Le riche et le pauvre se rencontrent ;
c'est Dieu qui les a fait l'un et l'autre.
(Proverbes, XXII, 2.)
CHRÉTIENS, BIEN-AIMÉS FRÈRES
EN JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR !
Au milieu des événements modernes et
en présence de l'idée moderne du
progrès, le Christianisme se trouve encore
en présence de certaines questions, vieilles
comme le genre humain, nouvelles par la tournure
nouvelle que le siècle leur a
donnée.
Au fond, elles se réduisent à une. Il
y a des riches et des pauvres, voilà le
fait. Pourquoi ? Voilà le
problème.
Le siècle cherche une réponse ;
le Christianisme répond.
Jusqu'à nos jours, on s'était
contenté d'étudier,
tantôt activement, tantôt, il faut bien
le reconnaître, avec assez de
négligence, comment on adoucirait les maux
du pauvre ; quant à abolir la
pauvreté, nul n'en parlait, nul n'y
songeait. Ceci, ce n'était pas
indifférence ou calcul, comme on s'est mis
tout à coup à le
prétendre ; c'était le simple
bon sens appréciant d'invincibles obstacles.
Mais, ces obstacles, quelques hommes se sont
vantés de les lever, et il n'en a pas fallu
davantage pour entraîner à leur suite
tout ce qui avait ou croyait avoir à se
plaindre des inégalités de cette vie.
Les plaintes dataient de loin, sans doute ; il
y a longtemps que le malade se tournait et se
retournait dans son lit, croyant, à chaque
fois, avoir trouvé la bonne place, et,
chaque fois, au bout de peu d'instants, se tournant
et se retournant encore. Mais le voilà
maintenant, ce vieux malade, qui se débat,
se redresse, et, dans l'ardeur de son angoisse, ne
se contente plus de soupirer après la
guérison. Il veut, dit-il, il veut qu'on le
guérisse, et malheur à qui ne le
voudra pas !
Nous donc, ses anciens médecins, nous qui
nous disions les amis du pauvre, mais ne nous
vantions pas d'abolir la pauvreté, nous
qui nous en tenions à
répéter, après le
Maître : « Il y aura des
pauvres parmi vous, il y en aura toujours, -
à quoi sommes-nous bons si on vient
dire : « Il n'y en aura
plus ! » On essayera peut-être
de rattacher cela, par quelque autre idée,
au Christianisme ; on prétendra montrer
que les théories nouvelles ne sont qu'une
application plus complète de la
fraternité, de l'égalité
chrétiennes. Vaines paroles !
Il n'y a jamais eu lieu à se tromper
longtemps sur ce qu'était le Christianisme
pour les hommes qui l'interprétaient
ainsi ; on a vu ou des incrédules qui
s'en étaient emparés comme d'une
arme, ou des rêveurs qui le
métamorphosaient de fond en comble, et cette
ardente charité n'a été
souvent qu'un prétexte pour haïr plus
à l'aise ceux qu'on accusait d'en
manquer.
Mais ce n'en est pas moins une assez étrange
position que celle de la chaire
évangélique au milieu de ces
débats. Nous ne pouvons être francs
avec les riches, que nous n'ayons l'air d'appuyer
les plus déplorables attaques contre la
richesse, contre la propriété
même ; nous ne pouvons être francs
avec les pauvres, que nous ne risquions
d'être, à leurs yeux, les ennemis
d'idées généreuses, les
apôtres de je ne sais quel
système organisé contre eux avec
l'appui d'un Christianisme faussé. Riches,
pauvres, en leur prêchant l'Évangile,
nous voilà en danger de les éloigner
de l'Évangile.
Tâchons donc de nous placer assez haut pour
dominer et les uns et les autres ; cherchons
des faits et des principes devant lesquels il n'y
ait plus ni pauvres, ni riches, ni petits, ni
grands. Ces faits, ils sont partout, et il ne
s'agit que de les bien voir ; ces principes,
ils sont dans le Christianisme, ou, pour mieux
dire, ils sont le Christianisme. Alors
peut-être on nous écoutera, et non pas
nous, mais le Christ ; alors peut-être
on trouvera qu'au lieu de chercher bien loin et de
remuer le monde, il vaut mieux s'en tenir à
répéter avec la Bible :
« Le riche et le pauvre se
rencontrent ; c'est Dieu qui les a
faits. »
Avant tout, mes Frères, point d'illusion. Si
l'intérêt que ces questions excitent
aujourd'hui tient d'un côté à
des sentiments louables, à des
progrès réels de la justice et de
l'humanité, il tient aussi, et beaucoup
plus, à l'affaiblissement des idées
religieuses, à l'oubli de la
véritable fin de l'homme. Il y a une
charité qui vient du
Christianisme, qui aime et qui secourt les pauvres
comme membres souffrants du corps de Christ ;
il y en a une qui peut n'être que l'ennui de
voir souffrir, et elle se développe,
celle-là, en proportion de l'importance
qu'on attachera pour son propre compte au
bien-être matériel.
Ainsi a fait notre siècle, et, sans
prétendre que tout soit venu de là,
je dis que l'essor donné aux
améliorations terrestres a été
dû, en bonne partie, à l'oubli des
intérêts éternels ; aussi
a-t-il contribué à les faire de plus
en plus oublier.
Est-ce à dire que nous regrettions, en soi,
ces améliorations et ces efforts ?
Nous en accuser serait absurde, d'autant plus que
nous y reconnaissons l'influence de ce même
Christianisme qu'on avait laissé en dehors.
Cette influence fût-elle moins visible, nous
dirions encore qu'il a assez fait ses preuves pour
qu'on ne puisse, en aucun cas, l'accuser
d'être indifférent aux maux temporels
de l'humanité.
C'est lui qui a véritablement
créé la philanthropie, car c'est lui
qui en a fait, sous le beau nom de charité,
une chose de tous les jours, le devoir des petits
comme des grands. Partout ses amis ont
été les avocats et les soutiens
du pauvre ; partout ils
se
sont trouvés à la tête de tout
le bien qui se faisait. Ils ne demandent pas mieux
que d'y être encore, et toujours ; ils
sont prêts à payer de leurs personnes
partout où les appellera la voix de
l'humanité souffrante, car cette voix, pour
eux, c'est celle de leur Sauveur, caché,
comme il le disait lui-même, sous les traits
du pauvre, du prisonnier, du malade. Oui, partout
et toujours, ceux qui pensaient le plus au ciel se
sont montrés les plus zélés
à soulager les souffrances de la terre.
Seulement, - et c'est ici la grande
différence, - si le chrétien s'occupe
des corps, c'est qu'il pense, avant tout, aux
âmes.
Les âmes, dans nos modernes systèmes,
il n'en est pas question. Tout au plus vous
parlera-t-on, de loin en loin et comme par
complaisance, d'une certaine amélioration
morale liée au progrès du
bien-être et à l'éloignement
des tentations de la misère ; mais
cette amélioration, outre qu'on la veut
indépendante des idées religieuses,
on y insiste trop peu, on la mélange de trop
d'idées terrestres, pour que la perspective,
en fait, ne se termine pas aux améliorations
matérielles, à la terre, à la
terre seule. Ces systèmes, en un mot, ont
beau avoir un côté
relevé, je dirai même, si on veut, un
côté chrétien : - pour un
pauvre ou pour un ouvrier qui les saisit dans ce
qu'ils ont de bon, il y en a cent, il y en a mille
qui les prennent dans ce qu'ils ont de plus mauvais
et de plus antichrétien.
Dès lors, voilà toutes les
inégalités humaines qui se dessinent
avec une effrayante netteté.
En vain me les aurez-vous adoucies par de
bienveillants secours ou par quelque organisation
que ce soit ; si vous me dites, si vous
paraissez croire, si vous me conduisez, n'importe
comment, à penser que mon but est ici-bas, -
vos adoucissements n'auront servi qu'à m'en
faire demander d'autres, toujours d'autres ;
le partage me paraîtra toujours plus
inégal, toujours plus en contradiction avec
l'idée d'un Dieu juste. Alors, de deux
choses l'une : ou je la jetterai au loin,
comme un appui qui s'est brisé sous moi,
cette vaine idée d'un Dieu, d'un Dieu qui
n'existe pas, dirai-je, car il n'autoriserait pas
de telles choses ; ou je me dirai qu'il les a
permises, mais pour un temps, que le moment est
venu, grandement venu, de rétablir l'ordre,
et, s'il le faut, de mes mains.
À l'œuvre donc, dès que
l'occasion sera bonne ! À
l'œuvre ! À l'émeute et au
sang ! Celui qui croit au ciel, il peut
attendre ; celui qui ne croit qu'à la
terre, pourquoi attendrait-il ?
Quand ces idées ne se traduiraient pas par
de déplorables actes, il y aurait à
les déplorer encore comme oubli du
Christianisme, et du Christianisme dans ses tout
premiers éléments.
Voyez, d'ailleurs, comme tout se tient, comme un
homme a vite oublié, avec les enseignements
de Dieu, ceux de la justice et du bon
sens !
Le riche et le pauvre se rencontrent. Jadis,
en lisant ces mots dans la Bible, c'était
aux riches, aux grands, qu'on se sentait
pressé de les redire. C'était
à eux qu'il fallait rappeler
l'égalité naturelle des hommes ;
qui aurait cru que d'autres pussent en venir
à l'oublier ?
Aujourd'hui, c'est aux pauvres qu'il faut la
rappeler, la démontrer ; c'est eux
qu'il faut prier de ne pas mettre en dehors du
genre humain, comme un être inférieur,
malfaisant, quiconque a le malheur de passer pour
un des heureux du monde !
Les heureux ! Que d'erreurs et que
d'injustices, déjà, dans
l'application de ce mot !
D'abord, la fortune fût-elle la mesure du
bonheur, rien de plus arbitraire que cette division
du genre humain en deux parts, les riches, les
pauvres. On peut bien, dans le langage courant,
mettre les deux mots en regard, et vous voyez que
la Bible même le fait ; mais partir de
la comme d'une base fixe, logique, c'est un
abus.
Sans doute il y a des gens que nous pouvons appeler
riches, dans toute la rigueur du mot, et certes la
chaire chrétienne ne s'est jamais fait faute
de le leur appliquer quand il fallait leur dire
leurs devoirs ; sans doute il y a aussi des
gens, et en bien plus grand nombre, que nous avons
raison, trop raison, d'appeler pauvres.
Mais, entre ces extrêmes, que de
degrés !
Que de milliers, que de millions d'hommes il vous
faudra ranger tantôt dans l'une, tantôt
dans l'autre des deux catégories, selon que
la limite imaginaire sera placée ici ou
là, un peu plus bas, un peu plus haut !
C'est cependant presque toujours de cette classe
intermédiaire que part le signal des
murmures et des agitations.
Le pauvre, le vrai pauvre, l'humble ouvrier des
métiers les plus misérables,
l'agriculteur qui nourrit sa patrie et peut
à peine se nourrir, vous les voyez,
aussi longtemps qu'on les laisse
à eux-mêmes, infiniment moins
portés à l'envie que ceux qui sont
déjà des riches en comparaison
d'eux.
Tout en bas, on se résigne, on accepte,
quelquefois même trop, car il n'est ni digne
ni chrétien d'aller jusqu'à l'abandon
de soi-même. C'est plus haut qu'on commence
à regarder au-dessus de sa tête, et,
l'habitude une fois prise, pour un homme qu'on voit
ou qu'on croit voir plus haut que soi sur cette
mobile échelle, on oublie qu'il yen a des
centaines et des milliers au-dessous, ou, si l'on
s'en souvient, c'est pour les jeter, au besoin,
dans des luttes dont le profit, s'il y a profit,
n'est pas souvent pour eux. On sent qu'on ne
devrait pas se plaindre, qu'on ne le pourrait, du
moins, qu'après une foule d'autres, et on se
hâte, en conséquence, de recueillir ou
de provoquer ces plaintes dont on enveloppera les
siennes.
De là, dans ces dernières
années, tant de nouveaux champions du
pauvre ; de là tant d'hommes dont je ne
dirai point que les vues aient été
toujours intéressées, les intentions
toujours mauvaises, mais qui auraient
singulièrement gâté la cause
des classes souffrantes si le Christianisme ne
s'était trouvé là pour
la reprendre et la
relever ; de là tous ces
systèmes où on ne s'inquiète
pas de l'impossible, pourvu que les pauvres soient
séduits et se laissent enrôler ;
de là ces tableaux qu'on charge des plus
lamentables couleurs, et dont le premier effet est
de détruire le peu de bonheur qui pouvait
rester encore chez ceux dont on s'est fait
l'organe.
Nous, en regard de ces douloureux tableaux, que
mettrons-nous ? Les soucis de
l'opulence ?
Non. Ce qu'on va chercher si loin ressemble trop
à de la déclamation ; puis, des
gens qui ont faim, il serait ridiculement cruel
d'aller leur dire que c'est un bonheur de n'avoir
rien, attendu qu'on n'a rien à conserver,
rien à perdre. Je parlais des classes
moyennes ; pour le moment, restons-y.
Interrogez donc les hommes habitués à
sonder toutes les plaies ; qu'ils disent si ce
n'est pas là, dans des positions
avantageuses, enviées, que la misère
leur est souvent apparue plus cruelle et la
souffrance plus poignante.
Prenons un cas, un seul.
Voici un ouvrier manquant d'ouvrage ; voici un
maître qui suit d'un œil d’effroi
le dérangement de ses affaires. Lequel est
le plus malheureux ? L'un
peut se plaindre, l'autre ne le
peut pas, car il doit reculer sa chute, et, au
premier cri d'alarme, elle serait publique,
irréparable. L'un, l'ouvrage revenant, peut
se retrouver demain aussi riche, aussi heureux que
jamais ; l'autre est ruiné,
déshonoré, et peut-être
à toujours.
Ah ! parmi les hommes qu'on se plaît
à entretenir dans l'idée que toutes
les souffrances sont pour eux, il y en a qui
reculeraient d'effroi à la vue de bien des
choses dont ils ne se doutent pas, et qui
retourneraient presque joyeux à leur pain
noir et à leur foyer glacé.
Qu'ils sachent au moins, ces hommes, qu'ils sachent
voir et voir chrétiennement ce qui est
toujours assez visible, l'égalité des
misères naturelles. Complète dans le
tombeau, elle l'est déjà plus ou
moins dans tout ce qui y conduit, dans toutes ces
morts anticipées que nous avons à
subir ici-bas, maladies, infirmités,
séparations cruelles, vaste ensemble de maux
où la richesse est impuissante, et qu'elle
ne sert souvent qu'à aggraver ou à
multiplier.
Combien n'en est-il pas dont elle est l'unique
source, tantôt par les excès dont elle
a fourni l'occasion, tantôt par le seul effet
de son influence énervante ! Le
pauvre, au fond, le sait bien.
Il n'est pas rare que vous lui entendiez dire, et,
cela, du fond de son âme, avec bonheur, avec
orgueil : « Nous ne les connaissons
pas, nous, toutes ces misères-là...
Pauvres gens, avec leur argent ! Les
voilà bien
avancés !... »
Et si ce n'est pas toujours dit avec toute la
charité qu'il serait bon d'y mettre,
toujours est-il qu'il y a là beaucoup de
philosophie, et plus que dans bien des livres. Ce
même homme, il est vrai, peut-être lui
entendrez-vous tenir bientôt un tout autre
langage. Il était retourné content
à sa charrue ou à son atelier ;
l'heureux du monde lui faisait pitié plus
qu'envie. Fatigué, harassé, il se
trouvait heureux encore de pouvoir se fatiguer, se
harasser, et, à la fin d'une longue
journée, en posant ses outils et en essuyant
son front : « à
demain !.. se disait-il ; à
demain !... »
Demain est venu, mais non la force ; il s'est
senti chancelant et oppressé. Il a voulu
persister ; impossible. Lui malade ! Il
n'y croit pas ; il ne peut pas, il ne veut pas
y croire. Il l'est depuis des jours, depuis des
semaines, qu'il se demande encore si c'est vrai, si
Dieu ne s'est pas trompé, s'il peut avoir
voulu le frapper, lui, l'unique soutien
d'une famille. Cette question,
d'autres se la font autour de lui, beaucoup sont
tentés de se la faire, et nous comme
d'autres, hélas ! Il est si doux de
murmurer pour le compte d'autrui, et de se croire
charitable tout en offensant Dieu !
Mais si le murmure était permis, il ne le
serait nulle part mieux, vous semble-t-il, que dans
cette maison. La chambre est froide, sombre,
nue ; tout a passé en inutiles frais,
et les murs dépouillés semblent dire
au moribond qu'il n'a plus qu'à partir
lui-même. Il est là, sur son grabat,
expirant.
Les enfants et la femme regardent avec stupeur.
Demain, plus de père, plus d'époux,
et cela veut dire : « Plus de
pain. »
Ils le savent ; il le sait aussi, lui, et son
dernier regard le dit .... Rien, rien d'affreux
comme ce lit de mort !
Rien ? traversez la rue, ou, sans sortir de la
maison peut-être, arrêtez-vous à
l'étage inférieur. Là aussi il
y a quelqu'un qui souffre, quelqu'un dont la
dernière heure va sonner ; c'est un
riche. Vous dites que tous les soins lui sont au
moins prodigués, qu'il y en aurait de reste
pour lui et son voisin. Sans doute ; mais ce
n'est pas la question. Je vous demande où
vous croyez qu'il en est, au fond, ce riche que
vous allez presque envier jusque
sur son lit de mort. Voyons.
Parce qu'il ne travaillait pas pour le pain du
jour, a-t-il trouvé beaucoup moins dur
d'être cloué sur ce lit de
souffrance ? Non.
Parce que la compagne de sa vie n'aura pas à
travailler de ses mains, le nœud est-il plus
aisé à rompre ? Non.
Parce qu'il laissera ses enfants dans l'abondance,
avez-vous lu moins de douleur dans ce dernier
regard qu'il vient de jeter sur eux ?
Non ! non !
Cet homme, c'est peut-être encore un homme
riche, non de vulgaires biens, mais des dons de
l'intelligence et du cœur. Il attendait, il
tenait déjà la gloire. Il allait
recueillir le fruit de ses longues veilles ;
encore un an, encore un mois, et quelque immortelle
couronne allait se poser sur son front...
Et voici, rêves de gloire, nobles travaux, il
faut tout quitter ; il faut s'en aller
côte à côte avec l'obscur
manœuvre qui agonise à quelques pas.
