Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE CHRISTIANISME ET LES ÉVÉNEMENTS

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Puis donc que toutes ces choses doivent se dissoudre, quels ne devez-vous pas être par la sainteté de votre vie et par les œuvres de votre piété, attendant et hâtant la venue du jour de Dieu ?
(2e Ep. de saint Pierre, III, 11-12.)

CHRÉTIENS, BIEN-AIMÉS FRÈRES EN JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR !
Nous avons vu le Christianisme en présence de l'idée moderne du progrès, envisagée surtout dans les erreurs qui s'y rattachent et les dangers qui en sortent ; nous avons à le voir en présence des événements, j'entends des événements actuels, envisagés, cela va sans dire, non pas dans leurs détails, mais dans leurs caractères généraux.

Un de ces caractères, c'est certainement leur nombre même et leur rapidité
Quel temps, sous ce rapport, que le nôtre !
Quel tourbillon que celui où se mêlent et se heurtent tant de faits, tant de changements !
Je sais bien qu'on a toujours dit à peu près la même chose. Toujours, au commencement d'une année, quand on repassait dans sa mémoire ce que l'année précédente avait apporté de faits nouveaux, de changements plus ou moins inattendus dans les idées ou les choses, il semblait impossible que les mois à venir fussent également féconds, et que l'histoire eût encore autant à écrire.
Chaque jour, en attendant, apportait son tribut, chaque mois recevait sa charge, et l'année, en somme, se trouvait généralement n'avoir rien à envier aux précédentes.
Aujourd'hui, cependant, tout ce que nos devanciers avaient vu en fait d'années pleines, chargées, est dépassé ; tout ce qu'ils avaient dit ou écrit sur la rapide succession des événements de ce monde, nous le trouvons faible à côté de ce que nous pouvons en dire.

Nos successeurs trouveront-ils faible aussi ce que nous en disons ? N'importe. Il s'agit, pour chaque génération, de recueillir les enseignements que Dieu lui donne, et ce devoir n'a jamais été plus clair. Jamais une rapidité pareille n'avait été imprimée à l'existence ; jamais il n'avait été si facile de comprendre que le solide et le durable, si on en veut, sont ailleurs.
Mais s'il n'y a rien de plus facile, en ce sens, que de voir combien tout est fragile, il a toujours été difficile de le bien voir, de le voir chrétiennement, et cette difficulté, je le crains, a augmenté.
Elle a augmenté, d'abord, par le fait de cet orgueil dont je vous ai déjà entretenus, celui qu'on pourrait appeler l'orgueil de la civilisation. On se dira : « Tout change, mais pour faire place à mieux ; l'homme passe, mais l'humanité subsiste, et ses travaux grandissent d'âge en âge. » Ainsi arrivera-t-on à se consoler de durer peu, et cette idée a certainement sa grandeur ; c'est le soldat qui trouve tout simple de tomber en chemin, pourvu que l'armée avance et que la conquête se fasse.
Quoique ce sentiment n'ait peut-être rien d'incompatible, au fond, avec le Christianisme, il est rare, en fait, que le sentiment chrétien n'en soit pas amoindri, et je vous ai montré comment. Je ne fais, du reste, que rappeler cette considération, et je n'y reviendrai pas.

Mais ce qui nous empêche encore d'envisager chrétiennement la rapide marche des choses, c'est tantôt l'étourdissement produit par leur rapidité même, tantôt la peur, d'aller au fond et d'y relire un arrêt de mort que nous essayons d'oublier, tantôt de dangereux systèmes, tantôt des illusions moins dangereuses, dangereuses pourtant et facilement criminelles, tantôt, et surtout, l'insuffisance de notre foi, tantôt un incohérent mélange de toutes ces causes ensemble, indifférence, frayeur, mauvais systèmes, illusions, incrédulité.

Voilà, mes Frères, ce que je veux vous montrer aujourd'hui. Maux du siècle, il faut les sonder ; vices du siècle, que personne ici ne se hâte de s'imaginer en être exempt, ni de tous, ni même d'aucun. Tout au plus est-il des degrés divers, et, souvent, pour peu qu'on approfondisse, on arrive à se sentir côte à côte avec des hommes dont on se croyait bien loin.

Aurez-vous, mes Frères, le courage de la volonté d'approfondir ? Voudrez-vous sérieusement être éclairés sur l'état de vos âmes, sur les progrès que le mal y a faits ou peut y faire à la faveur des agitations modernes ? - J'ai besoin de le croire, et je le demande à Dieu.


Toutes choses doivent se dissoudre. La preuve, on ne l'a jamais demandée, car on l'avait perpétuellement sous les yeux et sous la main.
Nul, par exemple, élevant un monument magnifique, n'a douté que ce monument ne dût tomber un jour ; il a bien pu n'y pas songer, mais non ne pas le savoir. Vous dites que les Pyramides ont défié les siècles ; allez voir ce que les siècles ont déjà dévoré de leur granit.
Qu'est-ce que la terre elle-même, sinon un entassement de débris ? Les savants vous diront que son sol entier en est formé, et ce n'est même qu'en passant à l'état de ruine qu'elle est devenue propre à porter et à nourrir l'homme.

L'homme est venu, et un nouvel ordre de ruines s'est étalé sur ce théâtre de sa fragilité : ruines de son corps, ruines de ses œuvres, institutions ou monuments, empires séculaires ou établissements d'un jour, heureux encore quand le palais du prince a laissé un peu plus de traces que l'humble toit de chaume, ou que la tente balayée parle vent du désert !
Si donc elle est écrite dans la Bible, cette pensée que tout finit, que tout passe, que, après avoir plus ou moins longtemps occupé la scène du monde, œuvres comme ouvriers s'enfoncent dans un même oubli, - elle n'est pas moins évidente dans tout ce que nous savons des temps passés, dans tout ce que nous voyons des temps présents.
Or, le passé, nous nous en inquiétons assez peu dans ce point de vue, et il est assez naturel qu'au milieu de tant de nouvelles ruines nous n'allions pas chercher notre instruction dans les anciennes.

