Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE CHRISTIANISME AUX ÎLES SANDWICH


En 1778, le célèbre Cook cherchait, au travers des glaces polaires, ce passage si cher à la science, et trouvé enfin, il y a cinq ans, par le capitaine MacClure. C'est au retour de cette infructueuse expédition qu'il découvrit le groupe des îles d'Hawaii. Il leur donna le nom du comte Sandwich, lord de l'Amirauté anglaise.

Par la position de ce groupe entre la Chine, le Japon et la Californie, c'était la découverte la plus importante qui eût été faite dans l'Océan Pacifique. Tous les navigateurs et les commerçants l'ont ainsi jugé. Les chrétiens ont plus de raison encore de s'en réjouir.

Cet archipel renferme un assez grand nombre d'îles, dont huit sont habitées, et ont entre elles une étendue à peu près égale à la moitié de notre Suisse. C'est une contrée volcanique comme il n'y en a point sur la terre. Partout s'élèvent des cônes fumants, et le pic de Muna-Roa, d'où la lave brûlante s'échappe sans cesse, n'a pas moins de 14,000 pieds d'élévation. Le sol, d'une extrême fertilité, produit, sans culture, le cocotier, l'arbre à pain, l'oranger, la vigne et le figuier. Aucun reptile venimeux ne s'y glisse sous les fleurs; aucune bête féroce ne rugit dans les bois. Un printemps éternel règne dans ces îles, et leur langue n'a pas même d'expression pour le changement de température.

Ce peuple se croyait seul au monde. L'apparition de Cook donna lieu à des scènes semblables à celles que nous lisons dans la vie de Christophe Colomb. Toutes les occupations furent suspendues dans l'île où son vaisseau venait d'aborder; la population entière se précipita sur le rivage, en s'écriant avec des transports mêlés de crainte: «Orono, Orono revient! Notre Dieu Orono est de retour!»

Les rapports les plus étranges parvenaient successivement aux oreilles du chef, fort embarrassé de la conduite qu'il devait tenir.

«Ces gens, lui disait-on, ont une seconde peau (leurs vêtements), une tête à trois coins (le chapeau d'alors); la bouche de chacun est un volcan fumant, et ils ont à leur corps des portes où ils mettent la main, à tout instant, pour en tirer un couteau, un morceau d'étoffe, etc., etc.» Du reste, les indigènes étaient pleins de prévenance envers les étrangers, et leur apportaient en abondance des fruits délicieux. Leurs traits ressemblaient à ceux des Européens. Ils avaient les cheveux noirs, le teint olivâtre, et une démarche noble et gracieuse qui prévenait en leur faveur.

Les tableaux que firent de ce pays Cook et ses compagnons durent confirmer l'idée singulière alors répandue par Rousseau, que l'homme, dans l'état de nature, est innocent. Mais, là encore, là plus que nulle part ailleurs, elle devait recevoir un éclatant démenti. Et d'abord, deux ans après, l'Europe apprit, avec une douloureuse surprise, que le grand navigateur, à sa seconde visite, avait été massacré par ce peuple si doux. Ce n'est pas le lieu d'examiner ici de quel côté étaient les torts. Si les Sandwichais sont excusables du meurtre de Cook, ils n'en étaient pas moins un peuple abominable. Nous ne tarderons pas à en voir la preuve.

Cet événement lugubre tint longtemps les navires éloignés des ports d'Hawaii. Ils n'y reparurent qu'en 1786. Dès lors, les communications devinrent de plus en plus fréquentes; les baleiniers de toutes nations y relâchaient; des commerçants d'Europe et d'Amérique s'établirent dans les meilleurs ports des îles. Peu à peu, on apprit, par leurs récits, ce qu'on devait penser de l'innocence de ce peuple primitif.

Son culte était une idolâtrie odieuse et sanguinaire. Les divinités des volcans demandaient sans relâche des victimes, et des victimes humaines. Les requins, divinités de la mer également insatiables, n'en exigeaient pas moins. À chaque fête, les prêtres abattaient des hommes devant les autels de monstrueuses idoles, dont les sanctuaires couvraient le pays.

Les guerres continuelles pourvoyaient à ces sacrifices. Le lendemain du combat, tous les captifs enchaînés devaient défiler l'un après l'autre devant le chef, et chacun d'eux demandait avec anxiété, comme les gladiateurs à Rome: «Tête penchée, ou tête redressée?» Le chef prononçait selon son caprice. S'il disait: «Tête penchée!» c'était la condamnation à mort. Le prisonnier égorgé, on plaçait son corps sur l'autel, entre deux porcs, pour la nourriture supposée de la féroce divinité.

L'homme peut se faire cruel pour plaire à des dieux cruels, et sentir pourtant de la compassion dans son cœur pour ses enfants et sa compagne. Mais la compassion était inconnue aux Sandwichais. Les infirmités de l'âge rendaient-elles un vieillard incapable de se suffire à lui-même, sa famille l'enterrait vivant pour s'épargner l'ennui des soins. Nulle part l'infanticide, cette hideuse plaie des nations sauvages, n'offrait des traits aussi révoltants. Ailleurs, à Tahiti, sur un grand nombre d'enfants, le père n'en laissait vivre que deux, trois au plus; mais, pour peu que la petite créature eût vécu quelques jours, le cœur était gagné, et l'on n'avait plus le courage de la tuer. Aux îles Sandwich, on s'en défaisait à tout âge, après des semaines, des mois, dès que, pour une cause ou pour une autre, l'enfant devenait une gêne. Était-il malade, gémissait-il, sitôt que la courte patience de sa mère était épuisée, au lieu de le calmer en le berçant sur ses bras, elle commençait, pour étouffer ses cris, par introduire de force de l'étoupe dans sa bouche; puis, creusant une petite fosse soit devant la porte, soit dans l'intérieur même de l'habitation, qui n'avait d'autre plancher que le sol, elle y couchait l'innocente victime, la recouvrait de terre, puis préparait et prenait son repas comme si rien ne s'était passé, et sans le moindre remords dans le cœur, Presque toutes les mères devenues chrétiennes ont raconté des faits semblables aux femmes des missionnaires, qui frémissaient d'horreur. Plus des deux tiers des enfants étaient ainsi détruits.

