Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE CHRISTIANISME ET LES QUESTIONS SOCIALES

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Le riche et le pauvre se rencontrent ; c'est Dieu qui les a fait l'un et l'autre.
(Proverbes, XXII, 2.)

CHRÉTIENS, BIEN-AIMÉS FRÈRES EN JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR !
Au milieu des événements modernes et en présence de l'idée moderne du progrès, le Christianisme se trouve encore en présence de certaines questions, vieilles comme le genre humain, nouvelles par la tournure nouvelle que le siècle leur a donnée.
Au fond, elles se réduisent à une. Il y a des riches et des pauvres, voilà le fait. Pourquoi ? Voilà le problème.
Le siècle cherche une réponse ; le Christianisme répond.
Jusqu'à nos jours, on s'était contenté d'étudier, tantôt activement, tantôt, il faut bien le reconnaître, avec assez de négligence, comment on adoucirait les maux du pauvre ; quant à abolir la pauvreté, nul n'en parlait, nul n'y songeait. Ceci, ce n'était pas indifférence ou calcul, comme on s'est mis tout à coup à le prétendre ; c'était le simple bon sens appréciant d'invincibles obstacles. Mais, ces obstacles, quelques hommes se sont vantés de les lever, et il n'en a pas fallu davantage pour entraîner à leur suite tout ce qui avait ou croyait avoir à se plaindre des inégalités de cette vie. Les plaintes dataient de loin, sans doute ; il y a longtemps que le malade se tournait et se retournait dans son lit, croyant, à chaque fois, avoir trouvé la bonne place, et, chaque fois, au bout de peu d'instants, se tournant et se retournant encore. Mais le voilà maintenant, ce vieux malade, qui se débat, se redresse, et, dans l'ardeur de son angoisse, ne se contente plus de soupirer après la guérison. Il veut, dit-il, il veut qu'on le guérisse, et malheur à qui ne le voudra pas !

Nous donc, ses anciens médecins, nous qui nous disions les amis du pauvre, mais ne nous vantions pas d'abolir la pauvreté, nous qui nous en tenions à répéter, après le Maître : « Il y aura des pauvres parmi vous, il y en aura toujours, - à quoi sommes-nous bons si on vient dire : « Il n'y en aura plus ! » On essayera peut-être de rattacher cela, par quelque autre idée, au Christianisme ; on prétendra montrer que les théories nouvelles ne sont qu'une application plus complète de la fraternité, de l'égalité chrétiennes. Vaines paroles !
Il n'y a jamais eu lieu à se tromper longtemps sur ce qu'était le Christianisme pour les hommes qui l'interprétaient ainsi ; on a vu ou des incrédules qui s'en étaient emparés comme d'une arme, ou des rêveurs qui le métamorphosaient de fond en comble, et cette ardente charité n'a été souvent qu'un prétexte pour haïr plus à l'aise ceux qu'on accusait d'en manquer.
Mais ce n'en est pas moins une assez étrange position que celle de la chaire évangélique au milieu de ces débats. Nous ne pouvons être francs avec les riches, que nous n'ayons l'air d'appuyer les plus déplorables attaques contre la richesse, contre la propriété même ; nous ne pouvons être francs avec les pauvres, que nous ne risquions d'être, à leurs yeux, les ennemis d'idées généreuses, les apôtres de je ne sais quel système organisé contre eux avec l'appui d'un Christianisme faussé. Riches, pauvres, en leur prêchant l'Évangile, nous voilà en danger de les éloigner de l'Évangile.

Tâchons donc de nous placer assez haut pour dominer et les uns et les autres ; cherchons des faits et des principes devant lesquels il n'y ait plus ni pauvres, ni riches, ni petits, ni grands. Ces faits, ils sont partout, et il ne s'agit que de les bien voir ; ces principes, ils sont dans le Christianisme, ou, pour mieux dire, ils sont le Christianisme. Alors peut-être on nous écoutera, et non pas nous, mais le Christ ; alors peut-être on trouvera qu'au lieu de chercher bien loin et de remuer le monde, il vaut mieux s'en tenir à répéter avec la Bible : « Le riche et le pauvre se rencontrent ; c'est Dieu qui les a faits. »

Avant tout, mes Frères, point d'illusion. Si l'intérêt que ces questions excitent aujourd'hui tient d'un côté à des sentiments louables, à des progrès réels de la justice et de l'humanité, il tient aussi, et beaucoup plus, à l'affaiblissement des idées religieuses, à l'oubli de la véritable fin de l'homme. Il y a une charité qui vient du Christianisme, qui aime et qui secourt les pauvres comme membres souffrants du corps de Christ ; il y en a une qui peut n'être que l'ennui de voir souffrir, et elle se développe, celle-là, en proportion de l'importance qu'on attachera pour son propre compte au bien-être matériel.
Ainsi a fait notre siècle, et, sans prétendre que tout soit venu de là, je dis que l'essor donné aux améliorations terrestres a été dû, en bonne partie, à l'oubli des intérêts éternels ; aussi a-t-il contribué à les faire de plus en plus oublier.
Est-ce à dire que nous regrettions, en soi, ces améliorations et ces efforts ?
Nous en accuser serait absurde, d'autant plus que nous y reconnaissons l'influence de ce même Christianisme qu'on avait laissé en dehors. Cette influence fût-elle moins visible, nous dirions encore qu'il a assez fait ses preuves pour qu'on ne puisse, en aucun cas, l'accuser d'être indifférent aux maux temporels de l'humanité.
C'est lui qui a véritablement créé la philanthropie, car c'est lui qui en a fait, sous le beau nom de charité, une chose de tous les jours, le devoir des petits comme des grands. Partout ses amis ont été les avocats et les soutiens du pauvre ; partout ils se sont trouvés à la tête de tout le bien qui se faisait. Ils ne demandent pas mieux que d'y être encore, et toujours ; ils sont prêts à payer de leurs personnes partout où les appellera la voix de l'humanité souffrante, car cette voix, pour eux, c'est celle de leur Sauveur, caché, comme il le disait lui-même, sous les traits du pauvre, du prisonnier, du malade. Oui, partout et toujours, ceux qui pensaient le plus au ciel se sont montrés les plus zélés à soulager les souffrances de la terre.

