Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE CHRISTIANISME ET LE PROGRÈS

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CHRÉTIENS, BIEN-AIMÉS FRÈRES EN JÉSUS-CHRIST NOTRE SEIGNEUR !
Vous savez d'où je viens, et vous savez pourquoi je viens.
Je viens de cette antique ville dont la foi est la vôtre, dont les épreuves ont toujours été vos épreuves, les joies vos joies et les combats vos combats, sainte fraternité que les bons et les mauvais jours ont également consolidée ; je viens, appelé par les directeurs de vos Églises, vous entretenir de ces vérités éternelles que vos pères et les nôtres ont tant de fois proclamées en commun.

Qu'ai-je donc à vous dire que vos dignes pasteurs ne vous aient dit, et bien mieux que je ne saurais le faire dans ces quelques discours si rapidement et si imparfaitement préparés ?
Quelle portion de la vérité chrétienne est restée ici en souffrance ? Quel besoin aviez-vous de lui chercher un organe si loin ?
Mais votre appel était autre chose ; vos frères de Genève en ont compris, et avec joie, le véritable sens. Ils n'y ont vu que ce que vous y aviez mis, rien de plus, rien de moins ; ils l'ont reçu comme une précieuse marque de confiance. et d’affection chrétienne, dont ils vous remercient par ma bouche. Ils m'accompagnent, croyez-le, dans mon pèlerinage en ces contrées où tant d'entre eux retrouveraient les tombeaux de leurs pères, et certainement, à cette heure même, ceux qui me savent dans ce temple y sont avec moi, avec vous. Le temps n'est plus où vos Églises avaient besoin de Genève pour remplacer leurs conducteurs exilés ou martyrs ; mais, à travers les événements et les siècles, « trois choses, dit l'Écriture, demeurent, la foi, l'espérance et la charité.

C'est sous l'empire de ces rapprochements inévitables entre des époques si diverses et pourtant, à d'autres égards, si semblables, que j'ai choisi le sujet dont nous nous occuperons. Je l'intitulerais volontiers Christ et le Siècle, et ces deux mots l'un à côté de l'autre vous disent déjà mon but. Le divin et l'humain, l'immuable et le muable en présence, c'est, au fond, l'histoire de tous les temps, de tous les peuples ; mais l'élément divin, devenu le Christianisme, concentré dans un ensemble précis de vérités et de principes, permet de chercher, à chaque époque, si les deux éléments sont dans leur rapport normal, si l'homme et Dieu ont chacun leur place dans le monde, leur vraie place, l'homme la petite, et Dieu la grande.

« L'homme s'agite et Dieu le mène, » a-t-on dit, et bien dit. Mais l'homme, souvent, n'en convient pas. Il croit mener ; il ne l'a jamais cru aussi obstinément que de nos jours.
Un mot surtout a joué un grand rôle, un mot par lequel on prétend répondre à tout ; ce mot, c'est celui de progrès.
Jamais encore, il est vrai, on n'avait eu autant d'occasions de s'en servir. Je vois la science reculer indéfiniment les limites de son domaine ; je vois l'industrie et les arts s'approprier avec une promptitude merveilleuse les conquêtes de la science, et transformer immédiatement en procédés ingénieux, en puissances nouvelles, les plus petites comme les plus grandes découvertes. Pas une semaine, pas un jour que nous n'entendions parler de quelques nouveaux pas accomplis, tentés au moins, dans un ou plusieurs des champs ouverts à l'activité humaine.

Voilà des progrès évidents, incontestables, et je ne veux pas, pour aujourd'hui, en considérer d'autres ; je laisse également de côté beaucoup de choses auxquelles on a donné ce nom, et dont je ne pourrais vous parler que pour les flétrir. Voilà, dis-je, des progrès évidents, incontestables, palpables ; mais l'état général qui en résulte, celui des esprits, des cœurs, qu'en dirons-nous ?
Les uns disent encore progrès, toujours progrès ; les autres disent décadence. Qui a raison ?

La querelle est vieille, assurément ; mais une chose l'a tristement caractérisée de nos jours, c'est que les passions et l'intérêt en sont devenus, de part et d'autre, l'élément principal.
Pas une idée qui n'ait eu et d'indignes amis et d'indignes ennemis. Vous entendrez soutenir les bons principes par des raisons qui ne valent pas mieux, ni chrétiennement, ni moralement, que celles qu'on leur oppose. D'un côté, matérialisme brutal ; de l'autre, matérialisme décent. C'est quelque chose, mais ce n'est pas beaucoup.

Quel sera donc, mes Frères, dans ce chaos, le rôle de la chaire évangélique ?
Le temps n'est plus où elle pouvait se faire honneur de rester étrangère aux questions qui troublent le monde. Le terrain politique, qu'elle s'interdisait avec raison, est dépassé ; la société, la famille, la morale, le Christianisme, sont en cause ; le silence serait une abdication.

Notre tâche, par conséquent, la voici.
Tandis que ces grandes questions se rapetissent parmi les petits intérêts et les petites passions, replaçons-les à leur véritable hauteur, ramenons-les au tribunal de leurs légitimes juges, la conscience et l'Évangile.
On les a obscurcies, - nous les éclaircirons ; on les a concentrées sur la terre et sur les intérêts présents, - nous les étudierons dans leur liaison nécessaire avec le ciel et les intérêts éternels.

Voilà mon dessein, mes Frères. Le Christianisme et le progrès, le Christianisme et les événements, le Christianisme et les questions dites sociales, tels seront nos trois premiers entretiens. Dans un quatrième et dernier, nous tirerons les conséquences. Ce ne sera plus Christ et le Siècle, mais le Chrétien et le Siècle, Christ en nous au milieu du monde, et le monde appelé à vivre en Christ.

