Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XVIII

NUIT D'ÉTÉ: SAVOIR ADMIRER

----------


Que Ton nom est magnifique sur toute la terre!

(Psaume 8)


I

L'admiration est un sentiment qui honore l'homme, et qui peut avoir une haute portée religieuse. J'admire lorsque je me trouve en présence d'un spectacle, d'un objet ou d'un être dont la grandeur ou la beauté m'étonne. Un châtiment terrible pèse sur celui qui a perdu la faculté d'admirer. «Il est revenu de tout», dit-on en parlant de lui; et comme cette expression seule rend un son amer et douloureux! À quelqu'un qui est revenu de tout, je ne sais plus quel chemin indiquer qui puisse le conduire au bonheur; il est l'instrument usé dont les cordes ne vibrent plus aux souffles de la vie multiple. Une âme revenue de tout est une âme finie; car l'âme ne vit que par la succession de départs nouveaux, que par la réponse renouvelée aux appels perpétuels de la destinée. Perdre la faculté d'admirer, c'est là un des châtiments qui menacent notre époque.

Les peuples enfants comme les êtres enfants, les civilisations jeunes comme les âmes jeunes ne risquent pas d'être atteints par cette infortune. Ils ont tant à apprendre et à découvrir que des miracles fleurissent tous les jours sur leur route et que l'admiration est l'atmosphère même dans laquelle s'épanouissent leurs fraîches énergies. Au contraire, dans une civilisation ancienne qui s'est avancée jusqu'au seuil de la décadence sur les voies qu'elle s'était tracées, dans un monde où il semble que l'on a tout dit, tout sondé, tout essayé, une pesante lassitude s'étend sur les hommes blasés. Et aujourd'hui nous voyons même des jeunes qui ne savent plus admirer et en qui l'émotion des mystères merveilleux de la vie semble avoir été tuée en son germe. Ce phénomène est grave. Non seulement il nous menace d'appauvrissement et de sénilité, mais il constitue un danger pour la religion.

L'admiration est une des racines profondes de la foi. Pourquoi parle-t-on d'une religion de la nature, d'une religion de la beauté, d'une religion de la patrie? pourquoi a-t-on même parlé d'une religion de la science, d'une religion, de l'humanité, ou d'une religion du foyer? C'est que des hommes, souvent détachés de toute foi positive et de toute église, ont cependant éprouvé en face des grandes réalités idéales de la science ou de l'art, de la patrie ou de la famille, un sentiment si sublime d'admiration, un contact si émouvant avec un mystère qui les dépassait, qu'ils ont compris qu'il y avait quelque chose de religieux et de divin dans l'attachement qui les liait à l'objet de leur amour. Que l'admiration de l'âme au lieu de se porter exclusivement sur un objet limité sur un chapitre spécial de la vie, se porte sur le mystère suprême et total de cette vie, de cet être humain perdu dans l'immense nature qu'il domine pourtant par sa pensée et sa volonté et alors, trouvant dans cet objet dernier l'occasion de sa plénitude, l'admiration devient religieuse; elle appelle Dieu comme le terme sublime vers qui monte son élan. L'homme n'admire plus seulement, il adore.

Lorsqu'arrivent les mois d'été, beaucoup s'en vont loin des villes dans quelque solitude rustique, ou sur quelque alpage élevé; ceux-là même à qui la joie des vacances n'est pas accordée sentent pourtant se ralentir un peu l'activité fiévreuse de l'hiver, et trouvent au moins l'occasion de jouir des longues soirées claires, ou des dimanches ensoleillés. C'est une période durant laquelle vous pouvez réapprendre à admirer. Si nous ne sommes plus pris tout entiers par l'engrenage de la vie sociale, trouvons le temps de rentrer un peu en nous-mêmes et de lever les yeux. Regardons notre âme au-dedans de nous, et les étoiles sur nos têtes, et reprenons à notre compte la parole du profond penseur Kant: «Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique: le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale au-dedans de moi.» C'est cette double admiration, dirigée à la fois sur le monde du visible et sur celui de l'invisible qu'exprime, en une forme d'une simplicité et d'une pureté classiques le Psaume huitième, aux paroles duquel nous désirons essayer d'accorder notre coeur.