Seulement, - et c'est ici la grande différence, - si le chrétien s'occupe des corps, c'est qu'il pense, avant tout, aux âmes.
Les âmes, dans nos modernes systèmes, il n'en est pas question. Tout au plus vous parlera-t-on, de loin en loin et comme par complaisance, d'une certaine amélioration morale liée au progrès du bien-être et à l'éloignement des tentations de la misère ; mais cette amélioration, outre qu'on la veut indépendante des idées religieuses, on y insiste trop peu, on la mélange de trop d'idées terrestres, pour que la perspective, en fait, ne se termine pas aux améliorations matérielles, à la terre, à la terre seule. Ces systèmes, en un mot, ont beau avoir un côté relevé, je dirai même, si on veut, un côté chrétien : - pour un pauvre ou pour un ouvrier qui les saisit dans ce qu'ils ont de bon, il y en a cent, il y en a mille qui les prennent dans ce qu'ils ont de plus mauvais et de plus antichrétien.
Dès lors, voilà toutes les inégalités humaines qui se dessinent avec une effrayante netteté.
En vain me les aurez-vous adoucies par de bienveillants secours ou par quelque organisation que ce soit ; si vous me dites, si vous paraissez croire, si vous me conduisez, n'importe comment, à penser que mon but est ici-bas, - vos adoucissements n'auront servi qu'à m'en faire demander d'autres, toujours d'autres ; le partage me paraîtra toujours plus inégal, toujours plus en contradiction avec l'idée d'un Dieu juste. Alors, de deux choses l'une : ou je la jetterai au loin, comme un appui qui s'est brisé sous moi, cette vaine idée d'un Dieu, d'un Dieu qui n'existe pas, dirai-je, car il n'autoriserait pas de telles choses ; ou je me dirai qu'il les a permises, mais pour un temps, que le moment est venu, grandement venu, de rétablir l'ordre, et, s'il le faut, de mes mains.
À l'œuvre donc, dès que l'occasion sera bonne ! À l'œuvre ! À l'émeute et au sang ! Celui qui croit au ciel, il peut attendre ; celui qui ne croit qu'à la terre, pourquoi attendrait-il ?

Quand ces idées ne se traduiraient pas par de déplorables actes, il y aurait à les déplorer encore comme oubli du Christianisme, et du Christianisme dans ses tout premiers éléments.
Voyez, d'ailleurs, comme tout se tient, comme un homme a vite oublié, avec les enseignements de Dieu, ceux de la justice et du bon sens !

Le riche et le pauvre se rencontrent. Jadis, en lisant ces mots dans la Bible, c'était aux riches, aux grands, qu'on se sentait pressé de les redire. C'était à eux qu'il fallait rappeler l'égalité naturelle des hommes ; qui aurait cru que d'autres pussent en venir à l'oublier ?
Aujourd'hui, c'est aux pauvres qu'il faut la rappeler, la démontrer ; c'est eux qu'il faut prier de ne pas mettre en dehors du genre humain, comme un être inférieur, malfaisant, quiconque a le malheur de passer pour un des heureux du monde !

Les heureux ! Que d'erreurs et que d'injustices, déjà, dans l'application de ce mot ! D'abord, la fortune fût-elle la mesure du bonheur, rien de plus arbitraire que cette division du genre humain en deux parts, les riches, les pauvres. On peut bien, dans le langage courant, mettre les deux mots en regard, et vous voyez que la Bible même le fait ; mais partir de la comme d'une base fixe, logique, c'est un abus.
Sans doute il y a des gens que nous pouvons appeler riches, dans toute la rigueur du mot, et certes la chaire chrétienne ne s'est jamais fait faute de le leur appliquer quand il fallait leur dire leurs devoirs ; sans doute il y a aussi des gens, et en bien plus grand nombre, que nous avons raison, trop raison, d'appeler pauvres.
Mais, entre ces extrêmes, que de degrés !
Que de milliers, que de millions d'hommes il vous faudra ranger tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre des deux catégories, selon que la limite imaginaire sera placée ici ou là, un peu plus bas, un peu plus haut ! C'est cependant presque toujours de cette classe intermédiaire que part le signal des murmures et des agitations.
Le pauvre, le vrai pauvre, l'humble ouvrier des métiers les plus misérables, l'agriculteur qui nourrit sa patrie et peut à peine se nourrir, vous les voyez, aussi longtemps qu'on les laisse à eux-mêmes, infiniment moins portés à l'envie que ceux qui sont déjà des riches en comparaison d'eux.
Tout en bas, on se résigne, on accepte, quelquefois même trop, car il n'est ni digne ni chrétien d'aller jusqu'à l'abandon de soi-même. C'est plus haut qu'on commence à regarder au-dessus de sa tête, et, l'habitude une fois prise, pour un homme qu'on voit ou qu'on croit voir plus haut que soi sur cette mobile échelle, on oublie qu'il yen a des centaines et des milliers au-dessous, ou, si l'on s'en souvient, c'est pour les jeter, au besoin, dans des luttes dont le profit, s'il y a profit, n'est pas souvent pour eux. On sent qu'on ne devrait pas se plaindre, qu'on ne le pourrait, du moins, qu'après une foule d'autres, et on se hâte, en conséquence, de recueillir ou de provoquer ces plaintes dont on enveloppera les siennes.

De là, dans ces dernières années, tant de nouveaux champions du pauvre ; de là tant d'hommes dont je ne dirai point que les vues aient été toujours intéressées, les intentions toujours mauvaises, mais qui auraient singulièrement gâté la cause des classes souffrantes si le Christianisme ne s'était trouvé là pour la reprendre et la relever ; de là tous ces systèmes où on ne s'inquiète pas de l'impossible, pourvu que les pauvres soient séduits et se laissent enrôler ; de là ces tableaux qu'on charge des plus lamentables couleurs, et dont le premier effet est de détruire le peu de bonheur qui pouvait rester encore chez ceux dont on s'est fait l'organe.