Nous avons tous vu, de nos yeux, tomber des trônes ; nous demandera-t-on d'être effrayés à de royales catastrophes qui dorment dans l'histoire ? Nous avons assisté à de colossales guerres ; nous demandera-t-on de méditer profondément sur celles d'il y a cent ans ou d'il y a mille ans ? Les étudier historiquement, à la bonne heure ; nous en émouvoir, à quoi bon ? Vainqueurs comme vaincus sont depuis longtemps dans la tombe.

Mais cette philosophique indifférence, nous l'appliquons souvent, et voilà le mal, aux événements contemporains. Ce n'est pas, sans doute, quand nos intérêts sont en jeu ; les moindres détails, alors, sont d'une importance immense, et nous nous étonnons que personne y soit indifférent. Mais je veux dire que la multiplicité des faits, et des faits graves, nous empêche, en temps ordinaire, de nous y arrêter assez pour en tirer enseignement. Nos yeux se promènent sur le monde, distraits, presque au hasard, comme sur un tableau mouvant où rien ne serait digne d'un intérêt sérieux.
On me dira : « De quoi vous plaignez-vous ? N'est-ce pas là une des dispositions que le Christianisme tend à créer chez l'homme ? Ne sommes-nous pas habitués à entendre vanter, chez le chrétien, cette même indifférence pour les agitations et les changements de la terre ? »
Oui, je suis prêt à la vanter, mais à une condition : c'est que vous me la montriez procédant du Christianisme.
Le pouvez-vous ?
Faut-il vous aider par quelques questions ?
Je les poserai ; vous répondrez.

Les événements, dites-vous, vous intéressent peu. - Pourquoi ?
Les dominez-vous par la foi, ou ne seriez-vous que blasé à force d'en avoir vu ? Ce ne serait, dans ce cas, ni du Christianisme, ni même de la philosophie, car le vrai philosophe est celui qui juge de haut, non celui qui ne juge pas.

Les agitations vous émeuvent peu. - Est-ce le calme de la foi, ou ne serait-ce que la résignation fiévreuse de qui n'a pu jouer un rôle dans ces agitations ?
Les hommes vous font pitié comme les choses. -
Est-ce dédain sincère pour la gloire qui vient d'eux, ou ne serait-ce que dépit de l'avoir inutilement cherchée, inutilement sollicitée ?
Est-ce mépris réel pour la vanité de leurs désirs, ou ne serait-ce que mépris pour la dignité humaine, y compris la vôtre peut-être ?

Le monde vous paraît, en somme, bien petit, bien misérable. - Encore une fois, pourquoi ?
Est-ce parce que vous voyez Dieu partout, Dieu qui est grand, seul grand, ou ne serait-ce que parce que vous ne le voyez nulle part ? Vous vous riez des tempêtes de la terre.
Est-ce confiance en lui, ou ne serait-ce qu'un défi que vous lui jetez dans votre orgueil ?

Autant de questions, mes Frères, - et je pourrais en ajouter bien d'autres, que je soumets à votre conscience ; autant de points sur lesquels il est évident que nous risquons toujours d'être en dehors du sentiment chrétien. Le chrétien voit de haut, mais nullement pour se dispenser de voir.
Le chrétien est calme, mais calme au dedans comme au dehors.
Le chrétien s'humilie, mais ne se méprise pas.
Le chrétien cherche Dieu et voit Dieu en toutes choses.
Le chrétien est fort dans les tempêtes, mais sa force est en Dieu et toute en Dieu.

Partez de là, mes Frères. Examinez ; prononcez.
Mais si j'omets ici les observations plus détaillées, qui pourraient ne pas s'appliquer assez à tous, il y a des traits généraux que je puis et que je dois indiquer.
J'indiquerai donc, entre autres, le relâchement qui s'introduit dans l'appréciation morale des événements et des hommes, relâchement toujours lié à quelques-uns des traits que je viens de signaler. À force de voir, on s'est lassé de juger sérieusement ; les scènes du monde ont paru ne plus valoir la peine de remonter, pour les apprécier, aux grands principes, et les principes eux-mêmes sont peu à peu devenus, pour beaucoup de gens, indifférents.
On s'est mis, par exemple, à ne plus voir dans l'histoire qu'une suite de faits logiquement enchaînés, fatalement amenés ; vertus, vices, belles actions, crimes, tout s'est trouvé sur la même ligne, ou à peu près ; l'historien n'a plus ni voulu ni su s'indigner. Oppresseurs, opprimés, bourreaux, victimes, il a tout peint du même pinceau ; ses larmes, s'il en avait, il a eu soin de les verser sur les uns comme sur les autres, et le sublime de l'impartialité a été de nous faire plaindre ceux dont il fallait nous faire horreur.
Ces étranges théories dont nos tribunaux ont retenti, et qui allaient à excuser toute espèce de crimes, on les a reproduites, plus hardiment et plus nettement encore, au grand tribunal de l'histoire.
Cela a été ; cela devait être. Voilà, depuis quelques années, l'axiome fondamental de la justice et de la morale historiques. Entre les gens qui le proclament et les gens qui le subissent, à peine en reste-t-il quelques-uns pour demander si c'est donc là le dernier mot de la conscience humaine.