II

Éternel, notre Seigneur, que ton nom est magnifique sur toute la terre. Ce cri ouvre et termine le cantique. Une petite assemblée de fidèles s'avance dans le saint parvis pour célébrer le nom glorieux de Jéhova. Ce culte modeste, médiocre en regard de la majesté divine, développe un sentiment qui élargit l'âme des adorateurs et qui étend les limites étroites de la communauté réunie; elle n'est pas seule à célébrer Dieu; les cieux et la terre lui rendent un culte perpétuel; la splendeur de sa gloire est chantée par les mille voix réunies de la nature et de l'histoire. Nous ne faisons qu'ajouter par notre culte une humble note au concert infini de la création en l'honneur de son Maître: Éternel, ton nom est magnifique sur toute la terre, et ta Majesté s'élève au-dessus des cieux!

Le cantique lui-même est un chant nocturne. C'est la nuit, la nuit claire d'orient, sans nuage la clarté des astres brille sur le village endormi c'est l'heure de l'infini. Les armées du ciel chantent leur roi et la pensée du croyant s'élargit jusqu'aux étoiles et s'élance de monde en monde à la rencontre de son Créateur. Mais voici que, repliant ses ailes, elle redescend sur la terre; le Psalmiste pense au petit enfant, il le voit peut-être là près de lui, qui sommeille paisiblement, tandis que la clarté lunaire vient éclairer son front et joue dans ses cheveux. Et voici, ce petit être si impuissant est, au même titre que les cieux immenses, un signe de Dieu; la majesté divine s'incarne dans cette faiblesse comme dans cet infini. Et le contraste entre ces deux oeuvres de Jéhova, Univers sans bornes, la petite âme vivante, dicte au Psalmiste ses premiers accents d'adoration: Ta majesté s'élève au-dessus des cieux... et par la bouche des enfants et des nourrissons tu as fondé ta gloire pour confondre les adversaires, pour imposer silence à ton ennemi.

Oui, que l'impiété se taise, confondue, devant les cieux qui racontent la gloire de Dieu! Qu'elle se taise devant ce mystère du berceau, où la vie recommence et triomphe, où palpite en sa chrysalide une âme qui demain saura parler et penser et prier! Le Psalmiste admire les voies de l'Éternel. Ce qu'il admire, c'est tout d'abord le grand miracle de la parole. L'homme parle, et cette parole est pour l'Israélite le signe de la parenté entre l'homme et Dieu; la parole est un attribut divin. Dieu dit: Que la lumière soit, et la lumière fut. Au commencement était la parole. La parole humaine, même à travers le balbutiement de l'enfant est un hommage rendu à Celui qui donne la parole. Dieu est glorifié par la bouche des enfants; leur faible voix couvre les blasphèmes de l'impie.

Peut-être le poète trouve-t-il au fond de son coeur une autre source d'admiration. Il songe à l'action merveilleuse de Dieu qui sait obtenir de grands effets par des moyens très modestes, et qui peut faire d'un enfant même l'instrument de sa puissance. L'histoire des Interventions providentielles ne confond-elle pas la sagesse des hommes? Qu'est-ce que Dieu n'a pas fait d'un Moïse, d'un Samuel, d'un David? Un enfant lui suffit pour l'exécution de ses desseins. La pensée religieuse s'arrête devant cette puissance des faibles, devant cette apparente pauvreté de ceux dont Dieu se sert pour accomplir son oeuvre. Jérémie admirait au bord de la mer l'opposition entre les flots furieux et la digue de sable fin qui arrêtait leur élan. C'est moi, dit l'Éternel, qui ai donné à la mer le sable pour limite, limite éternelle qu'elle ne doit point franchir; les flots s'agitent, mais ils sont impuissants, ils mugissent, mais ne la franchissent pas (Jér. V, 22.). La puissance dans l'infirmité! Cette vérité traverse toute l'histoire biblique, depuis l'enfant trouvé Moïse, jusqu'à Saint Paul; elle est proclamée par la carrière de l'enfant de Bethléem, de l'humble Jésus de Nazareth, du Crucifié victorieux, notre Maître et notre Sauveur. Dieu se sert des choses faibles pour confondre les fortes (I Cor. 1, 27.); par la bouche des enfants et des humbles tu as fondé la gloire.