Nous, en regard de ces douloureux tableaux, que mettrons-nous ? Les soucis de l'opulence ?
Non. Ce qu'on va chercher si loin ressemble trop à de la déclamation ; puis, des gens qui ont faim, il serait ridiculement cruel d'aller leur dire que c'est un bonheur de n'avoir rien, attendu qu'on n'a rien à conserver, rien à perdre. Je parlais des classes moyennes ; pour le moment, restons-y.
Interrogez donc les hommes habitués à sonder toutes les plaies ; qu'ils disent si ce n'est pas là, dans des positions avantageuses, enviées, que la misère leur est souvent apparue plus cruelle et la souffrance plus poignante.
Prenons un cas, un seul.
Voici un ouvrier manquant d'ouvrage ; voici un maître qui suit d'un œil d’effroi le dérangement de ses affaires. Lequel est le plus malheureux ? L'un peut se plaindre, l'autre ne le peut pas, car il doit reculer sa chute, et, au premier cri d'alarme, elle serait publique, irréparable. L'un, l'ouvrage revenant, peut se retrouver demain aussi riche, aussi heureux que jamais ; l'autre est ruiné, déshonoré, et peut-être à toujours.
Ah ! parmi les hommes qu'on se plaît à entretenir dans l'idée que toutes les souffrances sont pour eux, il y en a qui reculeraient d'effroi à la vue de bien des choses dont ils ne se doutent pas, et qui retourneraient presque joyeux à leur pain noir et à leur foyer glacé.

Qu'ils sachent au moins, ces hommes, qu'ils sachent voir et voir chrétiennement ce qui est toujours assez visible, l'égalité des misères naturelles. Complète dans le tombeau, elle l'est déjà plus ou moins dans tout ce qui y conduit, dans toutes ces morts anticipées que nous avons à subir ici-bas, maladies, infirmités, séparations cruelles, vaste ensemble de maux où la richesse est impuissante, et qu'elle ne sert souvent qu'à aggraver ou à multiplier.
Combien n'en est-il pas dont elle est l'unique source, tantôt par les excès dont elle a fourni l'occasion, tantôt par le seul effet de son influence énervante ! Le pauvre, au fond, le sait bien. Il n'est pas rare que vous lui entendiez dire, et, cela, du fond de son âme, avec bonheur, avec orgueil : « Nous ne les connaissons pas, nous, toutes ces misères-là... Pauvres gens, avec leur argent ! Les voilà bien avancés !... »
Et si ce n'est pas toujours dit avec toute la charité qu'il serait bon d'y mettre, toujours est-il qu'il y a là beaucoup de philosophie, et plus que dans bien des livres. Ce même homme, il est vrai, peut-être lui entendrez-vous tenir bientôt un tout autre langage. Il était retourné content à sa charrue ou à son atelier ; l'heureux du monde lui faisait pitié plus qu'envie. Fatigué, harassé, il se trouvait heureux encore de pouvoir se fatiguer, se harasser, et, à la fin d'une longue journée, en posant ses outils et en essuyant son front : « à demain !.. se disait-il ; à demain !... »
Demain est venu, mais non la force ; il s'est senti chancelant et oppressé. Il a voulu persister ; impossible. Lui malade ! Il n'y croit pas ; il ne peut pas, il ne veut pas y croire. Il l'est depuis des jours, depuis des semaines, qu'il se demande encore si c'est vrai, si Dieu ne s'est pas trompé, s'il peut avoir voulu le frapper, lui, l'unique soutien d'une famille. Cette question, d'autres se la font autour de lui, beaucoup sont tentés de se la faire, et nous comme d'autres, hélas ! Il est si doux de murmurer pour le compte d'autrui, et de se croire charitable tout en offensant Dieu !

Mais si le murmure était permis, il ne le serait nulle part mieux, vous semble-t-il, que dans cette maison. La chambre est froide, sombre, nue ; tout a passé en inutiles frais, et les murs dépouillés semblent dire au moribond qu'il n'a plus qu'à partir lui-même. Il est là, sur son grabat, expirant.
Les enfants et la femme regardent avec stupeur.
Demain, plus de père, plus d'époux, et cela veut dire : « Plus de pain. »
Ils le savent ; il le sait aussi, lui, et son dernier regard le dit .... Rien, rien d'affreux comme ce lit de mort !
Rien ? traversez la rue, ou, sans sortir de la maison peut-être, arrêtez-vous à l'étage inférieur. Là aussi il y a quelqu'un qui souffre, quelqu'un dont la dernière heure va sonner ; c'est un riche. Vous dites que tous les soins lui sont au moins prodigués, qu'il y en aurait de reste pour lui et son voisin. Sans doute ; mais ce n'est pas la question. Je vous demande où vous croyez qu'il en est, au fond, ce riche que vous allez presque envier jusque sur son lit de mort. Voyons.
Parce qu'il ne travaillait pas pour le pain du jour, a-t-il trouvé beaucoup moins dur d'être cloué sur ce lit de souffrance ? Non.
Parce que la compagne de sa vie n'aura pas à travailler de ses mains, le nœud est-il plus aisé à rompre ? Non.
Parce qu'il laissera ses enfants dans l'abondance, avez-vous lu moins de douleur dans ce dernier regard qu'il vient de jeter sur eux ? Non ! non !
Cet homme, c'est peut-être encore un homme riche, non de vulgaires biens, mais des dons de l'intelligence et du cœur. Il attendait, il tenait déjà la gloire. Il allait recueillir le fruit de ses longues veilles ; encore un an, encore un mois, et quelque immortelle couronne allait se poser sur son front...

