est égal! Mal ferait se trouver dessous si elle tombe!

Ne craignez rien, mes enfants! répond en souriant le fondeur. Nous avons pris nos mesures, et, s'il plaît à Dieu, tout ira bien. Cependant, il n'y a pas longtemps qu'une de mes cloches tomba, au moment où elle touchait presque au clocher. La hauteur était considérable, et la pression de l'air fut si forte, que la partie supérieure en sauta. Heureusement qu'il n'y avait personne dessous!.... Mais reculez-vous, mes enfants! En arrière! En arrière!

En effet, les hommes du clocher ont donné le signal, et la vieille cloche fêlée va descendre pour faire place à la nouvelle.

Attention, là-haut! dit le fondeur. Tenez ferme et ne vous pressez pas. Et vous, tirez sur l'ormeau!

Ceci s'adresse à quelques hommes campés sur les grosses branches de l'ormeau, et tenant une corde. Elle est attachée au fond de la cloche, à l'endroit du battant, et doit être tirée et tendue autant que possible, pour la tenir éloignée du clocher. Autrement on verrait la cloche, dans sa périlleuse descente, battre les murs, briser les fenêtres et emporter les corniches. Mais tout va bien, et, en quelques minutes, la cloche fêlée vient se poser sur le char, à côté de la neuve, dont la beauté paraît l'humilier profondément.

Les curieux se rapprochent pourtant d'elle, et l'un d'eux lit, à haute voix, ce qui est gravé sur l'airain.

Mil sept cent soixante! Tout près de cent ans! Où est le maître qui la fondit? Où sont les ouvriers qui la posèrent? Où sont ceux qui entendirent ses premiers sons?

C'est une courte vie pour une cloche! répond le voisin, en jetant un regard expressif vers le cimetière; mais notre vie est plus courte encore! et la neuve nous enterrera tous!

Dieu veuille, ajoute un vieillard à tête blanche, qu'on sache au moins l'écouter quand elle sonnera le dimanche! Ah! la vieille pourrait bien nous dire: Vous avez eu trop souvent des oreilles pour ne pas entendre!

Pendant que l'on jase ainsi autour de la vieille cloche, on attache solidement les cordes à la nouvelle. Les hommes de l'ormeau regagnent leur poste, ceux du clocher sont tout prêts, le signal est donné!
La voilà qui s'ébranle. Elle monte, elle monte, elle touche aux fenêtres!

Doucement, là-haut! pas si vite! Garde à vous, sur le toit! Eh! sur l'ormeau, tirez, tirez ferme!

Elle monte, elle monte encore. La voilà près du toit. Le silence redouble; on n'entend que le bruit des poulies et des cordes, ou la voix du fondeur et de ses aides. Chacun se tait ou parle tout bas, comme les voyageurs qui suivent les sentiers escarpés de la montage, entre deux murs de neige, et qui craignent d'attirer l'avalanche.

Attention sur le toit! Prenez garde aux corniches! Appuyez sur la droite! Tirez, tirez sur l'ormeau!

On tire sur l'ormeau, et si ferme et si bien, que, tout à coup, la corde se rompt! Un cri d'effroi part de toutes les bouches! Mais, Dieu soit loué! personne ne tombe, et la cloche a franchi le pas! La voilà sur le toit. Bientôt, fixée à son poste, elle se balance avec majesté, et fait entendre pour la première fois sa grande voix dans les airs

Ce que nous venons de raconter se passait un jeudi, et les deux jours suivants, au grand déplaisir de chacun, la cloche dut rester à peu près muette. Quelques réparations à l'horloge, et quelques travaux au clocher, empêchaient de la mettre en branle.

Mais, le dimanche matin, elle prit sa revanche. Quelle sonnerie!

Plus d'un fait halte sur sa route pour mieux l'écouter. Plus d'un s'arrête dans la direction du clocher, pour admirer le métal qui brille au soleil. Plus d'un dit à son voisin dans le village: Entends-tu la cloche? Quel son! quel timbre!

Mais plus d'une fois aussi, le voisin répond:

C'est égal! je regrette la vieille. Elle a sonné mes noces et celles de mon fils! Elle a sonné tous les sermons de M. Cellérier! Et puis, on n'aime pas le changement, à mon âge. Ce nouveau son m'a dépaysé. Il me semble que je ne suis plus chez nous!...

Enfin, la cloche s'arrête. Les dernières vibrations s'évanouissent lentement dans les airs. Le pasteur traverse la cour, qui sépare, ombragée par un marronnier séculaire, le presbytère de l'église. Et le culte commence.

Le sermon a pour texte ces belles et profondes paroles du Sauveur, auprès de la fontaine de Jacob, en Samarie:

— L'heure vient, et elle est déjà maintenant, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car le Père demande de tels adorateurs. Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité! (Jean IV, 23, 24.)