III

Un nouveau contraste inspire à l'auteur les strophes suivantes. Le spectacle de la nuit étoilée le pénètre du sentiment de son néant. Quand je contemple les cieux, ouvrage de tes mains, la lune et les étoiles que tu as créées; qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui, et le fils de l'homme pour que tu prennes garde à lui?

Et cependant l'homme est un roi, presque un Dieu dans son domaine. Tu l'as couronné de gloire, et tu lui as donné domination sur les oeuvres de tes mains, sur les animaux des champs, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer.

C'est l'admiration naïve d'âmes encore primitives; la puissance par laquelle l'homme a domestiqué l'animal hostile, cette sorte de délégation de pouvoir que Dieu lui a accordée sur les autres êtres vivants paraît être, après la parole, une seconde preuve manifeste de la grandeur de l'homme. Nous exprimerions aujourd'hui en d'autres termes cette grandeur humaine; la domestication de l'animal n'a été que le premier chapitre de l'effort séculaire par lequel l'homme a cherché, à conquérir toutes les puissances de la nature, parvenant à dompter par son intelligence et la terre, et les eaux, et les airs.

Sous sa forme antique, la poésie du psaume d'Israël exprime une de ces vérités générales dont chaque siècle qui s'écoule permet de mieux saisir la portée. Oui, aujourd'hui, bien plus encore qu'aux temps anciens, nous ne pouvons penser sans émotion à la situation étrange et magnifique de l'homme au sein de L'Univers. Bien mieux qu'à l'époque biblique, nous pouvons, sous la splendeur du ciel, mesurer notre infirmité. Derrière le scintillement des lointaines étoiles nous pressentons des mondes et des astres dont l'immensité défie l'imagination; les bornes de l'espace et celles du temps ont été reculées de plus en plus par la science moderne, et les cieux confondent nos calculs, écrasent notre orgueil. Écoutez l'écho moderne de notre Psaume dans ces accents du poète Lamartine:

Et moi, pour te louer, Dieu des soleils! qui suis-je?

Atome dans l'immensité,

Minute dans l'éternité,

Ombre qui passe, et qui n'a plus été.

Peux-tu m'entendre sans prodige?

Ah, ce prodige est ta bonté.

Je ne suis rien Seigneur, mais ta soif me dévore,

L'homme est néant, mon Dieu, mais ce néant t'adore...

Oui, il est une chose plus admirable encore que la gloire du Créateur chantée par l'infini des mondes; c'est l'amour d'un Dieu qui consent à se pencher sur notre misère: Je suis trop peu de chose pour que l'Éternel pense à moi.

Mais si l'homme est aujourd'hui plus petit que jamais dans l'Univers, sa grandeur nous est aussi toujours mieux révélée. Nous l'avons saluée tout à l'heure dans les promesses du berceau. Nous la saluons maintenant dans toutes ces oeuvres merveilleuses d'intelligence et de science, d'action et de volonté, à travers lesquelles s'affirme le triomphe de l'esprit.

Ce monde infini, l'homme le sonde; ces étoiles il les compte et les suit dans leur course fabuleuse; ces forces occultes de la nature, il se les asservit. Ainsi, à l'heure même où nous nous apparaissons à nous-mêmes infimes et minuscules dans notre existence matérielle, nous demeurons fiers d'appartenir à une humanité si grande par l'esprit. Tu nous as faits de peu inférieurs à Dieu. L'expression poétique dépasse sans doute l'exacte vérité. Nul plus que l'Israélite n'affirme l'abîme qui subsiste entre le Créateur et la créature; mais le Psalmiste proclame ici que nous sommes de race divine, que, fils de la terre, nous sommes aussi fils du Très Haut, et que nous portons en notre âme l'image du Dieu suprême.

La méditation de ce mystère n'est-elle pas aujourd'hui comme toujours au centre de la vie religieuse? L'âme pieuse n'est-elle pas celle qui se sait à la fois infirme et grande, misérable et immortelle, coupable et pardonnée? Nous donnons raison à Pascal: Ne voir que la grandeur de l'homme, c'est sombrer dans l'orgueil; ne voir que sa misère, c'est sombrer dans le désespoir, mais en face de Jésus-Christ nous nous sentirons à la fois misérables et grands.


IV

C'est ainsi que l'admiration religieuse se tourne à la fois vers Dieu et vers l'homme. Et tant qu'elle demeure religieuse, elle est à l'abri de l'orgueil.

L'homme de génie lui-même se prosterne et adore.

«Je te remercie, disait l'astronome Képler dans sa prière, ô mon Créateur et mon Maître de ce que tu me fais éprouver de telles joies et de tels ravissements dans la contemplation de ton ciel. J'ai essayé de faire connaître la majesté de tes oeuvres dans la mesure où mon esprit pouvait saisir ta puissance infinie.» Et un mathématicien d'hier, Henri Poincaré, écrivait: «Si l'astronome travaille sans se plaindre, c'est pour contribuer à une oeuvre grandiose qui doit exalter l'âme humaine, la rendre plus voisine de Dieu, et en même temps plus fière d'elle-même.» Telle est après la naïve adoration du Psalmiste, l'adoration réfléchie de génies modernes qui ont consacré l'effort de leurs calculs et de leur pensée à la connaissance du ciel. Ils unissent leurs accents de louange à la voix des humbles et des enfants.

Que Dieu nous garde de l'admiration païenne! Les poètes païens, les tragiques grecs en particulier, disaient: «Il y a sur la terre beaucoup de choses très puissantes, mais rien de plus puissant que l'homme.» L'homme qui s'éveille du rêve de l'enfance, voit s'ouvrir sous son effort les portes de la civilisation et ne trouve alors rien de plus grand que lui-même. Le poète biblique parle un autre langage; croyant, il admire l'homme, mais ce qu'il admire en lui ce sont les dons d'un plus grand que lui: Oh Dieu, tu lui as tout donné! Son chant en l'honneur de l'homme est tout imprégné d'humilité; la louange de l'Éternel le domine et l'encadre:

Éternel, notre Seigneur, que ton nom est magnifique!


***

J'ai lu jadis un roman d'André Gide (L'Immoraliste), auteur protestant d'origine, et qui dépeint les souffrances d'un parfait égoïste enfermé tout entier dans la sensation présente, à l'abri de tout scrupule de conscience; c'est le cas étrange et douloureux d'un homme à qui manque le sens moral. En tête de ce triste ouvrage l'auteur à cru pouvoir inscrire une parole biblique: Oh mon Dieu, je le loue de ce que je suis une créature si admirable (Ps, CXXXIX 14.). Cette inscription en tête de ce volume m'a semblé un blasphème. Il n'y a précisément plus rien d'admirable dans la créature humaine une fois que lui est enlevé le sens du divin et que, par la mort de la conscience ou le sommeil de l'âme, cette créature est privée de sa couronne.

L'admirable humain que chantent les Psaumes, l'admirable humain qui fait la beauté de l'histoire, qui crée la poésie des berceaux et qui éveille en nous aux heures des plus noires lassitudes l'amour de la vie, cet admirable humain réside en ceci: il existe sur notre petite terre un être en qui le monde de la nature et le monde de l'esprit se rencontrent, un corps périssable en qui peut briller l'étincelle éternelle, une créature enfin dont la langue puisse se délier pour briser le mutisme de l'Univers et chanter les louanges du Créateur!

L'homme qui s'admire lui-même est un sot ou un menteur, mais l'homme qui admire en lui l'oeuvre du Dieu qui l'a créé et qui l'a sauvé, l'homme qui admire l'humanité à travers le miroir sans tache du Christ, celui-là connaît l'admiration saine qui dilate l'âme, et l'épanouit, et répand sur l'existence cette poésie religieuse dent nos vieux Psaumes débordent et dont la rosée bienfaisante peut encore aujourd'hui fertiliser notre piété trop souvent aride et morne:

Oh Éternel, tes oeuvres sont admirables et mon âme le reconnaît bien.

1923

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant