Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LES MALHEURS PUBLICS

PRÊCHÉ À GENÈVE LE 11 JANVIER 1857

À l'occasion du confit prusso-suisse

PAR

D. HUNIER, ancien pasteur.



AVANT-PROPOS.

L'attitude prise spontanément par la Suisse entière dans le cours de l'hiver dernier, et la conduite tenue alors par tous ses enfants indistinctement, sur le sol natal et à l'étranger, l'a fait hausser, à bon droit, dans sa propre estime et dans celle du monde, double bien, dont la valeur est incalculable pour une nation quelconque, et, surtout, pour un peuple républicain.

Quand l'amour du pays et de l'indépendance nationale se manifeste par la suppression, fût-ce temporaire, des dissensions intestines, et que l'esprit de parti s'absorbe réellement dans l'esprit de sacrifice à la cause commune, c'est une bénédiction, en tant que symptôme de la moralité publique; c'est une chose heureuse, aussi, dont l'influence se prolonge plus longtemps qu'on ne pourrait le croire. Car, quand les circonstances ont changé, quand, avec le péril disparu, l'on est retombé dans l'ornière des petites préoccupations personnelles et des mesquines rivalités intéressées, la bonne page reste écrite dans l'histoire, et, au-dedans comme au-dehors, on s'en souvient: or, comme les individus, les peuples vivent de souvenirs.

Il n'était pas besoin d'avoir un sens religieux exceptionnel pour discerner, dans la position faite par les événements à la Suisse, au-dessus des causes humaines, une direction bienveillante de la Providence, qui, en éprouvant notre patrie, voulait la mettre en demeure de justifier sa devise: «Un pour tous, tous pour un,» et, pour parler plus chrétiennement, de montrer sa foi par ses œuvres. Or, quiconque cherchait alors à se rendre compte de l'impression populaire, put aisément se convaincre qu'une grave pensée religieuse se mêlait généralement à cette impression. Pour la masse, l'appel de la patrie parut descendre de plus haut: le sentiment d'un devoir sacré à remplir envers elle s'exaltait et s'épurait aussi d'un instinct, assez net, qu'on était sous la main de Dieu, et, qu'à tout événement, on n'aurait pas à regretter de s'être laissé guider par cette main souveraine et paternelle, en remplissant tout ce devoir.

Au fond, le discours qui va suivre, et qui porte, d'un bout à l'autre, la trace de la rapidité avec laquelle il a été écrit, au milieu de l'agitation du moment, n'a pas d'autre mérite que d'avoir répondu au sentiment qui dominait à Genève quand il y a été prêché; je ne me rappelle pas m'être jamais senti en plus intime sympathie avec mes auditeurs que, dans la chaire du Temple Neuf, le 11 janvier de cette année, et jamais, non plus, je n'avais été aussi ému, aussi chrétiennement joyeux en prêchant.

Il m'est donc permis d'offrir ce sermon à ceux de mes frères qui l'ont entendu, comme un témoignage et un souvenir, et d'espérer que quelques-uns de ceux d'entre eux qui le liront, retrouveront quelque chose de l'émotion religieuse avec laquelle ils étaient venus l'entendre. Hélas! que ces douces et saintes émotions sont fugitives! et que l'on descend vite, les pasteurs comme le troupeau, de la hauteur où Dieu, parlant par les grands événements de ce monde, est seul puissant pour nous élever quelquefois!

Je dépose aussi ce discours dans nos humbles Étrennes avec l'idée qu'il y pourra contribuer, pour sa faible part, à conserver dans notre Église un souvenir qui doit y être inséparable, pour tout cœur suisse et chrétien à la fois, de la grande pensée de la Providence et d'une sérieuse reconnaissance pour le bien que Dieu voulait nous faire, quand il semblait s'armer de sévérité envers nous. Ce bien, puissions-nous ne pas oublier que c'est à nous de vouloir en recueillir les fruits!

Genève, le 1er octobre 1857.

MUNIER, ancien pasteur.


Soyez reconnaissants.

(Coloss. III, 15.)

Mes Frères,

Quand l'attention publique est ébranlée par quelque événement redoutable, vous attendez de vos prédicateurs que leurs discours soient en harmonie avec la préoccupation générale. Il se pourrait, dès lors, que vous aviez été surpris de mon texte, ne saisissant pas le lien qui peut exister entre l'exhortation de l'Apôtre et la crise solennelle où Dieu nous fait passer, sans nous en laisser encore deviner l'issue.

Vous dites: «Si la situation du pays était, à cette heure, ce qu'elle était il y a six mois, sous le double rapport de la sécurité et de la paix, nous comprendrions qu'on vînt nous provoquer à la reconnaissance envers notre souverain Bienfaiteur. Que de sujets n'avions-nous pas alors de rendre grâces, surtout, en nous comparant avec d'autres peuples, qui, sans être plus coupables que nous, sortaient d'être éprouvés, les uns par des inondations dévastatrices  (Les inondations du centre et du midi de la France.), les autres par les horreurs et par l'épuisement d'une des plus formidables guerres que la politique ait jamais allumées! (La guerre de Crimée.) Mais, quand le cri d'alarme a retenti dans nos montagnes, et que nous sommes, nous-mêmes, menacés d'une invasion étrangère, que vous parliez de dévouement, c'est bien; que vous veniez secouer notre conscience, fortifier notre courage et notre confiance religieuse, c'est bien encore, ce serait même répondre à notre attente; — mais est-il opportun, quand la patrie est sous les armes et que son sang va peut-être couler, de venir nous parler des bienfaits de Dieu et de nous convier à la reconnaissance?... »

Mes Frères, il me serait facile de répondre que les trésors de la munificence divine ne sont pas fermés pour nous parce que nous sommes menacés, menacés seulement, dans la possession de quelques-uns de ses dons, et qu'à l'heure où je parle nous en sommes encore comblés. Je pourrais vous répondre que l'un des fondements les plus solides pour appuyer votre confiance en Dieu, dans les conjonctures présentes, ce sont les témoignages signalés de sa protection dont votre passé est rempli, et que, par conséquent, j'aurais beau jeu à vous les rappeler pour affermir votre courage. Je pourrais, enfin, vous répondre que, pour des rachetés de Jésus-Christ, qui ont amarré leur navire au rocher de la vie éternelle, il n'est si grosse épreuve touchant à leurs intérêts terrestres, qui doive jamais refroidir la reconnaissance qu'ils doivent au miséricordieux Auteur de leur salut.

Mais je laisse ce genre de considérations, pour aller droit à mon but et vous dire toute ma pensée. Ce que vous appelez des malheurs publics, et, par exemple, les circonstances actuelles, qui sont fécondes en alarmes, en sacrifices, en périls, peut-être en douleurs plus poignantes, moi, j'y discerne des bienfaits de Dieu, et c'est à leur occasion que je vous dis avec saint Paul: Soyez reconnaissants. Pour le moment, c'est ma seule réponse à l'objection que vous m'avez faite.

