Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VIII

COUVRIR LE PÉCHÉ PAR L'AMOUR

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L'amour couvre une multitude de péchés.

(1 Pierre 4, 8)

Simple dans son expression, ce verset de l'Écriture n'est cependant ni parfaitement clair, ni d'une application très aisée; il est possible d'en donner des explications différentes, et d'en tirer des conséquences dangereuses.


I

Faut-il interpréter cette parole à la lumière du proverbe: La haine excite les querelles mais l'amour couvre toutes les fautes? (Proverbes X, 12.) et à celle des déclarations de Saint Paul: La charité ne soupçonne point le mal, elle excuse tout, elle supporte tout (1 Cor. XIII, 7)? Dans ce cas, il s'agit d'une invitation pressante à l'amour fraternel.

La première épître de Pierre, riche, en exhortations pratiques adressées aux époux et aux enfants, aux maîtres et aux serviteurs, voudrait voir s'affirmer dans toutes les relations familiales et sociales cet esprit de bienveillance toujours prêt à étendre sur les péchés du prochain le manteau du pardon. Hélas! qu'il est peu naturel au coeur de l'homme ce geste fraternel qui couvre les péchés du voisin! Parents et éducateurs surprennent déjà chez l'enfant cette joie mauvaise que les Allemands désignent du terme expressif de «Schadenfreude», joie de nuire, qui amène le camarade à dénoncer la peccadille d'un autre, le frère à rapporter les désobéissances d'un frère, l'homme à apercevoir la paille dans l'oeil du prochain. Notre instinct ne nous pousse pas à couvrir le péché d'autrui, mais plutôt à le découvrir; beaucoup s'appliquent à ce point à cette découverte des fautes du voisin, que quand il n'y a rien à découvrir, ou invente, on imagine, on soupçonne.

À cette tendance misérable de nos coeurs sans charité s'oppose la noblesse sublime de Jésus. La bienveillance du Maître nous touche d'autant plus qu'il est lui, capable, par sa sainteté, pénétrante, de lire à livre ouvert dans les coeurs et d'y déceler d'emblée une multitude de péchés. Oui, une multitude! non seulement chez ces gens perdus de réputation et repoussés durement par les sages d'Israël, mais une multitude de péchés aussi chez ces sages, chez ces honnêtes gens en qui le regard divin du Christ décèle sous le vêtement apparent d'une existence convenable, le désir impur, la jalousie secrète, la pensée diabolique qui s'agitent dans l'ombre et qui devaient un jour manifester leur présence tyrannique en faisant de ces gens les instigateurs de la Croix, les bourreaux du Christ. Et lui, qui sait ce qui est dans l'homme avant même de s'en être informé, lui dont les yeux fouillent l’âme et dont la parole met à nu les consciences, loin d'étaler au grand jour les plaies et les cicatrices des pécheurs, s'efforce de couvrir par son amour toutes ces misères à lui dévoilées. Là est la grandeur du Christ, messager du pardon, et là est aussi une des sources de sa joie.

Cette joie peut devenir celle des disciples. Quelle libération que d'apprendre dans la communion du Maître à aller à la rencontre des âmes, disposés à couvrir leurs péchés par notre amour. Les colporteurs de médisances, les soupçonneux qui seraient prêts à nier la lumière du soleil parce que l'on sait qu'il y a en lui des taches, les esprits chagrins qui ne peuvent rencontrer quelqu'un sans chercher aussitôt à le critiquer, les rancuneux qui traînent des années durant leurs vieilles susceptibilités et leurs petites vengeances, les familles dans lesquelles les défauts apparus prennent de telles proportions qu'on ne sait plus voir les qualités de ceux avec lesquels on vit, les gens qui pensent intelligent ou digne de bouder des semaines durant, tous ceux en un mot qui refusent de pardonner, de couvrir les fautes du prochain, m'apparaissent mériter sinon notre condamnation, (le jugement appartient à Dieu) du moins notre pitié. Plaignons-les. La joie suprême leur est refusée, la joie de s'en aller dans la vie, sur nos chemins de peines et de luttes, comme des messagers de paix, comme de bons ouvriers du bonheur commun.

Quand comprendra-t-on dans l'Église, dans la société, dans la famille chrétienne, que les croyants, objets de l'extraordinaire amour du Dieu Sauveur, doivent être capables d'un autre amour que de l'ordinaire bienveillance humaine qui calcule les limites de son action, compte combien de fois elle pourra pardonner, et a peur d'être trop grande, trop infinie, alors que le Christ nous a aimés, nous indignes, jusqu'au don total de la vie. La première chose extraordinaire que le Christ réclame de ses disciples, c'est l'extraordinaire à la fois si simple et si grand de leur charité. Que demain vous vouliez à la place où Dieu vous a mis démontrer ce qu'est l'amour qui couvre une multitude de péchés, qu'il y ait dans le secret de vos vies conjugales, dans vos relations de parents à enfants, d'amis à amis de ces démarches de pardon, de bonté vraie et vous aurez contribué à démontrer au monde incrédule la réalité, de la source invisible de cet amour que le monde ne connaît pas, mais que vous, vous connaissez, à l'heure où vous ouvrez vos portes à l'esprit de Jésus-Christ. L'amour couvre une multitude de péchés.

