CHRÉTIENS, BIEN-AIMÉS
FRÈRES EN JÉSUS-CHRIST NOTRE
SEIGNEUR !
Vous savez d'où je viens, et vous savez
pourquoi je viens.
Je viens de cette antique ville dont la foi est la
vôtre, dont les épreuves ont toujours
été vos épreuves, les joies
vos joies et les combats vos combats, sainte
fraternité que les bons et les mauvais jours
ont également consolidée ; je
viens, appelé par les directeurs de vos
Églises, vous entretenir de ces
vérités éternelles que vos
pères et les nôtres ont tant de fois
proclamées en commun.
Qu'ai-je donc à vous dire que vos
dignes pasteurs ne vous aient
dit, et bien mieux que je ne saurais le faire dans
ces quelques discours si rapidement et si
imparfaitement préparés ?
Quelle portion de la vérité
chrétienne est restée ici en
souffrance ? Quel besoin aviez-vous de lui
chercher un organe si loin ?
Mais votre appel était autre chose ;
vos frères de Genève en ont compris,
et avec joie, le véritable sens. Ils n'y ont
vu que ce que vous y aviez mis, rien de plus, rien
de moins ; ils l'ont reçu comme une
précieuse marque de confiance. et
d’affection chrétienne, dont ils vous
remercient par ma bouche. Ils m'accompagnent,
croyez-le, dans mon pèlerinage en ces
contrées où tant d'entre eux
retrouveraient les tombeaux de leurs pères,
et certainement, à cette heure même, ceux qui me savent dans ce
temple y sont avec moi, avec vous. Le temps n'est
plus où vos Églises avaient besoin de
Genève pour remplacer leurs conducteurs
exilés ou martyrs ; mais, à
travers les événements et les
siècles, « trois choses, dit
l'Écriture, demeurent, la foi,
l'espérance et la charité.
C'est sous l'empire de ces rapprochements
inévitables entre des époques si
diverses et pourtant, à d'autres
égards, si semblables, que
j'ai choisi le sujet dont nous
nous occuperons. Je l'intitulerais volontiers Christ et le Siècle,
et ces deux mots
l'un à côté de l'autre vous
disent déjà mon but. Le divin et
l'humain, l'immuable et le muable en
présence, c'est, au fond, l'histoire de tous
les temps, de tous les peuples ; mais
l'élément divin, devenu le
Christianisme, concentré dans un ensemble
précis de vérités et de
principes, permet de chercher, à chaque
époque, si les deux éléments
sont dans leur rapport normal, si l'homme et Dieu
ont chacun leur place dans le monde, leur vraie
place, l'homme la petite, et Dieu la grande.
« L'homme s'agite et Dieu le
mène, » a-t-on dit, et bien dit.
Mais l'homme, souvent, n'en convient pas. Il croit
mener ; il ne l'a jamais cru aussi
obstinément que de nos jours.
Un mot surtout a joué un grand rôle,
un mot par lequel on prétend répondre
à tout ; ce mot, c'est celui de
progrès.
Jamais encore, il est vrai, on n'avait eu autant
d'occasions de s'en servir. Je vois la science
reculer indéfiniment les limites de son
domaine ; je vois l'industrie et les arts
s'approprier avec une promptitude merveilleuse les
conquêtes de la science, et transformer
immédiatement en
procédés ingénieux, en
puissances nouvelles, les plus petites comme les
plus grandes découvertes. Pas une semaine,
pas un jour que nous n'entendions parler de
quelques nouveaux pas accomplis, tentés au
moins, dans un ou plusieurs des champs ouverts
à l'activité humaine.
Voilà des progrès évidents,
incontestables, et je ne veux pas, pour
aujourd'hui, en considérer d'autres ;
je laisse également de côté
beaucoup de choses auxquelles on a donné ce
nom, et dont je ne pourrais vous parler que pour
les flétrir. Voilà, dis-je, des
progrès évidents, incontestables,
palpables ; mais l'état
général qui en résulte, celui
des esprits, des cœurs, qu'en
dirons-nous ?
Les uns disent encore progrès, toujours
progrès ; les autres disent
décadence. Qui a raison ?
La querelle est vieille, assurément ;
mais une chose l'a tristement
caractérisée de nos jours, c'est que
les passions et l'intérêt en sont
devenus, de part et d'autre,
l'élément principal.
Pas une idée qui n'ait eu et d'indignes amis
et d'indignes ennemis. Vous entendrez soutenir les
bons principes par des raisons qui ne valent pas
mieux, ni chrétiennement, ni
moralement, que celles qu'on leur
oppose. D'un côté, matérialisme
brutal ; de l'autre, matérialisme
décent. C'est quelque chose, mais ce n'est
pas beaucoup.
Quel sera donc, mes Frères, dans ce chaos,
le rôle de la chaire
évangélique ?
Le temps n'est plus où elle pouvait se faire
honneur de rester étrangère aux
questions qui troublent le monde. Le terrain
politique, qu'elle s'interdisait avec raison, est
dépassé ; la
société, la famille, la morale, le
Christianisme, sont en cause ; le silence
serait une abdication.
Notre tâche, par conséquent, la
voici.
Tandis que ces grandes questions se rapetissent
parmi les petits intérêts et les
petites passions, replaçons-les à
leur véritable hauteur, ramenons-les au
tribunal de leurs légitimes juges, la
conscience et l'Évangile.
On les a obscurcies, - nous les
éclaircirons ; on les a
concentrées sur la terre et sur les
intérêts présents, - nous les
étudierons dans leur liaison
nécessaire avec le ciel et les
intérêts éternels.
Voilà mon dessein, mes Frères. Le
Christianisme et le progrès, le
Christianisme et les événements, le
Christianisme et les questions
dites sociales, tels seront nos trois premiers
entretiens. Dans un quatrième et dernier,
nous tirerons les conséquences. Ce ne sera
plus Christ et le Siècle, mais le
Chrétien et le Siècle, Christ en
nous au milieu du monde, et le monde appelé
à vivre en Christ.