Et voici, rêves de gloire, nobles travaux, il faut tout quitter ; il faut s'en aller côte à côte avec l'obscur manœuvre qui agonise à quelques pas. Ah ! pauvre, pauvre ! si tes yeux pouvaient percer la muraille, tu en serais bientôt à dire en joignant tes mains défaillantes :
« Mon Dieu, ta Parole a dit vrai... Le riche et le pauvre se rencontrent ! »

Gardons-nous cependant, mes Frères, de trop presser ces considérations ; donnons-les pour ce qu'elles valent, et arrêtons-nous là.
Il faut amener le pauvre à les développer lui-même, à y chercher la rectification de certaines idées fausses, à y trouver, par cette voie, un certain adoucissement à ses souffrances ; mais les lui imposer d'autorité, vouloir le forcer à reconnaître que sa position, en somme, n'est pas pire qu'une autre. Ce serait, dans beaucoup de cas, exiger l'impossible, l'importuner, l'irriter. Qu'il comprenne donc bien que nous ne prétendons pas nous dispenser d'écouter ses plaintes légitimes ; qu'il comprenne surtout que nous ne prétendons pas dégager le riche d'aucune des obligations de la richesse.
En dépit de nos rectifications, il restera toujours des faits que nous ne pouvons nier, que nous ne pouvons même amoindrir, et que notre devoir est de présenter aux riches dans toute leur navrante nudité. C'est un affreux calcul que celui de la somme des souffrances qui peuvent marquer une année ; même ordinaire, dans une ville qui ne sera même pas des moins favorisées, dans un pays dont on vantera la prospérité. Que de misères connues ! Que de misères cachées ! Que de contrastes entre l'opulence des uns et le dénuement des autres ! Quel monde de faits dont un seul, s'il était nouveau, nous remuerait profondément, et qui vont grossir à milliers, chaque jour, une histoire trop vieille pour qu'on s'en émeuve encore !
Mais, cette longue histoire, le pauvre la relit et la refait perpétuellement. Il la refait, avec un redoublement d'amertume, quand les événements publics viennent enrichir le riche, et ne lui apportent, à lui, que le bruit des réjouissances.
Il la refait quand les fortunes s'écroulent, et que le malheur public va encore aggraver le sien, et qu'il calcule tout ce qu'on aurait pu faire avec la dixième partie des colossales sommes que l'ouragan vient d'emporter.
Me demandera-t-on, par conséquent, ce que j'aurais donc à dire à qui me poserait nettement et directement la question : « Pourquoi suis-je pauvre ? »
Si je voulais reculer encore, je le pourrais ; je pourrais trouver, du moins, un grand nombre de cas où la réponse serait désolante, cruelle peut-être, mais facile.
Je dirais donc, - et je le dirais, mes Frères, à plus de pauvres qu'on ne pense : - « Si tu es pauvre, c'est ta faute. » Je montrerais à l'un qu'il n'a pas aimé le travail, à l'autre qu'il a follement dévoré les fruits du sien, à celui-ci qu'il s'est volontairement aliénés ceux qui occupaient son bras, à celui-là qu'il ne s'est prêté en rien aux efforts tentés pour le relever.
Je montrerais à beaucoup d'autres que la faute en est, sinon à eux, du moins à leurs parents.

Il est dur, sans doute, d'avoir à porter le poids des dérèglements d'un père ; mais enfin, à ne prendre ici que le point de vue que j'indique, voilà tout autant de cas où l'explication est toute simple, où la Providence est hors de cause. Je pourrais ajouter que les mécontentements modernes ont multiplié ces cas, encourageant l'oisiveté, les vices, et paralysant, d'autre part, les plus généreuses intentions.

Mais laissons cela ; je ne veux pas user des avantages que me donnerait l'histoire d'un trop grand nombre de pauvres. Celui donc que vous supposiez me disant : « Pourquoi suis-je pauvre ? » - je veux le supposer, de mon côté, n'ayant rien fait pour l'être, rien négligé pour ne plus l'être, rien obtenu sur son malheureux sort.
Vous demandez ce que je lui-répondrais ?
- Je n'essayerais pas de lui répondre ; je tâcherais de lui apprendre à changer sa question, ou, mieux encore, à ne plus la faire, ni celle-là, ni d'autres.
« Pourquoi suis-je pauvre ? » Mais autant vaudrait demander, mon Frère, pourquoi la pluie a fécondé un champ plutôt qu'un autre, pourquoi la grêle est tombée ici et non là, pourquoi, dans une bataille, l'un a été blessé et l'autre non ; autant vaudrait demander la raison de ces mille et mille choses qui, humainement, n'en ont point et n'en auront jamais. Méfiez-vous de ces questions qui vont droit à Dieu sur son trône ; méfiez-vous également des formes détournées qu'on s'est mis, de nos jours, à leur donner.
« Ce n'est pas de Dieu, a-t-on dit, que nous nous plaignons. Nous savons qu'il nous aime, lui ; nous savons que le Christ était pour nous.
Ce sont les hommes, c'est la société qui nous opprime. »

Quand cette idée ne se compliquerait pas, presque toujours, d'exagérations étranges, quand nous ne verrions pas la société accusée d'une foule de choses dont elle n'est pas responsable et où elle ne peut rien, vous avez beau, dirions-nous, accuser la société, l'accuser seule : le véritable objet de vos murmures, ce n`est pas elle, c'est Dieu. Oui, disons-le, et bien haut : la société, dans le sens où l'on prend ce mot aujourd'hui quand on se met à la maudire, ce n'est, au fond, qu'un mot substitué à celui de Providence ; ce n'est qu'un détour, involontaire d'abord, bientôt coupable, pour murmurer et se révolter à l'aise, pour attaquer indirectement ce Dieu que, malgré soi, on respecte encore en face.