Témoins journaliers de telles mœurs, les commerçants européens en étaient révoltés, sans doute, mais n'avaient rien tenté pour les adoucir, pour faire connaître l'Évangile de miséricorde et de paix. Au bout de quarante ans, les Sandwichais étaient tels qu'on les avait trouvés; mais le temps marqué pour eux était accompli: Dieu les voulait pour son peuple, et il préparait son œuvre.

Lorsque le capitaine Cook fut reçu par le chef de l'île principale, il remarqua auprès de lui un jeune homme au maintien fier, au regard vif et intelligent. C'était son neveu, l'héritier de son autorité, qui se livrait alors, avec une égale ardeur, aux combats et aux désordres de tout genre. Plus tard, ce jeune homme déploya une grande habileté militaire et politique, remporta une foule de victoires, conclut d'habiles traités, et devint, sous le nom de Tamehameha Ier, roi du groupe entier des Sandwich.

Tamehameha avait entendu parler des réformes opérées à Tahiti par la religion chrétienne; il savait que ce peuple avait abandonné ses dieux, et que, malgré les menaces terribles des prêtres, ces dieux, jusqu'alors impitoyables, avaient prouvé leur impuissance en ne se vengeant pas. Son esprit éclairé accueillait avec avidité tout ce qu'on lui racontait des merveilles de la civilisation chrétienne. Dès longtemps, au fond du cœur, il méprisait les idoles. Son intérêt politique seul lui faisait conserver un respect extérieur, et il envoyait régulièrement aux autels le nombre voulu de victimes humaines.

Une fois affermi sur son trône, il songea à entreprendre la réforme religieuse, et il venait de s'enquérir auprès de Pomaré, le souverain de Tahiti, comment il pourrait se procurer des missionnaires chrétiens, lorsque la mort le surprit.

Son fils, Liholiho, était devenu, auprès de lui, un esprit fort. Il se moquait de tout le cortège des divinités, et supportait impatiemment le joug des prêtres. La loi religieuse était surtout extrêmement dure à l'égard des femmes. Considérées comme d'un ordre inférieur, chargées de la partie la plus pénible de tous les travaux et nourries des mets de rebut, il ne leur était jamais permis de manger avec leurs fils ou leurs maris. Si l'on eût vu une femme assise, en public, à la même table qu'eux, prêtres et idoles se seraient vêtus de deuil, et l'île entière eût été mise sous l'interdit, comme cela se pratiquait au moyen-âge. Or, Liholiho détestait les prêtres. Aussitôt que furent passés les jours de deuil qui suivirent la mort de son père, il annonça un grand banquet public. Quelques affidés seuls étaient dans son secret. Le jeune roi occupait le centre d'une table où figuraient tous les grands du royaume. Ses femmes, selon l'usage, étaient assises à distance, attendant ce qu'on voudrait bien leur donner. Tout à coup, Liholiho ordonne de leur porter les mets les plus choisis. Étonnement général, qui se change en stupeur quand on voit le roi lui-même se lever, et s'aller asseoir au milieu d'elles.

La confusion est immense; les prêtres crient au sacrilège, et les clameurs se croisent en tout sens. Bientôt, les partis se dessinent. On court aux armes. Liholiho avait pris ses mesures. Les sectateurs des idoles sont vaincus et traités humainement; la révolution est opérée. Quelques jours après, l'abolition de l'idolâtrie était proclamée, et les temples démolis.

Liholiho était conseillé par sa mère, femme distinguée, confidente des vues du feu roi, et par un des principaux d'entre les prêtres, qui s'était, dès l'abord, rangé de son côté. Cependant les esprits timides s'attendaient à de terribles vengeances de la part des dieux. La lave des volcans allait porter partout l'incendie et la désolation. Dieu permit, au contraire, que Muna-Roa, l'Etna des Sandwich, fût plus paisible que jamais.

Voilà donc un peuple qui vient d'abolir la religion, sans même avoir décrété, comme les Français de 1793, l'existence d'un Être Suprême. Liholiho avait voulu affranchir ses femmes d'un joug odieux, et délivrer le pays de la tyrannie des prêtres; mais, pas plus que Nébucadnetzar emmenant les Juifs à Babylone, ou César-Auguste décrétant le recensement de la Judée, il ne se doutait qu'il était un instrument entre les mains de Dieu.

Cependant trois jeunes indigènes, emmenés aux États-Unis par des navires de commerce, puis abandonnés, isolés, avaient été recueillis par des chrétiens pieux et instruits dans les vérités de l'Évangile, qu'ils s'étaient appropriées avec une grande vivacité. Par là, l'attention des amis des missions fut attirée sur les îles Sandwich, dont on connaissait vaguement les horribles mœurs. Peu de jours après le banquet où Liboliho fit son coup d'État, mais à plusieurs centaines de lieues et sans en rien savoir, la Société américaine des Missions, réunie à Boston, décidait l'envoi de huit missionnaires.

Le trajet est immense, des États-Unis aux îles Sandwich; il faut faire le tour entier de l'Amérique du Sud. Huma et les deux autres néophytes sandwichais sont sur le navire. Ils donnent aux missionnaires les premières leçons de leur langue, et entrent, sur les usages reçus chez eux, dans des détails qui les font frémir. Enfin, le 12 octobre 1819, ils leur signalent, à l'horizon, la fumée du volcan de Muna Roa, et leur cœur est agité comme peut l'être le nôtre, quand, après une longue absence, nous revoyons notre Salève ou la cime neigeuse du Mont-blanc.

Mais, pour les missionnaires, quelle émotion! Sans doute, à ce moment solennel, leur imagination leur retrace, plus vivement que jamais, et le massacre de Cook, et les sacrifices humains, et les prêtres tout puissants. Qu'ont-ils d'autre à faire que ce que nous-mêmes avons à faire au moment d'entrer, non au milieu des sauvages, mais dans quelque réunion d'hommes qui nient le Seigneur Jésus-Christ, — demander à Dieu son secours pour être fermes, fidèles, et pour confesser courageusement le nom de Celui qui est mort pour nous!