Aidez-moi par votre attention bienveillante ; aide-nous, Seigneur, et ceux qui écoutent, et celui qui doit parler, et que nous soyons tous, ici, ouvriers avec toi !


Les paroles de nos Saints Livres qui m'ont paru résumer le mieux ce que j'avais à vous dire aujourd'hui, sont celles du psaume cent vingt-septième, au premier verset, en ces mots :
« Si l'Éternel ne bâtit la maison, celui qui la bâtit travaille en vain. »

Il y a là, en premier lieu, un grand fait, celui de l’intervention de Dieu dans toutes les affaires de ce monde. Du sein de sa gloire inaccessible, il surveille, il dirige ; il est partout par son action aussi bien que par sa présence. À qui essayerait de répéter cette vieille objection qu'il est trop grand pour descendre aux détails, nous répéterions la réponse qu'il n'y a pour lui rien de petit, parce qu'il n'y a non plus, pour lui, rien de grand. La raison est d'accord avec la révélation pour nous forcer d`admettre que « mille ans sont devant lui comme un jour, un jour comme mille ans. »
Vous pouvez ne pas comprendre cela ; mais vous ne pouvez pas raisonnablement ne pas y croire, car ce serait supposer des limites à la grandeur et à la puissance de Dieu, ce serait le faire à votre image, ce serait, en définitive, nier Dieu.

Mais un autre enseignement nous est donné dans ces mêmes paroles.
Cette intervention de Dieu dans les choses du monde, l'homme ne doit pas seulement y croire en thèse générale et la reconnaître en détail quand elle devient visible ; il faut encore qu'il en accepte et qu'il en demande le concours, non seulement dans ses travaux, quels qu'ils soient, mais dans ses paroles, dans ses pensées, dans toutes les applications de son intelligence et de son cœur.
Il faut, en d'autres termes, que la Providence du déiste, toujours vague, toujours plus ou moins en danger de n'être qu'un mot, fasse place au Dieu réel, au Dieu régénérateur des âmes, au Dieu de l'Évangile ; il faut, ce sera plus tôt dit, - il faut être enfant de l'Évangile, il faut être chrétien. Hors de là, rien de vraiment bon dans les œuvres des hommes, rien même de vraiment beau.

Or, c'est contre ce point que l'incrédulité contemporaine a tout particulièrement dirigé ses attaques, et c'est par là qu'elle a poursuivi son œuvre dans beaucoup d'âmes qu'elle eût épouvantées par ses brutalités ou ses sarcasmes d'autrefois. Elle enregistre tous les succès obtenus ; puis elle va droit à ce qu'elle est sûre de trouver au fond de tout cœur d'homme, l'orgueil.
Elle ne dira pas à l'homme que l'Évangile est un mensonge ; mais elle le lui rendra inacceptable en lui persuadant qu'il n'a, que faire d'une religion humiliante, lui qui a déjà fait tant de choses, et de si grandes, et qui en fera tant encore. Elle lui peint ce que je disais tout à l'heure, l'homme s'élançant, victorieux, sur un océan de découvertes, l'homme se suffisant de mieux en mieux à lui-même, l'homme réalisant de magnifiques et incontestables progrès. - Il admire, il s'échauffe... et la voilà murmurant å son oreille : « Cette gloire est la tienne... tu es cet homme-là... » - ou plutôt, car on l'a dit et écrit : « Tu es ce dieu-là !... » Tu es ce dieu qui détrône les autres, ceux des païens, d'abord, qui n'étaient que ridicules, celui des chrétiens, après, qui te voulait dans la poussière. Tu es ce dieu ; qu'as-tu à faire de t'anéantir devant un autre ?... »
Il ne saurait évidemment, cet homme-là, ce dieu-là, rester chrétien, et toutes les conquêtes qu'il pourra faire encore, il s'en fera comme de nouveaux remparts entre l'Évangile et son cœur. Les progrès s'ajouteront aux progrès, le bien-être au bien-être, les trésors aux trésors. « Mangeons, buvons !... » O insensés ! ajoutez au moins la fin : « ... car demain nous mourrons. »

Oui, vous ferez des progrès en toutes choses, hormis la seule nécessaire. Vous reculerez les limites des sciences, des arts, de l'industrie...
Et puis après ?
Vous multiplierez les jouissances de tout genre...
Et puis après ?
Vous vous passerez de Dieu...
Et puis après ?