Si la société n'est point parfaite, ce que nul ne prétend, s'il est permis à tous de lui dire en quoi elle pèche, si, envisagée dans ses vices, elle n'est évidemment pas l'œuvre de Dieu, la place qu'un homme y occupe n'en est pas moins, pour cet homme, le résultat d'un décret de Dieu, et, s'il murmure, peu importe que Dieu ne soit pas nommé : c'est ce décret, c`est Dieu qui est mis en cause. Qui dira les progrès que ce malheureux détour a fait faire, depuis vingt ans, à l'incrédulité, aux idées subversives, et, par une suite naturelle, au malaise, aux souffrances ! Le pauvre ne se mettrait pas aisément et de lui-même à penser mal de Dieu ; il a trop besoin de se sentir un ami dans le ciel. Vous ne l'en détacherez qu'indirectement, peu à peu, et c'est ce qu'on a fait.

On lui a montré l'ami céleste approuvant ces murmures qui allaient bientôt aboutir à un reniement ; on lui a prêche au nom du Christ les sentiments qui allaient renverser le Christianisme dans son cœur.
Mais le Christianisme n'est pas détruit pour cela. Il est debout avec toutes ses promesses, toutes ses consolations ; il est ce qu'il était quand le Fils de Dieu disait lui-même, comme ne pouvant mieux en prouver la divinité :
« L'Évangile est annoncé aux pauvres. »
Là donc est le grand remède ; et le grand remède, mes Frères, c'est avant qu'on réapprenne à voir Dieu, la main de Dieu, toujours Dieu, là où ou s'est habitué, de nos jours, à ne voir que les hommes et que la société.

Voilà bientôt dix-neuf siècles que « l'Évangile est annoncé aux pauvres, » et jamais ses enseignements à leur égard n'étaient tombés plus divinement à propos ; on disait qu'il a eu tout particulièrement en vue de les armer contre les séductions dont on les assiège aujourd'hui.
On s'évertue à leur prouver qu'ils sont malheureux par-dessus tous, - et le Sauveur dit : « Heureux les pauvres ! »
On leur peint le bonheur des riches, et le Sauveur dit : « Malheur aux riches ! » On leur apprend l'orgueil, - et le Sauveur ferme le ciel à quiconque n'est pas « pauvre en esprit, » c'est-à-dire n'a pas l'humilité qui sied au pauvre.
On leur répète qu'ils sont les méprisés, les opprimés, - et le méprisé de Nazareth, l'opprimé du Calvaire, leur montre, au sein de son éternelle paix, où mènent les douleurs et les opprobres.
On creuse entre des frères un abîme d'envie, de défiances, de haines, - et voici, comme avant, la même croix qui les ombrage, le même sang qui les sauve, le même ciel qui s'ouvre à quiconque, riche ou pauvre, aura aimé, aura souffert, aura reconnu sa misère et espéré en Christ.


Avant de poursuivre, résumons.
J'ai fait remarquer, en premier lieu, que l'importance aujourd'hui accordée aux questions dites sociales peut bien avoir eu d'honorables causes, mais tient aussi à l'affaiblissement des idées religieuses, à l'habitude d'envisager la terre comme s'il n'y avait rien au delà ; bien entendu que je n'ai ni dit ni voulu dire que ces questions n'aient pas une importance réelle, et très grande, et d'autant plus grande, en un sens, qu'on les aborde avec un cœur plus chrétien.
J'ai montré en passant que ceux qui se plaignent le plus ne sont généralement pas ceux qui auraient le plus à se plaindre ; j'ai combattu ensuite les illusions qu'on se fait dans ces matières. Ni le bonheur du riche, ai-je dit, ni le malheur du pauvre, ne sont toujours bien jugés. Et je l'ai prouvé.
J'ai reconnu, enfin, que ces rectifications ne suffisent pas, qu'il reste des faits déplorables, que nous devons travailler, par conséquent, à détruire ce qui peut être détruit, à adoucir ce qui ne peut être qu'adouci ; mais, ai-je dit, gardons-nous des pourquoi qui s'adresseraient à Dieu, et qui n'amèneraient, ici-bas, que haines et troubles.

Que le pauvre espère en Dieu, mais ne l'interroge pas. Qu'il ait les yeux sur Christ, et sa croix pèsera moins.
C'est donc toujours à Dieu, à Dieu manifesté en Christ, qu'il faut adresser ceux qui souffrent ; non pas, je l'ai dit et redit, pour ôter aux heureux du monde une portion quelconque de leur responsabilité, mais pour montrer aux pauvres que cette responsabilité a des limites, que ceux qui leur disent le contraire se trompent ou les trompent, qu'il y a, en un mot, des inégalités manifestement destinées à ne cesser que dans un autre monde.
Si j'ai paru avoir pour eux des paroles sévères, qu'ils sachent qu'elles n'étaient point à leur adresse, mais à celle des hommes qui les aigrissent, les égarent, aiguisent les souffrances et chassent les consolations

Voilà ce que je tenais, avant de continuer, à bien poser, et j'en prends acte.
Vous allez donc enfin, me dira-t-on, vous adresser aux riches ? - Oui, aux riches ; mais auxquels ?
Cette question vous étonnerait-elle ?
Je l'ai pourtant déjà justifiée quand je parlais du peu de fixité des applications de ce mot.

Mais prenons-le d'abord dans le sens le plus restreint, celui qu'on a généralement dans l'esprit ; adressons-nous aux riches proprement dits, à ceux qui ont, et beaucoup.
Les temps, leur dirai-je donc, sont graves ; vous ne gagneriez rien à vous le dissimuler.
De jour en jour vous allez avoir plus à faire pour qu'on vous pardonne votre bonheur, ne fût-il qu'apparent. Résistez, vous le devez, aux doctrines insensées qu'on dirige contre vous, car c'est la société qu'elles ébranlent, et c'est la société, après vous, qui tomberait ; mais, tout en résistant, rappelez-vous que les erreurs et les violences des hommes peuvent cacher des enseignements de Dieu. On a exagéré votre responsabilité ; n'allez pas conclure de là qu'elle soit restée, devant Dieu, absolument la même qu'autrefois. Nouveaux temps, nouveaux devoirs.
Les discussions modernes ont mis en lumière bien des choses auxquelles vous étiez peut-être excusables de n'avoir pas songé, mais que vous seriez inexcusables d'oublier ou de mépriser maintenant que vous les savez ; vous avez vu les plaies : c'en est assez pour que vous soyez tenus de travailler à les guérir.
La cause a pu être gâtée par des avocats détestables ; la cause, en soi, est sacrée, et le premier avocat qui l'a plaidée, c'est, ne l'oubliez pas, Jésus-Christ.

