Puis donc que toutes ces choses doivent se
dissoudre, quels ne devez-vous pas être par
la sainteté de votre vie et par les
œuvres de votre piété, attendant
et hâtant la venue du jour de Dieu ?
(2e Ep. de saint Pierre, III, 11-12.)
CHRÉTIENS, BIEN-AIMÉS FRÈRES
EN JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR !
Nous avons vu le Christianisme en présence
de l'idée moderne du progrès,
envisagée surtout dans les erreurs qui s'y
rattachent et les dangers qui en sortent ;
nous avons à le voir en présence des
événements, j'entends des
événements actuels, envisagés,
cela va sans dire, non pas dans leurs
détails, mais dans leurs caractères
généraux.
Un de ces caractères, c'est certainement
leur nombre même et leur
rapidité
Quel temps, sous ce rapport, que le
nôtre !
Quel tourbillon que celui où se mêlent
et se heurtent tant de faits, tant de
changements !
Je sais bien qu'on a toujours dit à peu
près la même chose. Toujours, au
commencement d'une année, quand on repassait
dans sa mémoire ce que l'année
précédente avait apporté de
faits nouveaux, de changements plus ou moins
inattendus dans les idées ou les choses, il
semblait impossible que les mois à venir
fussent également féconds, et que
l'histoire eût encore autant à
écrire.
Chaque jour, en attendant, apportait son tribut,
chaque mois recevait sa charge, et l'année,
en somme, se trouvait généralement
n'avoir rien à envier aux
précédentes.
Aujourd'hui, cependant, tout ce que nos devanciers
avaient vu en fait d'années pleines,
chargées, est dépassé ;
tout ce qu'ils avaient dit ou écrit sur la
rapide succession des événements de
ce monde, nous le trouvons faible à
côté de ce que nous pouvons en
dire.
Nos successeurs trouveront-ils faible aussi ce que
nous en disons ? N'importe. Il s'agit, pour
chaque génération, de recueillir les
enseignements que Dieu lui donne, et ce devoir n'a
jamais été plus clair. Jamais une
rapidité pareille n'avait
été imprimée à
l'existence ; jamais il n'avait
été si facile de comprendre que le
solide et le durable, si on en veut, sont
ailleurs.
Mais s'il n'y a rien de plus facile, en ce sens,
que de voir combien tout est fragile, il a toujours
été difficile de le bien voir, de le
voir chrétiennement, et cette
difficulté, je le crains, a
augmenté.
Elle a augmenté, d'abord, par le fait de cet
orgueil dont je vous ai déjà
entretenus, celui qu'on pourrait appeler l'orgueil
de la civilisation. On se dira :
« Tout change, mais pour faire place
à mieux ; l'homme passe, mais
l'humanité subsiste, et ses travaux
grandissent d'âge en âge. »
Ainsi arrivera-t-on à se consoler de durer
peu, et cette idée a certainement sa
grandeur ; c'est le soldat qui trouve tout
simple de tomber en chemin, pourvu que
l'armée avance et que la conquête se
fasse.
Quoique ce sentiment n'ait peut-être rien
d'incompatible, au fond, avec le Christianisme, il
est rare, en fait, que le sentiment chrétien
n'en soit pas amoindri, et je vous ai montré
comment. Je ne fais, du reste, que rappeler cette
considération, et je n'y reviendrai pas.
Mais ce qui nous empêche encore
d'envisager chrétiennement
la rapide marche des choses, c'est tantôt
l'étourdissement produit par leur
rapidité même, tantôt la peur,
d'aller au fond et d'y relire un arrêt de
mort que nous essayons d'oublier, tantôt de
dangereux systèmes, tantôt des
illusions moins dangereuses, dangereuses pourtant
et facilement criminelles, tantôt, et
surtout, l'insuffisance de notre foi, tantôt
un incohérent mélange de toutes ces
causes ensemble, indifférence, frayeur,
mauvais systèmes, illusions,
incrédulité.
Voilà, mes Frères, ce que je veux
vous montrer aujourd'hui. Maux du siècle, il
faut les sonder ; vices du siècle, que
personne ici ne se hâte de s'imaginer en
être exempt, ni de tous, ni même
d'aucun. Tout au plus est-il des degrés
divers, et, souvent, pour peu qu'on approfondisse,
on arrive à se sentir côte à
côte avec des hommes dont on se croyait bien
loin.
Aurez-vous, mes Frères, le courage de la
volonté d'approfondir ? Voudrez-vous
sérieusement être
éclairés sur l'état de vos
âmes, sur les progrès que le mal y a
faits ou peut y faire à la faveur des
agitations modernes ? - J'ai besoin de le
croire, et je le demande à
Dieu.
Toutes choses doivent se dissoudre. La preuve,
on ne l'a jamais demandée, car on l'avait
perpétuellement sous les yeux et sous la
main.
Nul, par exemple, élevant un monument
magnifique, n'a douté que ce monument ne
dût tomber un jour ; il a bien pu n'y
pas songer, mais non ne pas le savoir. Vous dites
que les Pyramides ont défié les
siècles ; allez voir ce que les
siècles ont déjà
dévoré de leur granit.
Qu'est-ce que la terre elle-même, sinon un
entassement de débris ? Les savants
vous diront que son sol entier en est formé,
et ce n'est même qu'en passant à
l'état de ruine qu'elle est devenue propre
à porter et à nourrir l'homme.
L'homme est venu, et un nouvel ordre de ruines
s'est étalé sur ce
théâtre de sa fragilité :
ruines de son corps, ruines de ses œuvres,
institutions ou monuments, empires
séculaires ou établissements d'un
jour, heureux encore quand le palais du prince a
laissé un peu plus de traces que l'humble
toit de chaume, ou que la tente balayée
parle vent du désert !
Si donc elle est écrite dans la Bible, cette
pensée que tout finit, que tout passe, que,
après avoir plus ou moins longtemps
occupé la scène du
monde, œuvres comme ouvriers s'enfoncent dans
un même oubli, - elle n'est pas moins
évidente dans tout ce que nous savons des
temps passés, dans tout ce que nous voyons
des temps présents.