Ne criez pas au paradoxe; la vérité n'est pas toujours vraisemblable. Ne taxez pas mon sentiment d'enthousiasme; chez moi, c'est une conviction réfléchie. Pour la faire pénétrer dans votre cœur, je la discuterai de sang-froid, autant, du moins, que le comporte son objet et l'immense intérêt du moment où nous sommes. Toutefois, j'en conviens, c'est un point avancé de la soumission chrétienne, c'est l'héroïsme de la foi que je suis venu vous prêcher. Mais je pense que c'est à des Chrétiens que je m'adresse sous ces voûtes; et la foi serait-elle, après la charité, le plus excellent des dons, si elle ne prétendait pas à faire de nous des héros?

Grand Dieu! c'est la cause de ta providence que je vais plaider à cette heure! C'est ton amour que je dois faire resplendir dans tes apparentes rigueurs! Mets donc ta vérité dans mon âme, et la pénétrante onction de ton Saint-Esprit sur mes lèvres! Ainsi soit-il!

Expliquons-nous d'entrée sur la nature et sur les manifestations extérieures du sentiment que je voudrais vous inspirer ou fortifier en vous aujourd'hui.

Qu'est-ce que la reconnaissance, la reconnaissance de l'homme envers Dieu? — Ne la confondez pas avec la joie, qui remplit l'âme tout entière, l'agite, la trouble, en déborde, et dont l'essence est de se produire au dehors. — Ne l'assimilez pas non plus à l'action de grâces, que des vœux exaucés font jaillir du cœur et des lèvres. On peut être reconnaissant sans le dire, et surtout sans en faire bruit. Même quand il est vrai, profond et réfléchi, ce sentiment souvent se voile; c'est un des éléments de la vie cachée en Dieu. 

On peut être reconnaissant, tout en étant inquiet et triste; reconnaissant d'une intention bienfaisante et affectueuse, triste, peiné des conditions sévères sous lesquelles cette intention s'accomplit. Ce sentiment n'exclut pas même la souffrance actuelle causée par celui qui en est l'objet: on peut crier sous le fer qui vous martyrise un membre, et bénir en son cœur l'opérateur bon et habile qui le manie pour votre guérison; on peut pleurer au tombeau de Lazare, et remercier Dieu qui a permis sa mort pour que la foi des faibles soit affermie par sa résurrection.

Ce peu de mots aura suffi, j'espère, pour vous réconcilier avec mon sujet, pour dissiper la défaveur ou la surprise avec laquelle vous l'aviez peut-être accueilli. Et maintenant, abordons-le de face. J'ai affirmé que les malheurs publics sont des bienfaits de Dieu pour un peuple chrétien, et qu'à ce titre, les malheurs doivent être reçus, soufferts, avec reconnaissance. C'est ma tâche de le démontrer.

Affirmer cela, c'est d'abord proclamer implicitement le fait d'une direction positive de Dieu dans les événements d'ici-bas, en tant que voulus ou permis par lui; c'est professer la doctrine de la Providence dans sa plus grande étendue, et appliquée, sans réserve aucune, à tout ce qui compose la vie des individus et des peuples.

Et c'est bien là notre pensée, c'est là notre point de départ dans la démonstration qui nous incombe. La doctrine de la Providence, ainsi entendue, n'est pas, pour nous, une hypothèse plus ou moins probable; elle est un point de foi, le résumé des enseignements révélés, et, si j'ose ainsi dire, la substance de la révélation elle-même. Oui, le Dieu unique et personnel, qui possède éternellement en lui et par lui la perfection absolue, notre adorable Dieu, qui a créé le monde, agit continuellement dans le monde, dans les plus minutieux détails comme dans les grands traits de l'ensemble de ses ouvrages, et la permanence de l'Univers n'est que la création qui se continue, pour amener, dans les périodes successives du temps, la réalisation, complète une fois, de la pensée éternelle de Dieu. Il compte tous les cheveux de nos têtes, comme il maintient la mer dans les bornes qu'il lui a posées; il couche les hommes au sépulcre, comme il éteint les astres dans l'espace; il lâche la bride aux passions populaires, comme il suscite quelquefois des forts pour les enchaîner; il choisit Nébucadnetzar pour abaisser Jérusalem, comme il envoie Jonas pour sauver Ninive, et Daniel pour consoler les exilés de Babylone; il gouverne l'Église comme la nature; il maîtrise les cœurs comme il commande aux éléments, et les atomes ou les mondes, qui lui servent à manifester sa gloire, pèsent également dans sa main.

Cette doctrine, je le sais, étonne notre faible raison. Par tous les côtés elle la dépasse; aussi n'est-il aucune objection qu'elle n'ait soulevée, aucune argumentation sophistique que, depuis Job jusqu'à nos jours, le désespoir ou l'incrédulité n'ait produite en croyant l'ébranler. Mais ces traits ne peuvent l'atteindre; mais les ombres qui nous l'obscurcissent n'en diminuent ni la magnificence, ni la nécessité: elle n'en est pas moins saisissante pour l'imagination, douce et consolante au cœur, indispensable aux opprimés, le refuge de tous ceux qui souffrent, et, ce qui est plus concluant encore en faveur de sa vérité, elle rayonne d'un bout à l'autre de la Bible, elle y est en corps et vivante, car la Bible n'est, en réalité, autre chose que les fastes de la Providence rédigés en langage humain... Cette doctrine, Chrétiens, c'est la vôtre, et le sujet de ce discours n'en est qu'un des côtés les plus intéressants.

Il importe pourtant de le dire, quoique, entre nous, ce soit sous-entendu. En mêlant Dieu à tout, en le maintenant au timon du monde pour en régler les mouvements et la marche, je n'entends amoindrir en rien le fait de la libre volonté de l'homme, je ne prétends pas lui ôter sa part d'influence dans les événements qui affermissent ou qui poussent aux abîmes les sociétés humaines; je n'affaiblis, par conséquent, en rien la responsabilité redoutable qui pèse sur la tête des fauteurs des malheurs publics. Dieu mène l'homme, mais celui-ci s'agite en vertu du vouloir et du faire qui le constituent un être moral, et, s'il use mal de ces dons, le bien que Dieu tire, tôt ou tard, de ce mal, n'empêchera pas que le méchant ne reste comptable de ses méfaits. Ainsi, l'orgueil, la vanité, la soif et l'enivrement du pouvoir, qui ont poussé tant de rois dans de folles guerres, les accusent au tribunal de Dieu comme devant l'histoire, et, ni les grands résultats sociaux que Dieu a souvent fait sortir de ces sanglantes entreprises, ni tant de sacrifices inconnus et de traits de résignation héroïque, enfantés par ces expéditions, ne sauraient absoudre ces princes des flots de sang et de larmes qu'elles ont fait verser.