Ah ! pauvre, pauvre ! si tes yeux
pouvaient percer la muraille, tu en serais
bientôt à dire en joignant tes mains
défaillantes :
« Mon Dieu, ta Parole a dit vrai... Le
riche et le pauvre se
rencontrent ! »
Gardons-nous cependant, mes Frères, de trop
presser ces considérations ;
donnons-les pour ce qu'elles
valent, et arrêtons-nous là.
Il faut amener le pauvre à les
développer lui-même, à y
chercher la rectification de certaines idées
fausses, à y trouver, par cette voie, un
certain adoucissement à ses
souffrances ; mais les lui imposer
d'autorité, vouloir le forcer à
reconnaître que sa position, en somme, n'est
pas pire qu'une autre. Ce serait, dans beaucoup de
cas, exiger l'impossible, l'importuner, l'irriter.
Qu'il comprenne donc bien que nous ne
prétendons pas nous dispenser
d'écouter ses plaintes
légitimes ; qu'il comprenne surtout que
nous ne prétendons pas dégager le
riche d'aucune des obligations de la richesse.
En dépit de nos rectifications, il restera
toujours des faits que nous ne pouvons nier, que
nous ne pouvons même amoindrir, et que notre
devoir est de présenter aux riches dans
toute leur navrante nudité. C'est un affreux
calcul que celui de la somme des souffrances qui
peuvent marquer une année ; même
ordinaire, dans une ville qui ne sera même
pas des moins favorisées, dans un pays dont
on vantera la prospérité. Que de
misères connues ! Que de misères
cachées ! Que de contrastes entre
l'opulence des uns et le
dénuement des
autres ! Quel monde de faits dont un seul,
s'il était nouveau, nous remuerait
profondément, et qui vont grossir à
milliers, chaque jour, une histoire trop vieille
pour qu'on s'en émeuve encore !
Mais, cette longue histoire, le pauvre la relit et
la refait perpétuellement. Il la refait,
avec un redoublement d'amertume, quand les
événements publics viennent enrichir
le riche, et ne lui apportent, à lui, que le
bruit des réjouissances.
Il la refait quand les fortunes s'écroulent,
et que le malheur public va encore aggraver le
sien, et qu'il calcule tout ce qu'on aurait pu
faire avec la dixième partie des colossales
sommes que l'ouragan vient d'emporter.
Me demandera-t-on, par conséquent, ce que
j'aurais donc à dire à qui me
poserait nettement et directement la
question : « Pourquoi suis-je
pauvre ? »
Si je voulais reculer encore, je le pourrais ;
je pourrais trouver, du moins, un grand nombre de
cas où la réponse serait
désolante, cruelle peut-être, mais
facile.
Je dirais donc, - et je le dirais, mes
Frères, à plus de pauvres qu'on ne
pense : - « Si tu es pauvre, c'est
ta faute. » Je montrerais à l'un
qu'il n'a pas aimé le travail, à
l'autre qu'il a follement
dévoré les fruits du sien, à
celui-ci qu'il s'est volontairement
aliénés ceux qui occupaient son bras,
à celui-là qu'il ne s'est
prêté en rien aux efforts
tentés pour le relever.
Je montrerais à beaucoup d'autres que la
faute en est, sinon à eux, du moins à
leurs parents.
Il est dur, sans doute, d'avoir à porter le
poids des dérèglements d'un
père ; mais enfin, à ne prendre
ici que le point de vue que j'indique, voilà
tout autant de cas où l'explication est
toute simple, où la Providence est hors de
cause. Je pourrais ajouter que les
mécontentements modernes ont
multiplié ces cas, encourageant
l'oisiveté, les vices, et paralysant,
d'autre part, les plus généreuses
intentions.
Mais laissons cela ; je ne veux pas user des
avantages que me donnerait l'histoire d'un trop
grand nombre de pauvres. Celui donc que vous
supposiez me disant : « Pourquoi
suis-je pauvre ? » - je veux le
supposer, de mon côté, n'ayant rien
fait pour l'être, rien négligé
pour ne plus l'être, rien obtenu sur son
malheureux sort.
Vous demandez ce que je
lui-répondrais ?
- Je n'essayerais pas de lui répondre ;
je tâcherais de lui apprendre à
changer sa question, ou, mieux
encore, à ne plus la faire, ni
celle-là, ni d'autres.
« Pourquoi suis-je
pauvre ? » Mais autant vaudrait
demander, mon Frère, pourquoi la pluie a
fécondé un champ plutôt qu'un
autre, pourquoi la grêle est tombée
ici et non là, pourquoi, dans une bataille,
l'un a été blessé et l'autre
non ; autant vaudrait demander la raison de
ces mille et mille choses qui, humainement, n'en
ont point et n'en auront jamais. Méfiez-vous
de ces questions qui vont droit à Dieu sur
son trône ; méfiez-vous
également des formes
détournées qu'on s'est mis, de nos
jours, à leur donner.
« Ce n'est pas de Dieu, a-t-on dit, que
nous nous plaignons. Nous savons qu'il nous aime,
lui ; nous savons que le Christ était
pour nous.
Ce sont les hommes, c'est la société
qui nous opprime. »
Quand cette idée ne se compliquerait pas,
presque toujours, d'exagérations
étranges, quand nous ne verrions pas la
société accusée d'une foule de
choses dont elle n'est pas responsable et où
elle ne peut rien, vous avez beau, dirions-nous,
accuser la société, l'accuser
seule : le véritable objet de vos
murmures, ce n`est pas elle, c'est Dieu.
Oui, disons-le, et bien
haut : la société, dans
le sens où l'on prend ce mot aujourd'hui
quand on se met à la maudire, ce n'est, au
fond, qu'un mot substitué à celui de Providence ; ce
n'est qu'un
détour, involontaire d'abord, bientôt
coupable, pour murmurer et se révolter
à l'aise, pour attaquer indirectement ce
Dieu que, malgré soi, on respecte encore en
face.
Si la société n'est point parfaite,
ce que nul ne prétend, s'il est permis
à tous de lui dire en quoi elle
pèche, si, envisagée dans ses vices,
elle n'est évidemment pas l'œuvre de
Dieu, la place qu'un homme y occupe n'en est pas
moins, pour cet homme, le résultat d'un
décret de Dieu, et, s'il murmure, peu
importe que Dieu ne soit pas nommé :
c'est ce décret, c`est Dieu qui est mis en
cause. Qui dira les progrès que ce
malheureux détour a fait faire, depuis vingt
ans, à l'incrédulité, aux
idées subversives, et, par une suite
naturelle, au malaise, aux souffrances ! Le
pauvre ne se mettrait pas aisément et de
lui-même à penser mal de Dieu ;
il a trop besoin de se sentir un ami dans le ciel.