Or, le passé, nous nous en inquiétons
assez peu dans ce point de vue, et il est assez
naturel qu'au milieu de tant de nouvelles ruines
nous n'allions pas chercher notre instruction dans
les anciennes.
Nous avons tous vu, de nos yeux, tomber des
trônes ; nous demandera-t-on
d'être effrayés à de royales
catastrophes qui dorment dans l'histoire ?
Nous avons assisté à de colossales
guerres ; nous demandera-t-on de
méditer profondément sur celles d'il
y a cent ans ou d'il y a mille ans ? Les
étudier historiquement, à la bonne
heure ; nous en émouvoir, à quoi
bon ? Vainqueurs comme vaincus sont depuis
longtemps dans la tombe.
Mais cette philosophique indifférence, nous
l'appliquons souvent, et voilà le mal, aux
événements contemporains. Ce n'est
pas, sans doute, quand nos intérêts
sont en jeu ; les moindres détails,
alors, sont d'une importance immense, et nous nous
étonnons que personne y soit
indifférent. Mais je veux dire que
la multiplicité des faits,
et des faits graves, nous empêche, en temps
ordinaire, de nous y arrêter assez pour en
tirer enseignement. Nos yeux se promènent
sur le monde, distraits, presque au hasard, comme
sur un tableau mouvant où rien ne serait
digne d'un intérêt sérieux.
On me dira : « De quoi vous
plaignez-vous ? N'est-ce pas là une des
dispositions que le Christianisme tend à
créer chez l'homme ? Ne sommes-nous pas
habitués à entendre vanter, chez le
chrétien, cette même
indifférence pour les agitations et les
changements de la terre ? »
Oui, je suis prêt à la vanter, mais
à une condition : c'est que vous me la
montriez procédant du Christianisme.
Le pouvez-vous ?
Faut-il vous aider par quelques
questions ?
Je les poserai ; vous répondrez.
Les événements, dites-vous, vous
intéressent peu. - Pourquoi ?
Les dominez-vous par la foi, ou ne seriez-vous que
blasé à force d'en avoir vu ? Ce
ne serait, dans ce cas, ni du Christianisme, ni
même de la philosophie, car le vrai
philosophe est celui qui juge de haut, non celui
qui ne juge pas.
Les agitations vous émeuvent peu. - Est-ce
le calme de la foi, ou ne serait-ce que la
résignation
fiévreuse de qui n'a pu jouer un rôle
dans ces agitations ?
Les hommes vous font pitié comme les choses.
-
Est-ce dédain sincère pour la gloire
qui vient d'eux, ou ne serait-ce que dépit
de l'avoir inutilement cherchée, inutilement
sollicitée ?
Est-ce mépris réel pour la
vanité de leurs désirs, ou ne
serait-ce que mépris pour la dignité
humaine, y compris la vôtre
peut-être ?
Le monde vous paraît, en somme, bien petit,
bien misérable. - Encore une fois,
pourquoi ?
Est-ce parce que vous voyez Dieu partout, Dieu qui
est grand, seul grand, ou ne serait-ce que parce
que vous ne le voyez nulle part ? Vous vous
riez des tempêtes de la terre.
Est-ce confiance en lui, ou ne serait-ce qu'un
défi que vous lui jetez dans votre
orgueil ?
Autant de questions, mes Frères, - et je
pourrais en ajouter bien d'autres, que je soumets
à votre conscience ; autant de points
sur lesquels il est évident que nous
risquons toujours d'être en dehors du
sentiment chrétien. Le chrétien voit
de haut, mais nullement pour se dispenser de
voir.
Le chrétien est calme, mais calme au dedans
comme au dehors.
Le chrétien s'humilie, mais ne se
méprise pas.
Le chrétien cherche Dieu et voit Dieu en
toutes choses.
Le chrétien est fort dans les
tempêtes, mais sa force est en Dieu et toute
en Dieu.
Partez de là, mes Frères.
Examinez ; prononcez.
Mais si j'omets ici les observations plus
détaillées, qui pourraient ne pas
s'appliquer assez à tous, il y a des traits
généraux que je puis et que je dois
indiquer.
J'indiquerai donc, entre autres, le
relâchement qui s'introduit dans
l'appréciation morale des
événements et des hommes,
relâchement toujours lié à
quelques-uns des traits que je viens de signaler.
À force de voir, on s'est lassé de
juger sérieusement ; les scènes
du monde ont paru ne plus valoir la peine de
remonter, pour les apprécier, aux grands
principes, et les principes eux-mêmes sont
peu à peu devenus, pour beaucoup de gens,
indifférents.
On s'est mis, par exemple, à ne plus voir
dans l'histoire qu'une suite de faits logiquement
enchaînés, fatalement
amenés ; vertus, vices, belles actions,
crimes, tout s'est trouvé sur la même
ligne, ou à peu près ;
l'historien n'a plus ni voulu ni su s'indigner.
Oppresseurs, opprimés,
bourreaux, victimes, il a tout peint du même
pinceau ; ses larmes, s'il en avait, il a eu
soin de les verser sur les uns comme sur les
autres, et le sublime de l'impartialité a
été de nous faire plaindre ceux dont
il fallait nous faire horreur.
Ces étranges théories dont nos
tribunaux ont retenti, et qui allaient à
excuser toute espèce de crimes, on les a
reproduites, plus hardiment et plus nettement
encore, au grand tribunal de l'histoire.
Cela a été ; cela devait
être. Voilà, depuis quelques
années, l'axiome fondamental de la justice
et de la morale historiques. Entre les gens qui le
proclament et les gens qui le subissent, à
peine en reste-t-il quelques-uns pour demander si
c'est donc là le dernier mot de la
conscience humaine.
Cela a été ; cela, devait
être. Voilà le passé
absous ; voilà l'avenir ouvert à
tout ce qu'on voudra ressusciter de forfaits ou de
folies.
Cela a été ; cela devait
être. Voilà, dans l'histoire du
Christianisme et de l'Église, la
légitimation de toutes les erreurs et de
toutes les usurpations.
