Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

COMPATIR (UN RICHE ET UN PAUVRE)

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La parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare.

(Luc 16)


I

Cette parabole, avec ses tableaux saisissants et inoubliables, appartient au trésor des paraboles classiques de Jésus. Pourtant certaines difficultés se présentent à qui désire l'expliquer. Nous renseigne-t-elle au sujet des convictions précises de Jésus sur l'Au-Delà? Je crois que la grande, et définitive doctrine de la vie éternelle, telle que l'a développée le quatrième Évangile, remonte à l'intuition spirituelle de notre Maître, et que c'est dans cet Évangile mystique de la vie en Dieu que nous puisons les certitudes consolatrices les plus profondes. Dans les trois premiers Évangiles, Jésus ne parle de l'Au-Delà qu'indirectement et à l'occasion ; et loin de présenter sur ce point un enseignement original, il n'hésite pas à employer les images courantes de son époque, « le sein d'Abraham», «les anges» qui transportent l'âme dans l'invisible, «la géhenne de flammes» qui attend l'impénitent, le triage opéré par le Juge suprême. Je dis donc dès l'abord (et par là est écartée une première difficulté) que je ne demande point à une parabole, à une histoire racontée à titre d'exemple, d'apporter une solution formelle et révélée aux problèmes de la vie future. Il serait aisé de montrer que telle affirmation de notre texte pourrait être opposée à tel autre passage de l'Evangile. L'avertissement pratique que Jésus a en vue ne comporte pas une théologie de Jésus sur la vie d'outre tombe ; et nous voilà débarrassés du souci d'accorder nos pensées avec l'effrayante image de l'enfer que Jésus utilise ici, sans en faire un article du Credo chrétien.

Signalons une seconde difficulté. C'est un fait solidement établi que l'existence chez Luc d'une tendance marquée à souligner dans les discours de Jésus tout ce que ceux-ci comportent de plus sévère à l'égard des riches, et à mettre en évidence la sympathie du Maitre pour les pauvres. C'est Luc qui écrit : Heureux les pauvres et malheur aux riches! c'est Luc qui nous a conservé l'histoire de l'Econome infidèle et les paroles sur les richesses injustes, c'est Luc qui nous parle dit riche insensé à qui Dieu redemande subitement son âme. Luc n'aurait-il pas transformé à son goût une parabole primitive de Jésus, pour en tirer cette conclusion simpliste: Ceux qui ont en des biens sur la terre seront plus tard dans le malheur, et ceux qui ont été les misérables d'ici-bas auront en compensation les richesses éternelles ? Certains attribuent à l'Evangéliste, et non à Jésus, la mention des frères du mauvais riche.

Luc, ami de saint Paul écrit à une époque où le Judaïsme, après avoir rejeté Jésus, se montre obstinément rebelle dans son opposition. Ni les oracles prophétiques, ni la résurrection du Christ n'ont pu amener ce peuple entêté à la repentance et à la foi ; Luc attribuerait alors à Jésus une réflexion qui fut en fait non pas celle du Maître, mais celle des apôtres. L'endurcissement des coeurs n'est pas plus brisé par le miracle de la Résurrection que par les prophéties et les avertissements écrits de la Bible ; et les frères symboliseraient alors le peuple juif incrédule.

Je ne vois pas de motif suffisant pour refuser à Jésus la possibilité d'avoir ajouté à la parabole principale un détail complémentaire. Après le récit, complet en lui-même, de l'Enfant Prodigue, Jésus ajoute l'anecdote supplémentaire du frère aîné ; il est de même indiqué de rattacher ce qui concerne les frères du riche à l'ensemble de la parabole.

Tout ce qu'il nous faut retenir, c'est que Luc a pu accentuer certains traits du texte primitif et semble avoir laissé dans l'ombre une vérité évidente. Ce riche n'est pas n'importe quel riche, c'est le riche égoïste qui vit dans l'oubli de Dieu. Sans être un grand pécheur aux yeux du monde, il est un grand coupable en ce qu'il néglige la facile occasion de faire du bien au malheureux qui gémit à sa porte. Lazare n'est pas n'importe quel pauvre, achetant par sa seule pauvreté le droit à l'immortelle récompense, mais le pauvre pieux, humble et modeste; il n'implore dans sa détresse qu'un peu de pain pour ne pas mourir. Il est un de ces humbles d'Israël, préparés par leur misère même à la prière fervente, à l'attente du salut messianique.

Ceci dit, notre sujet est limité encore que vaste. Nous nous demandons non pas tout ce qu'on pourrait tirer de cette page, mais bien quelle fut l'intention positive de Jésus lorsqu'il raconta cette histoire, qui peut-être, puisque le pauvre est ici désigné par un nom propre, ne voulait dans sa première partie qu'évoquer un fait authentique, que rappeler le sort d'un malheureux dont Jésus aurait connu la triste fin.