On a enseigné des folies ; mais de ces folies mêmes ressort un fait profondément d'accord avec les principes chrétiens : c'est que le temps n'est plus où on pouvait ne se croire tenu qu'à des aumônes, impôt jeté, trop souvent au hasard, dans le gouffre de la misère, mais qu'il faut sonder le gouffre même, ramener au soleil ce qui peut encore y revenir, arrêter au bord ou sur la pente ce qui peut encore être arrêté. Faites-en, des aumônes, il en faut, et ce sera, comme toujours, « prêter à l'Éternel ; » mais, à côté des aumônes d'argent, il faut de la bienveillance et de l'amour, il faut des aumônes pour le cœur, il faut ce que saint Paul voulait dire lorsqu'il disait : « Quand je donnerais tout mon bien aux pauvres, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. »
La charité vous fera rechercher avidement tout ce qui est possible, tout ce qui est faisable, non seulement pour soulager, mais pour prévenir la misère ; la charité rendra possible une portion même des choses qui seraient restées des rêves, et des rêves désastreux, tant que l'exécution en aurait été laissée à d'ignorantes ou coupables passions ; la charité rétablira la fraternité rompue, et le Christianisme aura encore une fois vaincu.

Mais, mes Frères, une des grandes erreurs de notre époque, c'est de ne pas comprendre que cette responsabilité est celle d'un grand nombre, qu'il y a injustice, absurdité, à la concentrer sur quelques-uns. En vain nous obstinons-nous communément à n'appeler riches que ceux qui possèdent plus que nous : le riche, au point de vue chrétien, c'est quiconque a au-dessous de soi un frère qu'il peut aider, n'importe de quelle manière, argent ou verre d'eau ; c'est quiconque peut se trouver responsable, au dernier jour, des souffrances d'un de ses frères.

La question : « Pourquoi suis-je pauvre ? » - condamnons-la, chassons-la, et de notre cœur, et du cœur des autres ; mais la question : « Pourquoi suis-je riche ? » - apprenons tous à nous la faire, et, presque tous, nous en aurons l'occasion. Oui, pourquoi suis-je riche ?
Pourquoi ai-je du superflu, même peu, très peu, quand d'autres n'ont pas le nécessaire ?
Pourquoi ai-je de l'ouvrage, quand d'autres n'en ont pas ?
Pourquoi mes mains se prêtent-elles aux plus rudes travaux, quand d'autres se consument dans l'oisiveté d'un lit d'angoisse ?
Pourquoi ai-je eu les moyens de cultiver mon intelligence et mon âme, quand beaucoup d'autres, qui m'auraient bien valu, ont croupi dans la plus profonde ignorance ?

Pourquoi... - Mais que chacun fasse la question comme il voudra ; ce que nous demandons, c'est qu'on la fasse, et, même dans les rangs de ceux qui souffrent, il faudra descendre assez bas pour arriver à ceux qui ne pourraient réellement, sous aucune forme, se l'adresser. Ne descendons pas, si vous voulez, jusque-là ; je m'en tiendrai à dire que, au-dessous de la classe riche, opulente, il est une classe nombreuse qui devrait aussi s'appeler riche et qui ne le veut pas, qui pourrait faire beaucoup et qui fait peu, toujours prête, d'ailleurs, à parler de la responsabilité des riches, et n'en prenant qu'une part tout à fait hors de proportion avec le total considérable des biens qui sont entre ses mains.

N'objectez pas qu'il y a la des hommes dévoués, des chrétiens toujours prêts à faire, avec une fortune médiocre, ce que feraient à peine les plus opulents de l'autre classe ; je bénirai Dieu des exceptions, et j'aurai une arme de plus contre l'inconséquence ou la dureté du reste.
Demandez-leur, à ces hommes-là, de quoi soutenir une œuvre utile, chrétiennement moralisante, une de ces institutions dont le développement peut seul sauver la société, et eux avec : ils donneront, car ils ne voudraient pourtant pas qu'on les crût hors d'état de rien donner, mais ils donneront le moins possible, et ils auront, avec cela, le sentiment du devoir accompli ; ils croiront avoir fait beaucoup s'ils se sont laissé arracher, dans le cours d'une année, le gain ou le revenu d'un jour. Leur temps, leurs soins, souvent ils en sont encore plus avares.
Le temps, n'est-ce pas de l'argent ?
Ils n'ont pas trop de toutes leurs heures pour eux-mêmes, pour leurs affaires ; ils n'en ont pas même, disent-ils, pour leurs plaisirs, et quelquefois c'est vrai ; ils se sont fait du travail et du gain une sorte de religion avec laquelle ils se tranquillisent pleinement à l'endroit du Christianisme et des devoirs chrétiens.
N'est-ce pas, d'ailleurs, pour leur famille, pour leurs enfants, qu'ils travaillent ?

Autre belle couleur que l'égoïsme et l'avarice ne manquent jamais de se donner. Quand un homme déjà riche vous allègue ses enfants, c'est plutôt une preuve qu'il ne pense pas à eux et qu'ils ne sont plus qu'un prétexte. La grande famille, en attendant, les concitoyens, la patrie, l'humanité, ou ils ne s'en inquiéteront pas le moins du monde, ou ils ne la serviront que par de vaines paroles, et peut-être applaudiront-ils, dans l'occasion, aux plus dangereux systèmes, comme pour mieux prouver un dévouement dont ils ne donneront jamais d'autre preuve. Des exceptions, je le répète, il yen as, et de très honorables ; mais je maintiens qu'il y a, chez beaucoup de gens de cette classe, une déplorable absence de libéralité chrétienne, d'activité chrétienne, de sentiments chrétiens.