Cela a été ; cela devait
être. Voilà la fatalité
antique qui reparaît dans le monde
moderne ; encore l'antiquité
admettait-elle des châtiments pour l'homme
fatalement coupable, des Furies
vengeresses pour qui n'avaient pas pu ne pas
tremper ses mains dans le sang. C'était
inconséquent, mais c'était au moins
un hommage aux éternelles lois de la
justice.
Nous sommes, nous, entourés de gens qui ont
mis leur justice, en fait d'histoire, à ne
plus rien condamner franchement, leur
impartialité à ne plus voir, dans le
bien et dans le mal, que deux formes presque
indifférentes du fond commun de
l'humanité.
Non, ce n'est pas ainsi que le chrétien
entend l'histoire, qu'il apprécie hommes et
choses. Il saura, dans ses relations personnelles,
user de cette charité selon saint Paul, ou
plutôt selon Christ, qui ne soupçonne
point le mal, qui excuse tout, supporte tout ;
mais ce même esprit de Christ qui aura fait
de lui le plus indulgent des hommes, vous le
verrez, par cela même que c'est l'esprit de
Christ, se changer en un courage invincible quand
il faudra signaler, attaquer, flétrir le
mal. Ne lui demandez plus, alors, à cet
homme que vous aurez vu si charitable, d'excuser et
de supporter. En eût-il le désir, il
ne se le permettra pas, car il sait que ce
désir pourrait n'être qu'un calcul
pour échapper au devoir
d'être franc. Il sera
charitable encore, car il ne peut pas ne pas
l'être ; mais il le sera par la douleur
même qu'il ressentira d'être
sévère, par l'absence de toute haine
au moment même où il paraîtra
sans pitié. Il bannira et la faiblesse qui
fléchit devant le mal, et le fatalisme qui
l'excuse.
Il a compris que l'historien est un juge, et qu'un
juge, en bonne règle, n'a pas le droit de
pardonner. Partout, au souverain seul appartient le
droit de grâce, et le souverain, dans
l'histoire, c'est Dieu. Ceux donc qui demanderaient
que l'impartialité fût l'oubli des
principes et l'historien un écho sans
cœur, qu'ils cessent de se réclamer du
Christianisme, du Christ, car ils éteignent
cette lumière morale et essentiellement
chrétienne que nous n'avons pas le droit
d'éteindre, fût-ce réellement
et sincèrement par charité.
Mais ne nous faisons pas illusion : la
charité est pour peu de chose là
dedans, si même elle y est pour rien. Je l'ai
dit : on ne veut qu'échapper à
un devoir et s'épargner l'ennui d'être
sévère ; on craindrait d'avoir
des principes en face d'un monde qui n'en a
pas.
Un illustre chrétien disait jadis :
« Cœur large, et conscience
étroite. » Aujourd'hui, le
cœur est étroit, ne
vous y trompez pas ; c'est la conscience qui
est large.
Si je me suis arrêté à
caractériser ce fait chez certains
historiens, c'est qu'ils n'ont été en
tout cela, comme l'a prouvé de reste le
succès de leurs livres, que les
représentants d'un affaissement moral qui
était celui du siècle ; ce que
j'ai signalé chez eux, en qui ne pourrais-je
pas, plus ou moins, le signaler ?
Qui affirmera, devant Dieu, n'avoir jamais
cédé à ce torrent ?
Beaucoup me diront, sans doute, qu'ils n'ont jamais
jugé, jamais parlé, que selon leur
conscience, et certainement je les veux
croire ; mais leur conscience elle-même,
qu'en affirmeront-ils ?
A-t-elle été, est-elle ce qu'elle
devrait être ?
A-t-elle gardé son indépendance,
toute son indépendance, sa vigueur, toute sa
vigueur ?
S'est-elle retrempée, à chaque fois,
dans les pures notions du bien, du vrai, du juste,
du beau moral ?
Ne se serait-elle pas insensiblement
abandonnée à juger du bien sur les
convenances, du juste et du vrai sur le
succès, du beau sur les louanges
mensongères des hommes ?
En présence du mal, a-t-elle toujours
parlé, toujours crié ?
Quand elle n'a pas crié, a-t-elle eu, au
moins, un sentiment net de son devoir, une
perception claire du mal, du
faux, ou s'en est-elle tenue à cette morale
nuageuse où flottent, confondus, le vrai, le
faux, le bien, le mal ?
A-t-elle demandé à l`Évangile
les lumières, la force, la fixité qui
lui manquaient ?
Est-elle restée, en un mot, la voix de Dieu,
ou n'a-t-elle été que la voix
changeante de l'opinion publique, la voix de ces
événements mêmes, de ces
hommes, de ces choses, de ces idées, de ces
révolutions qu'elle pouvait et devait
appeler à son tribunal ?
Nos appréciations fussent-elles plus
exactes, plus sévèrement justes,
ajoutez maintenant les illusions que nous pouvons
nous faire sur les motifs qui nous les ont
dictées. Ces illusions ne sont
assurément pas choses modernes ; jamais
homme n'a vécu qui ne fût en danger de
se croire ami du bien quand il ne l'était
que de lui-même, de ses intérêts
ou de sa gloire. Mais ce danger s`est accru comme
les autres.
Nous avons entendu professer de telles doctrines,
approuver ou appeler de tels
événements, qu'il est devenu
singulièrement facile de se croire un
champion de la morale, de l'ordre, de la religion
même. On s'est réveillé, un
beau jour, tout étonné de se sentir
encore si fort sur les principes,
si ému contre ceux qui parlaient de les
abattre ; mais avant de s'en faire gloire, il
aurait fallu chercher pourquoi, et le mot de
l'énigme, hélas ! eût
été bientôt trouvé. On
avait assisté, sans s'émouvoir, aux
ébranlements les plus hardis, les plus
coupables ; on avait lu avidement ces
écrits où le passé,
dégagé de sa responsabilité
devant l'histoire et devant Dieu, ouvrait au mal,
à deux battants, les portes de
l'avenir ; on avait joué avec le
feu ; on avait fait chacun, pour se distraire,
quelque trou, si j'ose ainsi dire, dans les flancs
du vaisseau... - et on venait de s'apercevoir, tout
à coup, qu'il coulait bas.