Cela a été ; cela, devait être
. Voilà le passé absous ; voilà l'avenir ouvert à tout ce qu'on voudra ressusciter de forfaits ou de folies.
Cela a été ; cela devait être. Voilà, dans l'histoire du Christianisme et de l'Église, la légitimation de toutes les erreurs et de toutes les usurpations.
Cela a été ; cela devait être. Voilà la fatalité antique qui reparaît dans le monde moderne ; encore l'antiquité admettait-elle des châtiments pour l'homme fatalement coupable, des Furies vengeresses pour qui n'avaient pas pu ne pas tremper ses mains dans le sang. C'était inconséquent, mais c'était au moins un hommage aux éternelles lois de la justice.
Nous sommes, nous, entourés de gens qui ont mis leur justice, en fait d'histoire, à ne plus rien condamner franchement, leur impartialité à ne plus voir, dans le bien et dans le mal, que deux formes presque indifférentes du fond commun de l'humanité.

Non, ce n'est pas ainsi que le chrétien entend l'histoire, qu'il apprécie hommes et choses. Il saura, dans ses relations personnelles, user de cette charité selon saint Paul, ou plutôt selon Christ, qui ne soupçonne point le mal, qui excuse tout, supporte tout ; mais ce même esprit de Christ qui aura fait de lui le plus indulgent des hommes, vous le verrez, par cela même que c'est l'esprit de Christ, se changer en un courage invincible quand il faudra signaler, attaquer, flétrir le mal. Ne lui demandez plus, alors, à cet homme que vous aurez vu si charitable, d'excuser et de supporter. En eût-il le désir, il ne se le permettra pas, car il sait que ce désir pourrait n'être qu'un calcul pour échapper au devoir d'être franc. Il sera charitable encore, car il ne peut pas ne pas l'être ; mais il le sera par la douleur même qu'il ressentira d'être sévère, par l'absence de toute haine au moment même où il paraîtra sans pitié. Il bannira et la faiblesse qui fléchit devant le mal, et le fatalisme qui l'excuse.
Il a compris que l'historien est un juge, et qu'un juge, en bonne règle, n'a pas le droit de pardonner. Partout, au souverain seul appartient le droit de grâce, et le souverain, dans l'histoire, c'est Dieu. Ceux donc qui demanderaient que l'impartialité fût l'oubli des principes et l'historien un écho sans cœur, qu'ils cessent de se réclamer du Christianisme, du Christ, car ils éteignent cette lumière morale et essentiellement chrétienne que nous n'avons pas le droit d'éteindre, fût-ce réellement et sincèrement par charité.

Mais ne nous faisons pas illusion : la charité est pour peu de chose là dedans, si même elle y est pour rien. Je l'ai dit : on ne veut qu'échapper à un devoir et s'épargner l'ennui d'être sévère ; on craindrait d'avoir des principes en face d'un monde qui n'en a pas.
Un illustre chrétien disait jadis : « Cœur large, et conscience étroite. » Aujourd'hui, le cœur est étroit, ne vous y trompez pas ; c'est la conscience qui est large.
Si je me suis arrêté à caractériser ce fait chez certains historiens, c'est qu'ils n'ont été en tout cela, comme l'a prouvé de reste le succès de leurs livres, que les représentants d'un affaissement moral qui était celui du siècle ; ce que j'ai signalé chez eux, en qui ne pourrais-je pas, plus ou moins, le signaler ?
Qui affirmera, devant Dieu, n'avoir jamais cédé à ce torrent ?
Beaucoup me diront, sans doute, qu'ils n'ont jamais jugé, jamais parlé, que selon leur conscience, et certainement je les veux croire ; mais leur conscience elle-même, qu'en affirmeront-ils ?
A-t-elle été, est-elle ce qu'elle devrait être ?
A-t-elle gardé son indépendance, toute son indépendance, sa vigueur, toute sa vigueur ?
S'est-elle retrempée, à chaque fois, dans les pures notions du bien, du vrai, du juste, du beau moral ?
Ne se serait-elle pas insensiblement abandonnée à juger du bien sur les convenances, du juste et du vrai sur le succès, du beau sur les louanges mensongères des hommes ?
En présence du mal, a-t-elle toujours parlé, toujours crié ?
Quand elle n'a pas crié, a-t-elle eu, au moins, un sentiment net de son devoir, une perception claire du mal, du faux, ou s'en est-elle tenue à cette morale nuageuse où flottent, confondus, le vrai, le faux, le bien, le mal ?
A-t-elle demandé à l`Évangile les lumières, la force, la fixité qui lui manquaient ?
Est-elle restée, en un mot, la voix de Dieu, ou n'a-t-elle été que la voix changeante de l'opinion publique, la voix de ces événements mêmes, de ces hommes, de ces choses, de ces idées, de ces révolutions qu'elle pouvait et devait appeler à son tribunal ?

Nos appréciations fussent-elles plus exactes, plus sévèrement justes, ajoutez maintenant les illusions que nous pouvons nous faire sur les motifs qui nous les ont dictées. Ces illusions ne sont assurément pas choses modernes ; jamais homme n'a vécu qui ne fût en danger de se croire ami du bien quand il ne l'était que de lui-même, de ses intérêts ou de sa gloire. Mais ce danger s`est accru comme les autres.
Nous avons entendu professer de telles doctrines, approuver ou appeler de tels événements, qu'il est devenu singulièrement facile de se croire un champion de la morale, de l'ordre, de la religion même. On s'est réveillé, un beau jour, tout étonné de se sentir encore si fort sur les principes, si ému contre ceux qui parlaient de les abattre ; mais avant de s'en faire gloire, il aurait fallu chercher pourquoi, et le mot de l'énigme, hélas ! eût été bientôt trouvé. On avait assisté, sans s'émouvoir, aux ébranlements les plus hardis, les plus coupables ; on avait lu avidement ces écrits où le passé, dégagé de sa responsabilité devant l'histoire et devant Dieu, ouvrait au mal, à deux battants, les portes de l'avenir ; on avait joué avec le feu ; on avait fait chacun, pour se distraire, quelque trou, si j'ose ainsi dire, dans les flancs du vaisseau... - et on venait de s'apercevoir, tout à coup, qu'il coulait bas.
Alors on se retrouva sage ; alors on comprit que bien et mal, ordre et désordre, pourraient bien n'être pas deux nuances d'un même fond ; mais ce qu'on a généralement peu compris, c'est qu'il y avait et qu'il y a, dans ces cas, peu de mérite à voir clair, peu à combattre, fût-ce, d'ailleurs, avec un vrai
courage.