Aidez-moi par votre attention bienveillante ;
aide-nous, Seigneur, et ceux qui écoutent,
et celui qui doit parler, et que nous soyons tous,
ici, ouvriers avec toi !
Les paroles de nos Saints Livres qui m'ont paru
résumer le mieux ce que j'avais à
vous dire aujourd'hui, sont celles du psaume cent
vingt-septième, au premier verset, en ces
mots :
« Si l'Éternel ne bâtit
la maison, celui qui la bâtit travaille en
vain. »
Il y a là, en premier lieu, un grand fait,
celui de l’intervention de Dieu dans toutes
les affaires de ce monde. Du sein de sa gloire
inaccessible, il surveille, il dirige ; il est
partout par son action aussi bien que par sa
présence. À qui essayerait de
répéter cette vieille objection qu'il
est trop grand pour descendre aux détails,
nous répéterions la réponse
qu'il n'y a pour lui rien de
petit, parce qu'il n'y a non plus, pour lui, rien
de grand. La raison est d'accord avec la
révélation pour nous forcer
d`admettre que « mille ans sont devant
lui comme un jour, un jour comme mille
ans. »
Vous pouvez ne pas comprendre cela ; mais vous
ne pouvez pas raisonnablement ne pas y croire, car
ce serait supposer des limites à la grandeur
et à la puissance de Dieu, ce serait le
faire à votre image, ce serait, en
définitive, nier Dieu.
Mais un autre enseignement nous est donné
dans ces mêmes paroles.
Cette intervention de Dieu dans les choses du
monde, l'homme ne doit pas seulement y croire en
thèse générale et la
reconnaître en détail quand elle
devient visible ; il faut encore qu'il en
accepte et qu'il en demande le concours, non
seulement dans ses travaux, quels qu'ils soient,
mais dans ses paroles, dans ses pensées,
dans toutes les applications de son intelligence et
de son cœur.
Il faut, en d'autres termes, que la Providence du déiste,
toujours vague,
toujours plus ou moins en danger de n'être
qu'un mot, fasse place au Dieu réel, au Dieu
régénérateur des âmes,
au Dieu de l'Évangile ; il faut, ce
sera plus tôt dit, - il
faut être enfant de l'Évangile, il
faut être chrétien. Hors de là,
rien de vraiment bon dans les œuvres des
hommes, rien même de vraiment beau.
Or, c'est contre ce point que
l'incrédulité contemporaine a tout
particulièrement dirigé ses attaques,
et c'est par là qu'elle a poursuivi son
œuvre dans beaucoup d'âmes qu'elle
eût épouvantées par ses
brutalités ou ses sarcasmes d'autrefois.
Elle enregistre tous les succès
obtenus ; puis elle va droit à ce
qu'elle est sûre de trouver au fond de tout
cœur d'homme, l'orgueil.
Elle ne dira pas à l'homme que
l'Évangile est un mensonge ; mais elle
le lui rendra inacceptable en lui persuadant qu'il
n'a, que faire d'une religion humiliante, lui qui a
déjà fait tant de choses, et de si
grandes, et qui en fera tant encore. Elle lui peint
ce que je disais tout à l'heure, l'homme
s'élançant, victorieux, sur un
océan de découvertes, l'homme se
suffisant de mieux en mieux à
lui-même, l'homme réalisant de
magnifiques et incontestables progrès. - Il
admire, il s'échauffe... et la voilà
murmurant å son oreille :
« Cette gloire est la tienne... tu es cet
homme-là... » - ou plutôt,
car on l'a dit et
écrit : « Tu es ce
dieu-là !... » Tu es ce dieu
qui détrône les autres, ceux des
païens, d'abord, qui n'étaient que
ridicules, celui des chrétiens,
après, qui te voulait dans la
poussière. Tu es ce dieu ; qu'as-tu
à faire de t'anéantir devant un
autre ?... »
Il ne saurait évidemment, cet
homme-là, ce dieu-là, rester
chrétien, et toutes les conquêtes
qu'il pourra faire encore, il s'en fera comme de
nouveaux remparts entre l'Évangile et son
cœur. Les progrès s'ajouteront aux
progrès, le bien-être au
bien-être, les trésors aux
trésors. « Mangeons,
buvons !... » O
insensés ! ajoutez au moins la
fin : « ... car demain nous
mourrons. »
Oui, vous ferez des progrès en toutes
choses, hormis la seule nécessaire. Vous
reculerez les limites des sciences, des arts, de
l'industrie...
Et puis après ?
Vous multiplierez les jouissances de tout
genre...
Et puis après ?
Vous vous passerez de Dieu...
Et puis après ?
Ainsi se changent, mes Frères, en sources de
perdition, tous les progrès
opérés au sein d'un peuple,
progrès matériels, progrès
aussi d'un ordre plus relevé, intellectuels,
sociaux, dès que cet esprit y
préside ; ainsi s'efface dans les
cœurs le sentiment qui seul
ennoblirait et la
prospérité publique et la
prospérité privée : Dieu
avec nous, Dieu en nous. Je vous ai lu
l'enseignement divin ; je reconnaîtrai
maintenant, si vous voulez, que nous vivons
entourés de choses qui semblent le
démentir.
Le monde est plein de gens qui réussissent
sans jamais avoir attendu, jamais demandé le
secours de Dieu, jamais donné à Dieu,
je ne dirai pas leur âme, mais une portion
quelconque de leur âme. Je ne parle pas des
grands coupables, de ceux que le monde même
est obligé de flétrir. Une
prospérité décidément
scandaleuse nous ramène, par l'indignation,
dans le vrai ; elle nous force à nous
réfugier dans l'idée d'une justice
qui viendra, d'une réparation qui
éclatera, disons-nous, dans ce monde ou dans
l'autre.