Après avoir terminé son discours, le pasteur s'arrête quelques instants; il se recueille, et, au milieu de l'attention qui redouble, il dit:

«Mes frères, j'ai achevé le sujet dont j'avais à vous parler aujourd'hui. Mais je ne descendrai pas de cette chaire sans ajouter quelques mots sur un autre sujet, sur un sujet local et de circonstance, qui a son intérêt pour nous tous; je veux dire, sur l'installation de la nouvelle cloche, au son de laquelle vous avez été convoqués ici ce matin.

«Si nous n'avons plus la coutume, contraire au Culte en esprit et en vérité, de baptiser les cloches, ce n'est pas à dire que nous devions laisser passer, sans quelques paroles d'édification et d'exhortation, un fait qui intéresse la commune et l'église; un fait qui, à moins de circonstances exceptionnelles, ne revient pas tous les siècles, et qui a son mot à dire à notre conscience. Aussi, après avoir exprimé ma reconnaissance à monsieur notre Maire, à son adjoint et à toutes les personnes qui ont pris une part active à l'installation de notre nouvelle cloche, voici ce que je vous dirai:

«Ne croyez pas, mes chers paroissiens, que ce soit seulement une masse de métal sonore que l'on vient de placer dans notre clocher: c'est un prédicateur qui doit nous faire entendre, à tous, de fréquents et sérieux appels.

«Quand cette cloche nous sonnera les heures et nous rappellera la division de la journée et la marche rapide du temps, ne sera-ce pas un prédicateur chargé de nous dire: Fais ton œuvre! Accomplis ta tâche! N'attends pas, inactif et paresseux, que je sonne ta dernière heure de la terre! Et je la sonnerai pour chacun de vous; je la sonnerai pour cette génération tout entière! Tiens-toi prêt, et use du temps en vue de l'éternité!»

«Quand cette cloche encore retentira dans certains jours de fête; quand, aux jours à la fois solennels et joyeux du baptême et de la bénédiction nuptiale, elle remplira les airs de ses bruyantes volées, ne sera-ce pas aussi un prédicateur, rappelant aux uns les souvenirs de leur passé, aux autres, les espérances de l'avenir, et, à tous, de sérieux devoirs, et surtout le devoir de la sympathie chrétienne et de la prière fraternelle? Ne nous dira-t-elle pas: «Priez! Priez! Réjouissez-vous; mais réjouissez-vous chrétiennement avec ceux qui sont dans la joie! Appelez, ne fût-ce que par un simple élan de votre cœur vers le ciel, la bénédiction de Dieu sur eux!»

«Quand encore (et Dieu veuille que notre cloche soit rarement en branle pour ce triste usage!), quand elle sonnera l'alarme; quand ses sons précipités et lugubres annonceront l'explosion d'un incendie près de nous ou au loin, quel prédicateur éloquent ne sera-t-elle pas! Comme elle nous rappellera l'instabilité des biens de la terre! Comme elle nous dira le besoin pressant que nous avons, et la nuit et le jour, de la protection du Seigneur! Comme elle nous exhortera au dévouement et au zèle de la charité !.... Allez! Allez! nous criera-t-elle; allez au secours de vos frères! Faites pour eux ce que vous voudriez qu'ils fissent pour vous! C'est à ceci que l'on vous connaîtra pour les disciples de Christ, si vous avez de l'amour les uns pour les autres!

«Quand, enfin, cette cloche nous appellera chaque dimanche au culte de Dieu; quand ses sons iront dire, dès le matin, de village en village, à travers les airs: Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier! Venez! venez à la maison de l'Éternel! Venez, vous qui avez eu des succès et des joies pendant la semaine, et rendez gloire au Seigneur! Venez, vous qui avez passé ces six jours dans la fatigue, dans la tristesse ou l'angoisse, et cherchez la force auprès du Seigneur! Venez, vous tous qui sentez que la terre n'est pas un lieu de repos pour nous, venez vous reposer dans le temple de Dieu! Venez profiter de cette halte bénie, qu'il vous a préparée dans son amour! Venez chanter avec les fidèles:

«Roi des rois, Éternel mon Dieu!

«Que ton tabernacle est un lieu,

Sur tous les autres lieux, aimable!

«Mon cœur languit, mes sens ravis

Ne respirent que tes parvis,

Et que ta présence adorable!»


Ah! ne sera-t-elle pas alors un prédicateur, et un prédicateur solennel!

«Puissions-nous tous écouter ses exhortations! Puissions-nous être attentifs à la prédication de la cloche! Puisse sa voix, planant sur nos têtes, être toujours une voix qui nous parle de Dieu, de nos devoirs, de notre tâche, de notre avenir et de notre vocation pour le ciel!

«Alors, mes Frères, en servant à la vie de la terre et aux usages de la terre, cette cloche servira encore à des choses meilleures; elle aidera nos âmes à vivre pour Dieu, et à se préparer à la patrie éternelle! — Ainsi soit-il!»

Ainsi parla le pasteur à ses paroissiens. Dieu veuille que ce grain de semence soit tombé dans une bonne terre, pour y fructifier à sa gloire!

Et si ces pages ont pu vous apporter, chers lecteurs, quelque pensée pieuse, nous ne regretterons pas d'avoir tracé pour vous ce fidèle récit.

F. CHAPUIS, pasteur à Satigny.


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