Gardons-nous cependant de concentrer nos reproches sur eux ; nous finirions par être injustes, comme d'autres le sont envers les riches de la classe au-dessus, et nous ne devons l'être envers personne.
J'ai tâché, jusqu'ici, de ne dire que des choses plus ou moins vraies de tous ; je le puis encore. Faisons-le.

Ils ne sont donc, ces hommes, si occupés de leurs affaires et si peu soucieux du bien public, que les représentants d'un des caractères de ce siècle, le culte des intérêts matériels. Ce culte, me dira-t-on, est-ce donc un fait nouveau ?
À plusieurs égards, oui. Il l'est par cette foule d'applications nouvelles que le siècle lui a ouvertes en multipliant les jouissances ; il l'est par l'universelle indulgence qui permet à tous de s'y livrer ; il l'est encore par la nouveauté des moyens offerts à qui veut s'enrichir. Légitimes ou non, pures ou non, ces nouvelles sources de fortune ont toutes concouru à alimenter la fièvre et à la porter dans tous les rangs. De là, chez ceux qui ont déjà et chez ceux qui n'ont pas encore, une commune maladie qui ne nous autoriserait que trop à répéter, dans ce nouveau point de vue, que « le riche et le pauvre se rencontrent. »

L'Évangile demande des « pauvres en esprit, » et, grâce à Dieu, il y en a ; mais il y a malheureusement aussi, et en bien plus grand nombre, des riches en esprit, je veux dire des gens qui n'ont du pauvre que la pauvreté matérielle, accompagnée de toutes les misères morales qui seraient plutôt celles du riche.
Égoïsme, avarice, attachement invincible aux biens du monde, on se les donne assez, sans être riche, tous ces vieux travers de la richesse ; Dieu n'a que trop souvent à voir au fond du même abîme ceux que nous voyons séparés par toute la distance qu'il y a de l'opulence à la misère, de la gloire à l'obscurité. « Un chameau passerait plutôt par le trou d'une aiguille, a dit le Christ, qu'un riche n'entrerait dans le royaume du ciel. »
Mais ce riche, ce mauvais riche, car c'est d'un mauvais riche qu'il est évidemment question, ce riche mes Frères, quel est-il ? Où est-il ?

Ce riche, ce mauvais riche, c'est un homme qui n'a peut-être rien, mais en qui germent d'avance tous les vices de ceux qui ont.
Ce riche, c'est quiconque aspire à être riche, pour peu qu'il y aspire autrement que Dieu ne le permet. Ajoutez que ce mauvais riche est toujours le premier à parler des mauvais riches.
Écoutez-le. « Ils ne savent penser qu'à leur argent. » Et vous, répondrai-je, à quoi ?
La seule différence, hélas ! c'est qu'ils pensent à ce qu'ils ont et vous à ce que vous aurez, à ce que vous voulez avoir, à ce que vous tremblez de n'avoir pas ; c'est le même péché, plus d'autres, mécontentement, convoitise, murmure et ce qui s'ensuit. Mais ils vous méprisent, dites-vous ; ils oublient que nous sommes tous égaux. Ils ont grand tort ; mais vous, ne l'oubliez-vous jamais ?
Êtes-vous bien sûr de ne mettre, de n'avoir jamais mis, dans vos relations ordinaires, aucune différence entre un pauvre et un riche, ou même entre un pauvre absolument pauvre et un pauvre qui l'est moins ?
Vous est-il égal, pleinement égal, d'avoir l'un ou l'autre pour ami, d'être vu en public avec l'un ou avec l'autre ?
Un commencement de fortune ne vous a-t-il changé en rien,absolument en rien ?
Examinez ; répondez.

Vous parlez toujours des plus riches, de cette avidité qui a crû avec la fortune ; mais vous, encore une fois, vous, vous êtes-vous arrêté au nécessaire ?
Si vous êtes encore à l'acquérir, affirmerez-vous, devant Dieu, que vous vous y arrêteriez ?
Vos belles paroles d'aujourd'hui sur les classes souffrantes, êtes-vous sûr que vous les traduiriez mieux que d'autres en larges dons, en soins affectueux ?
Absorbé jusqu'ici par les intérêts de la terre, c'est quand les liens seront plus forts que vous vous en dégagerez ?
Étranger au Christianisme, c'est en devenant riche que vous deviendrez chrétien ?

Cela c'est vu, je le sais ; mais il y aurait folie à y compter, folie à vous en vanter, folie à partir de là pour jeter la pierre à d'autres. Je m'en tiens donc à votre état actuel, et, je le répète, qu'un homme dise orgueilleusement ; « Je suis riche, » ou qu'il dise envieusement : « Si j'étais riche ! » - c'est, au fond, la même pensée, le même esclavage de la terre, le même oubli du ciel, et il y a dans l'Écriture une parole qui ne leur va que trop bien à tous deux : « Tu dis je suis riche, je n'ai besoin de rien, et tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu. »
Oui, que l'un dise : « Je n'ai besoin de rien, » que l'autre dise : « Je n'aurais besoin de rien, » ils disent, au fond, la même chose.