Mais ceux, et il y en a beaucoup, dont les tristes
succès ne sont cependant pas tels que nous
puissions nous en indigner
précisément, ceux qui s'en sont tenus
à laisser Dieu de côté,
à se passer de lui, et, cela, sans qu'il
parut leur en arriver aucun mal, - ils nous
prêchent, ceux-là, avec un
succès déplorable, l'oubli de Dieu,
l'oubli de l'Évangile ; c'est leur
prospérité qui nous apprend à
chercher en nous, en nous seuls,
dans notre activité, dans nos talents, les
bases de notre bonheur ici-bas, et, dans le vain
titre d'honnête homme, l'assurance du ciel,
si par hasard nous y pensons.
Ils ont bâti sans s'inquiéter que Dieu
les aidât ou non, fût ou non avec eux,
et cependant, à les voir, ils n'ont pas
travaillé en vain. La maison est
debout ; elle abrite une florissante
famille ; elle a défié plus d'un
orage. À l'œuvre donc ! ce qu'ils
ont fait, pourquoi ne le ferais-je pas ? ce
qui leur a réussi, pourquoi ne me
réussirait-il pas ?
Oui, vous réussirez peut-être ;
peut-être avez-vous déjà
réussi. Oui, il est possible que Dieu vous
accorde, comme à d'autres, cette
prospérité dont vous vous croirez le
seul auteur, dont vous ne lui ferez, il le sait,
jamais hommage. Il est possible que votre maison se
bâtisse, et magnifique, et qu'il n'y ait
qu'une voix, parmi les hommes, pour en admirer la
grandeur, la beauté, la
solidité...
Mais savez-vous ce qui est possible
aussi ?
On a vu des maisons plus grandes, plus belles et
plus solides, s'écrouler. Ou a vu, -
laissons la figure, prenons les choses, - on a vu
les projets les plus habilement conçus, les
plus hardiment conduits, échouer
misérablement au moment
même où le succès paraissait
hors de doute.
On a vu plus d'un homme, après avoir
surmonté ou renversé tous les
obstacles, se briser au dernier.
On a vu des forts devenus faibles, des grands
devenus petits.
On a vu l'orgueil du génie abattu,
écrasé, comme celui de la
fortune ; et ce menaçant enseignement
que vous aviez méprisé dans la Bible,
vous n'avez qu'à ouvrir les yeux pour le
voir écrit autour de vous sur des ruines et
des tombeaux.
Savez-vous ce qui est possible encore ?
On a vu des hommes punis par le succès
même. Ils avaient travaillé sans
Dieu ; l'œuvre achevée, ils se
retrouvaient sans Dieu. Ils n'avaient pas voulu
nourrir leur âme, et leur âme
était morte ; ils n'avaient plus en
elle, dans les jours glacés de la
vieillesse, qu'un second cadavre à
traîner. Un vide insupportable avait
succédé en eux aux agitations de la
lutte, aux satisfactions de la victoire.
Le monde les disait heureux, et ils souffraient. Un
indéfinissable sentiment de carrière
manquée leur avait pris le cœur au
moment même où on les
félicitait d'en avoir parcouru une si belle,
une si pleine.
On leur montrait l'édifice achevé
..... Eux, ils branlaient douloureusement la
tête. Ils comprenaient
qu'on peut avoir réussi, et avoir
travaillé en vain.
Savez-vous ce qui est possible encore ?
Des trois chances, c'est la plus triste. Celui qui
a vu s'écrouler ses entreprises, la
fragilité des choses qui passent le
ramènera peut-être à celles qui
ne passent point. Celui qui est arrivé
heureusement au terme de ses projets terrestres et
n'y a trouvé qu'un vide affreux, ce vide lui
fera peut-être chercher le Dieu qu'on trouve
toujours quand on le cherche.
Mais celui à qui les succès et les
jouissances de la terre suffiront, sinon pour le
rendre heureux, pleinement heureux, c'est
impossible, du moins pour l'empêcher de
désirer, de chercher, de comprendre un autre
bonheur, - ah ! voilà qui a
véritablement bâti en vain ;
voilà qui je plaindrai et qui vous
plaindrez, mes Frères, pour peu que vous
rappeliez ce qu'est la vie et pourquoi elle est
faite.
Il aura beau, cet homme, ne pas sembler
malheureux ; je dis plus : il aura beau
ne pas l'être, ne pas se douter qu'il
l'est ; il nous fera pitié, plus
pitié, je le répète, que celui
que nous avons vu souffrir, car celui qui souffre
est au moins, par cela même, sur le chemin de
la consolation.
Eh bien, mes Frères, sous les formes les
plus diverses, accompagné ou non de cette
souffrance intime et de ces cruels rongements, cet
état est celui du siècle. J'ai
parlé des individus ; je pourrais
parler des peuples, et je n'aurais, à peu
près, qu'à me
répéter.
Oui, leur dirais-je, il est possible que Dieu vous
laisse arriver au faîte de la puissance et de
la gloire, et il est possible aussi que vous n'y
soyez montés que pour tomber de plus haut.
Vous avez cru avoir en vous tous les
éléments de votre force, et le temps
n'est pas loin peut-être où le Dieu
que vous oubliez vous rappellera ce que vous
êtes. Il n'aura eu, pour vous l'apprendre,
qu'à vous abandonner.
Oui, leur dirais-je encore, il se peut que vous ne
tombiez pas, mais que vos prospérités
mêmes deviennent votre châtiment. Ce
triste vieillard dont l'âme est morte avant
le corps, c'est votre emblème, ô
nations, si vous avez, comme lui, laissé
mourir en vous l'être spirituel.