Vous avez lutté, dites-vous, et de toutes vos forces, contre les désorganisateurs de la société ; vous êtes prêt, comme alors, à repousser l'invasion de doctrines immorales, criminelles...

C'est bien ; le Christianisme les avait condamnées avant vous. Mais je veux, moi, vous demander, devant Dieu, pourquoi et dans quel sentiment vous vous êtes mis à les flétrir.

Voyons. Pourquoi vous paraissent-elles détestables ?
Quand on ébranle devant vous les bases de la morale, de l'ordre, de la foi, où est la source, la vraie source de votre indignation ?
Prenez-y garde : elle peut également procéder de ce qu'il y a de plus haut ou de ce qu'il y a de plus bas, d'un sentiment énergique du vrai, du juste, de la dignité humaine et des vérités chrétiennes, ou de l'intérêt seul, de l'égoïsme et de la peur. Il est facile de s'indigner contre des théories ou des actes qui menacent votre repos, votre fortune, votre position, votre vie; mais s'indigner pour les principes et rien que pour les principes, pouvoir affirmer, devant Dieu, qu'on s'est indigne dès l'origine, qu'on a lutté dès l'origine, que, ne fût-on pas menacé, ne pût-on jamais l'être, on s'indignerait, on protesterait, on combattrait encore, - ah! voilà qui est rare, et toujours plus rare aujourd'hui. Il est facile, il est commode de se déclarer chrétien pour se retrancher à la hâte derrière le Christianisme contre les flots d'une révolution ; il est facile il est commode de l''invoquer alors comme le salut des peuples. Mais, ces hommages-là, le Christianisme les repousse. Il ne veut pas, je vous l'ai montré ailleurs, n'être qu'un système social.

Il ne veut être invoqué que par des hommes qui le reconnaissent eux-mêmes comme une religion, comme leur religion, se soumettant les premiers à croire ce qu'il enseigne, à faire ce qu'il ordonne ; il ne veut pas n'être appelé que comme un moyen de police, comme une religion bonne, a-t-on dit parfois dédaigneusement, pour le peuple.

Si une Église s'est trouvée pour l'offrir comme tel aux souverains, ou, ce qui reviendrait au même, pour le dénaturer et l'abaisser de telle sorte qu'il ne pût être en effet autre chose, - elle l'a trahi, cette Église, qu'elle le sache bien, et certainement elle est coupable d'une bonne partie des affronts qu'il a reçus de nos jours en tout ceci, affronts, dis-je, bien que se donnant pour des hommages.

Donc, encore une fois, point de ces hommages, mes Frères, puisque ce ne seraient que des affronts au Christianisme, des abaissements du Christianisme ; point d'appels à lui comme tuteur de la société, que vous ne l'ayez, avant tout, appelé en vous, reçu en vous.

Le Christianisme, - je vous l'ai aussi déjà montré, - c'est Jésus sauveur, c'est le salut par la croix, ou ce n'est qu'un système comme un autre, meilleur en théorie et tout aussi impuissant en pratique.
Vous le voulez puissant ?
Invoquez-le dans sa puissance, saisissez-le dans sa divinité. Appelez-le, si vous voulez, au secours de vos héritages terrestres, menacés par de coupables doctrines ou d'incendiaires passions ; mais l'appeler pour ces héritages-là et ne pas l'appeler pour l'autre, celui d'en haut, celui que Dieu nous avait destiné, que le péché nous a ravi, que la croix nous a reconquis, - c'est le rabaisser, le méconnaître, et, en tant que divin, l'anéantir.
Il est vrai que sa divine influence s'est plus d'une fois manifestée en ceux mêmes qui l'avaient ainsi méconnu ; la peur des bouleversements terrestres a pu ouvrir des âmes aux progrès réels de la foi. Nous l'avons vu de nos jours ; nous le voyons encore.
Quelques-uns, en voyant tomber les trônes, se sont rappelé un royaume qui ne saurait périr.
Quelques-uns, quand ils ont senti chanceler Perdre social, ont pensé à cette société sainte qui a sa base sur le rocher des siècles, et dont on devient membre par la foi. Oui, il y a des gens qui ne priaient pas, et qui prient ; il y en a qui ne pensaient pas à leur âme, et qui y pensent ; il y en a qui n'acceptaient qu'un Christianisme extérieur, humain, et qui l'acceptent intérieur, divin ; il y en a qui n'avaient peur que de la misère terrestre, compagne des révolutions, et que leur misère intime a saintement effrayés ; il y en a qui mettaient leur gloire et leur bonheur à s'amasser des trésors périssables, et qui s'amassent maintenant des trésors dans le ciel ; il y en a qui ont retrouvé, dans la tempête, une paix qu'ils n'avaient pas et n'auraient jamais eue dans le calme. Il y en a, oui ; mais combien ?
Ne nous flattons pas ; il y en a peu.
Le reste a poursuivi ou repris sa vieille route, traînant, avec ses soucis d'autrefois, ce que les nouvelles commotions y avaient ajouté d'angoisses, humiliés, mais non plus humbles, frappés dans ce qu'ils possédaient, mais non désabusés du prestige des richesses, tremblants devant l'avenir terrestre, et ne pensant pas davantage au ciel.
Beaucoup même de ceux qui avaient paru plus sages, plus sérieusement touchés, leur piété d'un jour n'a été que le besoin machinal de se retenir à quelque chose quand tout manquait à la fois sous leurs pieds, une espèce de pis-aller auquel ils auraient préféré, auquel ils ont préféré, en effet, dès qu'ils l'ont pu, le moindre adoucissement aux maux présents.

