Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

XI

PARDONNER

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La parabole du Serviteur Impitoyable.

(Matthieu 18)

Pardonne-nous comme nous pardonnons. Cette demande de l'Oraison dominicale exprime l'étroite solidarité qui unit dans la conscience du croyant les deux notions du pardon divin et du pardon des offenses humaines. Jésus nous montre d'une part un Dieu qui met sa joie à accueillir l'enfant qui revient à lui; il nous demande d'autre part de savoir nous élever assez haut pour pratiquer un amour qui soit capable de s'adresser à ceux-là mêmes qui nous ont blessés.

L'accent absolu de certaines réclamations inouïes de Jésus qui nous ouvrent les perspectives de l'amour infini, de la non-résistance, de l'universelle bienveillance, posent à notre esprit mainte question. Si le Sauveur nous invite à être prêts à pardonner toujours et sans compter, il a en plus d'une occasion parlé du rapport entre la repentance et le pardon (Et l'on pourrait, à propos de Matth. 18, nier la possibilité d'une repentance sincère, répétée 70 fois 7 fois!). Ni le pardon de Dieu à l'adresse de l'homme pécheur, ni le pardon d'un homme à l'égard du frère coupable ne se justifient en toute occasion et sans qu'il y ait eu des démarches antérieures d'amour et de prière, d'aveu et de repentir. Mais la parabole du Serviteur impitoyable, écartant ce problème des conditions du pardon réel, se borne à illustrer une vérité centrale.

Celui qui entend profiter de la bonté divine, disposée à lui pardonner son lourd péché, doit en même temps manifester un désir empressé de pardonner à ses frères. Comment Dieu malgré son désir profond de nous libérer du poids de nos fautes nous les remettrait-il si nous sommes par notre implacable sévérité, inaccessibles aux prières du repentir, les impitoyables bourreaux de quiconque a pu avoir quelque tort à notre égard?


I

Les circonstances dans lesquelles Jésus raconta cette parabole nous permettent d'opposer deux manières de pratiquer le bien et de comprendre le devoir. Comment raisonnez-vous en matière morale? À la manière de Pierre, ou à la manière de Jésus?

Pour Pierre la possibilité de pardonner à son frère existe à coup sûr, mais il ne l'envisage qu'en posant immédiatement la question de la limitation de ce devoir difficile. Quelqu'un en vient-il à m'offenser plusieurs fois, le devoir du pardon ne saurait subsister indéfiniment. Que ferai-je lorsque pour la huitième fois je serai l'offensé ou la victime? Pardonnerai-je au-delà de sept fois? L'apôtre qui parle ainsi s'estime généreux. Les rabbins d'Israël, interrogés à ce sujet, spécifiaient volontiers le chiffre trois. Un disciple de Jésus, pense Pierre, peut aller sans doute plus loin et se montrer plus large! Jusqu'à sept fois.

Jésus répond à la question posée en affirmant (comme il le fit en une autre occasion dans la parabole des Ouvriers) son mépris pour toute arithmétique morale. Tu pardonneras, dit-il avec une douce ironie, jusqu'à soixante-dix fois sept fois. Évidemment il ne s'agit pas ici d'un impossible calcul, mais bien de l'abandon résolu de tout calcul et de toute limite. Nous saisissons ici l'originalité créatrice de la morale de Jésus, originalité trop haute pour que les chrétiens aient su lui rester fidèles.

Les rabbins ont réapparu au cours des siècles et au sein même de l'Église. Nous les retrouvons chez les subtils docteurs qui ont créé la casuistique jésuitique. Et vous-mêmes qui donnez théoriquement raison à Jésus, ne vous sentez-vous pas parfois les frères très semblables de l'apôtre? Effrayé à l'idée d'un devoir sans limites, Pierre cherche à enfermer les exigences saintes du Sauveur dans quelque cadre étroit qui puisse convenir à sa médiocrité personnelle. Ne vous arrive-t-il point de même en face de la loi de Jésus, trop absolue pour vos faibles âmes, d'expliquer ses préceptes en ajoutant, ouvertement ou secrètement à chacun d'entre eux ce «Jusqu'à un certain point» qui dénonce votre indigence spirituelle? Aimer, dans certaines limites; servir, en une certaine mesure; pardonner parfois, mais... Et ces «mais», ces réticences dans lesquelles nous avouons nos permanentes réserves vis-à-vis du programme du Christ indiquent assez que nous le considérons irréalisable et impraticable.