L'Évangile était là qui vous
offrait un sang éternellement nouveau
à injecter dans vos veines vieillies ;
vous avez préféré ne vivre que
de votre vie, ne vous nourrir que de jouissances
terrestres, ne vous abreuver que
d'orgueil...
Et voici, le vide est venu, et les jouissances
nouvelles n`ont servi qu'à le creuser
toujours plus, et les merveilles d'une civilisation
infatigable vous tirent à peine un moment de
votre incurable ennui.
Que vous donnera-t-on pour passe-temps ? Des
révolutions, sans doute ! Pour vous
rendre un peu de vie, on vous donnera la
fièvre ; pour vous guérir, on
achèvera de vous tuer.
Reste encore, il est vrai, ma troisième
chance, car je la retrouve pour les peuples comme
pour les individus ; mais, encore ici, c'est
la plus triste. Ce peuple que je vous
représentais tombant du faîte de la
gloire ou des prospérités
matérielles, peut-être se
relèverait-il salutairement effrayé,
salutairement changé ; cet autre peuple
que je vous représentais périssant de
jouissances et d'ennui, peut-être finirait-il
par comprendre où est le sang nouveau,
où est la vie. Mais celui qui ne
paraît pas malheureux et qui ne croit pas
l`être, celui qui a conservé juste
assez de force pour jouir et assez d'élan
pour se distraire en cherchant de nouvelles
jouissances, assez de foi en ses ressources
terrestres pour se persuader qu'il n'a que faire de
s'en assurer d'autres, assez de
vie, en un mot, pour se faire illusion sur un
état qui est la mort, - voilà,
voilà le peuple qui nous fera pitié
plus que tout autre ; voilà celui
auquel nous serons effrayés d'appartenir,
car il est impossible que nous ayons respiré
impunément cette atmosphère
énervante et fatale.
Mais où aller pour ne pas la respirer ?
Plus ou moins épaisse, elle est partout. Ce
peuple qui veut jouir, et à tout prix, ce
peuple qui ne connaît plus que la terre, qui
se croit vivant parce qu'il s'agite, qui se croit
grand parce que ses désirs n'ont pas de
bornes, qui se croit Dieu parce qu'il oublie Dieu,
- ce peuple, mes Frères, ce n'est pas,
aujourd'hui, tel ou tel peuple : il est ici,
il est ailleurs, il est dans les petits comme dans
les grands États, dans les petites comme
dans les grandes villes ; il est partout, car
ce n'est autre chose que la
génération présente, fille
d'un mauvais siècle, et mère... Dieu
sait de quoi !
Qui se vantera d'être en dehors ?
Qui n'en a plus ou moins subi l'empire ?
Les hommes religieux ont subi comme les autres, et,
tout en flétrissant cet universel
affaissement, ils reconnaissent, devant Dieu,
qu'ils en sont atteints eux-mêmes.
Le siècle fait les
hommes ; les hommes font le siècle. La
foule est sans principes parce que chacun comprime
la manifestation des siens, et il la comprime pour
se mettre à l'unisson de la foule ;
déplorable accord que personne ne voudrait
signer ouvertement, et que nous signons tous, dans
l'occasion, au fond de notre cœur.
Qui a été, de nos jours, dix ans,
cinq ans, même un an, sans perdre, chemin
faisant, quelques scrupules, sans faire ce qu'il se
serait interdit auparavant, sans tolérer ce
qu'il aurait blâmé ?
La pente a beau être insensible ;
l'abîme n'en est pas moins au bas.
« Le mal, dit l'Écriture,
rôde sans cesse autour de nous comme un lion
rugissant. » Ah !
plût à Dieu que ce fût toujours
comme un lion, dont les rugissements auraient au
moins ceci de bon qu'ils nous tiendraient
éveillés et en armes !
Mais, souvent, il ne rugit pas. Il se cache, il se
traîne, il rampe, il se fait petit, il
s'insinue par toutes les ouvertures et sous toutes
les formes. Vous protestez, en gros, contre ceux
qui ne parlent de rien moins que d'abolir d'un coup
tous les principes, et, vous-mêmes, vous en
préparez l'abolition par cet immense
relâchement que vous subissez
sans murmure, que vous approuvez
même, en beaucoup de cas, comme une
concession naturelle et nécessaire aux
idées, aux mœurs du temps.
On ne reniera pas ouvertement le Christianisme,
mais on le laissera de plus en plus en dehors des
affaires de ce monde ; on ne redire pas, comme
les incrédules avoués, que le
Christianisme a fait son temps, mais on raisonnera
et on vivra comme s'il n'y avait plus rien à
attendre de lui. On démolira sans
s'inquiéter si ce n'est pas lui qui avait
bâti ; on bâtira sans
s'inquiéter davantage si ce n'est pas lui
qui devrait bâtir.
Étonnez-vous, après cela, que tout
soit précaire et fragile !
Étonnez-vous que tant de choses, belles et
grandes, d`ailleurs, se trouvent n'avoir point de
base !
Étonnez-vous que tant d'efforts pour
consolider, pour moraliser, soient sans
effet !
Étonnez-vous que chaque progrès
nouveau ne soit qu'un nouvel élément
de décrépitude et de faiblesse !
Il y a bientôt trois mille ans que toute
cette histoire était écrite en deux
lignes, et je vous l'ai relue en commençant. « Si l'Éternel
ne bâtit
la maison, celui qui bâtit travaille en
vain. »
Est-il besoin, mes Frères, que je
m'arrête à me défendre d'avoir
attaqué le progrès ?
Vous m'avez assez bien compris, j'espère,
pour que cette pensée ne vous soit pas venue
et ne puisse pas vous venir. S'il y a eu, s'il y a
quelque Église qui se défie du
progrès, qui en ait peur, et, quand elle
ose, le maudisse, - ce n'est pas plus la mienne que
la vôtre. Qu'elle se justifie,
celle-là, comme elle voudra, comme elle
pourra ; moi, je n'ai pas à me
justifier de ce que je n'ai pas dit.
