Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

X

NE PAS REGARDER EN ARRIÈRE

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Pierre dit à Jésus: nous avons tout quitté pour te suivre; quel sera notre sort?

(Marc 10. 28 à 30

Matt. 19. 27)


I

Au sein même de l'église se vérifie une loi psychologique bien connue; souvent les âmes les plus capables d'enthousiasme deviennent aussi les plus accessibles au découragement.

Des disciples ardents peuvent se sentir, au cours d'expériences amères, assiégés par la tentation d'un doute radical qui porte sur le centre même de leur être et qui leur dicte cette question angoissée: Nous serions-nous trompés en suivant Jésus-Christ? Ils peuvent connaître ce regard lourd de doutes et de regrets auquel pensait le Christ quand il a dit: Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas propre au royaume de Dieu (Luc IX. 62.); ils peuvent se trouver dans une situation analogue à celle de Pierre après la rencontre émouvante du jeune homme riche. Les apôtres ont vu s'éloigner, triste, sur le chemin, ce juif pieux, noble, moral, mais qui n'a pu consentir au sacrifice de sa fortune. Ils se retrouvent seuls avec Jésus, triste lui aussi, et songeur en face de ce départ. Et à l'ouïe des paroles étranges: Qu'il est difficile à un riche, d'entrer dans le Royaume! les apôtres mesurent avec effroi toute l'étendue des exigences de Jésus. Pierre, parlant en leur nom, s'adresse au Christ: Nous, nous avons tout quitté pour te suivre; quel sera maintenant notre sort?

Il y a dans ce cri l'expression d'un doute, d'un calcul, d'un regret. Un doute. Incapable de saisir la prédication du Royaume dans sa spiritualité, de goûter sa présence immédiate dans la proximité même du Sauveur, et dans le rayonnement de son amour qui manifeste Dieu, Pierre se demande si ne sonnera pas bientôt l'heure de la révélation glorieuse, où la Jérusalem d'en haut descendra sur la terre! Le temps passe, et Dieu ne se montre pas. Et lui, lui qui quelques semaines auparavant criait à Jésus son adoration, est repris par l'impatience instinctive de sa nature. Nous attendons la récompense et elle n'est point là! Verrons-nous le Royaume de Dieu?

Dans l'âme du fils d'Israël, ce doute s'aggrave, encore de par l'incertitude de ses calculs. Le message de la Grâce, l'affirmation que le salut est impossible aux hommes, mais que tout est possible à Dieu, n'éveille pas encore d'écho dans le coeur des disciples. Enfermés dans la tradition de leur peuple, ils se demandent, inquiets: «Dieu n'est-il pas encore satisfait de ce que nous avons accompli? N'avons-nous pas mérité d'entrer dans sa maison? Quoi? À l'appel du Maître j'ai quitté ma barque et mes filets! Insouciants du bien-être matériel, nous avons accepté la carrière chanceuse des messagers du Royaume, nous nous sommes volontairement condamnés à une existence incertaine, pleine d'aventures et de risques; nous n'avons pas reculé devant les renoncements qui nous étaient demandés. Et maintenant pour nous qui avons tout quitté pour te suivre, quelle est la récompense?»

Il y a même un regret dans la question de Pierre. Il compare la situation présente à la situation du passé. Aujourd'hui, c'est Jésus montant à Jérusalem, c'est le lendemain inconnu, lourd de menaces, la prédiction sinistre de la mort, la possibilité de l'échec total. Hier, c'était la vie calme et monotone, mais paisible et assurée du pêcheur de Tibériade. Pierre revit les heures, où à l'abri de toute grande crise, loin des enthousiasmes joyeux, mais loin aussi des troubles angoissants, il n'était encore que Simon, le fils de Jonas, qui dirigeait sa barque sous le grand ciel de Dieu.

Avons-nous eu raison de tout quitter pour te suivre, oh! Maître aimé et encore si mystérieux dans tes desseins secrets, toi qui nous conduis vers le drame et vers la croix, à l'instant où nous rêvions te voir parvenir, et nous avec toi, à la victoire et à la gloire?


II

Heure critique que celle où une semblable question naît dans le coeur du Chrétien. Ai-je eu raison de m'attacher à un tel Maître?