II

Si nous plaçons au centre la personne du riche, nous avons à faire à une dénonciation sévère de l'égoïsme sans excuses. Devant l'homme qui se traite magnifiquement tous les jours, qui se revêt de pourpre et d'orgueil, qui savoure le festin de sa vie abondante et facile, sans vouloir regarder la misère, la maladie, la famine qui implorent à sa porte, devant la proximité de cette victime qui meurt de faim à quelques mètres de la salle du repas plantureux, la conscience parle, elle proteste, elle condamne. Il est une vie facile et joyeuse dont nous ne saurions vouloir à aucun titre, c'est celle qui est fondée sur l'oubli volontaire des malheureux. Sur cet égoïsme là, Jésus ne veut pas apporter le baume de son indulgence. Des excuses ? il n'y en a pas. Lazare n'est pas de l'autre côté de la mer ou dans un village éloigné, il est là à la porte ; il est le prochain. c'est-à-dire le voisin, tout comme le blessé de la route de Jéricho était le prochain du prêtre distrait ou du lévite trop pressé qui passèrent outre (Luc X). Mais quoi ? Y aurait-il d'autres excuses ? L'égoïste dira-t-il au jour futur : Ah ! si j'avais su, si un ange m'était apparu, si un mort était ressuscité pour m'affirmer le jugement de Dieu, alors j'aurais compris, alors mes yeux se seraient ouverts sur la détresse de Lazare? Non pas, et c'est là le sens de la parabole supplémentaire. Ni toi, ni tes frères, ni tes semblables, riche égoïste, ne pourrez invoquer d'excuses. N'es-tu pas fils d'Israël ? Ne connais-tu pas la loi de ton Dieu ?

Et nous retrouvons ici ce qui est l'âme même de l'Evangile, l'identité proclamée des deux commandements de l'amour pour Dieu et de l'amour pour le prochain. L'homme droit n'attend ni un miracle, ni la résurrection d'un mort, ni l'apparition d'un ange pour mettre sa joie à aimer. Pour vous, que vos richesses ont amenés à être esclaves de votre argent, de votre luxe, de votre ventre, ce n'est pas le message de l'Au-Delà qui pourrait briser un coeur que n'a pas su toucher le lamentable spectacle du pauvre Lazare couché à la porte de vos demeures et dont les chiens viennent lécher les plaies béantes. Quoi? Vous n'êtes pas attentifs à ce que vous voyiez tous les jours de vos yeux, à ce que la terre vous offre d'occasions multipliées et quotidiennes d'aimer, et vous prêteriez l'oreille à la voix du ciel? Non, là où manque le sens de l'amour et de l'humaine pitié, là Dieu même perd ses droits.

Il n'y a pour Jésus qu'un péché radical, un même péché vu sous plusieurs faces. Dans la sphère des relations humaines il se nomme égoïsme ; dans la sphère des relations religieuses il se nomme incrédulité. Ce riche splendide est un incrédule. Songe-t-il jamais à se préparer à la rencontre d'Abraham et à la rencontre de Dieu ? Comment accueillerait-il un Dieu lointain, lui qui ne sait pas s'ouvrir à la sympathie pour les souffrances toutes proches d'un autre enfant de Dieu ?

Jésus veut faire frémir ses auditeurs devant la misère réelle, aujourd'hui cachée, mais demain manifeste, de cet homme que d'aucuns estiment digne d'envie. Ce roi de la terre est un enchaîné de la terre. Son égoïsme a tué son cœur et l'a tout à fait séparé du pays de Dieu. Quelque temps encore, et apparaîtront le dénuement de ce riche et sa misère sans espoir.

Égoïstes qui oubliez Dieu dans les joies de la matière, égoïstes qui avez à vos portes des pauvres Lazares qui meurent en mendiant vos miettes, égoïstes qui vous installez dans votre égoïsme comme dans un palais de jouissance éternelle, je vous montre votre véritable état en faisant retentir sur vous la parole du Jugement : Il mourut et fut enterré, et la torture fut la part de son âme.

Même réduite à ce seul appel la parabole a gardé. sa douloureuse actualité. C'est notre honte à nous, qui avons plus que la loi et les prophètes, qui avons l'Evangile d'amour et voulons participer à la communion du Christ de devoir déclarer qu'il faudrait aujourd'hui prêcher sur les toits l'âpre leçon de Jésus.