Ah ! plaignons-les, car ils n'ont pas su reconnaître, comme dit l'Écriture, « le temps ou Dieu les visitait ; » plaignons-les, et, surtout, n'oublions pas que leur histoire est peut-être la nôtre.
Tout ce qui les a empêchés de rester, après l'orage, ce qu'ils avaient paru devenir, tout ce que le siècle a remis entre la lumière et eux, il l'a remis, il le remettra encore entre la lumière et nous. Dieu nous a montré, comme à eux, que tout est fait pour se dissoudre ; cherchons, mes Frères, cherchons si nous avons mieux su tirer la conclusion chrétienne, celle de notre apôtre : « Quels ne devez-vous pas être par la sainteté de votre vie et par les œuvres de votre piété, attendant et hâtant la venue du jour de Dieu ! »


Suivez-moi donc maintenant, mes Frères, dans une étude plus intime de ce qui se passe en nous.
Autant il est aisé de la reconnaître en paroles, cette fragilité de l'homme et de tout ce qui tient à l'homme, autant il est rare, - et ce sera ma première observation, - qu'on en ait un sentiment vrai, profond.
En passant, par exemple, d'une année à une nouvelle année, on se sera dit, avec un soupir : « Encore une ! »
En apprenant la mort d'un grand ou la chute d'un trône, on se sera rappelé le mot biblique, ce « Vanité des vanités » qui a retenti sur tant de ruines.
En se promenant dans un cimetière, on aura fait encore quelque réflexion banale ; on aura dit : « J'y serai une fois .... Où est ma place ?... »
Là-dessus, on s'imagine avoir jugé la vie ; on se croit tout autrement sage que ceux qui auront passé sans rien dire et sans rien sentir. Plus sage, cela se peut ; plus chrétien, non. C'est de la philosophie, tout au plus ; c'est un vague effort de raison, d'imagination peut-être ; c'est de la poésie, si vous voulez, mais ce n'est pas de la piété, ce n'est pas du Christianisme.

Cette mélancolie tout humaine a certainement des charmes, plus que des charmes, car elle pourra conduire à beaucoup mieux ; mais elle pourra aussi en rester là, ne vous donner qu'elle-même pour pâture, et, dans ce cas, qu'y aurez-vous gagné ?
La vue d'un tombeau vous a fait penser à la mort ? Tant mieux ; c'est quelque chose. Mais si je vous retrouve une heure après, - une heure ! vous savez bien que je pourrais dire « un moment, » - si je vous retrouve, dis-je, immédiatement après, aussi léger, aussi insouciant qu'avant, aussi porté que jamais à ne songer qu'au présent ou qu'à un avenir terrestre ; si je vous vois alors chasser la pensée de votre fin avec autant de soin que vous aviez mis par hasard d'empressement à l'accueillir, - à quoi bon, je vous le demande, à quoi bon l'avoir eue ?
Vous disiez si bien, toujours devant cette tombe : « Un riche est là... A quoi lui servit de tant avoir ? Il n'a rien emporté... »
Ah ! on ne s'en fait pas faute, de ces réflexions-là, quand un riche s'en va dans son linceul ; mais se les appliquer à soi-même et tout de bon, se dire : « Je n'emporterai, moi aussi, que mon linceul, » travailler et vivre en conséquence, amasser pour le ciel, être, en un mot, ce que le simple bon sens nous dirait d'être au milieu de choses périssables, avec la mort au bout et l'éternité après, - voilà qui est rare, et bien rare, et d'autant plus rare, semble-t-il, que le siècle a mis plus à la mode certains mélancoliques sentiments. Ajoutez aussi les pensées décidément mauvaises qui se logent si bien sous celles-là. « Il est donc mort, direz-vous, il est là, plus pauvre que le dernier mendiant, cet homme qui m'humiliait par sa richesse ! Il est là, sous mes pieds, cet homme qui m'écrasait de son autorité, de son talent, de son génie !... »
Oh ! que la mort nous paraît alors une belle chose, une admirable chose ! « L'égalité rétablie, l'orgueil vengé, nos rancunes, grandes ou petites, satisfaites...
Nous croirions volontiers que Dieu a imaginé la mort pour nous donner le plaisir de voir tomber ce qui nous humiliait, et de fouler aux pieds ce qui dominait sur nos têtes.

Ainsi, vaines paroles ou coupables pensées, voilà en quoi nos émotions risqueraient toujours de se résoudre ; le vieil homme a beau s'asseoir sur des ruines, il sait encore n'y trouver que des leçons d'orgueil. Que faire donc ?
Comment saisir les vrais enseignements de la fragilité humaine ?
Comment, puisque c'est surtout en regard du mouvement contemporain que nous avons abordé ces questions, comment profiter, aujourd'hui, des leçons qui nous sont offertes ?


Reprenant donc dans ce point de vue les paroles de l'Apôtre, vraies pour tous les temps, voici comment je les traduirais aujourd'hui.
Puisque la vie, dirais-je, n'a jamais été si rapide, hâtez-vous, plus que jamais, d'en profiter en vue de son vrai but.
Puisque, moins que jamais, vous pouvez vous attendre aux hommes, plus que jamais attendez-vous à Dieu.
Puisque la mort n'est jamais venue si vite au-devant des générations humaines, allez à sa rencontre avec les armes de la foi, et, soldats de Celui qui l'a vaincue, vous la vaincrez avec lui et par lui.