La chaloupe conduit à terre les trois jeunes Sandwichais, et bientôt ils reviennent agitant leurs chapeaux et proclamant la grande nouvelle de l'abolition de l'idolâtrie. Les missionnaires bénirent le Dieu des cieux qui leur montrait ainsi sa main, mais ils ne se firent point illusion. Ils savaient qu'il est facile de détruire le bois et la pierre, mais que les idoles du cœur ne se laissent pas déraciner si aisément. Ils regrettaient aussi Tamehameha Ier, et ne savaient trop quel appui ils trouveraient dans son frivole successeur.

Cependant, l'autorisation de demeurer dans les îles leur fut donnée, au moins provisoirement. Ils reçurent un accueil encourageant de la veuve de Tamehameha, et aussi des parents de Huma et de ses amis, reconnaissants des soins dont leurs fils avaient été les objets en Amérique. Ils parcoururent la contrée, et, tout en admirant ses sites pittoresques et sa végétation luxuriante, ils demeurèrent confondus du nombre des lieux de culte qui la couvraient, à la lettre, comme un réseau aux mailles serrées. Ces temples, vastes enceintes de 300 pieds de long sur 200 de large, avec des murs en blocs de lave épais de douze pieds, étaient encore tout parsemés d'ossements humains qu'on laissait blanchir sur le sol.

Bientôt l'attention générale est excitée par les discours des missionnaires, et surtout par les récits que font, de l'Amérique, les Sandwichais chrétiens. Des écoles s'élèvent; le roi lui-même donne l'exemple, et vient s'asseoir sur les bancs pour apprendre à lire. Les missionnaires étudient avec ardeur la langue du pays, et font leurs premiers essais de traduction de la Bible, entreprise toujours difficile, mais cent fois plus difficile encore quand il s'agit d'une langue qui n'a jamais été écrite.

Les blancs établis dans les îles commencent alors à faire une sourde opposition. Ils n'ont eux-mêmes aucune religion; ils ne se sont jamais inquiétés de leur âme. Peut-on s'étonner qu'ils ne sympathisent pas aux efforts des missionnaires? Ne comprenant rien à l'amour chrétien, ils soupçonnent là-dessous quelque motif caché dont ils se défient. Et puis, disent-ils, pourquoi vouloir éclairer ce peuple? N'est-ce pas détruire le prestige d'une supériorité qui leur procure, à eux, de si grands avantages? Les Sandwichais, de leur côté, sont étonnés d'apprendre que ces hommes qu'ils connaissent depuis longtemps soient aussi des chrétiens. «Mais si ce livre vient de Dieu, disait aux missionnaires un chef qui comprenait passablement l'anglais et commençait à lire la Bible, comment ces Européens font-ils tout le contraire de ce qu'il ordonne? Pourquoi s'enivrent-ils? Pourquoi trompent-ils?»

D'autres s'écriaient, avec une crudité naïve, en entendant parler du bonheur du ciel: «Mais vous dites que là-haut on ne se marie pas, qu'on n'y boit pas, qu'on n'y mange pas; quel bonheur peut-il donc y avoir? Pourquoi voudrions-nous y aller?»

Les missionnaires reconnaissaient cependant aux Sandwichais, à côté de leurs abominations, une vive intelligence et même une imagination poétique. Ils admiraient cette poésie funèbre qu'une veuve chantait en se frappant la poitrine, et en se promenant lentement autour du corps de son mari:

Hélas! hélas! mon chef est mort!

Mort est mon seigneur, mon ami!

Mon ami au temps de la famine,

Mon ami au temps de la sécheresse,

Mon ami dans la pauvreté,

Mon ami par la pluie et l'orage,

Mon ami par le soleil brûlant,

Mon ami dans la tempête,

Mon ami dans le calme,

Mon ami sur toutes les mers.

Hélas! hélas! il est parti,

Et ne reviendra jamais!

Mais la mort était, comme chez toutes les nations sauvages, l'occasion de pompes ridicules ou barbares. La foule, vêtue de haillons dégoûtants, signe de deuil pour les hommes de tout rang, s'approchait tour à tour du cadavre. Les amis, les proches, se coupaient les cheveux et s'arrachaient plusieurs dents, afin de se rappeler plus longtemps cette perte. D'autres se faisaient tatouer la langue, opération très douloureuse. Le missionnaire Ellis la vit pratiquer sur une jeune femme qui, de temps en temps, vaincue par le mal, repoussait la main de l'opérateur. «Pourquoi donc faites-vous cela? lui demanda Ellis; ce doit être excessivement douloureux.» — «La douleur est grande, c'est vrai, dit-elle; mais mon affection pour lui est plus grande encore.» Et elle renversa sa tête en arrière pour que l'on continuât l'opération.

«La douleur est grande, mais mon affection pour «lui est plus grande encore!» C'est aussi une parole des martyrs. Cette pauvre idolâtre nous donne une grande leçon, à nous qui professons d'aimer le Seigneur Jésus, et qui reculons, qui tressaillons au moindre sacrifice qu'il demande à notre chair.

Les missionnaires se sentaient toujours plus touchés de compassion pour ces hommes si malheureux, si opprimés. La tyrannie des prêtres avait cessé, mais celle de la caste supérieure subsistait. Le peuple était traité comme esclave, comme bête de somme. Les biens, la vie même de chacun dépendaient du caprice d'un chef. Les privilégiés s'en allaient, après la mort, auprès du Dieu nommé «la Prunelle du soleil.» Mais, pour le commun peuple, il n'y avait aucune espérance, aucune vie après les misères de celle-ci.

La bonne nouvelle, apportée par les missionnaires, devait tomber dans ces pauvres cœurs, comme une douce pluie sur une terre altérée. Ils saisirent avidement les promesses, et se crurent chrétiens parce qu'ils étaient joyeux dans l'espérance, sans comprendre que le christianisme est, avant tout, la régénération du cœur.