Vous ne l'en détacherez qu'indirectement,
peu à peu, et c'est ce qu'on a fait.
On lui a montré l'ami céleste
approuvant ces murmures qui
allaient bientôt aboutir à un
reniement ; on lui a prêche au nom du
Christ les sentiments qui allaient renverser le
Christianisme dans son cœur.
Mais le Christianisme n'est pas détruit pour
cela. Il est debout avec toutes ses promesses,
toutes ses consolations ; il est ce qu'il
était quand le Fils de Dieu disait
lui-même, comme ne pouvant mieux en prouver
la divinité :
« L'Évangile est annoncé
aux pauvres. »
Là donc est le grand remède ; et
le grand remède, mes Frères, c'est
avant qu'on réapprenne à voir Dieu,
la main de Dieu, toujours Dieu, là où
ou s'est habitué, de nos jours, à ne
voir que les hommes et que la
société.
Voilà bientôt dix-neuf siècles
que « l'Évangile est
annoncé aux pauvres, » et
jamais ses enseignements à leur égard
n'étaient tombés plus divinement
à propos ; on disait qu'il a eu tout
particulièrement en vue de les armer contre
les séductions dont on les assiège
aujourd'hui.
On s'évertue à leur prouver qu'ils
sont malheureux par-dessus tous, - et le Sauveur
dit : « Heureux les
pauvres ! »
On leur peint le bonheur des riches, et le Sauveur
dit : « Malheur aux
riches ! » On leur apprend
l'orgueil, - et le Sauveur ferme
le ciel à quiconque n'est pas
« pauvre en esprit, »
c'est-à-dire n'a pas l'humilité qui
sied au pauvre.
On leur répète qu'ils sont les
méprisés, les opprimés, - et
le méprisé de Nazareth,
l'opprimé du Calvaire, leur montre, au sein
de son éternelle paix, où
mènent les douleurs et les opprobres.
On creuse entre des frères un abîme
d'envie, de défiances, de haines, - et
voici, comme avant, la même croix qui les
ombrage, le même sang qui les sauve, le
même ciel qui s'ouvre à quiconque,
riche ou pauvre, aura aimé, aura souffert,
aura reconnu sa misère et
espéré en Christ.
Avant de poursuivre, résumons.
J'ai fait remarquer, en premier lieu, que
l'importance aujourd'hui accordée aux
questions dites sociales peut bien avoir eu
d'honorables causes, mais tient aussi à
l'affaiblissement des idées religieuses,
à l'habitude d'envisager la terre comme s'il
n'y avait rien au delà ; bien entendu
que je n'ai ni dit ni voulu dire que ces questions
n'aient pas une importance réelle, et
très grande, et d'autant
plus grande, en un sens, qu'on
les aborde avec un cœur plus
chrétien.
J'ai montré en passant que ceux qui se
plaignent le plus ne sont
généralement pas ceux qui auraient le
plus à se plaindre ; j'ai combattu
ensuite les illusions qu'on se fait dans ces
matières. Ni le bonheur du riche, ai-je dit,
ni le malheur du pauvre, ne sont toujours bien
jugés. Et je l'ai prouvé.
J'ai reconnu, enfin, que ces rectifications ne
suffisent pas, qu'il reste des faits
déplorables, que nous devons travailler, par
conséquent, à détruire ce qui
peut être détruit, à adoucir ce
qui ne peut être qu'adouci ; mais, ai-je
dit, gardons-nous des pourquoi qui s'adresseraient
à Dieu, et qui n'amèneraient,
ici-bas, que haines et troubles.
Que le pauvre espère en Dieu, mais ne
l'interroge pas. Qu'il ait les yeux sur Christ, et
sa croix pèsera moins.
C'est donc toujours à Dieu, à Dieu
manifesté en Christ, qu'il faut adresser
ceux qui souffrent ; non pas, je l'ai dit et
redit, pour ôter aux heureux du monde une
portion quelconque de leur responsabilité,
mais pour montrer aux pauvres que cette
responsabilité a des limites, que ceux qui
leur disent le contraire se
trompent ou les trompent, qu'il y a, en un mot, des
inégalités manifestement
destinées à ne cesser que dans un
autre monde.
Si j'ai paru avoir pour eux des paroles
sévères, qu'ils sachent qu'elles
n'étaient point à leur adresse, mais
à celle des hommes qui les aigrissent, les
égarent, aiguisent les souffrances et
chassent les consolations
Voilà ce que je tenais, avant de continuer,
à bien poser, et j'en prends acte.
Vous allez donc enfin, me dira-t-on, vous adresser
aux riches ? - Oui, aux riches ; mais
auxquels ?
Cette question vous
étonnerait-elle ?
Je l'ai pourtant déjà
justifiée quand je parlais du peu de
fixité des applications de ce mot.
Mais prenons-le d'abord dans le sens le plus
restreint, celui qu'on a généralement
dans l'esprit ; adressons-nous aux riches
proprement dits, à ceux qui ont, et
beaucoup.
Les temps, leur dirai-je donc, sont graves ;
vous ne gagneriez rien à vous le
dissimuler.
De jour en jour vous allez avoir plus à
faire pour qu'on vous pardonne votre bonheur, ne
fût-il qu'apparent. Résistez, vous le
devez, aux doctrines insensées qu'on dirige
contre vous, car c'est la
société qu'elles ébranlent, et
c'est la société, après vous,
qui tomberait ; mais, tout en
résistant, rappelez-vous que les erreurs et
les violences des hommes peuvent cacher des
enseignements de Dieu. On a exagéré
votre responsabilité ; n'allez pas
conclure de là qu'elle soit restée,
devant Dieu, absolument la même qu'autrefois.
Nouveaux temps, nouveaux devoirs.
Les discussions modernes ont mis en lumière
bien des choses auxquelles vous étiez
peut-être excusables de n'avoir pas
songé, mais que vous seriez inexcusables
d'oublier ou de mépriser maintenant que vous
les savez ; vous avez vu les plaies :
c'en est assez pour que vous soyez tenus de
travailler à les guérir.