Il

Une autre interprétation de notre texte est cependant possible. Elle nous est fournie par un rapprochement avec l'épisode de la pécheresse pardonnée à qui Jésus dit, au moment où il la voit prosternée dans les larmes: Elle a un grand amour, il lui sera beaucoup pardonné (Luc VII, 36 à 50.). Celui à qui l'on pardonne peu, aime peu, mais celui à qui beaucoup est pardonné est capable de beaucoup aimer, et l'intensité de cet amour couvre une multitude de péchés.

L'épître de Pierre s'adresse surtout à des convertis arrachés par la prédication de l'Évangile à une vie de désordre et d'immoralité. L'auteur invite ces nouveaux disciples à cultiver par dessus toute autre vertu l'amour chrétien, capable de couvrir les péchés abondants, scandaleux peut-être, de leur vie antérieure. C'est là l'exhortation d'un missionnaire du premier âge et les missionnaires de notre siècle ne parleraient pas autrement. Qu'un esclave du péché puisse être sauvé par la foi, c'est là la bonne nouvelle que Christ apporte aux nations. Il est sauvé par sa foi, sans doute, mais cette foi n'est vivante, réelle, assurée, que si elle se montre active dans la charité. L'amour couvre une multitude de péchés.

Quelle dut être l'émotion de ce pionnier chrétien des îles Fidji, John Hunt, lorsqu'en réponse à de persévérantes prières, il vit arriver à la conversion ce fameux chef cannibale, Verani, qui pendant des années s'était repu de chair humaine et qui allait dépenser ce qui lui restait de temps à vivre, à prêcher le Christ, à braver tous les périls pour proclamer dans les tribus sauvages la vanité des idoles et la gloire du Sauveur. Certes il faut se garder de songer ici à un rachat des fautes passées par les vertus présentes. L'offense à Dieu ne s'efface pas par nos propres efforts; elle ne s'efface que par l'acte de la Grâce. Mais il s'agit de la preuve, par l'amour fervent, de la réalité de la vie nouvelle, de la profondeur de la conversion.

Quelqu'un doit-il, en évoquant un passé proche ou lointain, porter condamnation sur toute une période de sa vie, passée bien loin de Dieu? Un chrétien s'abandonne-t-il à ce sentiment, amer entre tous, de douter de son pardon à cause de la gravité de ses fautes d'autrefois? Je lui dirais volontiers: «Interroge ta vie présente et l'état actuel de tes sentiments. N'as-tu pour Dieu et pour tes frères qu'un amour pâle, intermittent et pauvre? Alors tu as raison de douter et de trembler. La foi qui sauve n'a pas encore accompli en toi son oeuvre de révolution libératrice. Mais si au contraire tu sens brûler en toi cette flamme de charité qui te pousse à réparer, à servir, à te dévouer, si ton égoïsme est mort et ton orgueil vaincu, si tu vis désormais dans la joie d'aimer ton Dieu Sauveur et d'aimer tes frères, alors rassure-toi, saisis la promesse merveilleuse que le Père adresse à tout enfant prodigue rentré à la demeure. Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé. La page est tournée, les choses anciennes sont passées, toutes choses sont devenues nouvelles; entre dans la joie de ton Seigneur et sois sans crainte. La ferveur de ton amour t'autorise à chanter la certitude de ton salut.»


III

Peut-on faire un pas de plus et oserons-nous appliquer notre texte non seulement aux péchés de l'inconverti, mais aussi aux péchés que, comme chrétiens, nous commettons encore? Un disciple a-t-il le droit de se faire un bouclier de la parole de l'apôtre: L'amour couvre une multitude de péchés?

Éclairons la Bible par la Bible. Saint Jacques écrit: Si quelqu'un parmi vous s'est égaré loin de la vérité et qu'un autre le ramène, qu'il sache que celui qui ramène un pécheur de la voie où il s'était égaré sauvera une âme de la mort et couvrira une multitude de péchés (Jacques V, 20.). Il y a dans la démarche par laquelle vous pouvez ouvrir à un frère la voie du salut, une telle vertu, une portée si divine, si éternelle, que cette démarche même vous replace sous l'influence de la grâce à l'heure où, désespérés de vous-mêmes, vous vous sentiriez peut-être éloignés de Dieu par les faiblesses de vos vies et les inconséquences de votre conduite.