Ainsi se changent, mes Frères, en sources de perdition, tous les progrès opérés au sein d'un peuple, progrès matériels, progrès aussi d'un ordre plus relevé, intellectuels, sociaux, dès que cet esprit y préside ; ainsi s'efface dans les cœurs le sentiment qui seul ennoblirait et la prospérité publique et la prospérité privée : Dieu avec nous, Dieu en nous. Je vous ai lu l'enseignement divin ; je reconnaîtrai maintenant, si vous voulez, que nous vivons entourés de choses qui semblent le démentir.
Le monde est plein de gens qui réussissent sans jamais avoir attendu, jamais demandé le secours de Dieu, jamais donné à Dieu, je ne dirai pas leur âme, mais une portion quelconque de leur âme. Je ne parle pas des grands coupables, de ceux que le monde même est obligé de flétrir. Une prospérité décidément scandaleuse nous ramène, par l'indignation, dans le vrai ; elle nous force à nous réfugier dans l'idée d'une justice qui viendra, d'une réparation qui éclatera, disons-nous, dans ce monde ou dans l'autre.
Mais ceux, et il y en a beaucoup, dont les tristes succès ne sont cependant pas tels que nous puissions nous en indigner précisément, ceux qui s'en sont tenus à laisser Dieu de côté, à se passer de lui, et, cela, sans qu'il parut leur en arriver aucun mal, - ils nous prêchent, ceux-là, avec un succès déplorable, l'oubli de Dieu, l'oubli de l'Évangile ; c'est leur prospérité qui nous apprend à chercher en nous, en nous seuls, dans notre activité, dans nos talents, les bases de notre bonheur ici-bas, et, dans le vain titre d'honnête homme, l'assurance du ciel, si par hasard nous y pensons.
Ils ont bâti sans s'inquiéter que Dieu les aidât ou non, fût ou non avec eux, et cependant, à les voir, ils n'ont pas travaillé en vain. La maison est debout ; elle abrite une florissante famille ; elle a défié plus d'un orage. À l'œuvre donc ! ce qu'ils ont fait, pourquoi ne le ferais-je pas ? ce qui leur a réussi, pourquoi ne me réussirait-il pas ?
Oui, vous réussirez peut-être ; peut-être avez-vous déjà réussi. Oui, il est possible que Dieu vous accorde, comme à d'autres, cette prospérité dont vous vous croirez le seul auteur, dont vous ne lui ferez, il le sait, jamais hommage. Il est possible que votre maison se bâtisse, et magnifique, et qu'il n'y ait qu'une voix, parmi les hommes, pour en admirer la grandeur, la beauté, la solidité...

Mais savez-vous ce qui est possible aussi ?
On a vu des maisons plus grandes, plus belles et plus solides, s'écrouler. Ou a vu, - laissons la figure, prenons les choses, - on a vu les projets les plus habilement conçus, les plus hardiment conduits, échouer misérablement au moment même où le succès paraissait hors de doute.
On a vu plus d'un homme, après avoir surmonté ou renversé tous les obstacles, se briser au dernier.
On a vu des forts devenus faibles, des grands devenus petits.
On a vu l'orgueil du génie abattu, écrasé, comme celui de la fortune ; et ce menaçant enseignement que vous aviez méprisé dans la Bible, vous n'avez qu'à ouvrir les yeux pour le voir écrit autour de vous sur des ruines et des tombeaux.

Savez-vous ce qui est possible encore ?
On a vu des hommes punis par le succès même. Ils avaient travaillé sans Dieu ; l'œuvre achevée, ils se retrouvaient sans Dieu. Ils n'avaient pas voulu nourrir leur âme, et leur âme était morte ; ils n'avaient plus en elle, dans les jours glacés de la vieillesse, qu'un second cadavre à traîner. Un vide insupportable avait succédé en eux aux agitations de la lutte, aux satisfactions de la victoire.
Le monde les disait heureux, et ils souffraient. Un indéfinissable sentiment de carrière manquée leur avait pris le cœur au moment même où on les félicitait d'en avoir parcouru une si belle, une si pleine.
On leur montrait l'édifice achevé ..... Eux, ils branlaient douloureusement la tête. Ils comprenaient qu'on peut avoir réussi, et avoir travaillé en vain.

Savez-vous ce qui est possible encore ?
Des trois chances, c'est la plus triste. Celui qui a vu s'écrouler ses entreprises, la fragilité des choses qui passent le ramènera peut-être à celles qui ne passent point. Celui qui est arrivé heureusement au terme de ses projets terrestres et n'y a trouvé qu'un vide affreux, ce vide lui fera peut-être chercher le Dieu qu'on trouve toujours quand on le cherche.
Mais celui à qui les succès et les jouissances de la terre suffiront, sinon pour le rendre heureux, pleinement heureux, c'est impossible, du moins pour l'empêcher de désirer, de chercher, de comprendre un autre bonheur, - ah ! voilà qui a véritablement bâti en vain ; voilà qui je plaindrai et qui vous plaindrez, mes Frères, pour peu que vous rappeliez ce qu'est la vie et pourquoi elle est faite.
Il aura beau, cet homme, ne pas sembler malheureux ; je dis plus : il aura beau ne pas l'être, ne pas se douter qu'il l'est ; il nous fera pitié, plus pitié, je le répète, que celui que nous avons vu souffrir, car celui qui souffre est au moins, par cela même, sur le chemin de la consolation.

Eh bien, mes Frères, sous les formes les plus diverses, accompagné ou non de cette souffrance intime et de ces cruels rongements, cet état est celui du siècle. J'ai parlé des individus ; je pourrais parler des peuples, et je n'aurais, à peu près, qu'à me répéter.

Oui, leur dirais-je, il est possible que Dieu vous laisse arriver au faîte de la puissance et de la gloire, et il est possible aussi que vous n'y soyez montés que pour tomber de plus haut. Vous avez cru avoir en vous tous les éléments de votre force, et le temps n'est pas loin peut-être où le Dieu que vous oubliez vous rappellera ce que vous êtes. Il n'aura eu, pour vous l'apprendre, qu'à vous abandonner.

Oui, leur dirais-je encore, il se peut que vous ne tombiez pas, mais que vos prospérités mêmes deviennent votre châtiment. Ce triste vieillard dont l'âme est morte avant le corps, c'est votre emblème, ô nations, si vous avez, comme lui, laissé mourir en vous l'être spirituel.
L'Évangile était là qui vous offrait un sang éternellement nouveau à injecter dans vos veines vieillies ; vous avez préféré ne vivre que de votre vie, ne vous nourrir que de jouissances terrestres, ne vous abreuver que d'orgueil...