Alors on se retrouva sage ; alors on comprit
que bien et mal, ordre et désordre,
pourraient bien n'être pas deux nuances d'un
même fond ; mais ce qu'on a
généralement peu compris, c'est qu'il
y avait et qu'il y a, dans ces cas, peu de
mérite à voir clair, peu à
combattre, fût-ce, d'ailleurs, avec un
vrai
courage.
Vous avez lutté, dites-vous, et de toutes
vos forces, contre les désorganisateurs de
la société ; vous êtes
prêt, comme alors, à repousser
l'invasion de doctrines immorales,
criminelles...
C'est bien ; le Christianisme les avait
condamnées avant vous. Mais je veux, moi,
vous demander, devant Dieu, pourquoi et dans quel
sentiment vous vous êtes mis à les
flétrir.
Voyons. Pourquoi vous paraissent-elles
détestables ?
Quand on ébranle devant vous les bases de la
morale, de l'ordre, de la foi, où est la
source, la vraie source de votre
indignation ?
Prenez-y garde : elle peut également
procéder de ce qu'il y a de plus haut ou de
ce qu'il y a de plus bas, d'un sentiment
énergique du vrai, du juste, de la
dignité humaine et des vérités
chrétiennes, ou de l'intérêt
seul, de l'égoïsme et de la peur. Il
est facile de s'indigner contre des théories
ou des actes qui menacent votre repos, votre
fortune, votre position, votre vie; mais s'indigner
pour les principes et rien que pour les principes,
pouvoir affirmer, devant Dieu, qu'on s'est indigne
dès l'origine, qu'on a lutté
dès l'origine, que, ne fût-on pas
menacé, ne pût-on jamais l'être,
on s'indignerait, on protesterait, on combattrait
encore, - ah! voilà qui est rare, et
toujours plus rare aujourd'hui. Il est facile, il
est commode de se déclarer chrétien
pour se retrancher à la hâte
derrière le Christianisme
contre les flots d'une révolution ; il
est facile il est commode de l''invoquer alors
comme le salut des peuples. Mais, ces
hommages-là, le Christianisme les repousse.
Il ne veut pas, je vous l'ai montré
ailleurs, n'être qu'un système
social.
Il ne veut être invoqué que par des
hommes qui le reconnaissent eux-mêmes comme
une religion, comme leur religion, se soumettant
les premiers à croire ce qu'il enseigne,
à faire ce qu'il ordonne ; il ne veut
pas n'être appelé que comme un moyen
de police, comme une religion bonne, a-t-on dit
parfois dédaigneusement, pour le peuple.
Si une Église s'est trouvée pour
l'offrir comme tel aux souverains, ou, ce qui
reviendrait au même, pour le dénaturer
et l'abaisser de telle sorte qu'il ne pût
être en effet autre chose, - elle l'a trahi,
cette Église, qu'elle le sache bien, et
certainement elle est coupable d'une bonne partie
des affronts qu'il a reçus de nos jours en
tout ceci, affronts, dis-je, bien que se donnant
pour des hommages.
Donc, encore une fois, point de ces hommages, mes
Frères, puisque ce ne seraient que des
affronts au Christianisme, des abaissements du
Christianisme ; point d'appels à lui
comme tuteur de la
société, que vous
ne l'ayez, avant tout, appelé en vous,
reçu en vous.
Le Christianisme, - je vous l'ai aussi
déjà montré, - c'est
Jésus sauveur, c'est le salut par la croix,
ou ce n'est qu'un système comme un autre,
meilleur en théorie et tout aussi impuissant
en pratique.
Vous le voulez puissant ?
Invoquez-le dans sa puissance, saisissez-le dans sa
divinité. Appelez-le, si vous voulez, au
secours de vos héritages terrestres,
menacés par de coupables doctrines ou
d'incendiaires passions ; mais l'appeler pour
ces héritages-là et ne pas l'appeler
pour l'autre, celui d'en haut, celui que Dieu nous
avait destiné, que le péché
nous a ravi, que la croix nous a reconquis, - c'est
le rabaisser, le méconnaître, et, en
tant que divin, l'anéantir.
Il est vrai que sa divine influence s'est plus
d'une fois manifestée en ceux mêmes
qui l'avaient ainsi méconnu ; la peur
des bouleversements terrestres a pu ouvrir des
âmes aux progrès réels de la
foi. Nous l'avons vu de nos jours ; nous le
voyons encore.
Quelques-uns, en voyant tomber les trônes, se
sont rappelé un royaume qui ne saurait
périr.
Quelques-uns, quand ils ont senti chanceler Perdre
social, ont pensé à
cette société sainte qui a sa base
sur le rocher des siècles, et dont on
devient membre par la foi. Oui, il y a des gens qui
ne priaient pas, et qui prient ; il y en a qui
ne pensaient pas à leur âme, et qui y
pensent ; il y en a qui n'acceptaient qu'un
Christianisme extérieur, humain, et qui
l'acceptent intérieur, divin ; il y en
a qui n'avaient peur que de la misère
terrestre, compagne des révolutions, et que
leur misère intime a saintement
effrayés ; il y en a qui mettaient leur
gloire et leur bonheur à s'amasser des
trésors périssables, et qui
s'amassent maintenant des trésors dans le
ciel ; il y en a qui ont retrouvé, dans
la tempête, une paix qu'ils n'avaient pas et
n'auraient jamais eue dans le calme. Il y en a,
oui ; mais combien ?
Ne nous flattons pas ; il y en a peu.
Le reste a poursuivi ou repris sa vieille route,
traînant, avec ses soucis d'autrefois, ce que
les nouvelles commotions y avaient ajouté
d'angoisses, humiliés, mais non plus
humbles, frappés dans ce qu'ils
possédaient, mais non
désabusés du prestige des richesses,
tremblants devant l'avenir terrestre, et ne pensant
pas davantage au ciel.