Attaquer le progrès, ce serait, d'abord,
inutile, car nul n'y peut rien ; tout marche,
tout marchera. Mais ce serait, en second lieu, une
bien mauvaise manière de rendre hommage
à Dieu, et de relever son trône au
sein du genre humain.
Tout progrès, en soi, vient de Dieu, puisque
c'est lui qui nous a donné de quoi les
faire, facultés en nous, forces naturelles
hors de nous, désir et besoin d'en profiter.
Dieu ne peut donc avoir voulu qu'une fois
arrivé à un certain point de science,
d'industrie et de bien-être, le genre humain
se condamnât à ne plus rien
désirer, à ne plus rien chercher.
Qu'il cherche donc, qu'il cherche, et, s'il
continue à trouver, tant mieux ! Nous
saurons ne pas être
insensibles à la
beauté du spectacle ; nous battrons des
mains, s'il le faut, à cette marche
triomphante, et nous aurons jusqu'à des
larmes pour payer au génie notre tribut
d'admiration. Ne nous est-il pas dit d'adorer Dieu
dans ses œuvres ? Eh bien ! les
œuvres de l'homme, dans ce sens, ce sont les
œuvres de Dieu.
Mais de la légitimité et de la
beauté du but à la
légitimité des sentiments avec
lesquels on y marchera, il y a loin, très
loin, et, de deux hommes qui auront suivi la
même carrière, obtenu les mêmes
succès, concouru pour la même part
à l'élargissement de notre domaine
ici-bas, l'un, peut-être, aura
échappé aux pièges de
l'orgueil, l'autre y aura perdu son
âme ; l'un aura travaillé avec
Dieu, l'autre sans Dieu, contre Dieu.
Ainsi, permis à tous d'user de leurs
facultés ; permis à tous de
concourir aux victoires de l'homme sur l'univers
matériel, ou à ses investigations
dans l'univers moral ; permis au philosophe de
ne pas s'effrayer des profondeurs de la
pensée, au savant d'affronter les
profondeurs de l'espace ; permis à
Newton d'aller y chercher la loi unique par
laquelle s'expliqueront tous les mouvements
du ciel ; oui, permis
à lui, car il ne cherche à mieux
connaître que pour mieux adorer, et, quand il
s'élève si haut, ce n'est que pour
aller s'humilier de plus près, comme savant,
sous l'immensité de la sagesse, comme faible
mortel, sous l'immensité de la puissance,
comme pécheur, sous l'immensité de la
grâce.
Mais quand viendront après lui, dans un
siècle orgueilleusement incrédule,
des hommes disposés à s'imaginer, au
contraire, qu'ils ont grandi de toute la hauteur du
secret découvert par lui, et que ce principe
unique, désormais connu, les dispense de
remonter à une cause intelligente ;
quand seulement, sans nier Dieu, ils nieront le
principe chrétien, déclarant que
l'homme en sait trop pour se croire encore
misérable, pour qu'on vienne encore lui
parler de condamnation et de pardon, - le but de
leurs travaux aura beau être légitime
encore, comme il l'était pour leur immortel
devancier, ils ne seront que des
téméraires, ces hommes, et des
usurpateurs.
Ainsi en est-il, mes Frères, de tous les
progrès faits ou à faire, inventions,
découvertes, perfectionnements quelconques,
élargissements quelconques de la puissance
humaine, et vous venez de voir,
dans un assez illustre exemple, la règle que
j'entends poser. Légitime et béni si
nous le faisons sous l'œil de Dieu et dans le
sentiment de son assistance suprême, tout
progrès de la science ou de la civilisation
est illégitime et funeste si nous le faisons
sans Dieu ; illégitime, dis-je, car
c'est nous parer de sa gloire sans lui en faire
hommage ; funeste, dis-je encore, dussent les
résultats immédiats être bons
et heureux, car ce ne sera bientôt qu'un
moyen de plus d'oublier Dieu et de nous passer de
Dieu. Qu'un homme, qu'un peuple, qu'un
siècle ait le sentiment de sa force, rien de
mieux ; c'est l'orgueil permis,
légitime, ou, plutôt, ce n'est pas
l'orgueil.
L'orgueil, le vrai, le mauvais, c'est celui qui
vient après, et infailliblement, si Dieu ne
l'arrête au passage ; c'est celui, du
reste, dont le premier châtiment est en
lui-même, puisqu'il ferme l'accès
à la véritable gloire et au
véritable bonheur.
Le premier peut être chrétien, le
second ne l'est pas. Le premier pourra devenir en
nous un noble élément de foi
chrétienne et de piété
chrétienne ; le second, si le
Christianisme ne l'écrase en chemin, c'est
la mort du Christianisme.
Mais l'orgueil est toujours habile, et il a conduit
notre siècle à de singulières
illusions. Tout en laissant le Christianisme, comme
nous l'avons dit, de plus en plus en dehors de
toutes choses, tout en perfectionnant de jour en
jour l'art funeste de s'en passer, on s`est mis
à lui chercher une forme qui permit de lui
rendre hommage sans le rappeler de son exil, sans
lui donner sur les cœurs aucune
autorité réelle, surtout sans se
courber sous cette loi par trop vieille dont le
dernier mot est bien : « Vous
êtes sauvés, » mais à
condition que le premier soit :
« Vous êtes pécheurs et
condamnés. »
Les uns donc, oubliant ou ne voulant pas savoir que
l'imagination n'est point la foi, se sont mis
à n'envisager le Christianisme que sans ses
éléments extérieurs et
poétiques. Une Église a
favorisé cette tendance, ancienne et
dès longtemps développée dans
son sein ; elle a reconquis, par cette voie,
des admirateurs et des amis. En a-t-elle fait des
chrétiens ? Ont-ils passé de
l'admiration des formes à l'acceptation du
fond ?