Au bout de deux ans, le mouvement était général dans les îles, et le roi, tout léger qu'il fût, y prenait cependant assez de part pour vouloir faire respecter le repos du dimanche. Chaque samedi soir, des hérauts partaient dans toutes les directions, annonçant que le lendemain était le jour du repos, pendant lequel on ne devait point planter, pêcher, ni chasser, mais se rendre dans la maison de prière. Cet appui extérieur coûtait peu de chose à Liholiho; il est beaucoup plus aisé d'observer, même très strictement, le dimanche, que de renoncer à la moindre convoitise.

Il recherchait, cependant, la conversation des missionnaires, et prenait, auprès d'eux, un désir toujours plus vif de voir de ses yeux une nation civilisée. Ses regards se tournèrent vers l'Angleterre, sous le protectorat de laquelle son père avait désiré mettre les îles, et, en 1823, il se décida à entreprendre ce voyage avec la reine Kamehamarou. Pour elle, l'Évangile avait pénétré plus avant dans son cœur. Il y portait déjà ces fruits de bonté, de compassion, qui attirent plus que beaucoup de paroles; Kamehamarou était adorée de ses sujets.

Le jour du départ, une double haie pressée bordait leur route, du palais jusqu'au rivage. On n'entendait que sanglots étouffés. Kamehamarou s'avançait lentement, disant un mot amical à chacun. Arrivée sur les bords de la mer, cette jeune femme fit signe, de la main, pour demander le silence; les lamentations furent suspendues. «Je pars, dit-elle d'une voix très altérée, je pars pour un pays lointain. Peut-être ne nous reverrons-nous jamais! Prions Dieu qu'il nous protège, vous sur la terre, nous sur les grandes eaux.»

On eût dit que Kamehamarou était sous l'empire de quelque pressentiment. Peu de temps après leur arrivée à Londres, les deux souverains des Sandwich, atteints de la fièvre scarlatine, y moururent à quatre jours de distance. Les amis des missions, apprenant leur maladie, cherchèrent à pénétrer jusqu'à eux. Ils voulaient apporter à ces étrangers leur fraternelle sympathie. S'ils devaient mourir en pays chrétien, ne fallait-il pas qu'au moins les consolations chrétiennes leur fussent présentées? Hélas! L'étiquette dont on se croyait obligé d'entourer ces têtes couronnées, opposa une barrière infranchissable. Il fallait de longues formalités pour arriver à eux. Avant qu'elles fussent terminées, Kamehamarou et son jeune époux avaient quitté la terre des vivants.

La désolation fut extrême aux îles Sandwich. Kahoumanou, veuve du grand roi Tamehameha, et mère de celui qui venait de mourir, avait pris, en son absence, les rênes de l'État. Elle devint régente au nom de son petit-fils, âgé de neuf ans à peine. Kahoumanou était une femme forte et chrétienne. Elle invita tous les habitants à se rendre dans les chapelles pour implorer la protection de Dieu, encouragea l'œuvre des missionnaires, et se prépara à exécuter les améliorations de divers genres qu'avait projetées son époux.

Mais des difficultés inattendues vinrent absorber toute son énergie. Malgré sa grande légèreté, Liholiho, sous l'influence de sa mère et de sa femme, avait rendu des lois fort strictes pour s'opposer aux scènes d'ivrognerie et de débauche que renouvelaient les matelots européens, à chaque arrivée d'un navire. Fermement appuyées par les représentants du roi, dans chacune des îles, ces lois avaient exaspéré les marins. Leur haine se déchaînait en imprécations contre les missionnaires, qu'ils accusaient, avec raison, d'avoir provoqué ces mesures.

Voyant le pays gouverné par une femme, les matelots de l’Artémise crurent le moment propice; ils se réunirent, avec le consentement de leurs officiers, et se dirigèrent vers la maison du missionnaire Richards, menaçant d'y mettre le feu si la loi contre la débauche n'était pas rapportée ce jour même. Richards montra une grande force d'âme, et, tandis qu'il tenait tête à ces exaltés, les Sandwichais, apprenant le danger, vinrent en foule entourer sa maison.

On aurait pu présenter ce récit sous la forme suivante. Un navire européen aborde aux îles Sandwich; il apprend que quelques hommes blancs, abusant de leur influence, ont séduit le gouvernement de ce pauvre peuple et fait rendre des lois désastreuses; tellement désastreuses que l'indignation saisit l'équipage, et qu'on se rend tout droit vers l'un de ces étrangers, le menaçant de justice sommaire s'il ne fait pas lever de dessus le peuple ce joug intolérable. Quand, ensuite, on eût demandé explication, il aurait bien fallu avouer que ces blancs étaient des missionnaires, et que ces soi-disant protecteurs d'un peuple opprimé étaient des Français, sujets du roi dit Très Chrétien, réclamant un droit immémorial dans ces îles et supprimé par la loi nouvelle, le droit de s'y livrer à toutes les débauches.

L'année d'après, en 1826, le Dauphin, frégate des États-Unis, entrait dans le port d'Honololu. Le capitaine arrivait avec les mêmes prétentions que l'équipage de l'Artémise, et parfaitement décidé à avoir le dessus. De ces mêmes États Unis était parti, sept ans auparavant, un navire amenant aux Sandwich huit messagers du salut qui est en Christ. La Bible parle de fontaines qui jettent de l'eau douce et de l'eau amère. Amère était celle-ci, bien amère, et pour les missionnaires, et pour la régente chrétienne.

Le missionnaire Bingham célébrait le culte dans la maison d'un chef malade, lorsqu'il est interrompu par des cris forcenés. Ce sont ses compatriotes, l'équipage du Dauphin, qui cernent la maison et réclament l'abolition de la loi contre la débauche. Quelques Sandwichais courageux, attachés à la personne du chef, sortent et les repoussent. Ils veulent alors incendier la maison de Bingham. Le missionnaire l'apprend, sort en hâte, espérant y arriver avant eux par des chemins détournés. Ces brigands l'aperçoivent, s'emparent de lui, le maltraitent, et, irrités de sa constance, vont peut-être se porter aux derniers excès, quand une troupe, envoyée par le gouverneur, arrive au pas de course. Une lutte s'engage; les insulaires sont vainqueurs, et les matelots ne doivent leur vie sauve qu'à l'intercession de Bingham.