Beaucoup même de ceux qui avaient paru plus
sages, plus sérieusement
touchés, leur piété d'un jour
n'a été que le besoin machinal de se
retenir à quelque chose quand tout manquait
à la fois sous leurs pieds, une
espèce de pis-aller auquel ils auraient
préféré, auquel ils ont
préféré, en effet, dès
qu'ils l'ont pu, le moindre adoucissement aux maux
présents.
Ah ! plaignons-les, car ils n'ont pas su
reconnaître, comme dit l'Écriture,
« le temps ou Dieu les
visitait ; » plaignons-les, et,
surtout, n'oublions pas que leur histoire est
peut-être la nôtre.
Tout ce qui les a empêchés de rester,
après l'orage, ce qu'ils avaient paru
devenir, tout ce que le siècle a remis entre
la lumière et eux, il l'a remis, il le
remettra encore entre la lumière et nous.
Dieu nous a montré, comme à eux, que
tout est fait pour se dissoudre ; cherchons,
mes Frères, cherchons si nous avons mieux su
tirer la conclusion chrétienne, celle de
notre apôtre : « Quels ne
devez-vous pas être par la sainteté de
votre vie et par les œuvres de votre
piété, attendant et hâtant la
venue du jour de Dieu ! »
Suivez-moi donc maintenant, mes Frères,
dans une étude plus intime de ce qui se
passe en nous.
Autant il est aisé de la reconnaître
en paroles, cette fragilité de l'homme et de
tout ce qui tient à l'homme, autant il est
rare, - et ce sera ma première observation,
- qu'on en ait un sentiment vrai, profond.
En passant, par exemple, d'une année
à une nouvelle année, on se sera dit,
avec un soupir : « Encore
une ! »
En apprenant la mort d'un grand ou la chute d'un
trône, on se sera rappelé le mot
biblique, ce « Vanité des
vanités » qui a retenti sur tant
de ruines.
En se promenant dans un cimetière, on aura
fait encore quelque réflexion banale ;
on aura dit : « J'y serai une fois
.... Où est ma
place ?... »
Là-dessus, on s'imagine avoir jugé la
vie ; on se croit tout autrement sage que ceux
qui auront passé sans rien dire et sans rien
sentir. Plus sage, cela se peut ; plus
chrétien, non. C'est de la philosophie, tout
au plus ; c'est un vague effort de raison,
d'imagination peut-être ; c'est de la
poésie, si vous voulez, mais ce n'est pas de
la piété, ce n'est pas du
Christianisme.
Cette mélancolie tout humaine a certainement
des charmes, plus que des charmes, car elle pourra
conduire à beaucoup mieux ; mais elle
pourra aussi en rester là, ne vous
donner qu'elle-même pour
pâture, et, dans ce cas, qu'y aurez-vous
gagné ?
La vue d'un tombeau vous a fait penser à la
mort ? Tant mieux ; c'est quelque chose.
Mais si je vous retrouve une heure après, -
une heure ! vous savez bien que je pourrais
dire « un moment, » - si je
vous retrouve, dis-je, immédiatement
après, aussi léger, aussi insouciant
qu'avant, aussi porté que jamais à ne
songer qu'au présent ou qu'à un
avenir terrestre ; si je vous vois alors
chasser la pensée de votre fin avec autant
de soin que vous aviez mis par hasard
d'empressement à l'accueillir, - à
quoi bon, je vous le demande, à quoi bon
l'avoir eue ?
Vous disiez si bien, toujours devant cette
tombe : « Un riche est là...
A quoi lui servit de tant avoir ? Il n'a rien
emporté... »
Ah ! on ne s'en fait pas faute, de ces
réflexions-là, quand un riche s'en va
dans son linceul ; mais se les appliquer
à soi-même et tout de bon, se
dire : « Je n'emporterai, moi aussi,
que mon linceul, » travailler et vivre en
conséquence, amasser pour le ciel,
être, en un mot, ce que le simple bon sens
nous dirait d'être au milieu de choses
périssables, avec la mort au bout et
l'éternité après, -
voilà qui est rare, et
bien rare, et d'autant plus rare, semble-t-il, que
le siècle a mis plus à la mode
certains mélancoliques sentiments. Ajoutez
aussi les pensées décidément
mauvaises qui se logent si bien sous
celles-là. « Il est donc mort,
direz-vous, il est là, plus pauvre que le
dernier mendiant, cet homme qui m'humiliait par sa
richesse ! Il est là, sous mes pieds,
cet homme qui m'écrasait de son
autorité, de son talent, de son
génie !... »
Oh ! que la mort nous paraît alors une
belle chose, une admirable chose !
« L'égalité
rétablie, l'orgueil vengé, nos
rancunes, grandes ou petites, satisfaites...
Nous croirions volontiers que Dieu a imaginé
la mort pour nous donner le plaisir de voir tomber
ce qui nous humiliait, et de fouler aux pieds ce
qui dominait sur nos têtes.
Ainsi, vaines paroles ou coupables pensées,
voilà en quoi nos émotions
risqueraient toujours de se résoudre ;
le vieil homme a beau s'asseoir sur des ruines, il
sait encore n'y trouver que des leçons
d'orgueil. Que faire donc ?
Comment saisir les vrais enseignements de la
fragilité humaine ?
Comment, puisque c'est surtout en regard du
mouvement contemporain que nous avons abordé
ces questions, comment profiter, aujourd'hui,
des leçons qui nous sont
offertes ?
Reprenant donc dans ce point de vue les paroles de
l'Apôtre, vraies pour tous les temps, voici
comment je les traduirais aujourd'hui.
Puisque la vie, dirais-je, n'a jamais
été si rapide, hâtez-vous, plus
que jamais, d'en profiter en vue de son vrai
but.
Puisque, moins que jamais, vous pouvez vous
attendre aux hommes, plus que jamais attendez-vous
à Dieu.
Puisque la mort n'est jamais venue si vite
au-devant des générations humaines,
allez à sa rencontre avec les armes de la
foi, et, soldats de Celui qui l'a vaincue, vous la
vaincrez avec lui et par lui.