Quelques-uns, je l'espère, mais certainement
pas le grand nombre. On a assez vu, dans
l'occasion, ce que valait ce Christianisme artiste,
amateur de musique et de
tableaux, adorateur .... des
vieilles cathédrales, et, du Christ, pas du
tout.
Au reste, ce n'est pas d'eux que j'ai à vous
parler, et je ne fais qu'indiquer en passant une
manière aujourd'hui très commune
d'être chrétien sans l'être.
Je voudrais pouvoir ajouter que cette tendance est
inconnue en dehors du catholicisme ; mais elle
est trop celle du siècle, trop, surtout,
celle du cœur naturel, pour que nous nous en
soyons toujours et complètement
garantis.
Les autres, - et je rentre ici pleinement dans mon
sujet, - se sont mis à n'envisager le
Christianisme que dans ses éléments
et dans ses effets sociaux. On veut bien, à
ce point de vue, lui laisser Une place, une place
même assez belle, dans l'histoire du genre
humain ; on lui accorde, - beaucoup moins, il
est vrai, en considération de ce qu'il peut
faire encore qu'en considération de ce qu'il
a fait jadis, - des témoignages de respect
et de reconnaissance ; on est juste, enfin,
strictement juste envers lui, et, de ce que
L'incrédulité, dans ces questions, a
été souvent injuste, ridiculement
injuste, on conclut qu'on a rompu avec elle :
être chrétien, c'est dire de loin en
loin quelque bien du Christianisme et du Christ,
ou, moins encore, n'en point dire
de mal.
Mais une question reste, et cette question est
tout.
Qu'est-ce pour vous que le Christianisme ?
Qu'est-ce pour vous que le Christ ?
Le Christ, pour beaucoup de gens, c'est ce
personnage historique, ce Jésus qui parut,
il y a bientôt dix-neuf siècles, pour
déposer dans la société les
germes de progrès futurs ;
c'est ce docteur qui enseigna que les hommes sont
frères, qui parla si éloquemment
contre l'injustice et l'oppression ;
c'est ce martyr qui ne recula pas devant la
nécessité de sceller de son sang les
enseignements d'une morale plus belle, plus
complète, que ce qu'on avait prêche
jusque-là.
Voilà le Christ, voila le Christianisme d'un
grand nombre, et, pourrions-nous dire, voilà
le Christianisme du siècle ; encore
l'ai-je représenté plus relevé
qu'il n'est souvent, car il s'en faut que les
progrès dont on lui attribue l'origine
soient toujours les meilleurs et les plus nobles,
si même ce ne sont pas ceux qu'on
flétrirait pour peu qu'on fût
chrétien.
L'homme, dans le paganisme, avait fait Dieu
à son image ; le présent
siècle en a fait autant au Christ.
Certes, s'il est naturel que nous nous souvenions
de simples hommes, bienfaiteurs
de l'humanité, nul plus
que Jésus n'aurait droit, même
à ce titre, à vivre dans le souvenir
des peuples. Vous savez que sa statue a
figuré, à Rome, dans le sanctuaire
domestique d'un empereur païen ; vous
savez que ces modernes
régénérateurs sociaux qui se
débarrassent si bien du Christianisme, en
tant que dogme, ne peuvent, quoi qu'ils fassent, se
débarrasser du Christ.
Qu'ils parlent, tant qu'ils veulent, de
progrès, d'émancipation ; les
mots peuvent être d'eux, les choses sont d'un
autre. L'homme de Bethléem se dresse partout
sur leur passage, et, bon gré, mal
gré, il faut bien qu'on lui cède le
pas.
Mais ce Jésus-là, mes Frères,
sera-ce le vôtre ?
Est-ce le Jésus des
chrétiens ?
Est-ce le Jésus de
l'Évangile ?
Est-ce celui qui vint jeter au milieu d'un monde
occupé, comme le vôtre, d'affaires ou
de plaisirs, et s'enorgueillissant, comme le
vôtre, de sa civilisation, cette solennelle
parole : « Une seule chose est
nécessaire ! »
Une seule chose ! Et laquelle ?
Ah ! vous aurez beau avoir vécu
quarante ans, soixante ans, quatre-vingts ans sans
le savoir ou en vous étourdissant pour
l'ignorer, il faudra bien que vous le sachiez une
fois, ou dans ce monde, ou
ailleurs : cette chose, c`est celle qu'il
appelait aussi « la bonne
part » c'est le salut, et le salut
par lui.
Or, à qui le salut est-il offert ?
à qui - pesez bien ceci - à qui
est-il de nature à être
offert ?
Nous disons bien, vulgairement, qu'il est
prêche aux nations, au genre humain, et cela
est vrai en ce sens qu'il est prêché
partout, qu'il doit, du moins, l'être
partout ; mais ce n'en est pas moins une
affaire individuelle, une œuvre
complète en chacun et pour chacun. Il n'y
aurait qu'un chrétien sur la terre, et ce
chrétien ne saurait rien des effets du
Christianisme sur la civilisation, et ce
chrétien ne saurait même pas ce que
c'est que la civilisation, qu'il posséderait
encore, par le seul fait d'être
chrétien, la « chose
nécessaire » le Christianisme
serait le Christianisme, le salut serait le salut,
le Sauveur serait le Sauveur.
Est-ce la civilisation, est-ce le genre humain qui
sera appelé, devant Dieu, en jugement ?
Une nation a-t-elle une vie après
celle-ci ? N'est-ce pas un à un que
nous aurons à rendre compte, à
implorer le bénéfice de la venue d'un
Sauveur ?
Que nous parlez-vous donc des bienfaits du
Christianisme sur la terre et pour la Terre ?