Impraticable! Non seulement parce que vous êtes attachés à une civilisation dans laquelle l'argent, la lutte, l'égoïsme exercent un empire que vos volontés individuelles ne peuvent d'un coup briser, mais impraticable déjà dans le cadre de vos vies intimes, de vos existences privées. C'est dans les circonstances tout ordinaires et quotidiennes que vous vous reconnaissez souvent incapables de suivre jusqu'au bout la voie royale du Christ. Après avoir fait le bien, vous vous demandez: «Jusqu'à quand? jusqu'où aller?» Vous tâchez de découvrir l'endroit où vous atteindrez les frontières du devoir et où vous pourrez reprendre le droit instinctif de vous venger ou de haïr, d'écouter les sollicitations de l'intérêt ou du péché, après avoir pour quelques instants cédé à l'appel divin.

Il est vrai que puisque nous parlons avant tout de cette forme spéciale de l'amour qui s'appelle le pardon des offenses, nous sommes bien placés pour plaider les circonstances atténuantes. Il n'y à que vingt siècles que Jésus a vécu. Vingt siècles! Aujourd'hui, avec le formidable recul des dates relatives à l'apparition des premiers hommes, avec l'extension dans les abîmes du passé de l'histoire de notre planète et de notre race, nous ne pouvons que sourire lorsqu'on vient nous dire: Après vingt siècles de Christianisme, voyez comme le monde est peu avancé!

Certes nous qui affirmons la bonté de Dieu et la liberté humaine nous sommes persuadés que si l'humanité avait su le vouloir, que si les disciples avaient mieux écouté leur Sauveur, notre pauvre monde serait aujourd'hui bien plus haut et bien plus affranchi. Mais nous savons aussi que vingt siècles ne suffisent pas à abolir le poids séculaire des hérédités païennes, des survivances ancestrales qui alourdissent notre marche vers les paradis de lumière et de paix. La mentalité des époques anté-chrétiennes possède encore une place forte dans nos consciences; elle se réveille parfois brutale, effrayante, souveraine dans les heures de tourmente, de crise sociale, de guerre universelle. Avec moins de fracas, entraînant des ruines moins étendues mais tout aussi réelles, elle se manifeste aussi trop souvent dans nos vies personnelles à telle heure périlleuse où, à la faveur de quelque conflit ou de quelque désir passionné, l'homme d'aujourd'hui se retrouve si décidément méchant, cruel, impitoyable.

Ne l'oublions pas, l'humanité naturelle n'a pas seulement été rebelle au sentiment du pardon des injures. Le plus souvent elle a même chanté la gloire des saintes vengeances, et cela non seulement au sein des populations les plus barbares et les plus grossières mais même dans ces civilisations antiques dont les merveilleuses inspirations nous éclairent encore aujourd'hui dans notre recherche de la vérité ou de la beauté.

«Ne pas réagir à l'offense est d'un lâche ou d'un esclave», écrivait le sage Aristote, un des rois de la pensée grecque. L'aimable et brillant Cicéron, datait une de ses lettres «le 560e jour après la bataille de Bovillae», bataille qui avait coûté la vie à son adversaire Clodius. Ah quel agréable souvenir pour ce sage que celui de la chute d'un rival, et avec quelle fidélité ne convenait-il pas à ses yeux de le cultiver! Quelques rares et nobles âmes, un Socrate, ou tel héros stoïcien, s'efforçaient, il est vrai, de ne pas rendre le mal pour le mal; mais bien plus avec la préoccupation de se garder une âme pure et de ne pas ressembler au méchant que de par la volonté de lui répondre par le pardon de l'amour. Un certain tempérament dans la vengeance, une certaine modération dans la réponse à l'offense, voilà le plus net aboutissement de la sagesse humaine, celui-là même qu'indiquent nos textes sacrés dans la loi du talion qui marquait un progrès réel sur les moeurs primitives: Oeil pour oeil, dent pour dent.