Nous laissons donc à l'homme la responsabilité de ses actes, comme nous réclamons pour Dieu la plénitude de son souverain empire.

Toutefois, je conviens qu'en ce qui précède je n'ai pas encore avancé d'un pas dans la démonstration de ma thèse: ces deux points établis ne prouvent pas que les malheurs publics soient des bienfaits de Dieu, et qu'un peuple chrétien doive en être reconnaissant à ce titre. Nos preuves, mes Frères, les voici. Nous les tirons de nos Saints Livres et de l'expérience.

I. J'invoque, en premier lieu, l'autorité de nos Saints Livres. Ils sont remplis de déclarations positives, qui représentent les afflictions de tout genre qui pèsent sur les particuliers et sur les nations, ou comme des avertissements que Dieu leur adresse pour les arrêter sur la mauvaise route où leur aveuglement les entraîne à leur perte, ou comme des épreuves qu'il destine à les élever sur l'échelle de la moralité et de la vertu. Dieu ne châtie jamais pour la vaine satisfaction de punir, pour donner cours à sa colère ou pour apaiser sa vengeance. Si ces expressions se rencontrent dans les Écritures, si les prophètes de l'ancienne alliance les laissent fréquemment tomber de leur plume, c'est qu'ils étaient forcés d'employer des images frappantes, et de symboliser humainement, pour un peuple grossier encore, des idées morales qui ne l'auraient pas atteint autrement. Mais, plus on cherche à démêler ce qui se cache sous le voile de ces métaphores, plus on découvre aussi la miséricorde sous l'apparence des rigueurs, plus on discerne, dans l'enchaînement des dispensations divines elles-mêmes, un plan que l'amour éternel a conçu, et que l'amour travaille à réaliser, au travers des obstacles que le péché des hommes ne cesse jamais d'y apporter.

En effet, voulez-vous savoir comment s'ouvre cette longue préparation à l'Évangile durant laquelle l'Éternel se montre souvent sous la figure d'un Maître courroucé et inexorable? Elle s'ouvre par un mystérieux entretien entre Dieu et Moïse , où ce saint homme demande à l'Éternel de lui montrer sa gloire, et où l'Éternel lui répond: Je vais faire passer devant toi ma bonté. Et savez-vous comment se clôt l'économie de grâce que la première avait laborieusement enfantée? Elle se clôt par la mort du Juste, que saint Paul a commentée ainsi: Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique au monde, afin que quiconque croirait en lui ne pérît point, mais obtînt la vie éternelle... Entre ces deux termes extrêmes, je le demande, y a-t-il place pour des rigueurs stériles, pour des sévérités malveillantes ou seulement gratuites? Est-il, après cela, possible de supposer que Dieu châtie ses enfants autrement que comme un bon père? qu'il soit mû par un autre mobile que leur bonheur? et que sa gloire puisse dépendre d'eux autrement? Non, non: S'il nous châtie, il nous châtie pour notre bien, et pour nous rendre participants de sa sainteté. Tout châtiment semble d'abord un sujet de tristesse et non pas de joie; mais il fait recueillir à ceux qui ont été ainsi exercés les doux fruits de la justice. Tenez donc, c'est toujours la Bible qui parle, tenez pour le sujet d'une joie parfaite, quand vous serez affligés; car l'épreuve de votre foi est destinée à produire la patience et une espérance qui ne confond point.

Mais, dites-vous, c'était peut-être en vue d'afflictions légères, que les apôtres prêchaient cette doctrine à leurs disciples? Non, au contraire; l'existence des premiers chrétiens était pleine de privations de tout genre, chargée de tribulations et de croix. C'était le temps où les disciples du crucifié de la veille avaient, chacun, leur calvaire à gravir, sous l'aiguillon de cet appel du Maître: Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, se charge de sa croix et me suive. C'était le temps, où, se conformant à cet ordre, ils quittaient, en effet, leurs maisons, leurs champs, leurs frères et leurs sœurs, leurs enfants, leur père et leur mère, pour confesser Jésus devant le monde, et pour souffrir comme lui-même avait souffert.

Eh! mes Frères, l'Apôtre, qui, dans des temps pareils, osait demander à ses frères d'être reconnaissants envers Dieu, convaincu qu'il était que ces choses, dures à la chair et au sang, tourneraient une fois à leur bien véritable, cet Apôtre avait lui-même plus que de la gratitude pour ses afflictions personnelles: il s'en réjouissait, il en tirait gloire; je puis dire, sans exagération, qu'il mesurait l'amour de Dieu pour lui au nombre et à l'intensité de ses épreuves... et je ne sais, en vérité, lesquelles lui ont été épargnées. «Il me semble, écrivait-il aux Corinthiens, que Dieu nous a placés au dernier rang des hommes, nous donnant en spectacle à l'univers, comme des gens dévoués à la mort: nous sommes en butte au mépris; nous souffrons la faim et la soif; nous sommes souffletés, errants et sans demeure; on nous outrage, on nous persécute, on nous a traités jusqu'ici comme la balayure du monde et comme le rebut de la terre

Mais n'importe! Dieu, qui est fidèle, ne voudra pas que nous soyons tentés au-delà de nos forces; nous poursuivons avec constance la route qui nous est proposée; nous ne sommes, en rien, effrayés par nos adversaires; tout au contraire, nous tressaillons de joie, parce que nous savons que nous ne souffrons avec Christ que pour être glorifiés avec lui.

Chrétiens, je ne commente pas ces paroles; elles s'expliquent assez d'elles-mêmes. Je ne prétends pas mesurer l'homme qui les a écrites; toute comparaison entre ce géant et nous nous prêterait trop à rougir... Je me borne à vous demander, non pas si Saul de Tarse eût grandi jusque-là, quand il n'aurait pas été converti sur le chemin de Damas, mais si Paul, miraculeusement amené à la foi chrétienne, aurait été l'apôtre et le chrétien que vous savez qu'il fût, quand sa vie aurait été paisible, sans traverses, sans épreuves, sans amertumes. Je n'ai point de doute sur votre réponse: donc, ses afflictions furent pour lui des bienfaits de Dieu.