Oui, le temps est court, le temps fuit et ne revient pas ; il y a six mille ans qu'on le dit, qu'on le répète, et qu'on n'y pense guère. Oui, le temps n'a jamais été si court et n'a jamais fui si vite ; tout le monde, aujourd'hui, le dit, et, après l'avoir dit, n'y pense plus.
Si ce torrent qui nous entraîne pouvait un moment cesser de couler, si nous pouvions, nous échappant du milieu de ses flots, poser un pied, de temps en temps, sur son immobile rivage, le sol de Dieu, l'éternité, - alors, entraînés de nouveau, nous ne le serions au moins pas sans un salutaire effroi. Je dis salutaire, mes Frères, et c'est vous dire que je ne parle pas du lâche effroi des mondains à la pensée de se voir arracher prochainement, demain, aujourd'hui peut-être, à ces biens et à ces plaisirs qui furent tout pour eux. Il ne sert ordinairement, cet effroi-là, qu'à écarter les pensées sérieuses, qu'à détruire ce qui pourrait en rester au fond du cœur.
On rougirait de dire qu'on a peur de mourir, peur déjà de voir mourir ; mais on ferme les yeux pour ne plus voir, on s'élance, aveugle, à travers les choses de la terre, secouant avec frénésie le souvenir de leur fragilité, finissant même, cela s'est vu, par le perdre absolument, - ou bien encore, plus calme, on se fait une sorte de système, on se dit que l'existence est trop courte pour qu'il vaille la peine d'en faire quelque chose, et on la jette à tous les vents.
Quand ils diront, ceux-là : « Mangeons, buvons !... » - ne craignez pas qu'ils oublient d'ajouter : « car demain nous mourrons. » C'est la base de leur système ; c'est leur Évangile, à eux ! « Demain nous mourrons... jouissons ! Demain nous ne serons rien... jouissons ! Demain... Demain, joyeux convives, votre âme vous sera redemandée.
Demain, de vos bruyantes fêtes ou de vos bruyantes affaires, vous passerez dans le solennel silence du tribunal de Dieu. Demain, la voix qui vous aura dit si longtemps en vain :
« Une seule chose est nécessaire, vous dira : « Était nécessaire. »

Et voilà, mes Frères, la source du salutaire effroi, car j'y reviens maintenant, et, grâce à Dieu, pour vous, pour moi, puisque nous voici encore dans le tourbillon des vivants, cet effroi peut être le nôtre.
Le temps est court ; la tâche est grande. Ces quelques années dont tant de soucis et de travaux réclament impérieusement leur part, dont tant d'événements et de changements pressent la marche, c'est tout ce que j'ai, tout ce que j'aurai jamais pour me préparer à l'éternité.

Cette cité terrestre qui va flottant sur un abîme, elle doit me voir conquérir la cité permanente, la Jérusalem des cieux !
Oui, encore une fois, le temps est court, et, par une fatale inconséquence, nous ne travaillons qu'à l'abréger. Nous y travaillons par les plaisirs, temps perdu si nous allons au-delà des distractions strictement nécessaires, temps criminellement perdu si nos plaisirs sont illégitimes ou impurs ; nous y travaillons par les affaires, temps perdu si nous leur donnons au-delà de ce qu'elles ont droit d'exiger de nous, temps criminellement perdu si elles absorbent notre âme, si l'argent est devenu notre Dieu ; nous y travaillons, - et c'est ce que je voulais surtout dire, - par cette opiniâtre impatience qui sans cesse dédaigne et sacrifie le présent, comme si le présent n'était pas la seule forme sous laquelle le temps nous appartient.
Nous savons, en gros, qu'il a du prix ; nous le méprisons, en détail, comme s'il n'en avait point, et, ce trésor dont nous ignorons le total, dont nous risquons chaque jour et à chaque instant de voir le fond, nous y puisons, chaque jour, comme si nous le savions inépuisable.
Que ne sommes-nous au moins aussi sages, quand il s'agit du temps, qu'on l'est toujours plus ou moins pour d'autres biens ! Le riche le plus prodigue a cependant encore une espèce d'économie ; on ne le voit pas soupirer après le jour ou il aura consumé telle ou telle somme, fait telle ou telle brèche à sa fortune.
Mais, pour le temps, qu'arrive-t-il ? Enfants, il nous paraît d'une insupportable lenteur ; jeunes gens, les années commencent à être plus courtes, mais les élans vers l'avenir sont de plus en plus impétueux. C'est un plaisir à goûter demain, une affaire à conclure dans un mois, un établissement à former dans un ou deux ans, une position, une fortune, un nom, n'importe quoi, à conquérir dans dix ans, dans quinze ans, dans vingt ans peut-être, et, tout l'espace qui nous sépare du but, un jour, un mois, une année, vingt années, on le dévorerait, si on pouvait !
Vienne l'âge mûr, vienne la vieillesse même, et, jusqu'au bout, même inconséquence, même prodigalité ; le vieillard, comme le jeune homme, soupirera après la fin d'un jour, d'une semaine, d'une année, sacrifiant encore, et sans regret, quelques-uns des moments qui le séparent de ce tombeau dont il a peur.

À ces traits généraux, ajoutez ceux qui sont plus particuliers à notre temps, la multiplicité croissante des choses à voir ou à entendre, des intérêts publics qui viennent ou favoriser ou contrarier les nôtres ; ajoutez l'importance incontestable de beaucoup de questions et de beaucoup d'événements, la magique rapidité des nouvelles, l'ardente soif qu'elle entretient à force de la satisfaire ; ajoutez ce besoin vague, mais universel, immense, de mouvement, de changement, d'entreprises, d'avenir, besoin qui est dan l'air, qui influe sur les plus calmes, qui aiguise et nourrit les élancements de tous. Ah ! quel triste cadeau Dieu nous ferait s'il nous accordait d'abréger tout ce que nous trouvons trop long, si nous n'avions, pour faire arriver demain, qu'à être fatigués et rassasiés d'aujourd'hui !
À quoi se réduirait un mois ? À quoi se réduirait l'année ? À quoi se réduiraient les quatre-vingts ans du vieillard ?