La bienfaisance, organisée avec intelligence comme elle l'est de plus en plus chez nous, manque de ressources pour empêcher de mourir des vieillards et des déshérités qui demandent quelques restes du festin ; et pour en trouver où va-t-elle frapper ? Aux portes de Chrétiens ? Sans doute, mais elles sont trop peu nombreuses ou s'ouvrent trop étroitement. Alors il faut aller prendre un peu des miettes de la fortune immense qui chaque mois s'engouffre dans les temples du plaisir. Ouvre de nouveaux théâtres, de nouveaux cinémas, peuple chrétien, afin que nos hospices puissent aller discrètement, tandis que tu t'amuses, prélever quelque somme pour le droit que les pauvres réclament de ne pas mourir ! Que ces miettes arrachées sans qu'ils s'en doutent aux richesses des mondains suffisent à apaiser quelques détresses, tant mieux ! Mais à quoi elles ne suffiront en tout cas pas, c'est à sauver leurs âmes!

L'obole de la veuve, le don minime et pitoyable du pauvre qui nourrit un plus pauvre, voilà le don religieux. L'attitude de celui qui est riche pour Dieu et que ses richesses mêmes tourmentent jusqu'au jour où il en a consacré une large part a panser les blessés de la vie, voilà la seule position chrétienne permise aux privilégiés de la terre, à ceux qui se réclament d'un Maître, qui, s'il n'a pas maudit les riches avec l'absoluité que lui prêtent certains, a su leur dire en tout cas : Qu'il vous est difficile d'entrer dans le royaume de Dieu!


III

Mais il convient de ne pas laisser à l'arrière plan la personnalité de Lazare et de s'arrêter aussi au tableau de la réalité d'outre tombe que Jésus dessine ici.

Je ne partage pas l'opinion de commentateurs modernes qui trouvent indigne de l'intelligence et de la spiritualité de Jésus, la perspective de la compensation : Tu as eu les joies ici-bas, à toi maintenant d'avoir peine et tourment ; Lazare n'a en jadis que souffrances et privations, à lui la joie et le bonheur.

C'est ici le langage rapide et sans nuances de la parabole. Certes Jésus n'a pas dû professer cette doctrine antique que chaque âme avait une certaine somme prescrite de maux a supporter et de bonheurs à connaître, et que l'effort futur de Dieu serait de calculer une compensation mathématique des uns par les autres. Certes nous répudions comme incompatible avec l'espérance du Royaume de Dieu la doctrine facile qui console les malheureux d'ici-bas par la perspective des félicités célestes, et Jésus lui-même a certainement appelé et voulu le temps où il n'y aurait plus sur la terre ce double scandale : le mauvais riche et le pauvre Lazare. Mais, toutes ces réserves faites, ne subsiste-t-il rien de l'idée des divines compensations ?

Le riche a eu soit bonheur ici-bas. Je songe à d'autres paroles de Jésus relatives à ceux qui font le bien par ostentation. Ils ont leur récompense. C'est la récompense humaine qu'ils désirent; ils n'en cherchent pas d'autres, ils n'en auront pas d'autres. Le pauvre fidèle a été accablé de maux et de détresses : il aura sa récompense, il trouvera son bonheur.

Depuis qu'une année nouvelle a sonné, j'ai eu, entre bien d'autres devoirs austères, celui d'accompagner au cimetière des frères et sœurs dont quelques mots suffiront à évoquer ici l'image. Un jeune homme, meurt, le jour de ses vingt-sept ans, infirme, bossu et souffrant dès ses premières années, il meurt étouffé, sans que l'infirmité de son corps permit à la médecine de le soulager. Une maman de trente ans meurt, en laissant un mari et deux enfants ; et c'était un ménage où régnaient ]l'accord et la tendresse, mais sur lequel la maladie avait, depuis plusieurs années, étendit son voile sombre, imposant privations, douleurs et craintes répétées. Voici un pauvre vieux solitaire qui depuis bien des ans vaincu par trop de blessures vivait dans son isolement et doutait d'un Dieu qui lui avait mesuré si chichement sa part au soleil et sa part au bonheur. Voici un ouvrier qui par la dureté des temps, avait jusqu'au seuil de la quatre-vingtième année continué un dur labeur sans arrêt ayant à peine connu sur la terre la signification des mots de vacances ou de repos. Je pourrais en évoquer d'autres, et joindre au souvenir de ceux qui sont partis les impressions quotidiennes d'un pasteur qui voit surtout des humbles à qui la vie est si souvent matériellement et moralement une vie dans l'anormal. Eh bien ! j'affirme que devant ces existences là, j'aime à entendre la voix de Jésus affirmer la réalité des compensations de l'Au-Delà.