Ce que nous disons de saint Paul n'est pas moins vrai de l'Église elle-même, et est également certain pour quiconque connaît un peu son histoire. C'est aux contradictions sans nombre qu'elle endura dans son premier âge, qu'elle fut redevable de la solide gloire dont elle se couvrit alors. Les vertus angéliques dont se tressa sa couronne ne furent si brillantes et si pures que parce qu'elles passèrent au creuset du malheur. Moins dépouillée, croyez-le, l'Église aurait été moins humble; moins opprimée, elle eût été moins patiente; moins repoussée par les grands de la terre, elle aurait eu moins de confiance en Dieu, et, si on ne l'eût pas persécutée, elle n'aurait pas eu de la charité jusqu'à prier pour ses bourreaux.

Eh! de quand date la déchéance de l'Église, sinon de l'ère de sa prospérité? C'est quand on rompit ses liens pour la faire asseoir sur le trône, que la ferveur de sa jeunesse commença à se refroidir; c'est quand elle eut, dans l'empire, sa part d'hommages, de richesses, d'honneurs et de puissance, que sa robe, jusqu'alors sans tache, perdit peu à peu sa blancheur; ce fut sous la délétère influence d'une oisive et énervante sécurité, que s'affaiblirent, en elle, une à une, les vertus qu'elle avait reçues du baptême de feu de son berceau; et les jours de son histoire, où ces vertus reparurent en elle, furent des jours de souffrance et de deuil, où Dieu semblait se montrer sévère pour elle.

Enfin, mes Frères, ce que l'histoire de l'Église chrétienne atteste avec force, celle des peuples ne le proclame pas moins haut. Où sont-ils, ceux qui ont pu tenir contre la paralysante influence d'une prospérité que n'aient interrompue ni fléaux, ni secousses, ni menaces à leur indépendance, ni luttes pour la conquérir, ni guerre ou préparatifs de guerre pour la défendre? Comme l'eau des marais se corrompt faute d'être agitée, la moralité des peuples s'en va, si le vent de l'adversité ne trouble pas, de temps en temps, leur apathie; l'âme s'endort dans ce qu'on nomme le bonheur; les fibres du devoir s'énervent, la conscience s'assoupit, l'égoïsme gagne de proche en proche, la chair triomphe, les sens épuisent la vitalité de l'âme; par suite, un travail de dissolution s'opère sourdement dans le corps social  et, si quelque éclat de tonnerre ne vient tirer ce peuple de sa torpeur funeste, ou il se détruira de ses propres mains, ou il se laissera lâchement absorber par un autre peuple plus vivant que lui. Les quarante ans de prospérité continue, dont les Israélites jouirent sous le second des Jéroboam, achevèrent de développer, dans leur sein, les germes malfaisants que son aïeul impie y avait déposés, et amenèrent l'époque d'anarchie sanglante qui ouvrit le cœur de ce royaume aux armes de Salmanazar. Jamais règne ne fut plus glorieux et plus paisible que celui de Salomon, et, cependant, la ruine de Jérusalem et du temple fut, deux siècles plus tard, le fruit amer que ce prince avait follement semé dans l'ivresse de sa puissance et de sa gloire.


Mais, mes Frères, la Providence tire le bien de l'excès du mal. Dans les desseins de Dieu sur son peuple, le crible douloureux où il le fit passer, l'invasion, la guerre, la prise de la cité sainte, l'exil dans des plages lointaines, furent des rigueurs nécessaires pour arracher les Juifs à leur fatal aveuglement; tout cela ne fut pas autre chose que des sévérités apparentes déployées pour le convertir, et pour le replacer au rang où il aurait la gloire de donner un jour au monde le Messie qui devait le sauver.

Ah! mes Frères, au point de vue où notre foi nous place, n'étaient-ce pas là des bienfaits?... Et si la folle obstination des hommes contraignit l'Éternel à user avec eux des moyens les plus énergiques, ces moyens mêmes, que le succès couronna, ne proclament-ils pas sa bonté en justifiant sa providence?

Il n'est donc pas possible, c'est la conclusion qui ressort de tout ce qui précède, d'attribuer à Dieu, dans ses dispensations, même les plus sévères, envers les particuliers et les nations, d'autre objet que leur bien, d'autre mobile que l'amour; et, de quelques obscurités que certaines faces de cette doctrine demeurent voilées à nos regards, elle est, par d'autres côtés, assez lumineuse pour s'imposer à nous avec le cachet de la certitude.


II. Devant les enseignements de la Bible, le croyant ne peut donc contester que les malheurs sont des épreuves bienfaisantes dont l'homme doit être reconnaissant envers Dieu.

Oui, c'est pour nous un point de foi, dites-vous; mais nous voudrions mieux comprendre comment s'obtient le résultat voulu par la bonté céleste, et, en particulier, nous nous sentirions plus disposés à la reconnaissance, si nous pouvions voir nettement quels sont les biens, les réels avantages, qu'une nation chrétienne peut recueillir des malheurs publics. Mes Frères, c'est l'expérience qui vous l'apprendra.

1° Chez une nation où toute foi n'est pas éteinte, le premier effet des malheurs publics est de retremper les caractères. Beaucoup de causes tendent à les amollir, beaucoup de fâcheuses influences concourent ensemble à les énerver: la préoccupation trop exclusive de ses intérêts privés, l'aisance générale, la vie élégante et facile, la sécurité prolongée, les plaisirs, même les plus honnêtes, quand ils sont devenus nécessaires, et qu'ils forment le tissu de l'existence dont ils ne devraient être que la broderie. Ah! ne le savons-nous pas par nous-mêmes! Ce qui est le plus menacé, dans une vie ainsi faite et où je ne suppose rien de gravement coupable, c'est la force morale et le sentiment du devoir. Ces éléments de tout caractère estimable, ces qualités de toute âme un peu noble et vraiment chrétienne, se développent surtout dans la lutte; il leur faut des contradictions pour grandir; et, comme c'est sur un sol rebelle et dans les régions des orages que l'on voit le chêne des montagnes se couvrir de branches noueuses et pousser de fortes racines, de même, il faut aux peuples une vie un peu rude, des accidents et des alarmes, des occasions de dévouement et de sacrifices, pour valoir quelque chose et se couronner de vertus.