Oui, le temps est court, le temps fuit et ne
revient pas ; il y a six mille ans qu'on le
dit, qu'on le répète, et qu'on n'y
pense guère. Oui, le temps n'a jamais
été si court et n'a jamais fui si
vite ; tout le monde, aujourd'hui, le dit, et,
après l'avoir dit, n'y pense plus.
Si ce torrent qui nous entraîne pouvait un
moment cesser de couler, si nous pouvions, nous
échappant du milieu de ses flots, poser un
pied, de temps en temps, sur son immobile rivage,
le sol de Dieu, l'éternité, - alors,
entraînés de
nouveau, nous ne le serions au moins pas sans un
salutaire effroi. Je dis salutaire, mes
Frères, et c'est vous dire que je ne parle
pas du lâche effroi des mondains à la
pensée de se voir arracher prochainement,
demain, aujourd'hui peut-être, à ces
biens et à ces plaisirs qui furent tout pour
eux. Il ne sert ordinairement, cet
effroi-là, qu'à écarter les
pensées sérieuses, qu'à
détruire ce qui pourrait en rester au fond
du cœur.
On rougirait de dire qu'on a peur de mourir, peur
déjà de voir mourir ; mais on
ferme les yeux pour ne plus voir, on
s'élance, aveugle, à travers les
choses de la terre, secouant avec
frénésie le souvenir de leur
fragilité, finissant même, cela s'est
vu, par le perdre absolument, - ou bien encore,
plus calme, on se fait une sorte de système,
on se dit que l'existence est trop courte pour
qu'il vaille la peine d'en faire quelque chose, et
on la jette à tous les vents.
Quand ils diront, ceux-là :
« Mangeons, buvons !... »
- ne craignez pas qu'ils oublient d'ajouter :
« car demain nous mourrons. »
C'est la base de leur système ; c'est
leur Évangile, à eux !
« Demain nous mourrons...
jouissons ! Demain nous ne serons rien...
jouissons ! Demain... Demain,
joyeux convives, votre âme
vous sera redemandée.
Demain, de vos bruyantes fêtes ou de vos
bruyantes affaires, vous passerez dans le solennel
silence du tribunal de Dieu. Demain, la voix qui
vous aura dit si longtemps en vain :
« Une seule chose est nécessaire,
vous dira : « Était
nécessaire. »
Et voilà, mes Frères, la source du
salutaire effroi, car j'y reviens maintenant, et,
grâce à Dieu, pour vous, pour moi,
puisque nous voici encore dans le tourbillon des
vivants, cet effroi peut être le
nôtre.
Le temps est court ; la tâche est
grande. Ces quelques années dont tant de
soucis et de travaux réclament
impérieusement leur part, dont tant
d'événements et de changements
pressent la marche, c'est tout ce que j'ai, tout ce
que j'aurai jamais pour me préparer à
l'éternité.
Cette cité terrestre qui va flottant sur un
abîme, elle doit me voir conquérir la
cité permanente, la Jérusalem des
cieux !
Oui, encore une fois, le temps est court, et, par
une fatale inconséquence, nous ne
travaillons qu'à l'abréger. Nous y
travaillons par les plaisirs, temps perdu si nous
allons au-delà des distractions strictement
nécessaires, temps criminellement perdu si
nos plaisirs sont
illégitimes ou
impurs ; nous y travaillons par les affaires,
temps perdu si nous leur donnons au-delà de
ce qu'elles ont droit d'exiger de nous, temps
criminellement perdu si elles absorbent notre
âme, si l'argent est devenu notre Dieu ;
nous y travaillons, - et c'est ce que je voulais
surtout dire, - par cette opiniâtre
impatience qui sans cesse dédaigne et
sacrifie le présent, comme si le
présent n'était pas la seule forme
sous laquelle le temps nous appartient.
Nous savons, en gros, qu'il a du prix ; nous
le méprisons, en détail, comme s'il
n'en avait point, et, ce trésor dont nous
ignorons le total, dont nous risquons chaque jour
et à chaque instant de voir le fond, nous y
puisons, chaque jour, comme si nous le savions
inépuisable.
Que ne sommes-nous au moins aussi sages, quand il
s'agit du temps, qu'on l'est toujours plus ou moins
pour d'autres biens ! Le riche le plus
prodigue a cependant encore une espèce
d'économie ; on ne le voit pas soupirer
après le jour ou il aura consumé
telle ou telle somme, fait telle ou telle
brèche à sa fortune.
Mais, pour le temps, qu'arrive-t-il ? Enfants,
il nous paraît d'une insupportable
lenteur ; jeunes gens, les années
commencent à être
plus courtes, mais les
élans vers l'avenir sont de plus en plus
impétueux. C'est un plaisir à
goûter demain, une affaire à conclure
dans un mois, un établissement à
former dans un ou deux ans, une position, une
fortune, un nom, n'importe quoi, à
conquérir dans dix ans, dans quinze ans,
dans vingt ans peut-être, et, tout l'espace
qui nous sépare du but, un jour, un mois,
une année, vingt années, on le
dévorerait, si on pouvait !
Vienne l'âge mûr, vienne la vieillesse
même, et, jusqu'au bout, même
inconséquence, même
prodigalité ; le vieillard, comme le
jeune homme, soupirera après la fin d'un
jour, d'une semaine, d'une année, sacrifiant
encore, et sans regret, quelques-uns des moments
qui le séparent de ce tombeau dont il a
peur.
À ces traits généraux, ajoutez
ceux qui sont plus particuliers à notre
temps, la multiplicité croissante des choses
à voir ou à entendre, des
intérêts publics qui viennent ou
favoriser ou contrarier les nôtres ;
ajoutez l'importance incontestable de beaucoup de
questions et de beaucoup
d'événements, la magique
rapidité des nouvelles, l'ardente soif
qu'elle entretient à force de la
satisfaire ; ajoutez ce besoin vague, mais
universel, immense, de mouvement,
de changement, d'entreprises, d'avenir, besoin qui
est dan l'air, qui influe sur les plus calmes, qui
aiguise et nourrit les élancements de tous.