Votre position est comparable à celle de Pierre sans lui être identique. Vous n'avez pas tout quitté pour devenir chrétien, vous avez peut-être même quitté fort peu de chose. Et vous admettriez volontiers que le problème qui s'est posé à la conscience de Pierre ne se poserait aujourd'hui que dans des cas exceptionnels. Vous songez à un missionnaire, à un évangéliste qui après avoir renoncé à la gloire, à la fortune, à la famille, pour ne poursuivre que la seule satisfaction d'annoncer l'amour de Dieu se trouverait soudain assiégé par un doute terrible et en viendrait à songer avec regrets à l'existence plus facile ou plus riche qu'il aurait pu connaître sur d'autres chemins.

Comprenez que la tentation dont il s'agit ici a un caractère bien plus général. Les prédicateurs souffrent souvent de voir une classe d'âge répondre si peu à la mobilisation chrétienne, qui en principe voudrait n'établir aucune distinction entre jeunes et vieux. Le plus souvent nos auditoires paroissiaux renferment un assez fort contingent de jeunes, et un nombre tout aussi important de personnes âgées; et par contre la proportion de ceux qui sont, suivant le langage courant, dans la force de l'âge, est faible, parfois dérisoire. Ainsi (et quelle gravité tragique dans cette contradiction) ceux qui dans la famille et dans la cité portent le poids le plus lourd de responsabilités; ceux de qui l'on est en droit d'attendre le maximum d'efforts manquent souvent à l'appel. Il est à ces désertions d'autres causes que le seul amour de la vie en plein air, que le seul culte des sports, et des causes d'un ordre plus intime.

Beaucoup qui dans l'enthousiasme de leur jeune ferveur avaient salué en Jésus-Christ leur guide et leur Maître, parvenus au midi de la vie, se demandent sérieusement s'ils ont eu raison de suivre Jésus et s'éloignent de lui. Il en est parmi eux que les épreuves de la terre, à travers lesquelles agit le bras du Tout-puissant, ramèneront au Souverain Pasteur; il en est d'autres qui, ayant trop longtemps erré dans les déserts stériles y mourront sans avoir retrouvé le chemin du bercail.

Chrétiens, sans avoir tout quitté, vous avez, quand vous vous êtes engagés à la suite du Christ, accompli nécessairement des renoncements et des sacrifices. Prenez garde à l'heure où la voix du Tentateur viendra vous dire: Ne regrettes-tu pas ce que tu as quitté? Et qu'as-tu donc reçu en échange?

C'est l'invitation à la lâcheté morale, au retour à la vie facile et sans scrupule. Ce n'est pas nécessairement à l'heure de la première jeunesse que l'homme a, comme Hercule, à se décider au carrefour du vice et de la vertu. Que de vies, qui, cédant à la douce pression d'une tradition familiale et à l'action d'une première initiation religieuse, ont à leur aurore opté dans le bon sens, pour la pureté, pour la fidélité morale, et qui chavirent plus tard, sollicitées par les appels d'une civilisation de plus en plus complaisante aux ruses de la sensualité, de plus en plus favorable au règne de l'instinct! L'appel artificiel de notre littérature, de nos arts, mais aussi le témoignage direct de tant d'existences que vous côtoyez et qui semblent s'épanouir libres et heureuses, à l'abri de toutes les contraintes anciennes, tout cela conspire pour venir murmurer à vos oreilles l'invitation périlleuse: Ne vois-tu pas tout ce à quoi tu as renoncé en soumettant ta conduite au contrôle d'un Dieu sévère? L'amour, le plaisir et la joie ne célèbrent-ils pas leurs vrais triomphes en dehors de l'austère enclos du devoir? Et c'est alors le retour de l'antique perfidie originelle: Est-ce que Dieu vous aurait vraiment interdit de cueillir les fruits savoureux, des jardins de la terre?

À ceux qui ont accueilli ces suggestions du Père du mensonge, hélas, rien n'a paru plus simple que de trahir la foi jurée, que d'en prendre à l'aise avec le lien conjugal, rien n'a paru plus facile que de ruser avec la conscience pour gagner de l'argent et s'assurer de nouvelles possibilités de jouir et de graduellement revenir à ces moeurs païennes auxquelles jadis on avait résolument renoncé. «Nous avons eu tort de nous séparer du monde pour suivre Jésus!» Ceux qui parlent ainsi fuient nos temples où ils risqueraient de retrouver Dieu.