Tel est l'effet ordinaire des malheurs publics, lorsque la nation qu'ils atteignent possède encore assez de sève religieuse pour réagir sous le stimulant du remède. Ils ont alors, à cet égard, un effet précieux auquel n'échappent que ceux des citoyens chez qui l'égoïsme a déjà glacé le cœur. Chez tous les autres, la sensibilité s'est réveillée et prend son objet hors du moi; elle est pressée d'agir, elle s'est affranchie de ses hésitations paresseuses; elle rejette ses petits calculs ordinaires, elle étend son échelle, et, selon le besoin et les circonstances, elle se répand avec énergie, ou sous la forme d'abondantes largesses, ou sous celle des dévouements personnels. Le mot d'ordre n'est plus: «Ma convenance, mes goûts, mon bien-être, mes habitudes, ma famille.» Le mot d'ordre, c'est: «Mon devoir,» mon devoir envers les victimes de cette grande catastrophe, mon devoir devant l'épidémie qui menace de décimer la population, mon devoir envers le pays menacé dans son indépendance, et qui réclame le cœur et le bras de tous. Ah! croyez-vous qu'un peuple puisse sentir, parler et agir de la sorte, sans qu'il y ait profit, profit, acquis déjà, pour sa moralité? Croyez-vous que, lancé et maintenu un peu longtemps dans une telle atmosphère, l'esprit public ne s'y imprègne pas d'éléments salubres qui contribuent à la santé des mœurs? Croyez-vous que des devoirs pénibles acceptés avec satisfaction, des habitudes de plaisir remplacées, sans regret, par une vie dure et des privations journalières, des séparations de famille accomplies sans murmure, des dangers affrontés avec calme et avec courage, des bras, des cœurs offerts au salut commun avec entraînement et avec joie, croyez-vous que tout cela glisse sur l'âme d'un peuple sans y laisser de trace, et que la trempe de son caractère n'en retienne pas quelque chose? Ah! ce sont des semailles qui attirent les rosées du ciel! Ah! tenez pour certain que Dieu fait mûrir, tôt ou tard, d'abondantes moissons, sur les champs où ces semences sont jetées!


2° Chez un peuple chrétien où le principe de la vie religieuse existe encore, le second effet des malheurs publics est de cimenter l'union, ou de ramener la concorde.

Inutile de vous rappeler la valeur de ces biens; inutile d'insister sur la nécessité de ces vertus pour toute communauté qui invoque le nom de Jésus. Hélas! qu'il en est peu qui s'abritent, de fait, sous ce nom charitable, et qui ne donnent jamais de démenti à leur religion sous ce rapport. Mais, viennent les malheurs publics, et la divine charité du Maître se rallume au cœur de ses disciples. Ils se reconnaissent pour frères, et l'harmonie tend à se rétablir entre eux. Une grande pensée commune distrait des préoccupations envieuses; un grand intérêt général repousse au second plan des intérêts mesquins ou secondaires, sur lesquels on s'était divisé; beaucoup d'hommes, qui vivaient depuis longtemps éloignés ou affectaient de ne se plus connaître, se trouvent rapprochés pour concourir au même but; ils y apportent le même zèle, ils sont mus du même sentiment, ils ont les mêmes vues au cœur, ils s'accordent, ils se consultent, ils se complètent les uns les autres pour les mêmes travaux; et tout cela se fait au nom de tous, pour l'avantage, pour la consolation, pour la sûreté, pour le salut de la mère-patrie que Dieu leur a donnée à tous, et qu'il les appelle tous à défendre et à servir. Évidemment, l'effet inévitable d'une situation pareille doit être de rapprocher beaucoup de cœurs, de dissiper bien des préventions, de faire oublier bien des torts, d'apaiser bien des ressentiments, si, même, l'on n'éprouve pas le besoin de les offrir en holocauste à la patrie, qui ne sera forte que si ses fils sont unis, et à Dieu, qui ne la couvrira de son bras que s'il voit la concorde y régner.

3. Oui, l'on a vu, dans des temps critiques, des peuples capables d'accomplir, sous une forte émotion religieuse, des sacrifices à la paix publique, que tout autre motif aurait été impuissant à obtenir.

C'est que, mes Frères, c'est un troisième résultat des malheurs publics d'élever les pensées en haut et de faire souvenir de Dieu. Notre foi est si faible, notre imagination si terre à terre, que nous perdons facilement la trace du chemin du ciel; il nous faut des secousses et la lueur des éclairs pour la retrouver. Ce n'est pas assez que Dieu nous parle le langage persuasif de ses faveurs sans cesse renouvelées: tandis que le prophète Élie, au désert d'Horeb, reconnut sa présence au son d'un verd doux et subtil, nous, au contraire, il faut que les éléments se déchaînent et que la foudre gronde, pour que nous y soyons attentifs. Les effets éclatants de sa puissance sur nos têtes, les eaux qui se débordent et qui ravagent des contrées entières, les cieux sans pluie et sans rosée, la mortalité parcourant la terre, nos Alpes s'ébranlant sur leurs bases et menaçant de s'entr'ouvrir pour engloutir leurs habitants, voilà les jeux de son pouvoir qui nous font mesurer notre néant, pour remonter jusqu'à Celui qui seul est grand, et dont nous sentons alors que l'appui nous est nécessaire pour ne pas périr.

Mais c'est, en particulier, quand Dieu permet qu'un peuple, comparativement petit et faible, soit injustement menacé par un plus puissant adversaire, qu'on voit le sentiment religieux s'y réveiller avec force, et la confiance en Dieu, compagne du bon droit méconnu, exalter le courage et fortifier tous les cœurs. Alors, ceux qui ne peuvent offrir leurs bras, offrent leurs ardentes prières; les sanctuaires s'ouvrent extraordinairement, les fidèles s'y pressent, les indifférents se réchauffent et participent à la dévotion générale. Alors, on aime à se rappeler les témoignages de la protection divine qu'on a déjà reçus dans des crises analogues; on se les raconte avec une pieuse émotion; on évoque avec gratitude le souvenir des anciens jours, on répète les noms historiques, symboles des délivrances nationales; en s'inspirant du courage de ses ancêtres, on s'inspire aussi de leur piété, et l'on invoque avec ferveur le Dieu de la patrie, qu'ils invoquaient eux-mêmes, dans la détresse pour être secourus, et, après la victoire, pour l'en bénir et lui en faire hommage.

4° Enfin, mes Frères, quand un peuple chrétien est ainsi rapproché de Dieu par l'ébranlement que lui imprime une grande épreuve, il est aussi plus favorablement disposé pour s'inspirer des autres vérités de la religion, et pour se montrer aussi empressé à les accueillir qu'il s'en montrait naguère oublieux ou insouciant. Le vrai but de la vie présente, le pourquoi des souffrances, le secret de la mort, la destinée de l'homme au-delà, tous ces mystères se dégagent des voiles qui les obscurcissaient, et s'expliquent, pour lui, par les assurances de vie à venir que le christianisme nous donne, et qu'il embrasse alors avec avidité. Ce qu'il implore, ce qu'il ose espérer de Dieu pour la terre, le fait penser à ce que Dieu tient en réserve ailleurs; et la fragilité des biens les meilleurs de ce monde, qui le fait recourir à Dieu pour les conserver, lui démontre avec évidence la supériorité des biens célestes, seuls solides et permanents.