Hors de la Bible, une vraie prédication de pardon ne se retrouverait guère que dans les nobles et mélancoliques religions de l'Inde, animées par le souffle de l'universelle pitié. Dans nos civilisations occidentales, actives, militantes, orientées vers l'affirmation de soi-même plus que vers la paix contemplative, c'est Jésus qui a introduit l'idéal du pardon, c'est lui qui l'a incarné. S'il est vrai que le désir de vengeance est si profondément ancré dans notre nature, ne pouvons-nous pas être déjà heureux de nous découvrir capables de pardonner quelquefois? ne pourrions-nous pas remercier Jésus-Christ de nous avoir ouvert cette possibilité, assuré ce progrès? Faut-il vouloir à tout prix dépasser la gentille pensée de Pierre: «Je tâcherai de pardonner jusqu'à sept fois à mon frère», pour prétendre nous ouvrir à l'inspiration trop sublime du Christ: «Tu pardonneras toujours?»


II

Deux motifs nous obligent à répudier l'attitude insuffisante de l'apôtre et à donner raison à son Maître. Pierre se montre à la fois ignorant de la vraie nature du devoir, et du sens réel du pardon de Dieu.

Remarquez le mot final de la parabole: Si tu ne pardonnes pas à ton frère de tout ton coeur. De tout ton coeur... Cette expression populaire revient assez souvent sur nos lèvres pour ne pas sembler réclamer une explication. On aime de tout son coeur, on chante de tout son coeur, on se réjouit de tout son coeur! Mais qui donne encore à ces mots trop usés la plénitude de sens que leur donnait Jésus-Christ, quand il invitait les siens à aimer le Seigneur Dieu de tout leur coeur oui à pardonner aux frères de tout leur coeur?

Et ici surgit une question toute simple et pratique. Peux-tu pardonner à quelqu'un de tout ton coeur en te disant en toi-même: Je te pardonne encore cette fois, mais pas une de plus? Peux-tu pardonner de tout ton coeur en poussant un soupir douloureux et en murmurant intérieurement: Je pardonne parce que Dieu l'exige mais sa loi est dure, et l'effort qu'il réclame est bien pénible?

Non, celui qui pardonne de tout son coeur c'est celui qui pardonne dans la joie; c'est le Père de l'enfant prodigue qui s'élance à la rencontre du fils perdu; c'est le Christ qui rayonne de bonheur en accordant le pardon à l'âme repentante.

Aux yeux de Dieu les actes qui comptent et qui valent (pour autant que quelque élément de la créature misérable peut compter et valoir aux yeux du Très-Haut), ce sont les actes qui disent la disposition intime d'un coeur ardent pour le Bien. Tout ce qui se fait sans conviction est péché (Rom. XIV, 23.) est-il écrit. Et cette parole est vraie d'une vérité profonde. Là où le devoir est accompli avec conviction il traduit véritablement ce qu'il y a dans l'être, dans les profondeurs cachées de la personnalité.

L'homme qui calcule et limite étroitement le bien qu'il consentira à faire, ou le pardon qu'il pourrait bien octroyer, ne fait pas encore le bien au sens plein, au sens religieux du terme. Le fruit vraiment savoureux ne se cueille que sur un bon arbre; l'action juste et pure n'est que l'action d'un coeur heureux de se mettre d'accord avec la volonté sainte de Dieu. Pour le Christ aimer n'est pas un fardeau, c'est une joie, un privilège, un bonheur. Pierre est encore loin de lui. Ce n'est pas de tout son coeur que l'apôtre, en qui survit le vieil Israélite calculateur et légaliste, est prêt à pardonner. Il n'a pas reconnu encore dans l'accomplissement enthousiaste du devoir d'amour la route infinie sur laquelle s'avance, libérée et joyeuse, l'âme qui a été vaincue par Dieu et entraînée par son amour sauveur.