Mais tout n'est pas fini. Le capitaine ne s'est-il pas engagé sur l'honneur à obtenir satisfaction? Il est familier avec les îles Sandwich; il connaît le fort et le faible des positions. Le lendemain, ses gens prennent une autre direction, et tombent à l'improviste chez le gouverneur d'un autre district. Cet homme, moins ferme, se laisse intimider, donne l'autorisation exigée, et les matelots, entonnant un satanique chant de victoire, emmènent en triomphe une troupe de jeunes filles sur leur navire. Ces choses font monter la rougeur au front; j'ai hésité à les écrire, mais il y a une sainte indignation qui demande à se faire jour. Et puis il faut que les amis des missionnaires n'ignorent pas leurs tribulations. Toujours, sur tous les points, ce n'est ni l'idolâtrie, ni les mœurs sauvages, ce sont les soi-disant chrétiens qui leur opposent les plus grands obstacles. Après trente ans, le souvenir de cette scène hideuse est encore vivante aux Sandwich, et le nom du navire, le Dauphin, y est demeuré en détestation.

Le cœur de la régente saignait en apprenant ces choses. Elle pouvait punir la lâcheté du gouverneur; mais elle sentait bien que le plus grand mal n'était pas là; que si l'on entr'ouvrait la porte à l'immoralité, elle rentrerait la tête haute, accueillie et fêtée par un grand nombre de Sandwichais, dont quelques habitudes religieuses n'avaient pas changé le cœur.

De nouvelles épreuves se préparaient pour la pauvre femme. Un Français nommé Rives, homme fort léger, qui s'était insinué dans la confiance de Liholiho, l'avait suivi en Angleterre. Après sa mort, il passa en France, y fit sonner bien haut son importance personnelle dans les îles Sandwich, l'influence dont il jouissait, et engagea les Jésuites à y envoyer des missionnaires qu'il se chargeait lui-même d'introduire.

Ces missionnaires arrivèrent en 1827. Ils étaient peut-être très-zélés et animés de bonnes intentions; mais ils avaient accueilli, sans contrôle, tout ce qu'on leur débitait sur le compte des missionnaires protestants, qui, disait-on, «s'occupaient surtout de politique, et, sous l'apparence du dévouement, satisfaisaient leurs vues intéressées.» Ils se présentèrent donc comme venant les remplacer. Kahoumanou reçut fort mal leurs prétentions, et, malgré les instances des missionnaires américains, qui lui recommandaient la tolérance, elle équipa un navire pour la Californie, et y fit transporter les jésuites. Deux ans après, ils furent ramenés par des forces supérieures, contre lesquelles Kahoumanou ne pouvait songer à lutter.

Le roi Louis-Philippe, d'accord avec la reine Victoria, avait reconnu l'indépendance des îles Sandwich; mais son représentant dans ces contrées avait exigé, malgré les supplications de la régente, que les eaux-de-vie françaises y fussent admises.

Depuis longtemps, les navires baleiniers qui relâchaient aux Sandwich, et les Européens, de plus en plus nombreux, qui s'y étaient fixés, se plaignaient hautement du rigorisme du gouvernement qui, sous l'influence des missionnaires, avait interdit le débit des liqueurs fortes. L'ivrognerie faisait de si rapides progrès, que Kahoumanou avait dû prendre cette mesure extrême, à l'approbation générale de ses conseillers. Les huit gouverneurs des îles y tenaient strictement la main. L'un d'eux, fort éloigné du siège du gouvernement, sollicité avec instance par un capitaine qui espérait le gagner, répondit vivement: «Vendez-la aux chevaux, vendez-la au bétail, votre eau-de-vie; mais pas une goutte à un seul homme dans mon île!»

Quand la France en fit une condition pour reconnaître les îles Sandwich comme état indépendant, il fallut bien céder. Tout ce que put obtenir Kahoumanou, c'est que ces liqueurs seraient frappées d'un droit qui en rendrait l'entrée plus difficile.

Il n'est sorte de chicane qui n'ait été dès lors tentée par les capitaines de navires, pour faire diminuer ces droits. Ils étaient, en général, appuyés par le gouvernement français, qui, à cette distance, ne pouvait guère contrôler leurs rapports, et accueillait trop aisément des calomnies. Le gouvernement de Louis-Philippe désirait, en même temps, le succès des missionnaires catholiques, et les capitaines français avaient pour instruction de les seconder. Leurs hautaines réclamations portaient toujours sur ces deux points: «Des privilèges pour les missionnaires jésuites; libre entrée des spiritueux.» II en est résulté une confusion que nous aimons à croire mal fondée; on a prétendu que les jésuites eux-mêmes avaient pétitionné en faveur de l'eau-de-vie. Nous ne pouvons le croire. Un d'eux voulut, un jour, profiter d'une audience que lui accordait la régente, pour demander le libre usage du tabac, demande que la reine crut devoir rejeter, et qui donna lieu à de nouvelles accusations contre le puritanisme américain.

Un mot d'explication prouvera combien il est difficile, à cette distance, de bien juger. On se rappelle qu'à l'arrivée de Cook, un des premiers objets d'étonnement des sauvages sandwichais, fut la fumée qu'exhalait la bouche des étrangers. Bientôt, ils apprirent eux-mêmes l'usage du tabac, firent l'essai de diverses plantes, et, en ayant trouvé une dont les propriétés ressemblent a celles du haschisch et de l'opium, ils s'y livrèrent avec passion. De là la sage interdiction de Kahoumanou, dont le jésuite ignorait le motif.

Cependant, les prétentions des représentants de la France allaient croissant, lorsque cette femme énergique vint à mourir. En sentant approcher sa fin, elle tourna tous ses regards vers les choses célestes. «Mon cœur est plein, mon cœur est plein, disait-elle à ceux qui l'entouraient. Oh! la parole de Dieu profonde, riche, merveilleuse! — Elle est mon breuvage; elle est ma nourriture. — Oh! je désire voir le Seigneur! Je soupire après Lui! — J'attendrai. — Il est bon. — Il sait mieux que moi... Il viendra.... Mais être avec Lui! Oh! être avec Lui!»