Eh! gardez-vous de croire que ces aspirations religieuses, ces pressentiments d'immortalité, risquent de désintéresser personne de la cause qui se débat; bien moins encore, d'attiédir le courage ou d'affaiblir le dévouement de ceux qui doivent la servir. Non, non; jamais la patrie terrestre ne sera mieux servie que par ceux qui la servent en vue de la patrie d'en-haut; nul citoyen ne donne plus de garanties qu'il fera jusqu'au bout son devoir, dans les Conseils ou sur les champs de bataille, que celui qui porte sur son cœur sa lettre de bourgeoisie céleste, que celui qui se sait cohéritier du Maître qui a dit: Celui qui voudra sauver sa vie la perdra; mais celui qui l’aura perdue pour l'amour de moi la retrouvera, et je le ferai asseoir sur mon trône.

Est-il besoin, mes Frères, d'en dire davantage pour vous dévoiler pleinement le dessein de Dieu dans les malheurs publics que sa providence permet ou envoie, et pour vous amener à discerner son amour au travers de sa sévérité? Il veut retremper, dans les consciences, le sentiment affaibli du devoir, et rendre ainsi de l'énergie aux caractères; il veut cimenter ou rétablir la concorde; il veut ranimer la piété dans les âmes; il veut tourner vers lui les vœux et les pensées, et rappeler que la patrie terrestre n'est que l'ombre d'une autre patrie meilleure dont toutes ses dispensations ont pour but de nous rendre dignes. Voilà ce que la bonté de Dieu se propose, quand il fait passer un peuple chrétien par l'épreuve des malheurs publics; voilà ce qui lui donne droit alors à la reconnaissance de ce peuple.

Et voilà, mes Frères, je rends grâce à Dieu de pouvoir le dire, voilà ce que l'épreuve a commencé à produire chez nous. Oui, la Suisse est entrée dans les voies de la Providence; elle a entendu, compris son appel; elle y a répondu déjà, loyalement, chrétiennement; elle a offert, elle offre, à cette heure même, un grand et touchant spectacle de concert et de dévouement. Elle a donc de puissantes raisons d'être reconnaissante envers Celui qui l'a contrainte, en quelque sorte, en laissant s'ouvrir devant elle des perspectives menaçantes, à revêtir les sentiments et à pratiquer les vertus bienséantes à toute nation qui porte la croix sur ses étendards.

Ah! ne vous méprenez pas sur ma pensée! Dieu me garde de vous louer dans cette chaire! Je ne rappelle ce qui s'est fait de bien sous la verge, que pour rendre gloire à celui qui procure les occasions de bien faire, et qui y incline secrètement les cœurs.

Eh! comment ne pas lui donner gloire, en voyant l'élan universel qu'a provoqué le premier signal du danger? en voyant que chacun, selon sa profession, sa fortune, son sexe, son autorité ou sa dépendance, a voulu subvenir, de son mieux, aux rudes exigences de la situation, et ne considérer cette situation que par le côté des devoirs qu'elle impose à tous? Comment ne pas bénir la main suprême qui nous administre l'épreuve, en voyant la disposition de charitable prévoyance, l'esprit de bienveillance, mutuelle et de fraternelle entente pour le bien commun qu'elle a développé chez tous? en voyant, à la place des rivalités politiques et des méfiances tenaces qui navraient depuis longtemps la, patrie, un tel concert dans les vues et dans les mesures, que vous en êtes étonnés vous-mêmes d'après ce que vous connaissiez des dispositions de la veille, et que l'Europe, qui nous regarde, a peut-être changé ses plans, en apprenant que nous sommes unis?

Comment ne pas bénir la main de Dieu des malheurs qu'elle tient suspendus sur notre tête, quand, sous l'impression que cette menace lui a causée, la Suisse a tourné en haut son regard, et s'est souvenue de Dieu pour lui rendre l'honneur qui lui est dû? Quand, d'une même voix, ses magistrats, ses généraux, ses assemblées ont, naguère, placé solennellement le pays sous sa protection souveraine, quand ils ont déclaré, à la face du ciel et des hommes, attendre son salut de Lui, et que l'émotion de leur langage attestait leur sincérité? (Voyez la note à la fin du sermon.)

Comment, enfin, ne bénirais-je pas «la verge et Celui qui l'a assignée,» quand on peut reconnaître, à des indices nombreux et sûrs, qu'un sentiment de foi religieuse circule dans les rangs de l'armée qui va défendre la frontière, que, si la résolution et le calme distinguent nos jeunes soldats et leurs chefs, ce n'est pas, seulement, parce que l'honneur les conduit et qu'ils se sentent forts de la justice de leur cause, mais c'est, bien plus encore, parce qu'ils se sont souvenus, au départ, en prêtant leur serment, qu'ils allaient à la place où Dieu voulait qu'ils fussent, et que, s'ils doivent remplir leur devoir au prix de leur vie, Dieu couronnera leur dévouement dans son ciel?

Et suis-je donc le seul qui interprète ainsi les dispensations de la Providence? Suis-je le seul qui en éprouve une reconnaissance sérieuse? Est-ce moi qui prends, aujourd'hui, l'initiative pour l'en bénir? Oh! loin de là: c'est, au milieu de vous, une impression générale; je ne suis que l'organe de ce qui se répète partout, entre amis, dans les discours officiels, jusque dans les feuilles publiques. Oui, sous l'empire de la crise que nous traversons, il se fait déjà, dans les âmes, une fermentation morale qui tend à nous améliorer, comme nation, en nous rendant individuellement plus chrétiens, une fermentation que la prospérité n'aurait jamais eu la vertu de produire; il se fait, dans les cœurs, un travail qui, s'il se continue, peut exercer l'influence la plus heureuse sur notre destinée, et qui prouvera, une fois de plus, que le Dieu de nos pères est encore et veut être toujours notre Dieu.

Bénissons donc sa main, quand il la lève pour frapper, comme lorsqu'elle s'ouvre pour se répandre sur nous en largesses! Bénissons-la toujours, dans la persuasion invincible, et que notre exemple confirme, que toutes choses, comme dit l'apôtre, pauvreté et richesse, maladie et santé, disette et abondance, la paix, la guerre, la vie et la mort elle-même, concourent ensemble, sous le gouvernement de sa providence, au bien de ceux qui aiment Dieu!

Oui, nous te bénissons, Seigneur, oui, nous sommes reconnaissants de la tribulation présente et des maux que tu sembles nous faire; oui, nous discernons maintenant ton amour, et nous adorons ta bonté dans l'épreuve que tu nous dispenses. Rends-la salutaire à ton peuple, sans que tu sois forcé de l'aggraver encore! S'il est possible, reprends de nos mains cette coupe, avant que nous l'ayons vidée.... Mais, avant tout, que ta volonté soit faite! Et si tu jugeais bon d'appesantir ton bras, de demander plus de sacrifices encore, ah! nous avons cette espérance en toi que tu nous donneras d'avoir assez de foi, d'être assez forts, assez intelligents de nos vrais intérêts, assez soumis et assez confiants dans ta sagesse, assez animés de l'esprit de Celui qui but pour nous, jusqu'à la lie, la coupe que tu lui avais donnée à boire, pour que nous fassions notre devoir jusqu'au bout, et que nous bénissions, jusqu'à la mort, ta volonté tout entière! 