La cause a pu être gâtée par des
avocats détestables ; la cause, en soi,
est sacrée, et le premier avocat qui l'a
plaidée, c'est, ne l'oubliez pas,
Jésus-Christ.
On a enseigné des folies ; mais de ces
folies mêmes ressort un fait
profondément d'accord avec les principes
chrétiens : c'est que le temps n'est
plus où on pouvait ne se croire tenu
qu'à des aumônes, impôt
jeté, trop souvent au hasard, dans le
gouffre de la misère, mais qu'il faut sonder
le gouffre même, ramener au soleil
ce qui peut encore y revenir,
arrêter au bord ou sur la pente ce qui peut
encore être arrêté. Faites-en,
des aumônes, il en faut, et ce sera, comme
toujours, « prêter à
l'Éternel ; » mais,
à côté des aumônes
d'argent, il faut de la bienveillance et de
l'amour, il faut des aumônes pour le
cœur, il faut ce que saint Paul voulait dire
lorsqu'il disait : « Quand je
donnerais tout mon bien aux pauvres, si je n'ai pas
la charité, cela ne me sert de
rien. »
La charité vous fera rechercher avidement
tout ce qui est possible, tout ce qui est faisable,
non seulement pour soulager, mais pour
prévenir la misère ; la
charité rendra possible une portion
même des choses qui seraient restées
des rêves, et des rêves
désastreux, tant que l'exécution en
aurait été laissée à
d'ignorantes ou coupables passions ; la
charité rétablira la
fraternité rompue, et le Christianisme aura
encore une fois vaincu.
Mais, mes Frères, une des grandes erreurs de
notre époque, c'est de ne pas comprendre que
cette responsabilité est celle d'un grand
nombre, qu'il y a injustice, absurdité,
à la concentrer sur quelques-uns. En vain
nous obstinons-nous communément à
n'appeler riches que ceux qui
possèdent plus que nous : le riche, au
point de vue chrétien, c'est quiconque a
au-dessous de soi un frère qu'il peut aider,
n'importe de quelle manière, argent ou verre
d'eau ; c'est quiconque peut se trouver
responsable, au dernier jour, des souffrances d'un
de ses frères.
La question : « Pourquoi suis-je
pauvre ? » - condamnons-la,
chassons-la, et de notre cœur, et du cœur
des autres ; mais la question :
« Pourquoi suis-je
riche ? » - apprenons tous à
nous la faire, et, presque tous, nous en aurons
l'occasion. Oui, pourquoi suis-je riche ?
Pourquoi ai-je du superflu, même peu,
très peu, quand d'autres n'ont pas le
nécessaire ?
Pourquoi ai-je de l'ouvrage, quand d'autres n'en
ont pas ?
Pourquoi mes mains se prêtent-elles aux plus
rudes travaux, quand d'autres se consument dans
l'oisiveté d'un lit d'angoisse ?
Pourquoi ai-je eu les moyens de cultiver mon
intelligence et mon âme, quand beaucoup
d'autres, qui m'auraient bien valu, ont croupi dans
la plus profonde ignorance ?
Pourquoi... - Mais que chacun fasse la question
comme il voudra ; ce que nous demandons, c'est
qu'on la fasse, et, même dans les rangs de
ceux qui souffrent, il faudra
descendre assez bas pour arriver à ceux qui
ne pourraient réellement, sous aucune forme,
se l'adresser. Ne descendons pas, si vous voulez,
jusque-là ; je m'en tiendrai à
dire que, au-dessous de la classe riche, opulente,
il est une classe nombreuse qui devrait aussi
s'appeler riche et qui ne le veut pas, qui pourrait
faire beaucoup et qui fait peu, toujours
prête, d'ailleurs, à parler de la
responsabilité des riches, et n'en prenant
qu'une part tout à fait hors de proportion
avec le total considérable des biens qui
sont entre ses mains.
N'objectez pas qu'il y a la des hommes
dévoués, des chrétiens
toujours prêts à faire, avec une
fortune médiocre, ce que feraient à
peine les plus opulents de l'autre classe ; je
bénirai Dieu des exceptions, et j'aurai une
arme de plus contre l'inconséquence ou la
dureté du reste.
Demandez-leur, à ces hommes-là, de
quoi soutenir une œuvre utile,
chrétiennement moralisante, une de ces
institutions dont le développement peut seul
sauver la société, et eux avec :
ils donneront, car ils ne voudraient pourtant pas
qu'on les crût hors d'état de rien
donner, mais ils donneront le moins possible, et
ils auront, avec cela, le
sentiment du devoir
accompli ; ils croiront avoir fait beaucoup
s'ils se sont laissé arracher, dans le cours
d'une année, le gain ou le revenu d'un jour.
Leur temps, leurs soins, souvent ils en sont encore
plus avares.
Le temps, n'est-ce pas de l'argent ?
Ils n'ont pas trop de toutes leurs heures pour
eux-mêmes, pour leurs affaires ; ils
n'en ont pas même, disent-ils, pour leurs
plaisirs, et quelquefois c'est vrai ; ils se
sont fait du travail et du gain une sorte de
religion avec laquelle ils se tranquillisent
pleinement à l'endroit du Christianisme et
des devoirs chrétiens.
N'est-ce pas, d'ailleurs, pour leur famille, pour
leurs enfants, qu'ils travaillent ?
Autre belle couleur que l'égoïsme et
l'avarice ne manquent jamais de se donner. Quand un
homme déjà riche vous allègue
ses enfants, c'est plutôt une preuve qu'il ne
pense pas à eux et qu'ils ne sont plus qu'un
prétexte. La grande famille, en attendant,
les concitoyens, la patrie, l'humanité, ou
ils ne s'en inquiéteront pas le moins du
monde, ou ils ne la serviront que par de vaines
paroles, et peut-être applaudiront-ils, dans
l'occasion, aux plus dangereux systèmes,
comme pour mieux prouver un dévouement dont
ils ne donneront jamais d'autre
preuve. Des exceptions, je le répète,
il yen as, et de très honorables ; mais
je maintiens qu'il y a, chez beaucoup de gens de
cette classe, une déplorable absence de
libéralité chrétienne,
d'activité chrétienne, de sentiments
chrétiens.