Ah ! quel triste cadeau Dieu nous ferait s'il
nous accordait d'abréger tout ce que nous
trouvons trop long, si nous n'avions, pour faire
arriver demain, qu'à être
fatigués et rassasiés
d'aujourd'hui !
À quoi se réduirait un mois ?
À quoi se réduirait
l'année ? À quoi se
réduiraient les quatre-vingts ans du
vieillard ?
Cette impatience, mes Frères, un des grands
ennemis de notre paix et de notre salut, il s'agit
de la combattre. Sera-ce par la raison ? Je ne
dis pas que la raison n'en ait été
quelquefois victorieuse. Essayez de la raison, et
vous vaincrez peut-être, sauf à
être vaincu l'instant d'après ;
essayez du Christianisme, et vous vaincrez
sûrement, réellement.
Nous voici encore en présence d'une de ces
contradictions qui n'en sont pas, d'une de ces
harmonies adorables dont le chrétien nourrit
son intelligence et son cœur. Dédaigner
et sacrifier un seul jour, une seule heure, il ne
le peut, il ne le fera jamais, car il sait que ce
jour et que cette heure ont leur importance pour
lui dans le plan
éternel ; mais
soupirer après le moment où jour et
heures n'existeront plus pour lui, où la
mort lui aura ouvert l'éternité, -
non seulement il le peut, mais il le doit, car
c'est alors que le plan éternel
s'accomplira.
Si c'est là qu'il tarde d'être, ne
craignez plus qu'il hâte follement les jours,
les mois, les événements,
années. Jours de bonheur, jours de
souffrance, années abrégées
par la prospérité ou tristement
allongées par l'épreuve, marche
rapide ou lente des événements
extérieurs, il acceptera tout sans s'agiter,
car il s'en est remis, pour toutes choses, à
son Dieu, maître et dispensateur des temps,
des événements, des joies, des
épreuves publiques ou privées.
Pourquoi s'arrêterait-il à soupirer
après des satisfactions partielles
incomplètes, toujours suivies d'agitations
nouvelles et de nouveaux élans vers
l'avenir, quand il s'élance par la foi vers
la satisfaction définitive, vers
l'accomplissement parfait de l'œuvre de Dieu
en lui et hors de lui ?
Pourquoi tarderait-il d'avoir fait quelques pas de
plus dans cette vallée de misères,
quand son corps est déjà au bout,
tout au bout, quand il est décidé
à ne se trouver heureux que dans les bras de
son Sauveur ?
Ainsi, cette coupable impatience
du vieil homme, qui lui fait dévorer sans
fruit une si grande part de ses années, le
remède en est, mes Frères, dans cette
autre impatience qui vous poussera au-devant de la
dissolution dernière, au-devant de
l'éternité.
Elle est calme, celle-là,
précisément parce qu'elle est
immense. Ce n'est plus le ruisseau qui se brisait
de rocher en rocher ; c'est le fleuve qui s'en
va, majestueux, vers l'océan. Ainsi
marcherons-nous vers notre océan, mes
Frères ; ainsi hâterons-nous,
selon la parole de l'Apôtre, la venue du jour
de Dieu.
Le « jour de Dieu, » dans le
langage énergique de la Bible, c'est toute
manifestation claire et complète de la
bonté ou de la justice de Dieu. C'est quand,
après des jours où il a semblé
n'être plus le maître et livrer au
Hasard le gouvernement des choses, il ressaisit le
sceptre et réparait en souverain.
C'est le jour où le méchant tombe et
où l'opprimé respire ; c'est le
jour où s'écroule la maison que Dieu
n'a pas bâtie ; c'est le jour qui vient
redire au monde, par la voix de n'importe quelles
ruines, que Dieu est grand, que Dieu est tout.
Le jour de Dieu, c'est le jour où sa gloire
éclate et où celle de l'homme
disparaît, le jour où
s'évanouissent, devant
lui, et les projets habiles, et les entreprises
hardies, et la prudence des prudents, et la force
des forts ; c'est le jour où rentre
dans l'ordre tout ce qui faisait douter de
l'ordre ; c'est le jour des compensations
redoutables, le jour de l'orgueil
écrasé, le jour qui se fait souvent
attendre indéfiniment sur la terre, et qui
se réserve alors de briller d'autant plus
terrible, après la tombe, qu'il aura
tardé plus longtemps.
Mais le jour de Dieu après la tombe, c'est
aussi la consolation après l'épreuve,
la joie après les larmes ; c'est la
lumière après les
ténèbres de la vie, le repos
après les agitations, la couronne
après le combat, la palme après le
martyre, le port éternel après
l'orage.
Le jour de Dieu après la tombe, c'est
l'exilé rentrant dans sa patrie, la brebis
se réfugiant à jamais sur le sein du
bon berger ; c'est Jésus marquant
définitivement de son sceau l'âme qui
a vécu par lui, c'est le baptême
suprême par le sang de l'Agneau de Dieu,
c'est la croix triomphante, c'est l'Église
immortelle, c'est Dieu face à face et tout
en tous, c'est la mort absorbée par la vie
et le temps par l'éternité.
Et cependant, ô misère ! elle
nous est plutôt dure et repoussante cette
parole qui nous ditde soupirer
après le jour de Dieu, et de le hâter
par nos désirs.
Le hâter !.. disons-nous ; est-ce
bien là ce que Dieu nous demande ?
Le hâter, et la vie est déjà si
courte et si rapide !
Le hâter, et c'est demain peut-être que
la mort nous l'amènera !
Le hâter ! Ah ! sans doute, il y en
a qui le peuvent. Quand tous les liens sont rompus
et toutes les espérances renversées,
quand le jour de Dieu est déjà venu
pour tout ce que nous aimions, - c'est de grand
cœur, alors, que nous l'appelons pour
nous-mêmes.