Ainsi soit-il!


Note.

Je saisis avec empressement l'occasion qui se présente de réunir ici quelques documents officiels, quelques fragments de pièces justificatives des assertions qu'on vient de lire. Ces documents reporteront nos lecteurs suisses à cette époque solennelle, où le mouvement militaire de notre pays était profondément mêlé d'un sentiment à la fois national et religieux. Il n'est pas dans mon intention de reproduire tout ce qui a été écrit ou fait alors sous cette inspiration; je me borne à ce qui m'a paru le plus saillant et m'a le plus impressionné, dans le temps.


I. Discours prononcé par M. Martin, président de l'Assemblée Fédérale, à l'ouverture de la session extraordinaire, le 27 décembre 1856.

Après avoir exposé brièvement le motif de la convocation, à savoir, la menace faite par le roi de Prusse d'imposer par la force des armes l'élargissement, des prisonniers neuchâtelois qu'il n'avait pu obtenir à l'amiable, M. Martin continue en ces termes:

«Devant cette mesure, l'opinion de la Suisse ne pouvait être douteuse. À la première nouvelle, un même cri s'est échappé du cœur de tous les enfants de la patrie, un unanime élan d'enthousiasme a montré que le peuple suisse n'a pas dégénéré, qu'il est digne encore de ses ancêtres, de la liberté. Constatons avec joie que, partout, peuples et gouvernements sont animés du plus ardent patriotisme, et sont prêts à tous les sacrifices pour la défense de notre indépendance. Quelle que soit l'opinion politique, tous sont unis dans une même pensée, celle du danger de la patrie.

«Ces jours ne sont pas une des pages les moins glorieuses de notre histoire; car jamais on ne vit un dévouement aussi grand, aussi spontané, aussi unanime. Heureux le pays qui peut ainsi compter sur ses enfants!

«D'ailleurs, la cause pour laquelle nous devons combattre est une cause noble et sainte, c'est celle de la liberté, de l'indépendance nationale, de la patrie; c'est le principe de la souveraineté du peuple, sur lequel reposent nos constitutions, luttant contre le principe suranné du droit divin, appuyé sur les traités de 1815, maintes fois déchirés par notre adversaire qui les invoque, aujourd'hui.

«Les circonstances sont graves, sans doute; mais ayons confiance dans notre bon droit, dans la justice de notre cause, dans le Dieu de nos pères, qui a déjà si souvent, si miraculeusement protégé la Suisse.

«En présence du danger de la patrie, oublions nos divisions, nos querelles de partis, nos querelles d'intérêts; suivons l'exemple que nous donnent nos concitoyens; rangeons-nous tous sous la même bannière; soyons unanimes dans les décisions que nous aurons à prendre. Soyons unis, et nous serons forts.

«Montrons à l'étranger ce que peut une nation, petite, mais soutenue par l'amour de la liberté et de la patrie, et par l'union de tous ses enfants.

«Sachons garder dans nos délibérations le calme, la dignité qui conviennent à une assemblée de représentants d'un peuple libre: évitons tout ce qui pourrait paraître de la jactance, toute parole inutile: ce sont des actes qu'il faut à la patrie.

«Prenons des décisions empreintes de l'énergie républicaine; ne reculons devant aucun sacrifice; c'est le plus sûr moyen de garantir notre liberté, de maintenir notre indépendance, de sauver la patrie. Nous savons que le peuple entier marche avec nous. Nous sommes arrivés à une des crises où il s'agit pour la Suisse de son existence nationale. Veuille le Dieu de nos pères nous donner d'en sortir avec honneur! Et si le danger venait à passer, puisse cette crise avoir contribué à affermir toujours plus la concorde entre tous les fils de la patrie, le patriotisme de ses enfants!

«Dieu protège la Suisse! Dieu bénisse la Suisse!»


II. Serment du général en chef, M. Dufour, nommé, dans la séance de l'Assemblée fédérale du 31 décembre, par 130 suffrages sur 140 votants.

Le président de l'Assemblée, M. Escher, de Zurich, adressa à M. Dufour l'allocution suivante, avant de l'appeler à prêter le serment de sa charge:


Monsieur le Général,

«L'Assemblée vient de vous placer à la tête de notre valeureuse armée. Cet appel vous est adressé dans un moment critique. Tous nous sommes pénétrés de la pensée de la grande mission qui vous attend; mais, tous aussi, nous avons la ferme confiance que vous serez, si l'heure du combat arrive, à la hauteur de votre mission: vous l'accomplirez dans le sentiment de la bonne cause à la défense de laquelle vous êtes appelé.

«Général, vous accomplirez votre mission, en étant soutenu et encouragé par la force de l'opinion publique de l'Europe et de tout le monde civilisé. Cette opinion, elle aussi, est une grande puissance, et, dans son incorruptible justice, elle prend de toutes parts, et toujours plus ouvertement parti pour nous.

Vous accomplirez votre mission, porté par l'union glorieuse qui règne dans notre peuple et dans notre armée. Il y a neuf ans que vous vous trouviez aussi à la tête de l'armée fédérale; mais quelle différence dans l'époque d'alors et dans celle d'aujourd'hui! Alors un devoir pénible vous commandait de tirer l'épée contre des Confédérés, et aujourd'hui les citoyens de tous les cantons de notre Suisse se pressent fraternellement, prêts à tous les sacrifices, sous sa bannière maternelle, à la croix blanche sur le sang rouge, que l'Assemblée fédérale vient, à cette heure solennelle, de confier en vos mains.

«Enfin, Général, vous accomplirez votre mission sous la protection puissante du Dieu de nos pères, dont la grâce tutélaire a, pendant des siècles, régné miséricordieusement sur notre patrie. C'est les yeux fixés sur Lui, qui est aussi un puissant refuge pour le faible et le petit, que je vous invite à prêter devant nous le serment de général, que le Chancelier de la Confédération va vous lire.»


Formule du serment.

«Le général en chef jure d'être fidèle et loyal envers la Confédération suisse; d'en procurer l'avantage et d'en détourner le dommage; de protéger et de défendre de tous ses moyens, soit personnellement et au péril de sa vie, soit avec les troupes qui lui sont confiées, l'honneur, l'indépendance et la neutralité de la patrie; de se tenir strictement attaché aux instructions qui lui sont données, et de se conformer inviolablement et en toutes choses aux ordres des autorités fédérales.»