III

Mais il est un second motif plus décisif encore qui doit nous pousser à pardonner sans compter. Nous avons besoin du pardon des autres; bien plus, nous avons besoin du pardon divin. L'évidence de ce besoin est telle que Jésus a trouvé pour l'exprimer les mots les plus forts.

Quoi, dit-il à Pierre, tu veux mesurer goutte à goutte la provision de pardon que tu pourrais distribuer? Tes frères te doivent-ils donc tant que cela? La plupart de leurs offenses n'ont-elles pas été légères et excusables? Hésiterais-tu à répondre par un généreux pardon à l'ami qui t'a adressé une parole trop vive ou au compagnon qui t'a fait tort?

Mets-toi devant Dieu. Qu'a-t-il fait pour toi? Par la voix de ton Sauveur il t'a dit: Je te pardonne, dès l'instant où tu l'en as prié. Il t'a remis une dette immense, sans garder le souvenir de toutes les désobéissances, les unes connues, les autres secrètes et intimes (mais rien ne demeure caché à son regard qui pénètre tout). Et c'est toi Pierre, toi, le pardonné de Dieu, toi le disciple à qui ton Sauveur a dit: le passé est effacé, qui te montrerais demain dur, sans coeur, sans pitié pour ton frère?

C'est intentionnellement que Jésus accuse le contraste entre les deux situations: celle du serviteur insolvable, incapable de payer les sommes énormes qu'il a dilapidées et englouties et qui entend son maître répondre au cri de son désespoir sans issue: «Va je te remets ta dette»; et celle de ce même serviteur affranchi, grâcié, qui quelques instants plus tard se fait le bourreau d'un pauvre camarade qui lui doit quelque argent: «Tu me dois cent deniers. Rends-les moi. Pas de pitié pour toi!»

Cette attitude est pour la conscience un scandale. Jésus le sait, et y insiste dans sa conclusion. Ce serviteur libéré ne l'est qu'à improprement parler, il ne l'est que provisoirement. Son maître le fera rechercher et le livrera aux bourreaux. Telle est la fin de l'homme, du Chrétien qui s'appuie sur les promesses de l'Évangile pour oser dire: Dieu m'a pardonné, et qui se refuse à pardonner à son frère de tout son coeur.

Le méchant serviteur se figure que sa dette est remise; elle ne l'est pas encore puisqu'il n'est pas intérieurement changé. Il est aujourd'hui des âmes qui vivent dans cette pernicieuse illusion d'avoir reçu le pardon de Dieu alors qu'ils ne sont pas encore entrés dans la patrie chrétienne, dans le pays où l'on aime et où l'on pardonne. Le pardon authentique de Dieu n'est pas seulement un décret extérieur par lequel est levé le verdict de condamnation qui pourrait diriger l'âme vers la mort ou vers l'enfer. C'est un acte de bonté, par lequel Dieu arrache une âme aux servitudes du passé pour la transformer intérieurement. Dieu en te pardonnant te fait quitter la zone habituelle des pensées humaines de rétribution, de calcul et de justice mesquine pour te faire respirer l'atmosphère nouvelle de la Grâce qui ne compte pas mais qui déborde, et qui pèse plus dans la balance éternelle que tous les péchés du monde. C'est cette bonté divine qui vous ouvre les portes de tous les paradis, et aussi de ceux de la terre, car c'est entrer dans le ciel que s'épanouir dans l'amour, affranchi de toute haine.


IV

Restons un peu sur ces sommets et évitons surtout cette interprétation vulgaire de la parabole, qui y lirait une invitation à pardonner à notre prochain afin que Dieu finisse par nous pardonner à son tour. Nous retomberions dans une nouvelle arithmétique spirituelle. Jésus le veut si peu qu'il a soin de mettre au premier plan Dieu et notre rencontre avec lui, pour préciser ensuite ce qui doit en résulter pour notre attitude humaine à l'égard du prochain.