Cette impatience, mes Frères, un des grands ennemis de notre paix et de notre salut, il s'agit de la combattre. Sera-ce par la raison ? Je ne dis pas que la raison n'en ait été quelquefois victorieuse. Essayez de la raison, et vous vaincrez peut-être, sauf à être vaincu l'instant d'après ; essayez du Christianisme, et vous vaincrez sûrement, réellement.
Nous voici encore en présence d'une de ces contradictions qui n'en sont pas, d'une de ces harmonies adorables dont le chrétien nourrit son intelligence et son cœur. Dédaigner et sacrifier un seul jour, une seule heure, il ne le peut, il ne le fera jamais, car il sait que ce jour et que cette heure ont leur importance pour lui dans le plan éternel ; mais soupirer après le moment où jour et heures n'existeront plus pour lui, où la mort lui aura ouvert l'éternité, - non seulement il le peut, mais il le doit, car c'est alors que le plan éternel s'accomplira.
Si c'est là qu'il tarde d'être, ne craignez plus qu'il hâte follement les jours, les mois, les événements, années. Jours de bonheur, jours de souffrance, années abrégées par la prospérité ou tristement allongées par l'épreuve, marche rapide ou lente des événements extérieurs, il acceptera tout sans s'agiter, car il s'en est remis, pour toutes choses, à son Dieu, maître et dispensateur des temps, des événements, des joies, des épreuves publiques ou privées.

Pourquoi s'arrêterait-il à soupirer après des satisfactions partielles incomplètes, toujours suivies d'agitations nouvelles et de nouveaux élans vers l'avenir, quand il s'élance par la foi vers la satisfaction définitive, vers l'accomplissement parfait de l'œuvre de Dieu en lui et hors de lui ?
Pourquoi tarderait-il d'avoir fait quelques pas de plus dans cette vallée de misères, quand son corps est déjà au bout, tout au bout, quand il est décidé à ne se trouver heureux que dans les bras de son Sauveur ?
Ainsi, cette coupable impatience du vieil homme, qui lui fait dévorer sans fruit une si grande part de ses années, le remède en est, mes Frères, dans cette autre impatience qui vous poussera au-devant de la dissolution dernière, au-devant de l'éternité.
Elle est calme, celle-là, précisément parce qu'elle est immense. Ce n'est plus le ruisseau qui se brisait de rocher en rocher ; c'est le fleuve qui s'en va, majestueux, vers l'océan. Ainsi marcherons-nous vers notre océan, mes Frères ; ainsi hâterons-nous, selon la parole de l'Apôtre, la venue du jour de Dieu.

Le « jour de Dieu, » dans le langage énergique de la Bible, c'est toute manifestation claire et complète de la bonté ou de la justice de Dieu. C'est quand, après des jours où il a semblé n'être plus le maître et livrer au Hasard le gouvernement des choses, il ressaisit le sceptre et réparait en souverain.
C'est le jour où le méchant tombe et où l'opprimé respire ; c'est le jour où s'écroule la maison que Dieu n'a pas bâtie ; c'est le jour qui vient redire au monde, par la voix de n'importe quelles ruines, que Dieu est grand, que Dieu est tout.
Le jour de Dieu, c'est le jour où sa gloire éclate et où celle de l'homme disparaît, le jour où s'évanouissent, devant lui, et les projets habiles, et les entreprises hardies, et la prudence des prudents, et la force des forts ; c'est le jour où rentre dans l'ordre tout ce qui faisait douter de l'ordre ; c'est le jour des compensations redoutables, le jour de l'orgueil écrasé, le jour qui se fait souvent attendre indéfiniment sur la terre, et qui se réserve alors de briller d'autant plus terrible, après la tombe, qu'il aura tardé plus longtemps.

Mais le jour de Dieu après la tombe, c'est aussi la consolation après l'épreuve, la joie après les larmes ; c'est la lumière après les ténèbres de la vie, le repos après les agitations, la couronne après le combat, la palme après le martyre, le port éternel après l'orage.

Le jour de Dieu après la tombe, c'est l'exilé rentrant dans sa patrie, la brebis se réfugiant à jamais sur le sein du bon berger ; c'est Jésus marquant définitivement de son sceau l'âme qui a vécu par lui, c'est le baptême suprême par le sang de l'Agneau de Dieu, c'est la croix triomphante, c'est l'Église immortelle, c'est Dieu face à face et tout en tous, c'est la mort absorbée par la vie et le temps par l'éternité.

Et cependant, ô misère ! elle nous est plutôt dure et repoussante cette parole qui nous ditde soupirer après le jour de Dieu, et de le hâter par nos désirs.
Le hâter !.. disons-nous ; est-ce bien là ce que Dieu nous demande ?
Le hâter, et la vie est déjà si courte et si rapide !
Le hâter, et c'est demain peut-être que la mort nous l'amènera !
Le hâter ! Ah ! sans doute, il y en a qui le peuvent. Quand tous les liens sont rompus et toutes les espérances renversées, quand le jour de Dieu est déjà venu pour tout ce que nous aimions, - c'est de grand cœur, alors, que nous l'appelons pour nous-mêmes.
Mais, au milieu des prospérités, des joies ; au milieu, n'y eût-il ni prospérités ni joies, des saints devoirs d'une existence utile, - désirer d'y être arraché ! Demander à ne pas finir un voyage où l'on a encore à guider ou les premiers pas d'un fils, ou les derniers d'un père !
Encore une fois, mon Dieu, est-ce bien là ce que tu nous ordonnes de vouloir ?