Mais vous-mêmes qui êtes restés attachés au culte chrétien ne vous sentez-vous pas à certains égards accessibles à la pensée de la désertion? Si vous n'avez jamais regretté d'avoir voulu rester fidèles à l'idéal de Jésus n'avez-vous jamais posé la question de l'utilité de vos sacrifices? Vous qui avez pénétré dans la terre sainte de la foi vous avez quitté la patrie de l'humanité naturelle l'égoïsme, et avez voulu placer votre vie sous le signe du service.

Et maintenant qu'avez-vous à attendre? Qui ne s'arrête parfois troublé devant l'ingratitude humaine ou devant la médiocrité, la rareté des résultats de l'amour? J'évoque ces existences obscures de dévouement familial qui s'achèvent dans la constatation douloureuse de la faillite. Ceux que vous aviez aimés, suivis, soutenue, ceux pour qui vous vous étiez donnés, les voilà dispersés. Les uns ont été balayés par la Mort, les autres sont entraînés loin de vous et loin de Dieu par les vents mauvais de la terre!

Je vois les déceptions qu'à réservées la vie sociale à ces patrons qui avaient espéré, accomplir au moins un pas vers la réalisation d'une plus véritable justice et qui se sont heurtés à l'incompréhension de leurs collègues ou de leurs ouvriers ou même tout simplement à l'apparente fatalité des lois économiques! Je pense à ces croyants généreux qui après avoir consenti longtemps à des sacrifices importants cèdent enfin à cette accablante réflexion: le bien que quelques-uns voudraient faire au nom du Dieu d'amour n'est que la goutte d'eau qui tombe inaperçue et inefficace dans le brasier des haines sociales et des ressentiments accumulés! Je songe enfin à ces fidèles amis de l'Église, qui après avoir longtemps cru à sa mission privilégiée, à son devoir urgent et lui avoir assuré le concours de leurs volontés dévouées et de leurs prières, en viennent à se demander si la prédication de l'Évangile peut encore suffire à un monde qui depuis vingt siècles semble l'écouter, et demeure encore si rebelle à la volonté de Dieu.

Avons-nous eu raison de nous engager à ta suite, ô Christ! sur les routes de l'amour du service et du sacrifice? Qu'avons-nous à attendre?


III

De la réponse de Jésus à Pierre je dégage trois pensées. Tout d'abord, la perspective du siècle à venir. Nous aimons à retrouver ici, dans le texte de Marc, l'expression qui illumine toute la piété de l'évangéliste Jean, la vie éternelle. À l'heure où se prépare le drame de la fin, la pensée de Jésus plus que jamais se fixe dans l'invisible. Les fruits du renoncement chrétien mûriront au soleil de l'éternité. Ceux qui suivent le Christ sont embarqués vers l'autre rive. Derrière les appels pratiques des paraboles, comme derrière les conversations mystiques de Jésus et des Siens nous devinons toujours cette porte qui s'ouvre sur la maison du Père.

C'est bien dans la mesure où vous imposerez à vos esprits cette nouvelle dimension de l'éternité que vous apprendrez à demeurer calmes et confiants en face des échecs terrestres, et des déceptions présentes, que vous garderez la certitude de la victoire au travers de tout ce qui peut ici-bas nourrir vos doutes. Celui-là seul est décidément guéri du regard en arrière qui regarde résolument en avant, vers l'invisible but.

Mais l'intérêt spécial de la réponse de Jésus réside ailleurs, dans la manière dont il définit la grâce présente du disciple. Je dis la grâce plutôt que la récompense, car Dieu ne calcule pas la paie de ses ouvriers comme un Maître terrestre, mais veut bénir de mille manières ceux qui se sont enrôlés à son service.

Et la réponse de Jésus est double. D'une part, dit-il, vous les retrouverez, et cent fois multipliées, les richesses que vous avez sacrifiées, les amitiés que vous avez abandonnées. Pierre dut se souvenir de cette parole lorsque après la Pentecôte il se vit environné de tant d'âmes fraternelles que leur amour poussait à mettre à la disposition de tous leurs champs et leurs maisons. Et comment ne confesserions-nous pas la splendeur des compensations spirituelles accordées aux renoncements du chrétien? Le coeur élargi par la joie même du sacrifice ne songe plus à comparer les richesses de l'esprit aux trésors de la terre, les affections selon Dieu aux affections naturelles dans lesquelles sont seuls engagés la chair et l'intérêt.

Oh! Éternel! disait déjà le Psalmiste, tu mets dans mon coeur plus de joie qu'ils n'en ont quand abondent leur froment et leur moût. (Ps. IV. 8.)