Et voici, le vide est venu, et les jouissances nouvelles n`ont servi qu'à le creuser toujours plus, et les merveilles d'une civilisation infatigable vous tirent à peine un moment de votre incurable ennui.
Que vous donnera-t-on pour passe-temps ? Des révolutions, sans doute ! Pour vous rendre un peu de vie, on vous donnera la fièvre ; pour vous guérir, on achèvera de vous tuer.

Reste encore, il est vrai, ma troisième chance, car je la retrouve pour les peuples comme pour les individus ; mais, encore ici, c'est la plus triste. Ce peuple que je vous représentais tombant du faîte de la gloire ou des prospérités matérielles, peut-être se relèverait-il salutairement effrayé, salutairement changé ; cet autre peuple que je vous représentais périssant de jouissances et d'ennui, peut-être finirait-il par comprendre où est le sang nouveau, où est la vie. Mais celui qui ne paraît pas malheureux et qui ne croit pas l`être, celui qui a conservé juste assez de force pour jouir et assez d'élan pour se distraire en cherchant de nouvelles jouissances, assez de foi en ses ressources terrestres pour se persuader qu'il n'a que faire de s'en assurer d'autres, assez de vie, en un mot, pour se faire illusion sur un état qui est la mort, - voilà, voilà le peuple qui nous fera pitié plus que tout autre ; voilà celui auquel nous serons effrayés d'appartenir, car il est impossible que nous ayons respiré impunément cette atmosphère énervante et fatale.

Mais où aller pour ne pas la respirer ? Plus ou moins épaisse, elle est partout. Ce peuple qui veut jouir, et à tout prix, ce peuple qui ne connaît plus que la terre, qui se croit vivant parce qu'il s'agite, qui se croit grand parce que ses désirs n'ont pas de bornes, qui se croit Dieu parce qu'il oublie Dieu, - ce peuple, mes Frères, ce n'est pas, aujourd'hui, tel ou tel peuple : il est ici, il est ailleurs, il est dans les petits comme dans les grands États, dans les petites comme dans les grandes villes ; il est partout, car ce n'est autre chose que la génération présente, fille d'un mauvais siècle, et mère... Dieu sait de quoi !

Qui se vantera d'être en dehors ?
Qui n'en a plus ou moins subi l'empire ?
Les hommes religieux ont subi comme les autres, et, tout en flétrissant cet universel affaissement, ils reconnaissent, devant Dieu, qu'ils en sont atteints eux-mêmes. Le siècle fait les hommes ; les hommes font le siècle. La foule est sans principes parce que chacun comprime la manifestation des siens, et il la comprime pour se mettre à l'unisson de la foule ; déplorable accord que personne ne voudrait signer ouvertement, et que nous signons tous, dans l'occasion, au fond de notre cœur.
Qui a été, de nos jours, dix ans, cinq ans, même un an, sans perdre, chemin faisant, quelques scrupules, sans faire ce qu'il se serait interdit auparavant, sans tolérer ce qu'il aurait blâmé ?
La pente a beau être insensible ; l'abîme n'en est pas moins au bas. « Le mal, dit l'Écriture, rôde sans cesse autour de nous comme un lion rugissant. » Ah !
plût à Dieu que ce fût toujours comme un lion, dont les rugissements auraient au moins ceci de bon qu'ils nous tiendraient éveillés et en armes !
Mais, souvent, il ne rugit pas. Il se cache, il se traîne, il rampe, il se fait petit, il s'insinue par toutes les ouvertures et sous toutes les formes. Vous protestez, en gros, contre ceux qui ne parlent de rien moins que d'abolir d'un coup tous les principes, et, vous-mêmes, vous en préparez l'abolition par cet immense relâchement que vous subissez sans murmure, que vous approuvez même, en beaucoup de cas, comme une concession naturelle et nécessaire aux idées, aux mœurs du temps.
On ne reniera pas ouvertement le Christianisme, mais on le laissera de plus en plus en dehors des affaires de ce monde ; on ne redire pas, comme les incrédules avoués, que le Christianisme a fait son temps, mais on raisonnera et on vivra comme s'il n'y avait plus rien à attendre de lui. On démolira sans s'inquiéter si ce n'est pas lui qui avait bâti ; on bâtira sans s'inquiéter davantage si ce n'est pas lui qui devrait bâtir.
Étonnez-vous, après cela, que tout soit précaire et fragile !
Étonnez-vous que tant de choses, belles et grandes, d`ailleurs, se trouvent n'avoir point de base !
Étonnez-vous que tant d'efforts pour consolider, pour moraliser, soient sans effet !
Étonnez-vous que chaque progrès nouveau ne soit qu'un nouvel élément de décrépitude et de faiblesse ! Il y a bientôt trois mille ans que toute cette histoire était écrite en deux lignes, et je vous l'ai relue en commençant. « Si l'Éternel ne bâtit la maison, celui qui bâtit travaille en vain. »


Est-il besoin, mes Frères, que je m'arrête à me défendre d'avoir attaqué le progrès ?
Vous m'avez assez bien compris, j'espère, pour que cette pensée ne vous soit pas venue et ne puisse pas vous venir. S'il y a eu, s'il y a quelque Église qui se défie du progrès, qui en ait peur, et, quand elle ose, le maudisse, - ce n'est pas plus la mienne que la vôtre. Qu'elle se justifie, celle-là, comme elle voudra, comme elle pourra ; moi, je n'ai pas à me justifier de ce que je n'ai pas dit.
Attaquer le progrès, ce serait, d'abord, inutile, car nul n'y peut rien ; tout marche, tout marchera. Mais ce serait, en second lieu, une bien mauvaise manière de rendre hommage à Dieu, et de relever son trône au sein du genre humain.
Tout progrès, en soi, vient de Dieu, puisque c'est lui qui nous a donné de quoi les faire, facultés en nous, forces naturelles hors de nous, désir et besoin d'en profiter. Dieu ne peut donc avoir voulu qu'une fois arrivé à un certain point de science, d'industrie et de bien-être, le genre humain se condamnât à ne plus rien désirer, à ne plus rien chercher. Qu'il cherche donc, qu'il cherche, et, s'il continue à trouver, tant mieux ! Nous saurons ne pas être insensibles à la beauté du spectacle ; nous battrons des mains, s'il le faut, à cette marche triomphante, et nous aurons jusqu'à des larmes pour payer au génie notre tribut d'admiration. Ne nous est-il pas dit d'adorer Dieu dans ses œuvres ? Eh bien ! les œuvres de l'homme, dans ce sens, ce sont les œuvres de Dieu.