Son fils régna donc, sous le nom de Tamehameha III. (Son père, Liholiho; est souvent nommé Tamehameha II) Il n'est pas étonnant que les blancs aient obtenu sur lui une grande influence, et réussi à lui représenter les lois provoquées par la régente, son aïeule, comme dues à des craintes féminines sans fondement. Les jeunes gens, d'ailleurs, aiment à user de leur autorité. Son père, Liholiho, avait ainsi, par un coup de tête, renversé les idoles. Tamehameha III abolit toutes les lois restrictives de l'intempérance.

Le Christianisme n'avait pas encore pénétré bien avant dans les îles Sandwich; un grand nombre supportaient impatiemment le joug. Comme les Israélites au désert se racontant les repas de l'Égypte, ils arrêtaient ensemble leurs souvenirs sur ces bienheureux temps de l'idolâtrie, où tout était permis, où la chair vivait dans les délices. L'édit du roi tomba sur ces cœurs païens comme une étincelle sur du soufre. Ce fut un embrasement, un débordement général, dont les saturnales antiques peuvent seules donner l'idée. Ces saturnales étaient conduites par les blancs. On eût dit qu'il n'y avait plus de chrétiens aux îles Sandwich. Mais Dieu fortifiait intérieurement les «sept mille» qui ne fléchirent point le genou devant Bahal. Ils priaient à l'écart, courbant la tête, en attendant que l'affreux orage eût passé.

Satan semblait triompher sur tous les points. Les menées astucieuses des ennemis de l'Évangile avaient réussi à tromper même la Société des Missions américaines. Les journaux accueillaient dans leurs colonnes tant et tant de calomnies sur les missionnaires aux Sandwich, qu'à la fin, au sein de la Société, à Boston, on en vint à proposer d'abandonner cette œuvre, sur laquelle ne reposait pas la bénédiction d'En-Haut. À vue humaine, c'en était fait de la mission; mais Dieu ne l'entendait pas ainsi, et si Dieu veut la maintenir, qui l'abattra?

D'un mot, Dieu pourrait convertir à lui toutes les nations qui croupissent encore dans les ténèbres du paganisme. Pourquoi ne le fait-il pas? Demandent quelques-uns. Qui peut le dire? Pourquoi veut-il que ce soit par la main d'hommes imparfaits que s'accomplisse lentement cette œuvre qui coûte tant d'argent et tant de vies? Chers lecteurs, que vaut-il mieux? Chercher à sonder ce mystère, ou accepter la position telle que Dieu l'a faite; nous intéresser, de tout notre cœur, aux travaux des missionnaires actuels, comme à ceux du grand missionnaire Paul, que nous raconte le livre des Actes; puisqu'il faut de l'argent pour cette œuvre, en donner selon nos moyens; et quand, dans nos familles, nos enfants disent: «Notre Père qui es aux cieux, que ton règne vienne!», prier avec eux pour ceux qui, sous le soleil des tropiques, ou parmi les glaces polaires, travaillent à faire venir ce règne de paix et d'amour?

Mais revenons aux îles Sandwich.

Tamehameha III, comme un jeune apprenti qui, à l'heure du repos, dans quelque usine, a lâché le ressort qui tenait en suspens les rouages, les scies, les laminoirs, — tout effrayé de ce qu'il avait fait, Tamehameha recourut aux conseillers de son enfance, et, peu à peu, avec mesure et fermeté, il parvint à rétablir l'ordre.

Il y eut des scènes de repentir touchantes. Ce fut, dans l'histoire des Sandwich, une de ces chutes après lesquelles le chrétien se relève plus haut, salutairement humilié et instruit pour l'avenir. Les petites églises s'affermirent et s'accrurent dans toutes les îles. La Bible, enfin traduite et répandue partout, fit son œuvre d'une manière admirable.

Sans être encore chrétien lui-même, Tamehameha III favorisait de tout son pouvoir l'œuvre des missionnaires. La petite vérole sévissant avec fureur, il publia la proclamation suivante: «Nous invitons tous les chrétiens à mettre à part le vendredi 15, comme jour de jeûne, d'humiliation et de prière, demandant à Dieu d'éloigner de nous ce fléau.» Il facilitait la construction des écoles, protégeait le repos du dimanche, modifiait les lois du pays dans un sens chrétien, etc. Sa constance ne tarda pas à être mise à l'épreuve.

Un navire français, capitaine P..., se présenta devant Honololu, la capitale, avec des prétentions analogues à celles de ses devanciers. Il voulait que les prêtres catholiques pussent faire des mariages valides, sans l'intervention du magistrat civil, et que les instituteurs auxquels ils auraient donné un brevet de capacité fussent admis à enseigner librement dans les îles. Il exigeait, en même temps, l'abolition complète de tout droit d'entrée sur l'eau-de-vie. Tamehameha assembla son conseil et refusa avec une grande dignité, se référant aux articles du traité passé avec la France et l'Angleterre. Le capitaine P... insista; le conseil se réunit de nouveau. Se souvenant d'Ezéchias devant Rab-Saké, l'un des officiers proposa de prier. Il n'y avait que six heures de délai accordées.

Les six heures écoulées, le bombardement commença; le petit fort de Honolohu fut démantelé, et le droit sur les spiritueux réduit à une proportion dérisoire.

À cet incroyable abus de la force, l'île d'Oahu fit une réponse noble et chrétienne. L'eau-de-vie y allait entrer librement; eh bien! qu'elle entre! Les habitants se sont tous réunis, ce jour même, en une vaste société de tempérance. Leur gouverneur était un véritable Nathanaël, intègre et simple de cœur. Un jour, un navire américain paraît à l'entrée du port. Le commandant, détachant sa chaloupe, le fait prier de se rendre à bord pour s'entendre avec lui sur le genre de salutation qu'il doit employer par le canon et le drapeau. C'était un dimanche matin. Le gouverneur répond qu'il va se rendre dans la maison de Dieu, que son habitude est de consacrer cette journée au repos et à la prière, et qu'il s'empressera d'obtempérer le lendemain au désir du capitaine. Celui-ci approuva hautement cette fidélité.