Mais, au milieu des prospérités, des
joies ; au milieu, n'y eût-il ni
prospérités ni joies, des saints
devoirs d'une existence utile, - désirer d'y
être arraché ! Demander à
ne pas finir un voyage où l'on a encore
à guider ou les premiers pas d'un fils, ou
les derniers d'un père !
Encore une fois, mon Dieu, est-ce bien là ce
que tu nous ordonnes de vouloir ?
Cette frayeur, mes Frères, ne serait qu'une
de ces exagérations auxquelles le cœur
s'abandonne pour se justifier de ne pas s'ouvrir
à l'Évangile. On laisse le principe,
on amplifie une ou deux conséquences :
Dieu exigera l'impossible, et nous n'aurons pas
à obéir. Demandez donc à ceux
qui ont obéi ; demandez-leur
si cette difficulté n'a
pas disparu, comme d'autres, devant une foi simple
et vive ; demandez-leur s'ils ne sont pas
arrivés à soupirer après le
jour de Dieu, et si ce vœu d'une
piété fervente a rien de
pénible pour eux, rien de dur pour leurs
proches, parents ou amis, pères ou fils.
Dieu ordonne : c'est assez pour que nous
soyons sûrs de pouvoir. Un homme a dit :
« Impossible n'est pas
français ; » nous dirons,
nous, et avec bien plus de raison :
« Impossible n'est pas
chrétien, » car ce qui serait
impossible, Dieu le rend possible par sa
grâce.
Que veut-il donc ici ? Que nous rendra-t-il
possible ?
Ce qu'il veut, ce n'est pas que nous rompions et
que nous foulions aux pieds ces liens qu'il a
serrés lui-même, mais que nous
sachions trouver en chacune de nos affections
légitimes, en chacun des bienfaits
terrestres dont il nous aura donné de jouir,
en chacune, enfin, des choses que nous pouvons
perdre, un motif permanent, invincible, d'embrasser
par la foi celles que nous ne perdrons point ;
ce qu'il veut, c'est que nous n'attendions pas d'en
être dépouillés pour placer
ailleurs notre trésor ; ce qu'il veut,
en un mot, c'est que chacune de nos jouissances
terrestres, au lieu de nous
enchaîner à la terre, nous donne des
ailes pour nous élancer vers le ciel. J'ai
une famille, des amis... Les aurai-je
demain ?
Je n'en sais rien. Que faire ? M'en remettre
à Dieu.
Mais Dieu me prépare peut-être des
déchirements affreux... Eh bien ! je
puis apprendre à me transporter au
delà. Vienne, dirai-je, vienne le jour de
Dieu, et la mort ne sera plus, et les
déchirements auront pris fin !
Ce cri de ma foi ranimée, je puis le
répéter à chaque
tressaillement de la chair qui s'alarme, à
chaque nouvelle menace des événements
ou des hommes.
J'ai une position, une fortune...
L'aurai-je demain ? Je n'en sais rien.
Vienne donc le jour de Dieu, et je serai pour
jamais où je dois être, et mon
trésor sera pour jamais entre mes
mains !
J'ai des devoirs que j'aime, une santé qui
me permet de m'y consacrer avec bonheur...
L'aurai-je demain ? Je n'en sais rien.
Vienne le jour de Dieu, et les misères du
corps seront finies, et je n'aurai plus qu'un
devoir, plus qu'un bonheur, celui d'aimer Dieu et
d'être à Dieu !
J'ai une patrie ; je l'aime... L'aurai-je
demain ? Je n'en sais rien.
Les révolutions peuvent me l'ôter, me
la détruire ; un conquérant peut
l'effacer de la carte du
monde.
Vienne, vienne le jour de Dieu, vienne cette patrie
bienheureuse qui est la vraie, la grande,
l'éternelle, et je ne craindrai plus ni
révolutions, ni guerres, et je pourrai
l'aimer d'un amour éternel comme
elle !
Ainsi parle, ainsi prie, ainsi s'élance le
fidèle au-devant du jour de Dieu. Ce n'est
pas l'orgueil du sage qui rougirait des liens de la
terre ; ce n'est pas le zèle
emporté qu'on a vu les rompre et les
maudire ; c'est confiance, humilité,
amour.
Ainsi faisait le Psalmiste, quand il
s'écriait ; « Mon âme a
soif du Dieu vivant ! »
Ainsi faisait un illustre pasteur de vos
Églises, quand, après avoir dit que
la terre est toujours la terre et le vieil homme
toujours ennemi du ciel : « Mourons,
s'écriait-il, mourons donc, puisque ce n'est
qu'alors que nous serons véritablement
à Christ ! »
Donc, être à Christ, voilà le
grand but, le but unique, et sur la terre, et
après. Mais pour lui appartenir
après, il faut lui avoir appartenu dans
cette vie ; pour lui appartenir dans cette
vie, il faut l'aimer ; pour l'aimer à
travers les agitations de la terre, il faut l'aimer
d'un amour qui en soit indépendant, l'aimer
parce qu'il nous a aimés, l'aimer parce
qu'il nous a sauvés. Nous
voici ramenés au pied de la croix, mes
Frères ; restons-y. Nous vous disions,
l'autre jour : « Là est la
grandeur et la force ; » nous vous
dirons aujourd'hui : « Là est
la paix. » Là est la paix, non
dans l'indifférence, non dans l'oubli
d'aucun principe, d'aucun devoir, mais dans un
profond sentiment de la présence, de la
justice et de la bonté de Dieu. Que le sol
tremble ou s'affermisse, que les bruits de la terre
s'apaisent ou redoublent, que les
événements se ralentissent ou se
pressent, augmentent ou non d'importance, menacent
ou non notre avenir, - nous, au pied de la croix,
nous attendrons, nous prierons, nous
espérerons, nous bénirons, nous nous
réjouirons. Que la bonté de Dieu
apparaisse ou se dérobe, elle nous sera
toujours présente en Celui qu'il nous a
donné. Que l'empire du mal s'affaiblisse ou
se fortifie dans le monde, le mal, en nous, sera
vaincu. Le jour de Dieu viendra quand il
voudra ; nous l'aurons d'avance dans nos
cœurs.
Amen.
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