Mais de la légitimité et de la beauté du but à la légitimité des sentiments avec lesquels on y marchera, il y a loin, très loin, et, de deux hommes qui auront suivi la même carrière, obtenu les mêmes succès, concouru pour la même part à l'élargissement de notre domaine ici-bas, l'un, peut-être, aura échappé aux pièges de l'orgueil, l'autre y aura perdu son âme ; l'un aura travaillé avec Dieu, l'autre sans Dieu, contre Dieu.
Ainsi, permis à tous d'user de leurs facultés ; permis à tous de concourir aux victoires de l'homme sur l'univers matériel, ou à ses investigations dans l'univers moral ; permis au philosophe de ne pas s'effrayer des profondeurs de la pensée, au savant d'affronter les profondeurs de l'espace ; permis à Newton d'aller y chercher la loi unique par laquelle s'expliqueront tous les mouvements du ciel ; oui, permis à lui, car il ne cherche à mieux connaître que pour mieux adorer, et, quand il s'élève si haut, ce n'est que pour aller s'humilier de plus près, comme savant, sous l'immensité de la sagesse, comme faible mortel, sous l'immensité de la puissance, comme pécheur, sous l'immensité de la grâce.
Mais quand viendront après lui, dans un siècle orgueilleusement incrédule, des hommes disposés à s'imaginer, au contraire, qu'ils ont grandi de toute la hauteur du secret découvert par lui, et que ce principe unique, désormais connu, les dispense de remonter à une cause intelligente ; quand seulement, sans nier Dieu, ils nieront le principe chrétien, déclarant que l'homme en sait trop pour se croire encore misérable, pour qu'on vienne encore lui parler de condamnation et de pardon, - le but de leurs travaux aura beau être légitime encore, comme il l'était pour leur immortel devancier, ils ne seront que des téméraires, ces hommes, et des usurpateurs.

Ainsi en est-il, mes Frères, de tous les progrès faits ou à faire, inventions, découvertes, perfectionnements quelconques, élargissements quelconques de la puissance humaine, et vous venez de voir, dans un assez illustre exemple, la règle que j'entends poser. Légitime et béni si nous le faisons sous l'œil de Dieu et dans le sentiment de son assistance suprême, tout progrès de la science ou de la civilisation est illégitime et funeste si nous le faisons sans Dieu ; illégitime, dis-je, car c'est nous parer de sa gloire sans lui en faire hommage ; funeste, dis-je encore, dussent les résultats immédiats être bons et heureux, car ce ne sera bientôt qu'un moyen de plus d'oublier Dieu et de nous passer de Dieu. Qu'un homme, qu'un peuple, qu'un siècle ait le sentiment de sa force, rien de mieux ; c'est l'orgueil permis, légitime, ou, plutôt, ce n'est pas l'orgueil.

L'orgueil, le vrai, le mauvais, c'est celui qui vient après, et infailliblement, si Dieu ne l'arrête au passage ; c'est celui, du reste, dont le premier châtiment est en lui-même, puisqu'il ferme l'accès à la véritable gloire et au véritable bonheur.
Le premier peut être chrétien, le second ne l'est pas. Le premier pourra devenir en nous un noble élément de foi chrétienne et de piété chrétienne ; le second, si le Christianisme ne l'écrase en chemin, c'est la mort du Christianisme.

Mais l'orgueil est toujours habile, et il a conduit notre siècle à de singulières illusions. Tout en laissant le Christianisme, comme nous l'avons dit, de plus en plus en dehors de toutes choses, tout en perfectionnant de jour en jour l'art funeste de s'en passer, on s`est mis à lui chercher une forme qui permit de lui rendre hommage sans le rappeler de son exil, sans lui donner sur les cœurs aucune autorité réelle, surtout sans se courber sous cette loi par trop vieille dont le dernier mot est bien : « Vous êtes sauvés, » mais à condition que le premier soit : « Vous êtes pécheurs et condamnés. »

Les uns donc, oubliant ou ne voulant pas savoir que l'imagination n'est point la foi, se sont mis à n'envisager le Christianisme que sans ses éléments extérieurs et poétiques. Une Église a favorisé cette tendance, ancienne et dès longtemps développée dans son sein ; elle a reconquis, par cette voie, des admirateurs et des amis. En a-t-elle fait des chrétiens ? Ont-ils passé de l'admiration des formes à l'acceptation du fond ?
Quelques-uns, je l'espère, mais certainement pas le grand nombre. On a assez vu, dans l'occasion, ce que valait ce Christianisme artiste, amateur de musique et de tableaux, adorateur .... des vieilles cathédrales, et, du Christ, pas du tout.
Au reste, ce n'est pas d'eux que j'ai à vous parler, et je ne fais qu'indiquer en passant une manière aujourd'hui très commune d'être chrétien sans l'être.