Gardons-nous cependant de concentrer nos reproches
sur eux ; nous finirions par être
injustes, comme d'autres le sont envers les riches
de la classe au-dessus, et nous ne devons
l'être envers personne.
J'ai tâché, jusqu'ici, de ne dire que
des choses plus ou moins vraies de tous ; je
le puis encore. Faisons-le.
Ils ne sont donc, ces hommes, si occupés de
leurs affaires et si peu soucieux du bien public,
que les représentants d'un des
caractères de ce siècle, le culte des
intérêts matériels. Ce culte,
me dira-t-on, est-ce donc un fait
nouveau ?
À plusieurs égards, oui. Il l'est par
cette foule d'applications nouvelles que le
siècle lui a ouvertes en multipliant les
jouissances ; il l'est par l'universelle
indulgence qui permet à tous de s'y
livrer ; il l'est encore par la
nouveauté des moyens offerts à qui
veut s'enrichir. Légitimes ou non, pures ou
non, ces nouvelles sources de fortune ont
toutes concouru à
alimenter la fièvre et à la porter
dans tous les rangs. De là, chez ceux qui
ont déjà et chez ceux qui n'ont pas
encore, une commune maladie qui ne nous
autoriserait que trop à
répéter, dans ce nouveau point de
vue, que « le riche et le pauvre se
rencontrent. »
L'Évangile demande des
« pauvres en esprit, »
et, grâce à Dieu, il y en a ;
mais il y a malheureusement aussi, et en bien plus
grand nombre, des riches en esprit, je veux dire
des gens qui n'ont du pauvre que la pauvreté
matérielle, accompagnée de toutes les
misères morales qui seraient plutôt
celles du riche.
Égoïsme, avarice, attachement
invincible aux biens du monde, on se les donne
assez, sans être riche, tous ces vieux
travers de la richesse ; Dieu n'a que trop
souvent à voir au fond du même
abîme ceux que nous voyons
séparés par toute la distance qu'il y
a de l'opulence à la misère, de la
gloire à l'obscurité. « Un
chameau passerait plutôt par le trou d'une
aiguille, a dit le Christ, qu'un riche n'entrerait
dans le royaume du ciel. »
Mais ce riche, ce mauvais riche, car c'est d'un
mauvais riche qu'il est évidemment question,
ce riche mes Frères, quel est-il ?
Où est-il ?
Ce riche, ce mauvais riche, c'est un homme qui n'a
peut-être rien, mais en qui germent d'avance
tous les vices de ceux qui ont.
Ce riche, c'est quiconque aspire à
être riche, pour peu qu'il y aspire autrement
que Dieu ne le permet. Ajoutez que ce mauvais riche
est toujours le premier à parler des mauvais
riches.
Écoutez-le. « Ils ne savent penser
qu'à leur argent. » Et vous,
répondrai-je, à quoi ?
La seule différence, hélas !
c'est qu'ils pensent à ce qu'ils ont et vous
à ce que vous aurez, à ce que vous
voulez avoir, à ce que vous tremblez de
n'avoir pas ; c'est le même
péché, plus d'autres,
mécontentement, convoitise, murmure et ce
qui s'ensuit. Mais ils vous méprisent,
dites-vous ; ils oublient que nous sommes tous
égaux. Ils ont grand tort ; mais vous,
ne l'oubliez-vous jamais ?
Êtes-vous bien sûr de ne mettre, de
n'avoir jamais mis, dans vos relations ordinaires,
aucune différence entre un pauvre et un
riche, ou même entre un pauvre absolument
pauvre et un pauvre qui l'est moins ?
Vous est-il égal, pleinement égal,
d'avoir l'un ou l'autre pour ami, d'être vu
en public avec l'un ou avec l'autre ?
Un commencement de fortune ne vous a-t-il
changé en rien,absolument
en rien ?
Examinez ; répondez.
Vous parlez toujours des plus riches, de cette
avidité qui a crû avec la
fortune ; mais vous, encore une fois, vous,
vous êtes-vous arrêté au
nécessaire ?
Si vous êtes encore à
l'acquérir, affirmerez-vous, devant Dieu,
que vous vous y arrêteriez ?
Vos belles paroles d'aujourd'hui sur les classes
souffrantes, êtes-vous sûr que vous les
traduiriez mieux que d'autres en larges dons, en
soins affectueux ?
Absorbé jusqu'ici par les
intérêts de la terre, c'est quand les
liens seront plus forts que vous vous en
dégagerez ?
Étranger au Christianisme, c'est en devenant
riche que vous deviendrez
chrétien ?
Cela c'est vu, je le sais ; mais il y aurait
folie à y compter, folie à vous en
vanter, folie à partir de là pour
jeter la pierre à d'autres. Je m'en tiens
donc à votre état actuel, et, je le
répète, qu'un homme dise
orgueilleusement ; « Je suis
riche, » ou qu'il dise
envieusement : « Si j'étais
riche ! » - c'est, au fond, la
même pensée, le même esclavage
de la terre, le même oubli du ciel, et il y a
dans l'Écriture une parole qui ne leur va
que trop bien à tous deux :
« Tu dis je suis riche, je n'ai besoin de
rien, et tu ne sais pas que tu es
malheureux, misérable,
pauvre, aveugle et nu. »
Oui, que l'un dise : « Je n'ai
besoin de rien, » que l'autre dise :
« Je n'aurais besoin de rien, »
ils disent, au fond, la même chose.
Quel est-il donc, ce sentiment qui ne respire pas
moins sous les jalousies de l'un que sous l'orgueil
de l'autre ?
Ce sentiment, mes Frères, c'est qu'en
arrivant à la fortune, on arrive au but, au
vrai but ; qu'on est alors un homme, dans le
sens le plus complet de ce mot ; que le seul
désir à avoir encore est celui de se
reposer ou de monter plus haut, la seule crainte,
celle de descendre ou de perdre.
Est-ce à dire que l'on s'en fasse
ouvertement un système ? Pas
toujours.
S'il est des hommes qui vous parlent aujourd'hui de
la fortune comme d'un piédestal du haut
duquel on peut se rire et des jugements des hommes
et des menaces de Dieu, il en est d'autres, et
c'est le grand nombre, qui n'oseraient le dire, qui
n'oseraient même, à quelques
égards, le penser. Mais la tendance y est,
et toujours plus ; elle se trahit sous bien
des formes, et j'ai déjà eu plusieurs
fois à vous parler de ces hommes-là.