Âmes, filles de Dieu, créées pour l'amour et la joie, pour la vie et la félicité, pauvres âmes mes sœurs qui avez été ici bas, de par les fatalités mystérieuses dont le secret nous est voilé, enfermées dans des corps malades ou dans des conditions matérielles de misère et qui avez dû éclore et chercher à vous tourner vers le soleil dans quelque lieu plein d'ombre, vous qui m'apparaissez si pauvres dans votre vie, vous m'apparaissez d'autant plus riches dans votre mort. À vous plus qu'à quiconque la mort réserve des surprises et des lumières qui vous éblouiront. Car l'Eternel a d'autres pays encore que celui de vos luttes et de vos défaites, de vos famines et de vos larmes, dans lesquels il pourra vous faire épanouir. Compensations divines ! Visions des corps infirmes ressuscités glorieux, des pauvres couronnés par le roi, des estropiés et des boiteux entraînés à la salle du festin, des loqueteux revêtant l'habit de fête ! Jésus a trop aimé et a trop cru à l'amour vainqueur pour ne pas affirmer la consolation des affligés, la victoire des vaincus, la revanche de l'Éternité.

Oui, la revanche de l'éternité. Ce qui nous choque dans cette pensée c'est son aspect négatif.

Que des âmes victimes trouvent dans I'Au-Delà des possibilités nouvelles, qu'elles y puissent passer du dénuement de la terre à la plénitude de la vie divine, nous serions insensés de ne pas nous en réjouir. Mais, faut-il vraiment penser que par notre bonheur terrestre nous nous condamnions à ignorer le bonheur éternel?

La pensée de Jésus est claire. Il est des heureux d'ici-bas qui pourront être des heureux de là-haut. Ce sont ceux qui ont compris le bonheur dans l'esprit des Béatitudes, qui ont cherché Dieu et sa justice et qui ont aimé. Mais un appel singulièrement sérieux vous est adressé par le Christ, à vous, les heureux et privilégiés de ce monde.

Si l'existence terrestre vous a mis dans des conditions favorables pour connaître l'Evangile, si l'amour de Dieu s'est approché de vous, vous a visités et vous a multiplié ses bénédictions, si vous avez eu souvent à votre porte, ou à l'intérieur même de vos portes, l'occasion de servir et d'aimer, d'être utiles et d'être charitables, si en un mot la Providence a tout fait pour que le chemin de la vraie vie s'ouvre dès ici-bas devant vous, alors vous n'avez pas le droit d'attendre de l'Au-Delà des conditions meilleures et des miracles nouveaux de la Grâce. C'est ici-bas, c'est maintenant que votre décision doit être prise.

L'amour de Dieu est une source immuable, mais ses rayons qui portent la guérison n'arrivent à nos âmes captives qu'à travers des prismes variés que nous ne connaissons pas tous par leur nom et qui sont créés par le péché humain et par les lois mystérieuses du monde. Ainsi il est des âmes qui ont tout eu sur la terre pour discerner près d'elles le devoir, et au-dessus d'elles l'appel de leur Dieu et qui ont répondu : Non, et qui ont fait de leur bonheur un lit d'égoïsme et de matérielle idolâtrie. Il en est d'autres qui ont peiné dans l'ombre, tendues dans l'âpre lutte contre tous les déterminismes hostiles de la maladie, de la misère et de l'infortune.

L'heure des divines compensations sonnera, la vérité brillera. Ruine et tourment sur l'âme qui en voulant jouir a oublié d'aimer ! Joie et liberté pour les âmes victimes, affranchies de la terre et du péché et emportées par les anges dans les paradis de lumière!

Où est le vrai bonheur, la définitive réussite? Le mauvais riche est un malheureux et le véritable heureux, c'est le pauvre et fidèle Lazare.

La leçon du Maître demeure actuelle, et parce qu'elle nous pousse à la charité, et parce qu'elle nous inspire vis-à-vis des vies infortunées la certitude de l'ailleurs divin, où l'amour et la justice triomphent. Cette parabole vous pose une question directe. Avez-vous consacré à Dieu ces joies et ces bénédictions qui dérivent de Lui, ou vous êtes-vous enfermés en elles comme pour vous soustraire à l'appel de son éternité ?

Vous qui regardez l'Evangile comme un livre écrit à votre adresse, vous saurez, quand vous aurez relu l'histoire du mauvais riche et du pauvre Lazare, vous souvenir qu'il y a à la porte de vos temples et de vos demeures des pauvres qu'il faut aimer et en qui Jésus-Christ vous appelle : et plus loin, peut-être très loin, peut-être tout près, à la porte de sortie de votre petit jardin terrestre orné de fleurs et semé d'épines, cette inconnue, la Mort, derrière laquelle vous attend Dieu lui-même.


1927.


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