Je voudrais pouvoir ajouter que cette tendance est inconnue en dehors du catholicisme ; mais elle est trop celle du siècle, trop, surtout, celle du cœur naturel, pour que nous nous en soyons toujours et complètement garantis.
Les autres, - et je rentre ici pleinement dans mon sujet, - se sont mis à n'envisager le Christianisme que dans ses éléments et dans ses effets sociaux. On veut bien, à ce point de vue, lui laisser Une place, une place même assez belle, dans l'histoire du genre humain ; on lui accorde, - beaucoup moins, il est vrai, en considération de ce qu'il peut faire encore qu'en considération de ce qu'il a fait jadis, - des témoignages de respect et de reconnaissance ; on est juste, enfin, strictement juste envers lui, et, de ce que L'incrédulité, dans ces questions, a été souvent injuste, ridiculement injuste, on conclut qu'on a rompu avec elle : être chrétien, c'est dire de loin en loin quelque bien du Christianisme et du Christ, ou, moins encore, n'en point dire de mal.
Mais une question reste, et cette question est tout.
Qu'est-ce pour vous que le Christianisme ?
Qu'est-ce pour vous que le Christ ?

Le Christ, pour beaucoup de gens, c'est ce personnage historique, ce Jésus qui parut, il y a bientôt dix-neuf siècles, pour déposer dans la société les germes de progrès futurs ;
c'est ce docteur qui enseigna que les hommes sont frères, qui parla si éloquemment contre l'injustice et l'oppression ;
c'est ce martyr qui ne recula pas devant la nécessité de sceller de son sang les enseignements d'une morale plus belle, plus complète, que ce qu'on avait prêche jusque-là.

Voilà le Christ, voila le Christianisme d'un grand nombre, et, pourrions-nous dire, voilà le Christianisme du siècle ; encore l'ai-je représenté plus relevé qu'il n'est souvent, car il s'en faut que les progrès dont on lui attribue l'origine soient toujours les meilleurs et les plus nobles, si même ce ne sont pas ceux qu'on flétrirait pour peu qu'on fût chrétien.
L'homme, dans le paganisme, avait fait Dieu à son image ; le présent siècle en a fait autant au Christ.
Certes, s'il est naturel que nous nous souvenions de simples hommes, bienfaiteurs de l'humanité, nul plus que Jésus n'aurait droit, même à ce titre, à vivre dans le souvenir des peuples. Vous savez que sa statue a figuré, à Rome, dans le sanctuaire domestique d'un empereur païen ; vous savez que ces modernes régénérateurs sociaux qui se débarrassent si bien du Christianisme, en tant que dogme, ne peuvent, quoi qu'ils fassent, se débarrasser du Christ.
Qu'ils parlent, tant qu'ils veulent, de progrès, d'émancipation ; les mots peuvent être d'eux, les choses sont d'un autre. L'homme de Bethléem se dresse partout sur leur passage, et, bon gré, mal gré, il faut bien qu'on lui cède le pas.

Mais ce Jésus-là, mes Frères, sera-ce le vôtre ?
Est-ce le Jésus des chrétiens ?
Est-ce le Jésus de l'Évangile ?
Est-ce celui qui vint jeter au milieu d'un monde occupé, comme le vôtre, d'affaires ou de plaisirs, et s'enorgueillissant, comme le vôtre, de sa civilisation, cette solennelle parole : « Une seule chose est nécessaire ! »

Une seule chose ! Et laquelle ?
Ah ! vous aurez beau avoir vécu quarante ans, soixante ans, quatre-vingts ans sans le savoir ou en vous étourdissant pour l'ignorer, il faudra bien que vous le sachiez une fois, ou dans ce monde, ou ailleurs : cette chose, c`est celle qu'il appelait aussi « la bonne part » c'est le salut, et le salut par lui.
Or, à qui le salut est-il offert ? à qui - pesez bien ceci - à qui est-il de nature à être offert ?
Nous disons bien, vulgairement, qu'il est prêche aux nations, au genre humain, et cela est vrai en ce sens qu'il est prêché partout, qu'il doit, du moins, l'être partout ; mais ce n'en est pas moins une affaire individuelle, une œuvre complète en chacun et pour chacun. Il n'y aurait qu'un chrétien sur la terre, et ce chrétien ne saurait rien des effets du Christianisme sur la civilisation, et ce chrétien ne saurait même pas ce que c'est que la civilisation, qu'il posséderait encore, par le seul fait d'être chrétien, la « chose nécessaire » le Christianisme serait le Christianisme, le salut serait le salut, le Sauveur serait le Sauveur.

Est-ce la civilisation, est-ce le genre humain qui sera appelé, devant Dieu, en jugement ? Une nation a-t-elle une vie après celle-ci ? N'est-ce pas un à un que nous aurons à rendre compte, à implorer le bénéfice de la venue d'un Sauveur ?
Que nous parlez-vous donc des bienfaits du Christianisme sur la terre et pour la Terre ? Je les reconnais comme vous ; mais j'ai autre chose à reconnaître, autre chose à prêcher. Quand je vous entends les célébrer, je voudrais savoir avant tout s'il n'y a pas là quelque tactique, peut-être à votre insu, pour échapper à son influence religieuse, pour lui fermer votre âme en tant que doctrine divine et prédication du salut.
Je voudrais m'assurer si ce n'est pas simplement une des formes de ce matérialisme que j'ai appelé décent, et qui, incapable d'apprécier autre chose que les avantages terrestres, se cacherait ici sous des éloges donnés au Christianisme pour les lui avoir procurés. Ils ne seraient alors, ces éloges, qu'une injure, et, au nom du Christianisme, je les repousserais ; mais, fussent-ils plus purs et plus sincères, je dirais encore qu'il y a du danger à y insister.