Comme tous les peuples de l'Océan Pacifique, les Sandwichais ont une grande facilité à s'exprimer, une certaine éloquence naturelle. Aussi l'usage américain des meetings a-t-il pris pied chez eux comme une plante indigène. On y délibère sur toutes sortes de sujets. Voici, par exemple, ceux qui furent traités en 1848, au meeting d'Honololu. Quelle est la plus grande cause de mortalité parmi les nations, l'épée ou l'eau-de-vie? Les mines d'or de la Californie sont-elles une bénédiction ou une malédiction pour le monde? Le perfectionnement des vaisseaux de guerre et de tous les engins meurtriers, doit-il être envisagé comme favorable à la paix?

Il s'est formé à Honololu une société d'agriculture. En 1850, un membre proposa d'établir des distilleries sur les plantations de cannes à sucre, qui prospèrent admirablement dans ce climat. Il présentait ces distilleries comme exportant leurs produits, et devenant pour les planteurs une source de richesse. Ceux-ci composaient entre eux la majorité de la réunion. Il y eut discours de part et d'autre; chacun reconnaissait l'avantage pécuniaire; mais les amis de la tempérance parlèrent avec une grande force, et, à la votation, trois mains seulement s'élevèrent en faveur des distilleries.

Les îles Sandwich forment aujourd'hui un royaume chrétien; mais le christianisme ne s'est pas établi là sous forme de religion d'État. D'ailleurs, le roi Tamehameha III n'était lui-même pas officiellement chrétien; il aimait les missionnaires comme des amis; il faisait cas de l'Évangile, comme rendant son peuple meilleur; sa constitution portait même en tête cet article remarquable: «Aucune loi ne sera jamais en vigueur dans les îles, qui soit en contradiction avec la Parole de Dieu.» Mais, semblable à Moshesh, ce chef des Bassoutos bien connu des amis des missions, il n'a pas fait lui-même profession de christianisme.

J'ai dit que le quart environ des Sandwichais était chrétien. Cook estima la population à 400,000 âmes. Les guerres affreuses qui précédèrent le règne de Tamehameha Ier, et les ravages de la petite vérole, l'ont tellement réduite qu'elle n'est guère, aujourd'hui, que de 80,000 âmes, ce qui porte à 20,000 les membres des églises chrétiennes. Enfants d'une société américaine, ces églises sont maintenant sevrées, et vivent de leur vie propre. Elles bâtissent, à leurs frais, leurs temples, rétribuent leurs pasteurs indigènes, et donnent, pour l'avancement du règne de Dieu, autant, je pense, qu'aucune Église qui soit au monde. En 1853, les dons de ces 20,000 chrétiens montaient, pour l'année, à 25,000dollars (125,000 fr.)

Comme c'est le cas de toute Église vivante, l'esprit missionnaire les anime. Une société s'est formée et a envoyé, il y a dix ans, dans les îles Carolines, des missionnaires porteurs d'une lettre de recommandation de leur roi, Tamehameha III. Moshesch aussi, que je viens de rappeler, invite les peuplades voisines à recevoir les missionnaires. Écoutez la lettre de Tamehameha:

«Tamehameha III, roi des îles de Hawaii, envoie des «salutations à tous les chefs des îles à l'Ouest. Voici «le message d'ami que je vous adresse: Quelques serviteurs du grand Dieu Jéhovah sont sur le point de se rendre vers vous, pour vous faire connaître de sa part ce qui tient à votre salut éternel. Quelques-uns sont des blancs des États-Unis de l'Amérique; les autres sont de mes sujets. Je prends la liberté de les recommander tous à vos soins et à votre amitié. Je vous engage à écouter ce qu'ils vous diront, et à suivre leurs conseils. Je sais par mon expérience tout ce qu'ils valent. Autrefois, dans mes îles, nous vivions comme des ignorants et des idolâtres; nous étions toujours en guerre et très-pauvres. Maintenant mon peuple est éclairé; il cultive en paix la terre; il est tout changé dans sa manière de vivre. C'est la Parole du grand Dieu Jéhovah qui a opéré ce changement. Nous le prions, et il nous a abondamment bénis. Je vous conseille de rejeter vos idoles, «et de choisir Jéhovah pour votre seul Dieu. Adorez-le, aimez-le; il vous bénira et il vous sauvera. Puissent ses serviteurs, qui vont vers vous, être en bénédiction à vous et à tout votre peuple, et que tout ce qui est vraiment bon devienne votre partage!»

Certes, bien des gens appelleraient chrétien un roi qui écrit de telles lettres, sans trop s'inquiéter si sa vie entière répond à ses principes. En général, on se contente à bien moins. Si donc les missionnaires ont refusé ce titre à Tamehameha III, cela nous est une preuve des précautions dont ils entourent l'admission dans l'Église.

Nous avons vu que, dans leurs meetings, les Sandwichais se demandent si la découverte des mines de la Californie est un bienfait pour le monde. Ce pays leur est voisin; plusieurs s'y sont rendus, y ont eu du succès, et ont considérablement augmenté leurs dons pour les œuvres religieuses. Nous avons lu dans les journaux une lettre intéressante, écrite par un voyageur qui visitait les mines. C'était un Dimanche. Il passait devant des campements anglais, mexicains, américains; partout on buvait, on jouait aux cartes, ou on lavait sa poudre d'or. Des chants d'une autre nature l'ont attiré vers une sorte de tente en feuillée; il a reconnu avec émotion la mélodie de nos cantiques chrétiens. Il est entré respectueusement. Trente Sandwichais, ayant chacun leur Bible et leur livre de cantiques, célébraient le culte, et quelques Américains, quoique ignorant leur langue, étaient venus, faute d'autres ressources, s'édifier à leur ombre.

Dira-t-on, en face de pareils faits, que le christianisme est une religion sans force et qui a fait son temps? Non, le christianisme est toujours jeune et vigoureux. Et si, ce qu'à Dieu ne plaise, il avait vieilli pour notre Europe, il vit, plus jeune et plus fécond que jamais, dans les îles de la mer du Sud, comme au Groenland, comme en Afrique, comme aux Indes. Hélas! ceux qui taxent le christianisme d'impuissance ne lisent pas ces choses, et, s'ils les lisaient, ils les taxeraient à leur tour d'exagération. Quand la religion de Jésus n'a réveillé en une âme aucun désir, n'a satisfait aucun besoin, pourquoi cette âme se réjouirait-elle de voir Jésus annoncé aux païens? Mais celui qui se sent condamné par ses mauvaises œuvres, et qui est heureux d'avoir un Sauveur, celui-là est le plus inconséquent des inconséquents, le plus égoïste des égoïstes, s'il ne souhaite pas de tout son cœur que d'autres connaissent aussi ce Sauveur, connaissent une main bénie à saisir dans leurs angoisses, et s'il ne contribue pas, autant qu'il est en lui, à la sainte œuvre des missions.

S'il ne s'était pas trouvé des missionnaires pour venir, au péril de leur vie, annoncer Christ, il y a treize siècles, aux rudes et féroces habitants du Léman, où en serions-nous aujourd'hui? Préférerions-nous que ces missionnaires ne fussent jamais venus?

Ah! je comprends l'émotion qui s'est emparée des voyageurs chrétiens, lorsque, entrant dans quelque une des chapelles d'Ohahu ou d'Honololu, et voyant toute cette assemblée paisible et recueillie, ils reconnaissaient, parmi les vieillards, des hommes, qui, il y a quarante ans, s'étaient défaits sans remords de leur père malade, des mères qui avaient froidement mis en terre leurs nourrissons pleins de vie, des prêtres qui avaient abattu des hommes, par vingtaines, devant les autels de divinités exécrables!

Les dernières nouvelles reçues des îles Sandwich sont intéressantes. On a vu arriver dans le port d'Honololu une pirogue d'une forme inconnue. Elle arrivait de Fatu-Hiwa, l'une des îles Marquises. Retenu dans ces îles par diverses circonstances que Dieu dirigeait, un jeune Sandwichais avait raconté ce qui s'était passé dans son pays, ce que je viens moi-même d'exposer. On l'avait écouté avec intérêt. Ces peuplades toujours en guerre, comme on l'était aux Sandwich, avaient décidé, dans une assemblée de chefs, de suspendre toute hostilité pendant cinq mois, et d'envoyer l'un d'eux, Makounoui, pour ramener avec lui des hommes qui les missent mieux au fait de la religion nouvelle; ils se décideraient ensuite avec connaissance de cause.

La Société des Missions se réunit immédiatement à Honololu, et n'hésita pas à décréter les fonds nécessaires pour cette mission. Quant aux hommes, ils se présentèrent pleins d'ardeur et en plus grand nombre qu'il n'était nécessaire. Makounoui, le chef de Fatu-Hiwa, avait un désir sincère de réussir dans son ambassade; il refusait d'aller visiter aucune des curiosités des îles. Il sentait le temps s'écouler; il voulait être de retour avant la reprise des hostilités, et pressait les préparatifs du départ. Les Sandwichais ont désiré être accompagnés par un missionnaire américain. Fort bien accueillis à Fatu-Hiwa, celui-ci leur a donné les directions de son expérience pour commencer l'œuvre, puis les a laissés sous la garde de Dieu. Cette mission au second degré nous semble mériter un intérêt tout particulier. (Un des numéros les plus récents du journal américain qui donne à la chrétienté les nouvelles des îles Sandwich, annonce le baptême du premier converti à Fatu-Hiwa.)

Une autre nouvelle un peu moins récente, est la mort du roi Tamehameha III, cet Agrippa toujours à peu près persuadé d'être chrétien. Que s'est-il passé, à l'approche du Roi des épouvantements, entre cette âme et le Sauveur, qu'elle a, plus que bien des chrétiens, contribué à faire connaître? Dieu seul le sait. Tamehameha avait un vrai respect pour l'Évangile; il ne souffrait aucune plaisanterie sacrilège. Un jour un marin français, sachant qu'il n'avait pas reçu le baptême, crut probablement lui être agréable en répétant devant lui quelques quolibets contre les missionnaires. «Capitaine, interrompit avec un grand sérieux Tamehameha, avez-vous remarqué, en m'abordant, que votre ombre s'était projetée en plein sur mon corps? — Cela se peut; mais qu'importe? — Peu de chose à présent. Mais autrefois, couvrir le roi de son ombre était un crime impardonnable, et, si cela vous était arrivé avant l'établissement des missionnaires parmi nous, vous n'auriez pas eu pour une heure de vie.»

Enfin, les derniers détails reçus sur les obstacles qui s'opposent aux progrès de l'Évangile sont malheureusement les mêmes que les plus anciens.

«Les vaisseaux baleiniers, écrit-on, abordent ici «en grand nombre. Par l'appât du gain, ils engagent chacun une dizaine de Sandwichais pour le temps de la pêche. Là, souvent, on semble se faire un infernal plaisir de détruire la foi de ces pauvres gens, en leur disant que l'homme est entièrement le maître de suivre à tous les désirs de sa chair et de son cœur, — et on leur en donne l'exemple.»

Ajoutons cependant que, si un trop grand nombre de matelots et de capitaines européens prend part à cette détestable guerre du matérialisme contre la foi chrétienne, d'autres, surtout parmi les Anglais, montrent aux habitants de ces îles un christianisme sérieux, et leur apportent, avec la civilisation, de beaux exemples et de précieux encouragements.

Espérons donc que ces jeunes chrétiens résisteront aux séductions du vice et de l'incrédulité. Mais plaise à Dieu que nous fassions mieux que d'espérer, et que, animés d'un sincère amour pour les âmes, pour ces jeunes églises sorties du paganisme, nous leur tendions, à travers l'océan, une main toujours plus fraternelle! Elles prient, nous le savons, pour cette vieille Europe qui les a de si longtemps précédées dans la connaissance de l'Évangile, mais qui a souvent paru faire si peu de cas du trésor que Dieu avait mis entre ses mains. À notre tour, prions pour elles, et, en attendant le grand jour qui réunira tous les peuples devant le trône de Dieu, unissons-les en Dieu par les liens invisibles de la foi et de la charité. Que l'avancement du règne de Dieu soit notre vœu à tous, notre œuvre a tous.

J.-L. MICHELI.


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