Écoutez saint Jean: Si nous aimons, nous connaîtrons que nous sommes de la vérité et nous rassurerons nos coeurs devant Dieu parce que si notre coeur nous condamne, Dieu est plus grand que notre coeur et il connaît toutes choses (1 Jean III, 20.). Ce Dieu plus grand que notre coeur, ce n'est pas le Dieu indulgent qui noie dans l'océan de sa bonté toutes nos transgressions sans y regarder de plus près, mais c'est le Dieu qui nous domine pour nous sonder jusqu'au fond. Il ne s'arrête pas à la surface de nos vies; il voit plus loin, il sait l'intention qui nous guide, le désir qui nous anime intérieurement, le moteur secret de notre vie. Si nous voulons vraiment vivre en aimant, Dieu tient compte de cette volonté, même si nous n'arrivons qu'à la réaliser imparfaitement. Là où il y a ferveur intérieure d'une âme qui lutte pour le bien, qui aime et veut aimer, Dieu pardonne et l'amour de ce coeur chrétien couvre une multitude de péchés, parce que par cet amour l'âme touche aux sources divines.

L'évangile lui-même illustre cette pensée dans l'épisode de la réhabilitation de Pierre (Jean XXI.). Le Ressuscité pose à l'apôtre infidèle une seule question: M'aimes-tu? mais il la pose avec cette insistante pénétration qui trouble et confond. Pierre répond: Seigneur, tu sais que je t'aime! Et qui ne sent que l'accent de ce cri du coeur implique en lui-même le plein pardon du coupable parce que ce cri, c'est la promesse d'une âme qui montera désormais dans la lumière et s'épanouira dans le service, parce que, par son enthousiasme et son intensité, l'amour de Simon Pierre pour son Maître couvre en cette heure décisive la multitude de ses péchés.

Certes une telle pensée devient périlleuse, dès l'instant où au lieu de donner aux mots leur sens plein, leur sens fort, leur sens chrétien, nous rabaissons la splendeur de l'Évangile et en faisons une doctrine vulgaire et sans exigences. L'idée que les péchés de nos vies puissent être effacés aux yeux de Dieu parce que nous avons en nous un peu de cette facile indulgence, de cette superficielle bonté qui sont monnaie courante dans notre humanité pécheresse, une telle idée est indigne de la majesté du Dieu saint. L'amour qui couvre les péchés c'est l'amour extraordinaire, celui que nourrit dans un coeur l'esprit du Christ, celui qui naît dans la communion avec Dieu même.

Ainsi nous arrivons par notre méditation jusque sur les cimes de la vie spirituelle, celles du haut desquelles la vie apparaît une ascension vers la sainteté sous la conduite du Christ.

Vous qui aspirez à une vie vraiment consacrée, vous vous découragez parfois par la considération du péché qui subsiste en vous, soit à cause de la faiblesse de votre nature (et ces faiblesses sont fondées parfois jusque dans notre être physique lui-même); soit à cause de votre situation au milieu d'un monde où Dieu n'est pas seul à régner. Vous vous voyez encore si loin du but, si prisonniers du mal, si désarmés devant telle habitude, que vous vous dites: Comment couvrir la multitude de nos péchés?

Il est une école de chrétiens, fort respectables, mais que je crois égarés par un faux zèle, qui vous diront: Si vous étiez vraiment chrétiens, vous seriez saints. Ils rééditent les méthodes de l'ancienne loi, dressent devant vous le programme de la vie sainte avec l'énumération, essentiellement négative, de tout ce qu'un disciple doit éviter, condamner, supprimer; ils laissent supposer que la pratique d'un renoncement sévère, d'une austérité rigoureuse, d'une minutieuse fidélité, vous amènera à être sans péché devant Dieu.

Ces efforts peuvent être justes mis à leur vraie place comme discipline morale de la volonté. Mais l'erreur est de les considérer comme une voie de salut. Ils nourrissent dans une âme qui se croit parfaite, parce qu'à l'abri du péché le plus apparent, la folle illusion qu'elle est assez pure pour mériter le ciel ils risquent d'inspirer la prière pharisien: Mon Dieu je le rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes. À cette notion de la sainteté légaliste je préfère la pensée des apôtres et des réformateurs. Avec eux, je crois que nous continuons notre vie durant de nous sentir misérables et pécheurs devant Dieu. Mais nous mettons tout notre espoir dans l'existence en nous, derrière ces infidélités jamais tout à fait absentes, derrière ces misères jamais absolument abolies, de notre foi en Christ, d'une foi vivante, active dans l'amour.

Telle est l'inspiration consolante qui nous vient de l'Évangile. Aimez Dieu d'un amour fidèle, entier. Aimez-le même dans les larmes, aimez-le même quand il semble être loin. Aimez-le même quand il vous a frappé aimez-le même quand vous vous sentez en faute.

Aimez vos frères d'un amour persévérant, pratique, dévoué, prêt au sacrifice, au pardon; aimez-les toujours, aimez-les quand même.

Ainsi vous vivrez près du Christ et près du Père. Que reviennent alors ces heures (et elles reviennent toujours dans nos pauvres vies) où vous vous sentirez intérieurs à votre tâche, infidèles à votre idéal, incapables d'être ces parfaits et ces saints que vous voudriez être, vous pourrez vous emparer de la parole faite non pour rassurer les indifférents et les légers, mais bien pour affermir les croyants qui appellent de toute leur énergie la victoire spirituelle: «Mon enfant je sais que tu aimes, et je vois les péchés couverts par la ferveur de ton amour.»

1927.


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