Même chrétiens, nous aimons trop le côté humain des choses, et le côté humain risque toujours d'amoindrir le côté divin. Quelque beaux que puissent avoir été, humainement, les résultats de la venue du Christ et de la diffusion de l'Évangile, ces résultats, dans le plan divin, n'étaient, ne sont, ne seront jamais que des accessoires.
S'il est écrit que la piété a les promesses de la vie présente en même temps que celles de la vie à venir, il est écrit, et à toutes les pages du Saint Livre, que nous devons regarder, avant tout, à celles-ci. « Cherchez premièrement le royaume des cieux et sa justice, et toutes les autres choses vous seront données par-dessus. »

Qu'est-ce, encore une fois, que la terre, même dans ses plus beaux côtés ? qu'est-ce que la civilisation ? qu'est-ce qu'un peuple ? qu'est-ce que le genre humain ? A-t-il un ciel à attendre ? a-t-il une âme à sauver ?
Ce n'est donc pas pour lui, mais pour les âmes, pour chaque âme, que le Sauveur est venu, et, de quelque manière que vous vous laissiez aller à voir le Christianisme à côté de cela, à l'accepter en dehors de cela, dites-vous bien que vous ne le comprenez pas, que vous ne l'acceptez pas.

Voilà le mal ; voilà l'erreur. On s'enveloppe de vague et de paroles ; on rend hommage au Christ comme au bienfaiteur du genre humain, au régénérateur de la société humaine, et on le reconnaît de moins en moins pour le bienfaiteur de chaque homme, le régénérateur et le sauveur de son âme immortelle.
Ajouterai-je maintenant que les hommes les plus recommandables par leur foi, par leur piété, ont souvent, de nos jours, favorisé cette tendance ?

Ils voient le Christianisme attaqué ; ils le défendent. Les adversaires étant généralement des hommes à qui le langage de la terre est tout autrement familier que celui des choses divines, il faut bien commencer par leur dire ce qu'ils comprennent. On leur montrera donc la société affermie, la famille constituée, l'esclavage aboli ; on leur prouvera, et sans peine, qu'aucun système n'avait encore autant fait pour le bonheur des hommes, pour l'adoucissement de leurs misères ; on les forcera, enfin, de reconnaître qu'aucun législateur n'a valu celui des chrétiens.
C'est bien ; mais il ne faudrait pas leur permettre d'en rester là. Vous les menez sur le seuil du temple ; tâchez donc qu'ils y entrent, et, pour cela, entrez-y franchement vous-même.
N'avouer que sous cette forme la divinité du Christianisme, c'est la nier dans son essence ; c'est oublier qu'il est, avant tout, une religion ; c'est effacer le mot Sauveur, qui est à toutes les pages du Saint Livre, pour y substituer celui de législateur ou de civilisateur, qui n'y est pas.

Ajouterai-je aussi, hélas ! que souvent on insiste en vain pour amener jusqu'à l'autel ces gens arrivés au seuil du temple ? Nous, en particulier, dans la prédication de l'Évangile, c'est notre écueil et notre chagrin de tous les jours. Racontez les bienfaits temporels du Christianisme, on vous écoute ; demandez une statue pour le Jésus des philosophes, l'apôtre et le martyr de la liberté, de l'égalité, toutes les mains se lèveront pour la lui décerner ; mais demandez une place dans les cœurs pour le Jésus de l'Évangile, apôtre et martyr d'une doctrine qui n'a pu venir que du ciel, le salut par la grâce, le salut par la foi en lui, on ne vous écoutera plus, on s'en ira, on vous dira, comme Félix à saint Paul : « C'est assez... à une autre fois... va-t'en... »

Non, ce n'est pas assez, ô hommes ! Non, nous ne voulons pas nous en aller, et, ministres de Jésus-Christ, nous ne le pouvons pas, car ce serait le trahir et vous trahir. Nous ne vous devons pas les reflets de la vérité, pâlement renvoyés par quelques progrès terrestres, mais la vérité elle-même, et tout entière. Que le monde nous écoute ou ne nous écoute pas, nous dirons et nous redirons ce qu'est le Christianisme ; nous dirons et nous redirons, mes Frères, ce qu'il doit être pour vous, pour chacun de vous, si vous ne voulez qu'il ne soit rien. Il doit être, ai-je dit, une religion, et point du tout une simple doctrine sociale ou morale ; c'est parce qu'il était, avant tout, une religion, qu'il a fait de si grandes choses en dehors du domaine religieux. Il y a donc erreur, même en histoire et en philosophie, à l'envisager comme une doctrine féconde, mais humaine, et féconde en progrès humains ; sa puissance réelle, comme sa mission véritable, était dans son principe religieux, divin.
Je n'examine pas si ce principe a été toujours bien saisi, bien appliqué ; je dis que le Christianisme, partout où il s'est montré grand, fécond, puissant, l'a été par ce principe, par ce principe seul. « Donnez-moi, disait Archimède, un point d'appui, et je soulèverai la terre. »
Belle image, mes Frères, de ce qui a été fait par l'Évangile. La terre a été soulevée ; il y a donc eu un point d'appui, et un point d'appui en dehors d'elle.

Longtemps elle en avait cherché un, mais en elle-même ; longtemps elle avait cru pouvoir demander à l'homme la régénération de l'homme. Est-ce qu'elle va recommencer ? Son impuissance n'a-t-elle donc pas été assez visible, et avant le Christianisme, quand il lui fallait marcher seule, et après le Christianisme, toutes les fois qu'elle a prétendu marcher sans lui ou ne reconnaître en lui qu'un auxiliaire humain ?