Cette frayeur, mes Frères, ne serait qu'une de ces exagérations auxquelles le cœur s'abandonne pour se justifier de ne pas s'ouvrir à l'Évangile. On laisse le principe, on amplifie une ou deux conséquences : Dieu exigera l'impossible, et nous n'aurons pas à obéir. Demandez donc à ceux qui ont obéi ; demandez-leur si cette difficulté n'a pas disparu, comme d'autres, devant une foi simple et vive ; demandez-leur s'ils ne sont pas arrivés à soupirer après le jour de Dieu, et si ce vœu d'une piété fervente a rien de pénible pour eux, rien de dur pour leurs proches, parents ou amis, pères ou fils.
Dieu ordonne : c'est assez pour que nous soyons sûrs de pouvoir. Un homme a dit : « Impossible n'est pas français ; » nous dirons, nous, et avec bien plus de raison : « Impossible n'est pas chrétien, » car ce qui serait impossible, Dieu le rend possible par sa grâce.
Que veut-il donc ici ? Que nous rendra-t-il possible ?
Ce qu'il veut, ce n'est pas que nous rompions et que nous foulions aux pieds ces liens qu'il a serrés lui-même, mais que nous sachions trouver en chacune de nos affections légitimes, en chacun des bienfaits terrestres dont il nous aura donné de jouir, en chacune, enfin, des choses que nous pouvons perdre, un motif permanent, invincible, d'embrasser par la foi celles que nous ne perdrons point ; ce qu'il veut, c'est que nous n'attendions pas d'en être dépouillés pour placer ailleurs notre trésor ; ce qu'il veut, en un mot, c'est que chacune de nos jouissances terrestres, au lieu de nous enchaîner à la terre, nous donne des ailes pour nous élancer vers le ciel. J'ai une famille, des amis... Les aurai-je demain ?
Je n'en sais rien. Que faire ? M'en remettre à Dieu.
Mais Dieu me prépare peut-être des déchirements affreux... Eh bien ! je puis apprendre à me transporter au delà. Vienne, dirai-je, vienne le jour de Dieu, et la mort ne sera plus, et les déchirements auront pris fin !

Ce cri de ma foi ranimée, je puis le répéter à chaque tressaillement de la chair qui s'alarme, à chaque nouvelle menace des événements ou des hommes.

J'ai une position, une fortune...
L'aurai-je demain ? Je n'en sais rien.
Vienne donc le jour de Dieu, et je serai pour jamais où je dois être, et mon trésor sera pour jamais entre mes mains !

J'ai des devoirs que j'aime, une santé qui me permet de m'y consacrer avec bonheur...
L'aurai-je demain ? Je n'en sais rien.
Vienne le jour de Dieu, et les misères du corps seront finies, et je n'aurai plus qu'un devoir, plus qu'un bonheur, celui d'aimer Dieu et d'être à Dieu !

J'ai une patrie ; je l'aime... L'aurai-je demain ? Je n'en sais rien.
Les révolutions peuvent me l'ôter, me la détruire ; un conquérant peut l'effacer de la carte du monde.

Vienne, vienne le jour de Dieu, vienne cette patrie bienheureuse qui est la vraie, la grande, l'éternelle, et je ne craindrai plus ni révolutions, ni guerres, et je pourrai l'aimer d'un amour éternel comme elle !
Ainsi parle, ainsi prie, ainsi s'élance le fidèle au-devant du jour de Dieu. Ce n'est pas l'orgueil du sage qui rougirait des liens de la terre ; ce n'est pas le zèle emporté qu'on a vu les rompre et les maudire ; c'est confiance, humilité, amour.
Ainsi faisait le Psalmiste, quand il s'écriait ; « Mon âme a soif du Dieu vivant ! »
Ainsi faisait un illustre pasteur de vos Églises, quand, après avoir dit que la terre est toujours la terre et le vieil homme toujours ennemi du ciel : « Mourons, s'écriait-il, mourons donc, puisque ce n'est qu'alors que nous serons véritablement à Christ ! »

Donc, être à Christ, voilà le grand but, le but unique, et sur la terre, et après. Mais pour lui appartenir après, il faut lui avoir appartenu dans cette vie ; pour lui appartenir dans cette vie, il faut l'aimer ; pour l'aimer à travers les agitations de la terre, il faut l'aimer d'un amour qui en soit indépendant, l'aimer parce qu'il nous a aimés, l'aimer parce qu'il nous a sauvés. Nous voici ramenés au pied de la croix, mes Frères ; restons-y. Nous vous disions, l'autre jour : « Là est la grandeur et la force ; » nous vous dirons aujourd'hui : « Là est la paix. » Là est la paix, non dans l'indifférence, non dans l'oubli d'aucun principe, d'aucun devoir, mais dans un profond sentiment de la présence, de la justice et de la bonté de Dieu. Que le sol tremble ou s'affermisse, que les bruits de la terre s'apaisent ou redoublent, que les événements se ralentissent ou se pressent, augmentent ou non d'importance, menacent ou non notre avenir, - nous, au pied de la croix, nous attendrons, nous prierons, nous espérerons, nous bénirons, nous nous réjouirons. Que la bonté de Dieu apparaisse ou se dérobe, elle nous sera toujours présente en Celui qu'il nous a donné. Que l'empire du mal s'affaiblisse ou se fortifie dans le monde, le mal, en nous, sera vaincu. Le jour de Dieu viendra quand il voudra ; nous l'aurons d'avance dans nos cœurs.
Amen.

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