Le général en chef a répété les paroles suivantes: «Le serment qui vient d'être lu, je le tiendrai et l'exécuterai fidèlement et sans fraude. Je le jure au nom du Dieu tout-puissant, et comme je désire qu'il me fasse grâce! 

Quelques heures plus tard, en faisant ses adieux au Conseil Fédéral, le général a dit, en présence d'une foule immense:

«Concitoyens, je vous remercie des témoignages de sympathie que vous m'adressez. L'Assemblée Fédérale a confié à mes vieilles mains le drapeau de la patrie, pour défendre l'honneur, l'indépendance et la liberté de la Suisse. Je tiendrai haut et ferme la bannière fédérale, et je remplirai l'honorable tâche qui m'est confiée, les yeux fixés sur l'enthousiasme entraînant des citoyens et l'énergique élan avec lequel les troupes qui me sont confiées courent aux armes.

«Concitoyens, ma tâche est difficile, car je suis vieux: mais je me réjouis de pouvoir finir ma vie au service de la Confédération.

«Notre tâche est difficile, car la saison de l'année est rude et notre ennemi est puissant. Mais nous saurons la remplir, en nous confiant au Dieu du Grütli, qui protège toujours notre chère patrie.»


III. Prospectus de la Souscription nationale ouverte à Genève en faveur des familles des militaires faisant partie des bataillons genevois appelés au service fédéral.

«Menacée dans son honneur et dans son indépendance, la Suisse peut, d'un moment à l'autre, faire appel au dévouement de tous ses citoyens. Toutes nos milices sont prêtes à se ranger sous la bannière fédérale pour la défense de nos libertés; tous les enfants de la patrie, sans exception, comprennent qu'un péril commun assigne à chacun sa part d'activité, d'abnégation, de dévouement et de sacrifices.

«Organiser une souscription nationale, destinée à adoucir et à égaliser les charges qui pèseront sur les citoyens, c'est répondre à un vœu général; aussi les soussignés viennent-ils s'adresser à leurs compatriotes avec une entière confiance.

«Il faut prévenir ou abréger les souffrances qui menacent nos soldats dans cette saison rigoureuse. Il faut inspirer aux défenseurs du pays de la sécurité sur le sort de leurs familles. Il faut surtout témoigner avec énergie nos sentiments de patriotisme et de fraternité, afin que, après avoir traversé des jours d'épreuve, la Suisse, sous la protection divine, en sorte plus unie, plus honorée et plus forte.

Genève, le 3 janvier 1857.

Au nom de la Commission:

Aug. Turbettim, président. H. Guillermet, ancien conseiller d'État, vice-président.

S. B. Suivaient les noms des 23 membres de la Commission. En moins de huit jours, la souscription s'était élevée à 100,000 francs.


IV. Proclamation adressée au peuple suisse par le Conseil Fédéral, le 3 janvier 1857.

N. B. L'étendue de ce document, qui retrace la marche des négociations diplomatiques jusqu'à leur rupture, ne nous permet pas de le citer en entier; nous en transcrivons seulement la partie la plus émouvante:

«Oui, nous déclarons, dans cette heure solennelle, devant le peuple suisse, devant le monde entier, devant Dieu, que, aujourd'hui encore, nous voulons coopérer avec une pleine bonne foi à tout ce qui peut assurer la paix, et que nous n'aurons recours aux moyens extrêmes que lorsque la main que nous tendons à la conciliation aura été dédaigneusement repoussée. Mais si, ce qu'à Dieu ne plaise, il en arrivait ainsi, alors nous en appelons à toi, cher, fidèle et généreux peuple suisse. Nous avons reçu de nos ancêtres, qui reposent en Dieu, une patrie libre et heureuse, comme un héritage sacré. II est de notre suprême devoir de transmettre cet héritage intact et dans sa pureté primitive à nos descendants. C'est dans les jours de l'épreuve, c'est dans les jours où ces biens sont mis en péril, que l'on en sent plus profondément le grand prix. Il a été donné à notre chère patrie de passer une longue suite d'années dans la paix et dans un tranquille bonheur: puisse Dieu permettre que le temps de l'épreuve nous trouve prêts, et puissions-nous montrer que nous étions un peuple qui était digne d'aussi grands bienfaits!

«Et ici nous devons reconnaître, avec un profond sentiment de joie, que jusqu'à présent le peuple suisse a dignement supporté l'épreuve. Ils ont reparu, ces jours qui sont les époques les plus éclatantes de notre glorieuse histoire, ces jours où chacun peut s'écrier, dans un sentiment de légitime orgueil: «Merci, mon Dieu! de m'avoir fait naître suisse!» Avec une unanimité inconnue jusqu'ici, gouvernements et peuples déposent tout sur l'autel sacré de la patrie. Aucun sacrifice ne paraît trop grand. Soyons donc fermement convaincus que les jours de la noble Confédération Helvétique ne sont pas encore comptés; que le Dieu de nos pères ne nous abandonnera pas, si nous avons confiance en lui; que le Tout-Puissant, qui a placé notre patrie au centre de l'Europe comme une forteresse de liberté, saura aussi garder cette forteresse; qu'il manifestera sa force dans notre faiblesse, et qu'il nous ramènera des ténèbres du moment à la lumière.

«Venez donc, Soldats de l'armée fédérale! avec une ferme confiance en Dieu et un joyeux courage! Marchez! Que Dieu soit avec vous, et que son ange vous conduise! Observez partout une discipline sévère; obéissez à vos chefs avec bonne volonté; rappelez-vous que l'obéissance, seule peut être un gage assuré de la victoire. Soyez humains, même en face de l'ennemi; gardez, en tout lieu et en tout temps, l'attitude qui convient à une armée d'hommes libres et chrétiens.

Ne vous laissez point troubler ou inquiéter dans l'accomplissement de vos devoirs par le souci de votre avenir ou celui de vos familles: la patrie reconnaissante s'en charge; elle le considère comme une dette sacrée qu'en aucune circonstance elle ne manquera d'acquitter.

«Soldats de l'armée fédérale! la patrie, le monde ont les yeux sur vous. Vous saurez remplir les espérances qui s'attachent à vous. Vous prouverez par vos actions que vous êtes dignes de vous nommer les fils de vos illustres pères; vous vous efforcerez d'enrichir notre histoire d'une page glorieuse.

«Soyez donc bénis, Soldats de l'armée fédérale! Sois bénie, patrie bien-aimée, et puisses-tu, comme tu l'as été depuis des siècles, continuer, pendant des siècles encore, à être la demeure de peuples libres et heureux!

«Cher et fidèle peuple suisse! que Dieu soit avec toi!»

Au nom du Conseil Fédéral suisse,

Fornerod, président de la Confédération. 



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