Le Christianisme, c'est donc ce principe nouveau et tout divin apporté par le Fils de Dieu dans le monde, la régénération, non par l'orgueil, mais par l'humilité, le salut de l'homme, non par l'homme, mais par un don de Dieu.
Le Christianisme, c'est la grandeur arrivant par la misère, la force par la faiblesse.
C'est le pardon changeant le cœur ; c'est la mort du vieil homme, la création perpétuelle et miraculeuse du nouveau.
C'est le progrès indéfini vers le bien, vers la lumière, vers Dieu ; c'est le Christ s'incarnant, en quelque sorte, dans chaque homme, tellement que chaque homme puisse dire comme saint Paul : « Ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Christ qui vit en moi. »

Le Christianisme, c'est à la fois l'écrasement et le relèvement de l'homme, l'écrasement par le péché, le relèvement par la grâce ; c'est l'espérance avec la crainte, la paix avec l'angoisse, le salut avec la condamnation, la gloire avec l'opprobre, la vie avec la mort.

Contradictions !... dira le monde. Contradictions, si on veut, mais contradictions qui se résolvent, dans le cœur du chrétien, en une adorable harmonie. Il aime à se sentir coupable, parce qu'il aime à se sentir pardonné ; il aime à se sentir misérable, parce que Jésus - il le sait, il le sent, il ne peut plus ne pas le savoir et le sentir, - est venu « chercher et sauver ce qui était perdu. »

Est-ce ainsi que vous l'entendez, mes Frères ? Est-ce là, au moins, ce que vous désirez sentir et croire ?
Ce qui est sûr, c'est que le Christianisme est là. Toujours la sagesse de Dieu confondant la sagesse humaine ; toujours cette « folie » de la croix, dont l'apôtre disait :
« Pour nous, nous prêchons Christ crucifié, qui est scandale aux Juifs, folie aux Grecs, mais qui, pour les élus, soit Juifs, soit Grecs, est le Christ, la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu. »

Oui, se sentir condamné, c'est la paix, car le chrétien, en se sentant condamné, se sent sauvé.
Oui, s'humilier, c'est la gloire, car, renonçant alors à toute celle qui pourrait lui venir des hommes, à toute celle qu'il pourrait se décerner dans son orgueil, le chrétien ne veut plus, ne peut plus être enveloppé que de cette gloire sainte qui vient de Dieu et qui retourne à Dieu.
Demandez-lui si son humiliation lui a ôté quoique ce fût de son énergie et de ses forces.
Demandez-lui s'il est plus lent à bâtir depuis qu'il a compris que, par lui-même, il bâtirait en vain.
Demandez-lui s'il se sent embarrassé pour marcher avec le siècle, dans tout ce que le siècle imaginera de beau, de bon, de grand.
Demandez-lui si toutes ses facultés, au contraire, n'ont pas grandi, s'il ne se sent pas plus puissant et à l'étude et au travail, et n'importe à quel exercice de son intelligence ou de son bras.
Demandez-lui, dans les combats de la vie, s'il a plus peur des hommes depuis qu'il s'est mis à craindre Dieu.
Demandez-lui si les saintes langueurs de la pénitence chrétienne lui ôteront, aux jours mauvais, le courage de parler, d'agir, et, quand viendraient les persécutions pour la foi, le courage de se déclarer chrétien.

Ah ! ils savaient ce qu'ils faisaient, vos pères, quand, au milieu des plus redoutables épreuves, ils recouraient, pour se fortifier, à ces redoublements de pénitence, à ces grands jours de jeûne dont l'usage affaibli s'est conservé jusqu'à nos temps. Ils savaient que c'est là, pour le chrétien, la source du courage et de la persévérance, que l'homme n'est jamais plus fort qu'au sortir du baptême de l'humiliation en Dieu, et que c'était à genoux devant son trône qu'ils apprendraient à ne jamais trembler devant les trônes de la terre, devant les tyrans, quels qu'ils fussent, tyrans des corps, tyrans des âmes, sous la simple couronne ou sous la triple !
Elles ont fini, ces épreuves ; mais avec d'autres temps sont arrivés d'autres périls. Le nouveau siècle a ses séductions de toute espèce, son incrédulité dissimulée, son bien-être énervant, ses progrès dont il n'est pas un qui ne soit une décadence s'il concourt à nous éloigner de Dieu. Humilions-nous, et nous serons forts ; humilions-nous, et nous braverons le mal.
Anéantissons-nous devant la croix, et elle sera pour nous, comme jadis, le signe du salut pour la terre et pour le ciel. Alors vous marcherez, mais avec sûreté entière, car vous saurez de quel côté marcher ; l'amour de Dieu, comme une autre colonne lumineuse, marchera devant vous dans ce désert tout plein de fausses routes, et la terre promise apparaîtra.

Tous les progrès que vous feriez en dehors de cette carrière ou sans les y ramener par la foi, néant ; tout ce qui n'aurait pas pour fondement le rocher qui est Christ, néant ! néant ! Si vous ne voulez périr, vous et vos œuvres, comprenez cela ; si vous le comprenez, allez le dire à ceux qui se sont vantés d'arracher la croix de la terre. Dites-leur que, même arrachée, si elle pouvait l'être, vous la serreriez encore sur votre cœur comme la seule ancre de salut pour vous et pour le monde, - et alors, croyez-le, heureux ou non aux yeux des hommes, connus ou inconnus, mêlés ou non aux bruyants travaux du siècle, vous pourrez dire, à votre dernier jour, avec une sainte confiance : « Je n'ai pas travaillé en vain. »
Amen.

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