Quel est-il donc, ce sentiment qui ne respire pas moins sous les jalousies de l'un que sous l'orgueil de l'autre ?
Ce sentiment, mes Frères, c'est qu'en arrivant à la fortune, on arrive au but, au vrai but ; qu'on est alors un homme, dans le sens le plus complet de ce mot ; que le seul désir à avoir encore est celui de se reposer ou de monter plus haut, la seule crainte, celle de descendre ou de perdre.
Est-ce à dire que l'on s'en fasse ouvertement un système ? Pas toujours.
S'il est des hommes qui vous parlent aujourd'hui de la fortune comme d'un piédestal du haut duquel on peut se rire et des jugements des hommes et des menaces de Dieu, il en est d'autres, et c'est le grand nombre, qui n'oseraient le dire, qui n'oseraient même, à quelques égards, le penser. Mais la tendance y est, et toujours plus ; elle se trahit sous bien des formes, et j'ai déjà eu plusieurs fois à vous parler de ces hommes-là. C'est eux que je vous montrais n'attaquant pas les idées religieuses, mais ne les considérant que comme un frein aux passions de la multitude ; c'est eux que je vous montrais louant quelquefois le Christianisme, mais pour ses bienfaits temporels, et surtout comme leur garantissant la large part qu'ils se sont faite ou qu'ils comptent se faire des avantages de ce monde.
Pauvre encore ou déjà riche, n'importe ! l'homme d'argent en est bientôt, je ne dirai pas à se croire indépendant de Dieu, mais à oublier sa dépendance, à chercher et à trouver en lui-même son tout, son univers. Il ne se mettra peut-être pas, comme c'était la mode au dernier siècle, à diviniser les vertus de l'homme ; mais cela pourrait bien ne prouver qu'une seule chose, savoir qu'on ne pense plus à ces questions, qu'on ne se défend plus d’être tout entier à la matière.
Quand le verrez-vous, d'ailleurs, s'humilier devant Dieu ?
S'il le fait encore quelquefois, ce sera par forme et des lèvres ; s'il ne se met pas sur l''autel, il ne se fera pourtant pas faute de se croire bien assez bon, bien assez meilleur, en tout cas, que le vulgaire obscur.
O insensé ! Quand tu vaudrais réellement un peu mieux, humainement parlant, que ceux qui luttent sans espoir contre une misère abrutissante, qu'as-tu donc , te dirai-je encore avec l'Écriture, qu'as-tu que tu ne l'aies reçu, et, si tu l'as reçu, pourquoi t'en glorifierais-tu? Il t'a été plus donné, il te sera plus redemandé ; ces pauvres avec lesquels tu auras cessé, te semblait-il, de te rencontrer ici-bas, tu les rencontreras au tribunal du même juge, témoignant peut-être contre toi !...

Mais, tous ces avertissements, l'homme d'argent, l'homme de la terre, les repousse ou les oublie. Ne lui parlez pas d'un autre monde !
Il est si bien dans celui-ci ! Il espère, du moins, y être si bien un jour ! Ce jour se fait attendre, et depuis vingt ans peut-être, depuis trente ans, depuis quarante... l'esclave espère encore ; il espérera jusqu'à la fin.
Le monde renouvellera ses promesses, cent fois menteuses, et, cent fois, il s'y laissera reprendre, oubliant, dédaignant les autres promesses, les divines, celles qui n'ont jamais menti.

Ce désir de bonheur que Dieu avait mis dans son âme, il le traînera jusqu'à la tombe sans comprendre ce que ce besoin lui crie, sans se tourner un moment vers ce qui pourrait le satisfaire. Les joies de la piété, il ne les connaît pas ; l'humilité chrétienne, il n'en veut pas ; les épreuves, il les subit, mais il ne les accepte pas. Ses péchés, sa misère, il ne sait pas ce que cela veut dire, et, quant à la nécessité d'aller à Christ, d'embrasser par la foi le salut dont Christ est l'auteur, - d'où la comprendrait-il ? D'où en aurait-il même une idée ?
Voilà l'homme d'argent, voilà l'homme de la terre, et malheur à qui ne comprendrait pas combien est grand aujourd'hui, et pour tous, le danger d'être plus ou moins cet homme-là !

À lui donc, à tous ceux qui marchent dans la même voie, à tous les esclaves du monde, obscurs ou glorieux, à tous ceux qui, pauvres ou riches, attendent de la terre ce que ne peut donner la terre, - redisons-leur encore une fois qu'ils se trompent, et que, arrivés ou non à leur but, destinés ou non à y arriver une fois, ils n'effaceront pas cette parole : « Tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu. »

Tu ne l'effaceras pas, ô riche, car elle est déjà vraie par cela seul que tu es homme, et ton opulence, pour ton âme, n'est qu'une misère de plus, source de tentations, obstacle souvent invincible à la renaissance en Christ. Tu ne l'effaceras pas, ô pauvre ! car tu es homme aussi, et la pauvreté, chez le vieil homme, n'est qu'une autre source d'erreur et d'endurcissement. On se fait de ses privations, mal supportées et obstinément déplorées, un titre aux rassasiements célestes ; on se tranquillise, on s'aveugle sur toutes les misères de son âme ; on se pare de ses malheurs comme d'un manteau de vertus, et on s'en va demander récompense à ce Dieu dont on ne se souvenait que pour murmurer contre lui.
Le Christ aura aimé les pauvres, et ce serait cet amour même qui les autoriserait à s'endurcir, à se mettre en dehors des conditions ordinaires de la grâce !
Le Christ aura dit : « Heureux les pauvres ! » et ce bonheur consisterait dans le droit de n'être pas chrétien ! Non, non ! L'heureux du monde rendra compte de son bonheur, mais le malheureux de son malheur ; le pauvre de sa pauvreté, comme le riche de sa richesse.
L'un et l'autre, s'ils sont sauvés, ils le seront en Celui qui sauve. Les routes auront été différentes ; elles n'en aboutissent pas moins au pied d'un trône devant lequel il n'y a que des pécheurs, anéantis dans la même misère, relevés par la même grâce. Souvenons-nous-en, riches et pauvres; frères devant l’éternité, il nous sera facile de l'être dans ce monde. Alors le riche comprendra l'immensité de ses devoirs ; alors le pauvre comprendra ce que voulait dire : « Heureux les pauvres. » Alors s'évanouiront de part et d'autre toutes les difficultés qui s'ajoutent maintenant, dans ces questions, aux difficultés naturelles ; alors se résoudront tous les problèmes de la terre, car on aura cherché la solution où elle était.
Sera-ce bientôt ? Dieu le sait.
Mais, cette solution bénie, heureux qui l'aura au moins entrevue !
Heureux, dût-elle ne se réaliser jamais dans l'ensemble des sociétés humaines, heureux qui en aura préparé, dans son cœur et autour de lui, le salutaire avènement !
Amen.

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