Pardonne-moi; c'est le cri de notre prière. Remets ma dette; c'est la supplication de l'homme effrayé de sa situation compromise. Ce cri c'est votre cri, cette prière c'est votre prière, dès l'instant où vous vous placez loyalement en face du Tout Puissant qui voit tout et sait tout, en face du Dieu Saint, qui se sent blessé par les mouvements intimes de votre coeur infidèle comme par vos transgressions positives. En face de votre appel, «Pardonne-nous», quelle est la réponse de Dieu?

Jésus l'a à tout jamais découverte, pour la perpétuelle consolation de l'humanité déchue. Dieu répond par l'acte incompréhensible de la Grâce. Il vous dit, à vous qui l'invoquez au nom, c'est-à-dire dans l'esprit de Jésus-Christ: «Je ne veux ni peser ni calculer. Tu m'invoques, je réponds; tu te tournes vers moi, tu ne seras pas confus. Ma grâce est pour toi, je suis le Dieu de la miséricorde et du pardon.»

Jésus veut qu'au moment où descend sur une âme cette certitude apaisante du pardon d'en haut s'installe en même temps en elle l'esprit divin de la fraternelle compassion. Il veut que l'impression bénie de la Grâce se prolonge assez dans la vie des disciples pour qu'ils se sentent comme suspendus à la Puissance qui les a visités, comme plongés dans ce torrent d'amour, sourds désormais à toutes les suggestions d'en bas, incapables désormais de nourrir les pensées de vengeance et de rancune, de basse haine et de misérable susceptibilité. En vérité si les siens, ses compagnons de tous les jours et de toutes les heures en restent à l'ordinaire moral de ceux qui ont peur de trop aimer ou de trop souvent pardonner, c'est à croire qu'ils n'ont pas encore reçu le don du Ciel. La réalité de l'amour de Dieu ne s'affirme que là où s'affirme l'amour fraternel. Comme le dira saint Jean: Personne n'a jamais vu Dieu, mais si nous nous aimons les uns les autres Dieu demeure en nous.

Ah! Qu'elle apparaisse l'humanité fraternelle, qu'elle se réalise dans la famille, dans la cité, dans l'église, et dans le monde entier, la société de ceux qui trouveront tout naturel d'aimer et de supporter, d'avoir patience et d'avoir pitié, la société chrétienne de ceux qui peuvent vraiment dire: Pardonne-nous comme nous pardonnons!

C'est là la vision du Christ, le royaume de Dieu qui vient dans le monde; c'est là la volonté du Dieu suprême. Qu'a-t-il voulu en faisant en Christ descendre sur le désert de nos péchés la rosée de son pardon? Quoi? Nous assurer simplement à l'encontre de toute justice, une place à l'abri de toute misère dans le ciel à venir? Mais voir là le seul but de Dieu, c'est en rester à cette médiocrité religieuse de ceux qui se figurent que Dieu est là pour les servir et qu'il n'a d'autre fin à poursuivre qu'à leur préparer un bonheur dont ils se sont rendus indignes par leurs fautes.

Le but de Dieu n'est pas de nous servir tout d'abord, mais bien en premier lieu, de nous apprendre à le servir, Lui. Ce qu'il veut, c'est que sa volonté triomphe, c'est que son amour rayonne non seulement dans les mondes invisibles et dans les royaumes inconnus des anges qui lui appartiennent, mais qu'il rayonne sur la terre; et s'il nous a donné le Christ béni, c'est pour que, sur la terre, fleurissent les beautés du ciel, c'est pour que sur la terre retentissent les cantiques de la paix, c'est pour qu'aient lieu, ici-bas aussi comme dans les immortelles demeures du Père, les fêtes de la réconciliation et du pardon.

Ainsi la leçon de la parabole est claire et d'une lointaine portée. Arrière de nous toute pensée de calcul. «Pardonnerai-je jusqu'à sept fois?» «Je pardonnerai juste assez pour que, content de mon effort, Dieu le mesure suffisant et veuille bien à son tour m'absoudre.» Mais je dis bien plutôt: En Christ Dieu m'offre le pardon et je le saisis par la foi. J'ai appris à croire au Dieu Père et à me confier dans son infinie bonté. Dans ma faiblesse, j'ai constamment besoin qu'il me rassure, je vis de son pardon, de son amour, de sa Grâce.