D'autres trésors, d'autres amitiés, d'autres communions sont assurés à ceux qui par amour pour Dieu ont sacrifié des fortunes, des honneurs, des affections. La joie de celui qui possède en égoïste n'est pas de la même qualité que la joie de celui qui donne. Par le don de vous-mêmes, vous êtes entrés dans la famille de Dieu, dans la famille du Christ.

Si le regret risquait jamais de vous envahir d'avoir semé en vain, de vous être appauvris sans avoir enrichi personne, que la vision vous soit rendue de la grande solidarité chrétienne! Le geste du sacrifice n'est jamais perdu. Ils n'ont pas été sans fruits pour l'humanité, le sacrifice de Marie-Madeleine qui répand aux pieds du Christ le rare parfum chèrement acheté au prix de sa fortune, ni le geste de la pauvre veuve qui à la sortie du Temple, donne tout ce qui lui reste à Dieu, sans se douter qu'en dehors de l'invisible témoin, il en était un auprès d'elle qui l'avait vue, qui avait reconnu en elle sa vraie soeur et qui allait par son verbe léguer au monde entier l'appel de son amour fervent.

Bénédiction sur celui qui donne. Nous le répétons à l'entrée de l'hiver rigoureux. Nul d'entre vous sous la vague glaciale n'a manqué de penser à ceux qui comptent ce qui leur reste de charbon... et ce qui leur reste de sous, et qui demain doivent pouvoir bénir l'anonyme offrande de vos coeurs généreux.

Bénédiction sur celui qui renonce. N'est-ce pas sur cette voie resserrée du dépouillement que vous avez connu vos joies les plus intenses? Ce que tu as abandonné pour suivre Jésus, argent, plaisir, passion, superficielles relations, oserais-tu le mettre en balance avec ce que, dès ici-bas, tu as trouvé dans le service du Maître: la joie d'aimer, de te rendre utile, de servir des frères, la joie d'entrer dans la communion même de ton Dieu?

«Tu retrouveras au centuple tout ce que tu auras quitté, avec des persécutions.» Voilà une prophétie spéciale, nous l'accordons, adressée à des hommes qui devraient supporter un jour, pour Christ, les coups ou la prison. Mais il y a aussi dans cette pensée l'intention générale du Sauveur de mettre les siens en garde contre toute matérialisation grossière des grâces qu'il promet. Oui, dit Jésus, c'est votre précieuse bénédiction que de retrouver des trésors qui valent cent fois les richesses abandonnées: vous retrouverez des frères, des maisons et des terres, — et des persécutions; et cela aussi est compris, paradoxalement compris dans le cadre des bienfaits de Dieu.

Pierre, peu après la scène que nous méditons, a reculé, peureux, devant la perspective de la douleur; il a accompli le lâche reniement qu'il devait expier dans les larmes. La crainte de souffrir l'a un moment exilé de la région des bénédictions divines. L'acceptation de la souffrance manifestera plus tard en lui, la définitive victoire de l'Esprit. Il connaîtra cette grâce de «souffrir pour Christ» (Phil. 1. 30.), titre de gloire des premiers témoins de la foi nouvelle.

Ne faudrait-il pas vous élever jusqu'à cette cîme, pour devenir inaccessibles à tout regret d'avoir suivi Jésus?

Alors que notre civilisation se montre si favorable à tous les compromis et à toutes les demi-mesures, montrez-vous capables d'accepter quelque opprobre pour Dieu, de porter quelque croix à cause de Jésus-Christ. C'est un honneur! Regretteriez-vous d'être croyants, parce que dans votre milieu social vous vous sentiriez bafoués, critiqués, raillés? Mais vous sentirez-vous jamais plus près du Sauveur que lorsque votre volonté, libre et forte, aura su s'opposer aux préjugés du jour, aux lâchetés de l'opinion, aux mensonges du siècle, aux injustices du monde?

À vous qui avez choisi la solution chrétienne du problème de la Vie, Dieu demande de ne pas revenir en arrière. Vous avez choisi la bonne part qui ne vous sera point ôtée. Gardez en vous la fière joie du disciple de Jésus, en gardant ce qui demeure, à toujours, son programme: À la suite du Maître s'appauvrir pour être enrichi, s'offrir par là aux bénédictions de Dieu, prendre sa part de souffrances comme le bon soldat, et saisir l'éternelle vie.

1929.

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