C'est eux que je vous montrais n'attaquant pas les
idées religieuses, mais
ne les considérant que comme un frein aux
passions de la multitude ; c'est eux que je
vous montrais louant quelquefois le Christianisme,
mais pour ses bienfaits temporels, et surtout comme
leur garantissant la large part qu'ils se sont
faite ou qu'ils comptent se faire des avantages de
ce monde.
Pauvre encore ou déjà riche,
n'importe ! l'homme d'argent en est
bientôt, je ne dirai pas à se croire
indépendant de Dieu, mais à oublier
sa dépendance, à chercher et à
trouver en lui-même son tout, son univers. Il
ne se mettra peut-être pas, comme
c'était la mode au dernier siècle,
à diviniser les vertus de l'homme ;
mais cela pourrait bien ne prouver qu'une seule
chose, savoir qu'on ne pense plus à ces
questions, qu'on ne se défend plus
d’être tout entier à la
matière.
Quand le verrez-vous, d'ailleurs, s'humilier devant
Dieu ?
S'il le fait encore quelquefois, ce sera par forme
et des lèvres ; s'il ne se met pas sur
l''autel, il ne se fera pourtant pas faute de se
croire bien assez bon, bien assez meilleur, en tout
cas, que le vulgaire obscur.
O insensé ! Quand tu vaudrais
réellement un peu mieux, humainement
parlant, que ceux qui luttent sans espoir contre
une misère abrutissante,
qu'as-tu donc , te dirai-je encore avec
l'Écriture, qu'as-tu que tu ne l'aies
reçu, et, si tu l'as reçu, pourquoi
t'en glorifierais-tu? Il t'a été plus
donné, il te sera plus
redemandé ; ces pauvres avec lesquels
tu auras cessé, te semblait-il, de te
rencontrer ici-bas, tu les rencontreras au tribunal
du même juge, témoignant
peut-être contre toi !...
Mais, tous ces avertissements, l'homme d'argent,
l'homme de la terre, les repousse ou les oublie. Ne
lui parlez pas d'un autre monde !
Il est si bien dans celui-ci ! Il
espère, du moins, y être si bien un
jour ! Ce jour se fait attendre, et depuis
vingt ans peut-être, depuis trente ans,
depuis quarante... l'esclave espère
encore ; il espérera jusqu'à la
fin.
Le monde renouvellera ses promesses, cent fois
menteuses, et, cent fois, il s'y laissera
reprendre, oubliant, dédaignant les autres
promesses, les divines, celles qui n'ont jamais
menti.
Ce désir de bonheur que Dieu avait mis dans
son âme, il le traînera jusqu'à
la tombe sans comprendre ce que ce besoin lui crie,
sans se tourner un moment vers ce qui pourrait le
satisfaire. Les joies de la piété, il
ne les connaît pas ; l'humilité
chrétienne, il n'en veut pas ; les
épreuves, il les subit,
mais il ne les accepte pas. Ses
péchés, sa misère, il ne sait
pas ce que cela veut dire, et, quant à la
nécessité d'aller à Christ,
d'embrasser par la foi le salut dont Christ est
l'auteur, - d'où la comprendrait-il ?
D'où en aurait-il même une
idée ?
Voilà l'homme d'argent, voilà l'homme
de la terre, et malheur à qui ne
comprendrait pas combien est grand aujourd'hui, et
pour tous, le danger d'être plus ou moins cet
homme-là !
À lui donc, à tous ceux qui marchent
dans la même voie, à tous les esclaves
du monde, obscurs ou glorieux, à tous ceux
qui, pauvres ou riches, attendent de la terre ce
que ne peut donner la terre, - redisons-leur encore
une fois qu'ils se trompent, et que, arrivés
ou non à leur but, destinés ou non
à y arriver une fois, ils n'effaceront pas
cette parole : « Tu es
malheureux, misérable, pauvre, aveugle et
nu. »
Tu ne l'effaceras pas, ô riche, car elle est
déjà vraie par cela seul que tu es
homme, et ton opulence, pour ton âme, n'est
qu'une misère de plus, source de tentations,
obstacle souvent invincible à la renaissance
en Christ. Tu ne l'effaceras pas, ô
pauvre ! car tu es homme aussi, et la
pauvreté, chez le vieil
homme, n'est qu'une autre source
d'erreur et d'endurcissement. On se fait de ses
privations, mal supportées et
obstinément déplorées, un
titre aux rassasiements célestes ; on
se tranquillise, on s'aveugle sur toutes les
misères de son âme ; on se pare
de ses malheurs comme d'un manteau de vertus, et on
s'en va demander récompense à ce Dieu
dont on ne se souvenait que pour murmurer contre
lui.
Le Christ aura aimé les pauvres, et ce
serait cet amour même qui les autoriserait
à s'endurcir, à se mettre en dehors
des conditions ordinaires de la
grâce !
Le Christ aura dit : « Heureux les
pauvres ! » et ce bonheur
consisterait dans le droit de n'être pas
chrétien ! Non, non ! L'heureux du
monde rendra compte de son bonheur, mais le
malheureux de son malheur ; le pauvre de sa
pauvreté, comme le riche de sa richesse.
L'un et l'autre, s'ils sont sauvés, ils le
seront en Celui qui sauve. Les routes auront
été différentes ; elles
n'en aboutissent pas moins au pied d'un trône
devant lequel il n'y a que des pécheurs,
anéantis dans la même misère,
relevés par la même grâce.
Souvenons-nous-en, riches et pauvres; frères
devant l’éternité, il nous sera
facile de l'être dans ce monde.
Alors le riche comprendra
l'immensité de ses devoirs ; alors le
pauvre comprendra ce que voulait dire :
« Heureux les pauvres. » Alors
s'évanouiront de part et d'autre toutes les
difficultés qui s'ajoutent maintenant, dans
ces questions, aux difficultés
naturelles ; alors se résoudront tous
les problèmes de la terre, car on aura
cherché la solution où elle
était.
Sera-ce bientôt ? Dieu le sait.
Mais, cette solution bénie, heureux qui
l'aura au moins entrevue !
Heureux, dût-elle ne se réaliser
jamais dans l'ensemble des sociétés
humaines, heureux qui en aura
préparé, dans son cœur et autour
de lui, le salutaire avènement !
Amen.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |