Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XIII

FEU ET SANG!

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(SEMAINE SAINTE)

Je suis venu porter le feu sur la terre; combien je voudrais qu'il fût déjà allumé!

Il est un baptême dont je dois être baptisé; avec quelle anxiété j'attends qu'il soit accompli!

(Luc 12, 49 et 50)


I

Lorsque nous entendons Saint Paul déclarer: Je n'ai rien voulu savoir parmi vous si ce n'est Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié (1 Cor. 11, 2.), lorsque nous considérons toutes les grandes âmes qui, au pied de la Croix, dressée au centre de leur horizon, ont su apprendre le secret des adorations ferventes et des dévouements sublimes, nous hésitons presqu'à nous réclamer du Crucifié, nous qui sommes restés trop souvent en face de Golgotha, dans la foule de ceux qui se tiennent là et regardent, émus sans doute et troublés, mais trop paresseux spirituellement pour déchiffrer le sens intime du drame et pour répondre par un acte de personnelle consécration à l'appel du Sauveur mort pour nous. Il convient de préparer chacune de nos âmes à commémorer les anniversaires de la Passion dans la ferveur et la sincérité.

Dans quelles dispositions intérieures Jésus a-t-il vu s'approcher le dénouement tragique? Malgré la brièveté des récits évangéliques, malgré le pieux respect qui nous fait hésiter à dire ce qui a dû se passer dans l'âme du Sauveur du Monde, certaines paroles nous ouvrent une porte sur le drame intime, prélude du drame historique; elles nous font entrevoir ce que Jésus a voulu, ce qu'il a attendu, ce qu'il a souffert en son coeur avant que vînt l'heure du supplice de la chair. Tâchons de fixer ensemble ce moment, si grave dans la vie intime du Christ, où il prophétise à la fois son triomphe réel et son apparente défaite: Je suis venu allumer un feu sur la terre; combien je désire qu'il soit déjà allumé; je dois recevoir un baptême et combien je suis angoissé jusqu'à ce qu'il soit accompli.

Ce sont là deux déclarations distinctes, mais complémentaires, toutes deux dominées par le même sentiment d'une sainte impatience à l'égard du définitif accomplissement, mais cette impatience est d'une part joyeuse: «Ah! que je désire que ce feu soit allumé! de l'autre, douloureuse: Combien je suis angoissé jusqu'à ce que vienne l'heure du baptême de sang nécessaire à la victoire.»

Nous sommes loin de la noblesse tranquille et sereine du Jésus des premières pages de l'Évangile; ces paroles ardentes et passionnées renferment l'écho des luttes secrètes, et des batailles invisibles, dont l'âme du Fils de l'Homme a été le théâtre. Le Christ symbolise en cet instant le double aboutissement de sa carrière bientôt brisée dans une double image; un feu qui s'allume, un baptême de sang qui se prépare.

II

Je suis venu jeter un feu sur la terre et nous pourrions traduire plus vigoureusement: «Je suis venu allumer un incendie parmi les hommes.»

Quel contraste entre la douceur familière des premiers appels du Sauveur: Croyez à la bonne nouvelle, venez à moi et vous trouverez le repos, et les perspectives austères ouvertes maintenant devant les disciples effrayés. Non pas la paix, mais l'épée! les persécutions, les divisions, le feu et la croix. Quelle opposition entre Jésus qui se présente, avec un calme solennel, comme la lumière du monde prête à ouvrir les yeux des aveugles et à éclairer ceux qui marchent dans la nuit et cette autre lumière qu'il évoque maintenant et qui n'est plus clarté qui illumine et réconforte, mais flamme qui brûle, incendie qui s'allume. Quoi donc? Jésus renonce-t-il à être le Messager de l'amour? retourne-t-il en arrière pour aller boire aux sources sévères des anciens prophètes, prédicateurs des guerres de l'Éternel et annonciateurs des jugements terribles du Dieu fort? Je ne le pense pas. Jésus qui doit mourir comme l'agneau immolé restera jusqu'au bout fidèle à sa certitude première. Dieu demeure le Dieu de la bonté et du pardon; à l'heure des luttes suprêmes Jésus dira à Pierre de remettre son épée dans son fourreau; il ne songe ni à la violence matérielle ni aux armes terrestres lorsqu'après avoir parlé paix et bienveillance il en vient à parler incendie et bataille, feu et sang. L'inspiration intime de Jésus n'est en rien modifiée, non plus que sa vision de l'amour paternel de Dieu. Mais ce qui domine sa conception nouvelle des destinées du Royaume, c'est l'expérience de plus en plus accentuée de la résistance de l'humanité à son appel.

Jésus a pu, au début de son activité, espérer voir l'Évangile de l'amour se répandre tout naturellement comme une onde rafraîchissante sur le monde altéré. Cet évangile ne poursuivrait-il pas son oeuvre de clarté avec la belle régularité, de l'astre brillant, qui de l'aurore au midi, dévore peu à peu dans sa marche paisible et sûre toute l'ombre qui couvre les monts et remplit les vallées? Or, voici ce que Jésus a dû constater, avec la douleur de l'amour méconnu: Tandis que quelques-uns ont salué la venue du Royaume de Dieu et sont venus au pied du Christ pour se dépouiller de leurs péchés et pour revêtir une âme neuve, les autres, le grand nombre, les défenseurs intéressés des idoles anciennes, les hommes de l'argent et les hommes du plaisir, les dévots orgueilleux et les prêtres jaloux se sont concertés pour arracher du sol le jeune arbre de l'amour planté par le Nazaréen avant que ses feuillages n'abritent le monde. Il perçoit la rumeur sourde de leurs complots.

«Cette parole! étouffons-la avant que son action ne fasse s'écrouler nos palais d'orgueil ou nos maisons de joie! Nous avons besoin d'esclaves que nous puissions tyranniser, tuons ce libérateur; nous voulons des armées serviles qui puissent chasser un jour l'ennemi, faisons la guerre au Messie pacifique. Nous voulons des temples dans lesquels les prêtres puissent s'enrichir de la dévotion du peuple; guerre au prophète de l'esprit qui viole le sabbat et chasse les vendeurs! Nous avons besoin de la nuit pour cacher nos calculs sordides, nos gains déshonnêtes et nos hontes secrètes et nous ne voulons pas d'une lumière à qui toute muraille est transparente et qui supprimerait la nuit dont nous vivons, la nuit propice aux haines et aux débauches et aux mensonges».

Ainsi ont parlé les hommes d'autrefois, les chefs, les sacrificateurs, les pharisiens, les Judas. Révoltée contre celui qui venait d'en haut et qui parlait le langage d'en haut, l'humanité qui est d'en bas par son asservissement au péché a répondu à Jésus en lui déclarant la guerre, elle a formé contre lui la coalition des intérêts et des passions, des égoïsmes et des jalousies. Jésus a accepté la bataille et l'a affrontée en héros de l'esprit, sans autre cuirasse contre l'adversaire que son invincible foi dans le triomphe final de son Père.

Mais désormais, il ne suffit plus de la lumière qui brille sur la montagne pour éclairer le monde; il faut que la lumière devienne feu, et la flamme incendie. Il faut qu'à tout ce qui brûle de passion sauvage dans les coeurs incrédules et méchants vienne s'opposer, au foyer des âmes croyantes, un autre feu dévorant. La flamme de Dieu vient embraser la terre. Je suis venu pour jeter un feu ici-bas. Le feu du ciel descend, non pas uniquement le feu vengeur qui n'a d'autre but que de détruire pour détruire, que de dissiper la paille en fumée, et d'anéantir l'ennemi; mais le feu qui agit pour purifier, le feu sacré de l'amour rédempteur qui brûle éternellement dans le coeur de Dieu et qui doit allumer ici-bas l'incendie salutaire, l'incendie libérateur.

Jésus l'a vu ci et là s'annoncer dès le cours de son bref ministère. La flamme qui se propage, elle est en ces hommes qui à l'appel du Maître ont tout quitté pour le suivre et qui s'en vont, bientôt deux par deux, crier dans les hameaux endormis de la Galilée: Le Royaume est là, et Dieu veut régner. L'incendie qui gagne du terrain, il est dans ces villages atteints de proche en proche par la contagion sainte, et dont chacun envoie vers Jésus son cortège de miséreux et de lépreux, de péagers honteux et de pécheresses en larmes. Le feu qui s'allume sur la terre, il est en cette prière souveraine du Christ qui ne se laisse arrêter par aucune des bornes de l'adversaire et s'enhardit jusqu'à faire reculer la mort même; il est en cet amour du Christ, flamme à laquelle se consument toutes les barrières et s'abaissent toutes les frontières. Une Samaritaine est sanctifiée, une Cananéenne est exaucée. Il en est des derniers qui sont les premiers; il en vient de l'orient et de l'occident s'asseoir au banquet divin.

Qu'il vienne, Ton règne! oh! Père aux bras ouverts pour le pardon des enfants prodigues!

Oh Père, qui veux reconstituer dans la paix de ta maison la famille dispersée des enfants trop longtemps égarés! Qu'il descende, le feu du ciel pour foudroyer Satan, et pour allumer sur la terre dans les cités et dans les campagnes, dans les foyers et dans les coeurs la flamme pure de l'amour! Telle est la prière du Christ, prière qui prolonge sa volonté de servir et qui traduit sa vision prophétique de ce qui doit advenir, de l'incendie allumé dans le monde par l'amour divin.

Jésus a-t-il fait un beau rêve, ou a-t-il vu la vérité? L'histoire a répondu à la prière impatiente du Christ, elle nous montre la flamme poursuivant d'âge en âge son oeuvre purificatrice en dépit de toute résistance. L'incendie divin se déclare aux heures des premières Pentecôtes, et le feu de l'esprit détruit le mur de séparation entre Juifs et païens, et le Message prêché en toutes langues, va être porté à travers terres et mers; une flamme invisible anime les âmes des témoins et le coeur des martyrs qui imposent au monde la vertu de leurs sacrifices et saluent la gloire des couronnes immortelles à travers l'horreur de leurs tortures; une même flamme unique rapproche les croyants les uns des autres en les serrant autour du Christ invisible; et elle leur donne le secret de la vie fraternelle et de l'affirmation pratique et quotidienne du dévouement mutuel. L'incendie se propage! le monde appelle grands et héros et saints ceux qui vivent sous le signe du sacrifice et de la charité; le feu chrétien fait se fondre les chaînes des esclaves et s'effondrer les trônes des tyrans, et l'incendie dure et dure encore. Il atteint les tribus lointaines, décimées par les péchés barbares et par la crainte illusoire des démons effroyables; il gagne les repaires nocturnes où vivent les réprouvés de la terre. Comme le mineur qui porte à cinq cents mètres sous terre la lampe qui lui permettra de trouver dans la pierre informe le charbon utile ou le diamant précieux, des âmes enflammées au contact du Christ éternel, des hommes et des femmes héroïques (comme cette Joséphine Butler dont la chrétienté célèbre cette année la mémoire) sont descendus dans les ténèbres où demeurent les abandonnés et les affamés, les ivrognes et les parias, les prostituées et les victimes, les corps torturés et les âmes enténébrées pour crier: Lumière ici, lumière là, lumière partout, lumière sur les crimes des hommes qui seront dénoncés, lumière sur l'amour de Dieu qui sera révélé!

L'incendie dure encore, et il durera tant que sur la terre il y aura des murailles d'iniquité qu'il faut détruire, des foyers de haine qu'il faut abolir. Il ne se relâchera pas, le porteur du feu divin, jusqu'à ce qu'il ait établi la justice sur la terre et que les îles espèrent en son nom. (Ésaïe XLII, 4.)

Chaque âge nouveau verra la flamme sacrée mordre quelque nouveau pan de l'édifice séculaire du péché entretenu et réparé soigneusement par la folie des hommes. Si nous, aujourd'hui, nous voulons nous insurger contre la misère qui appelle au secours, contre l'immoralité qui empoisonne, contre la guerre qui tue, si nous croyons aux victoires qu'il faut vouloir, et qu'il faut préparer, c'est parce que nous croyons que sur la terre, depuis Jésus, existe un brasier divin inextinguible, auquel les hommes peuvent, génération après génération, allumer leurs modestes flambeaux, les hommes du moins qui ont appris de Jésus à dire au Père: Que ton règne vienne, et qui ont hérité du Sauveur l'impatient désir de voir l'amour triompher sur la terre.


III

Or, voici, si le feu a été allumé, que rien ne peut plus éteindre, et qui s'est avéré capable de résister au climat glacial de nos indifférences, ce n'est pas seulement par sa vie sainte que Jésus l'a allumé c'est par son baptême de sang, c'est par sa mort sur la Croix. À l'instant décisif, coeur palpitant de l'histoire universelle, où le Christ a eu la vision de l'étendue infinie de sa tâche, il a senti s'opposer dans sa conscience lucide deux certitudes contradictoires. Dieu veut régner sur l'humanité, et cette humanité résiste à son appel. De cette opposition même il a vu surgir une troisième vérité émergeant comme la solution du problème. La résistance des hommes incrédules et égoïstes ne sera vaincue que si j'accepte de me laisser tuer par le péché du monde. Nécessité terrible et magnifique. Il faut que le fils de l'homme soit crucifié.

Il le faut pour que le péché, dépouillé du masque de mensonge qui le rend si souvent aimable et souriant, se montre tel qu'il est dans sa hideuse réalité, puissance homicide et, déicide, pourvoyeuse de la mort. Il le faut pour que nos consciences arrêtées devant la croix se disent en tremblant: voilà notre oeuvre! et pleurent à la pensée que revit en elles le péché de Judas ou celui de Pilate ou celui des Pharisiens et arrivent enfin à une décisive répugnance pour tout ce qui s'appelle avarice ou lâcheté, orgueil ou mensonge. Au pied de la croix la flamme pourra jaillir, la flamme qui dévore le coeur du pécheur et lui arrache enfin les larmes du vrai repentir.

Il faut que le fils de l'homme soit crucifié. Il le faut pour que l'amour de Jésus devienne tout autre chose encore que l'amour pur et doux d'un sage que l'on puisse comparer à quelque autre sage de la terre, mais pour qu'en Lui soit révélé la vertu unique de l'amour-sacrifice, de l'amour réellement plus fort que la mort, puisqu'il se montre capable de transfigurer l'épouvante même du tombeau et d'en faire jaillir la vie et le pardon. Il le faut pour que l'amour du Bon Berger donnant sa vie pour ses brebis éveille en l'humanité la conscience de la grandeur suprême, celle du don de soi, et inaugure la phase nouvelle de l'histoire, celle dans laquelle le frère apprendra à vivre pour son frère, celle dans laquelle aucun renoncement ne paraîtra impossible, aucun sacrifice inouï au regard du Christ qui a donné librement sa vie pour le salut des hommes qui le repoussent. Il le faut pour qu'au pied de la Croix, les hommes se sentent soudain capables, affranchis de l'égoïsme instinctif, de gestes qui les dépassent, et que le secret leur soit donné de l'amour qui se donne sans réserve et sans calcul, et pour qu'ils connaissent enfin la fécondité spirituelle du sacrifice et sa divine beauté.

Nul ne peut évoquer l'émotion qui fut celle de Jésus à l'heure où il a compris le sens des anciennes prophéties qui présentaient le Serviteur de l'Éternel prenant sur lui le péché du peuple. Pour que le feu s'allume, le feu destructeur et purificateur du repentir, le feu victorieux de l'amour fervent, il faut qu'il reçoive le baptême sanglant. Et ici l'impatience de Jésus s'accuse en paroles d'angoisse, prélude de la lutte spirituelle de Géthsémané: Je suis dans les transes jusqu'à ce que ce baptême soit accompli.

Vous ne célébrerez pas la Passion sans chercher à vous représenter autant que cela est possible à vos esprits bornés, ce que l'acceptation de la croix a coûté au Christ. Ce sont les angoisses de la chair, révoltée à l'image de la destruction imminente et de la torture affreuse, mais c'est aussi, au sein de la conscience de Jésus, l'atroce déchirement de celui qui un jour avait pu espérer sauver le monde par le seul appel de sa pure tendresse et de sa parole libératrice et qui a dû se rendre à la terrible évidence. Il faut plus que cela pour que le feu du ciel descende: «Il faut que j'aime jusqu'à la mort, il faut que j'aime jusqu'à supporter tout le poids de l'injustice humaine, il faut que j'aime jusqu'à m'offrir comme la cible vivante aux flèches de l'ennemi. Ce n'est qu'en me faisant crucifier par les hommes que mon amour les vaincra.»

Là est le grand, l'infernal supplice intérieur que traverse le Christ de toutes les compassions et de toutes les bienveillances. Le Christ qui avait toujours voulu voir ce qui subsistait de beau, de pur et de divin dans les âmes humaines en arrive à mesurer toute l'iniquité de la race, toute la distance qui sépare la créature déchue de son Créateur et de son Père. Un abîme sépare le Ciel de la terre et cet abîme s'ouvre béant devant Jésus. Pour le combler, une seule possibilité subsiste. Il faut que Lui, le fils de la terre et le fils du ciel, se donne tout entier; il faut que la croix de son martyre révèle aux hommes l'amour du Dieu qui les veut sauver et fasse monter vers Dieu le cri de l'humanité qui veut être rachetée et affranchie de sa misère.