Qu'ai-je désormais d'autre à faire si ce n'est à laisser vivre en moi son esprit, et à m'en aller dans la vie, messager de paix et de bienveillance?

Le pardon que j'accorde avec empressement à mon frère repentant, n'est qu'un faible écho de l'insondable bonté de Celui qui m'a dit: Mon enfant va en paix; les péchés sont pardonnés.

Jésus a souffert de voir ses disciples si mal disposés à supporter la grandeur de sa révélation. Il les entend appeler le feu du ciel sur ceux qui leur refusent un asile; il les voit nourrir de petites querelles et de tristes jalousies. Il s'étonne de la question de Pierre: Pardonnerai-je jusqu'à sept fois?

Jésus, qui n'a pas besoin du pardon personnel du Père, parce qu'il ne s'est jamais séparé de lui, pardonne spontanément; l'amour n'est que le rayonnement dans l'action visible, de l'invisible splendeur de son âme; toute laideur (et méchanceté et vengeance sont des laideurs) est comme consumée à la flamme ardente de son coeur qui est tout amour.

Comment ne s'attristerait-il pas de la contradiction qui déchire toutes ces âmes qui l'entourent? En face de Dieu, elles implorent la pitié et le pardon; et en face les unes des autres, elles hésitent à prononcer les paroles qui apaisent et à consentir aux gestes qui rapprochent. Elles font le rêve impossible de connaître la joie d'être pardonnées sans connaître la joie de pardonner. Elles veulent séparer ce que Dieu a uni. Car c'est le même Saint-Esprit de Dieu qui dit à la conscience humaine: Sois pardonnée! et qui lui dit: Pardonne; et c'est le même Évangile éternel qui est celui de la réconciliation de la Créature avec son Créateur et qui est celui de l'humaine fraternité.

À l'heure où vous vous attardez dans les régions de la haine égoïste et de la vengeance instinctive, à l'heure où vous ne voulez pas aimer et pardonner, le ciel vous est fermé, et non seulement le ciel futur où vous introduira l'appel solennel de la mort, mais le ciel d'aujourd'hui, l'indicible beauté de la vie en Dieu. Le contact entre votre âme et Dieu est coupé. Quel est le grand nuage qui cache à tant d'hommes l'amour du Père? On vous dira constamment qu'il provient du caractère sombre de la carrière humaine, de la somme de douleurs, de déceptions et de misères qui attristent notre pèlerinage d'ici-bas. Pour moi, quand je vois le Christ, jusque dans la solitude, la souffrance et le martyre marcher la tête dans le ciel, cette tête fut-elle même couronnée d'épines; quand j'entends de pauvres et humbles témoins de Jésus chanter l'amour sublime de leur Dieu à travers les rudes combats de leurs existences marquées du sceau de la douleur, de la maladie, de l'infortune ou de la persécution, je dis que la lourde nuée qui nous dérobe l'amour de Dieu, ce n'est pas la loi de la souffrance universelle, mais c'est notre hésitation à nous laisser pénétrer par les rayons d'En-Haut, c'est le refus que nous opposons trop souvent à l'immuable loi qui nous dit: «Aime comme tu as été aimé; pardonne comme tu as été pardonné.»

L'amour de Dieu n'est plus qu'un mot pour qui se dérobe à la joie d'aimer son frère; le pardon de Dieu devient une pensée vide et un rêve vain pour qui se refuse le bonheur de savoir lui-même pardonner.

Oh Dieu, Père de miséricorde et d'amour! Aide-nous, en ce qui nous concerne à donner tort au grand Luther, qui parle dans son explication de l'Oraison dominicale de la demande «dangereuse» relative au Pardon, dangereuse, parce que nous courons parfois le risque de la formuler des lèvres seulement, au lieu de te la dire comme nous voulons te la dire aujourd'hui, dans la communion du Christ, et de tout notre coeur: Pardonne-nous offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont Offensés.

1928.

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