Jésus triomphera parce qu'il se laissera immoler. Le feu s'allume parce que la Croix se prépare.

Dans l'histoire chrétienne, c'est l'évangile de la Croix qui a provoqué les conversions profondes et les révolutions morales, les réveils de la conscience et les vraies ascensions spirituelles.

Pour vous aussi, la foi triomphante ne saurait se séparer du sacrifice. La vie chrétienne est une flamme. Ah! Seigneur, pardonne-nous si souvent la flamme baisse en nos âmes, ramène-nous, oh! Christ, au pied de ta croix afin que nous retrouvions la religion enthousiaste et fervente qui puisse faire de nous des vainqueurs. Si vous redoutez la croix, c'est sans doute parce qu'inconsciemment vous avez peur des mots de sacrifice, de renoncement, d'immolation. Ils sont durs à nos oreilles d'égoïstes. Et pourtant si Jésus avait dit: Je ne veux pas du baptême de sang, il aurait abdiqué par là même son ambition de sauver le monde.

Quand un disciple dit: j'accepte l'évangile, mais non pas la croix, il sort de la sphère d'influence de l'esprit, de la terre sainte où brûle la flamme du Christ; il ne croit plus au feu du ciel capable de détruire son péché et d'étendre l'action de l'amour divin dans le monde, et son flambeau s'éteint.

C'est au pied de la Croix, inspiratrice des renoncements qui purifient et des pardons qui apaisent, que brûle toujours le feu sacré. C'est là que Dieu attend vos âmes, c'est là qu'il attend l'église pour lui redonner la force pour les saints combats.

Vous connaissez l'illustre tableau du peintre Böeklin. Dans un paysage calme, dominé par les silhouettes puissantes de grands arbres sombres, une flamme discrète brûle dans le cadre silencieux du bocage sacré, et des hommes vêtus de blanc s'approchent dans des attitudes de pieuse adoration. Image émouvante et poétique de l'humanité saisie d'un saint respect devant le mystère de Dieu! Mais le feu qui brûle à l'écart du monde, au-delà des barrières propices d'une forêt paisible, n'est pas à lui tout seul, l'image exacte du sentiment chrétien. La croix de Jésus n'a pas été dressée dans l'ombre d'un bosquet sacré, elle a été dressée sur la colline haute aux portes de la cité. À gauche et à droite se dressaient les croix de deux bandits, à ses pieds se pressaient la foule populaire et la soldatesque. Ils ont pu la voir, la Croix du Christ, les hommes du temple et ceux du marché et ceux des champs. C'est face aux moqueurs, c'est face aux scribes et aux docteurs, c'est face aux femmes éplorées, aux enfants insouciants, aux hommes indifférents ou narquois que le Christ expire. Ils ont vu cette croix, les adversaires ricanants et les disciples trop tard repentants. L'ombre de Golgotha s'est projetée sur le monde des vivants. Le feu que Jésus veut allumer doit brûler en pleine humanité.

Sans doute il est une heure pour les pèlerinages pieux, et pour les cultes intimes. À l'anniversaire du vendredi saint, chaque croyant aime à faire en esprit le voyage solitaire qui le conduit de Gethsémané à Golgotha et vient adorer en silence en face de l'amour qui ne se peut comprendre. Mais, lorsque, recueillis au pied de la croix, vous aurez retrouvé le sens de la vie chrétienne dans l'acceptation personnelle du sacrifice et dans le renouvellement de l'amour fervent, vous vous souviendrez que la religion du Christ n'a pas renfermé l'image de la croix dans l'ombre des chapelles ou dans le silence des lieux saints, mais qu'elle a voulu la dresser sur les places publiques et sur les carrefours du monde. Vous vous souviendrez que le Christ a accepté le baptême de sang afin que puisse se perpétuer au sein de l'humanité la flamme des saints combats et des luttes nécessaires et vous irez, puisqu'il a donné sa vie pour ses frères, donner vous aussi votre vie pour vos frères et contribuer ainsi à maintenir allumé dans notre génération le feu divin qui doit sauver le monde.

1929.

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