Je les reconnais comme
vous ; mais j'ai autre chose à
reconnaître, autre chose à
prêcher. Quand je vous entends les
célébrer, je voudrais savoir avant
tout s'il n'y a pas là quelque tactique,
peut-être à votre insu, pour
échapper à son influence religieuse,
pour lui fermer votre âme en tant que
doctrine divine et prédication du salut.
Je voudrais m'assurer si ce n'est pas simplement
une des formes de ce matérialisme que j'ai
appelé décent, et qui, incapable
d'apprécier autre chose que les avantages
terrestres, se cacherait ici sous des éloges
donnés au Christianisme pour les lui avoir
procurés. Ils ne seraient alors, ces
éloges, qu'une injure, et, au nom du
Christianisme, je les repousserais ; mais,
fussent-ils plus purs et plus sincères, je
dirais encore qu'il y a du danger à y
insister.
Même chrétiens, nous aimons trop le
côté humain des choses, et le
côté humain risque toujours
d'amoindrir le côté divin. Quelque
beaux que puissent avoir été,
humainement, les résultats de la venue du
Christ et de la diffusion de l'Évangile, ces
résultats, dans le plan divin,
n'étaient, ne sont, ne seront jamais que des
accessoires.
S'il est écrit que la piété a
les promesses de la vie présente en
même temps que celles de la
vie à venir, il est écrit, et
à toutes les pages du Saint Livre, que nous
devons regarder, avant tout, à celles-ci.
« Cherchez premièrement le
royaume des cieux et sa justice, et toutes les
autres choses vous seront données
par-dessus. »
Qu'est-ce, encore une fois, que la terre,
même dans ses plus beaux
côtés ? qu'est-ce que la
civilisation ? qu'est-ce qu'un peuple ?
qu'est-ce que le genre humain ? A-t-il un ciel
à attendre ? a-t-il une âme
à sauver ?
Ce n'est donc pas pour lui, mais pour les
âmes, pour chaque âme, que le Sauveur
est venu, et, de quelque manière que vous
vous laissiez aller à voir le Christianisme
à côté de cela, à
l'accepter en dehors de cela, dites-vous bien que
vous ne le comprenez pas, que vous ne l'acceptez
pas.
Voilà le mal ; voilà l'erreur.
On s'enveloppe de vague et de paroles ; on
rend hommage au Christ comme au bienfaiteur du
genre humain, au régénérateur
de la société humaine, et on le
reconnaît de moins en moins pour le
bienfaiteur de chaque homme, le
régénérateur et le sauveur de
son âme immortelle.
Ajouterai-je maintenant que les hommes les plus
recommandables par leur foi, par leur
piété, ont souvent, de nos jours,
favorisé cette
tendance ?
Ils voient le Christianisme attaqué ;
ils le défendent. Les adversaires
étant généralement des hommes
à qui le langage de la terre est tout
autrement familier que celui des choses divines, il
faut bien commencer par leur dire ce qu'ils
comprennent. On leur montrera donc la
société affermie, la famille
constituée, l'esclavage aboli ; on leur
prouvera, et sans peine, qu'aucun système
n'avait encore autant fait pour le bonheur des
hommes, pour l'adoucissement de leurs
misères ; on les forcera, enfin, de
reconnaître qu'aucun législateur n'a
valu celui des chrétiens.
C'est bien ; mais il ne faudrait pas leur
permettre d'en rester là. Vous les menez sur
le seuil du temple ; tâchez donc qu'ils
y entrent, et, pour cela, entrez-y franchement
vous-même.
N'avouer que sous cette forme la divinité du
Christianisme, c'est la nier dans son
essence ; c'est oublier qu'il est, avant tout,
une religion ; c'est effacer le mot Sauveur,
qui est à toutes les pages du Saint Livre,
pour y substituer celui de législateur ou de
civilisateur, qui n'y est pas.
Ajouterai-je aussi, hélas ! que souvent
on insiste en vain pour amener jusqu'à
l'autel ces gens arrivés au seuil du
temple ? Nous, en
particulier, dans la
prédication de l'Évangile, c'est
notre écueil et notre chagrin de tous les
jours. Racontez les bienfaits temporels du
Christianisme, on vous écoute ;
demandez une statue pour le Jésus des
philosophes, l'apôtre et le martyr de la
liberté, de l'égalité, toutes
les mains se lèveront pour la lui
décerner ; mais demandez une place dans
les cœurs pour le Jésus de
l'Évangile, apôtre et martyr d'une
doctrine qui n'a pu venir que du ciel, le salut par
la grâce, le salut par la foi en lui, on ne
vous écoutera plus, on s'en ira, on vous
dira, comme Félix à saint Paul :
« C'est assez... à une autre
fois... va-t'en... »
Non, ce n'est pas assez, ô hommes ! Non,
nous ne voulons pas nous en aller, et, ministres de
Jésus-Christ, nous ne le pouvons pas, car ce
serait le trahir et vous trahir. Nous ne vous
devons pas les reflets de la vérité,
pâlement renvoyés par quelques
progrès terrestres, mais la
vérité elle-même, et tout
entière. Que le monde nous écoute ou
ne nous écoute pas, nous dirons et nous
redirons ce qu'est le Christianisme ; nous
dirons et nous redirons, mes Frères, ce
qu'il doit être pour vous, pour chacun de
vous, si vous ne voulez qu'il ne soit
rien. Il doit être, ai-je
dit, une religion, et point du tout une simple
doctrine sociale ou morale ; c'est parce qu'il
était, avant tout, une religion, qu'il a
fait de si grandes choses en dehors du domaine
religieux. Il y a donc erreur, même en
histoire et en philosophie, à l'envisager
comme une doctrine féconde, mais humaine, et
féconde en progrès humains ; sa
puissance réelle, comme sa mission
véritable, était dans son principe
religieux, divin.
Je n'examine pas si ce principe a été
toujours bien saisi, bien appliqué ; je
dis que le Christianisme, partout où il
s'est montré grand, fécond, puissant,
l'a été par ce principe, par ce
principe seul. « Donnez-moi, disait
Archimède, un point d'appui, et je
soulèverai la terre. »
Belle image, mes Frères, de ce qui a
été fait par l'Évangile. La
terre a été soulevée ; il
y a donc eu un point d'appui, et un point d'appui
en dehors d'elle.
Longtemps elle en avait cherché un, mais en
elle-même ; longtemps elle avait cru
pouvoir demander à l'homme la
régénération de l'homme.
Est-ce qu'elle va recommencer ? Son
impuissance n'a-t-elle donc pas été
assez visible, et avant le Christianisme, quand il
lui fallait marcher seule, et après
le Christianisme, toutes les fois
qu'elle a prétendu marcher sans lui ou ne
reconnaître en lui qu'un auxiliaire
humain ?
Le Christianisme, c'est donc ce principe nouveau et
tout divin apporté par le Fils de Dieu dans
le monde, la régénération, non
par l'orgueil, mais par l'humilité, le salut
de l'homme, non par l'homme, mais par un don de
Dieu.
Le Christianisme, c'est la grandeur arrivant par la
misère, la force par la faiblesse.
C'est le pardon changeant le cœur ; c'est
la mort du vieil homme, la création
perpétuelle et miraculeuse du nouveau.
C'est le progrès indéfini vers le
bien, vers la lumière, vers Dieu ;
c'est le Christ s'incarnant, en quelque sorte, dans
chaque homme, tellement que chaque homme puisse
dire comme saint Paul : « Ce n'est
plus moi qui vis, mais c'est Christ qui vit en
moi. »
Le Christianisme, c'est à la fois
l'écrasement et le relèvement de
l'homme, l'écrasement par le
péché, le relèvement par la
grâce ; c'est l'espérance avec la
crainte, la paix avec l'angoisse, le salut avec la
condamnation, la gloire avec l'opprobre, la vie
avec la mort.
Contradictions !... dira le monde.
Contradictions, si on veut, mais contradictions qui
se résolvent, dans le
cœur du chrétien, en une adorable
harmonie. Il aime à se sentir coupable,
parce qu'il aime à se sentir
pardonné ; il aime à se sentir
misérable, parce que Jésus - il le
sait, il le sent, il ne peut plus ne pas le savoir
et le sentir, - est venu « chercher et
sauver ce qui était perdu. »
Est-ce ainsi que vous l'entendez, mes
Frères ? Est-ce là, au moins, ce
que vous désirez sentir et croire ?
Ce qui est sûr, c'est que le Christianisme
est là. Toujours la sagesse de Dieu
confondant la sagesse humaine ; toujours cette
« folie » de la croix, dont
l'apôtre disait :
« Pour nous, nous prêchons
Christ crucifié, qui est scandale aux Juifs,
folie aux Grecs, mais qui, pour les élus,
soit Juifs, soit Grecs, est le Christ, la puissance
de Dieu et la sagesse de Dieu. »
Oui, se sentir condamné, c'est la paix, car
le chrétien, en se sentant condamné,
se sent sauvé.
Oui, s'humilier, c'est la gloire, car,
renonçant alors à toute celle qui
pourrait lui venir des hommes, à toute celle
qu'il pourrait se décerner dans son orgueil,
le chrétien ne veut plus, ne peut plus
être enveloppé que de cette gloire
sainte qui vient de Dieu et qui retourne à
Dieu.
Demandez-lui si son humiliation lui a
ôté quoique ce
fût de son énergie et de ses
forces.
Demandez-lui s'il est plus lent à
bâtir depuis qu'il a compris que, par
lui-même, il bâtirait en vain.
Demandez-lui s'il se sent embarrassé pour
marcher avec le siècle, dans tout ce que le
siècle imaginera de beau, de bon, de
grand.
Demandez-lui si toutes ses facultés, au
contraire, n'ont pas grandi, s'il ne se sent pas
plus puissant et à l'étude et au
travail, et n'importe à quel exercice de son
intelligence ou de son bras.
Demandez-lui, dans les combats de la vie, s'il a
plus peur des hommes depuis qu'il s'est mis
à craindre Dieu.
Demandez-lui si les saintes langueurs de la
pénitence chrétienne lui
ôteront, aux jours mauvais, le courage de
parler, d'agir, et, quand viendraient les
persécutions pour la foi, le courage de se
déclarer chrétien.
Ah ! ils savaient ce qu'ils faisaient, vos
pères, quand, au milieu des plus redoutables
épreuves, ils recouraient, pour se
fortifier, à ces redoublements de
pénitence, à ces grands jours de
jeûne dont l'usage affaibli s'est
conservé jusqu'à nos temps. Ils
savaient que c'est là, pour le
chrétien, la source du courage et de la
persévérance, que l'homme n'est
jamais plus fort qu'au sortir du
baptême de l'humiliation en Dieu, et que
c'était à genoux devant son
trône qu'ils apprendraient à ne jamais
trembler devant les trônes de la terre,
devant les tyrans, quels qu'ils fussent, tyrans des
corps, tyrans des âmes, sous la simple
couronne ou sous la triple !
Elles ont fini, ces épreuves ; mais
avec d'autres temps sont arrivés d'autres
périls. Le nouveau siècle a ses
séductions de toute espèce, son
incrédulité dissimulée, son
bien-être énervant, ses progrès
dont il n'est pas un qui ne soit une
décadence s'il concourt à nous
éloigner de Dieu. Humilions-nous, et nous
serons forts ; humilions-nous, et nous
braverons le mal.
Anéantissons-nous devant la croix, et elle
sera pour nous, comme jadis, le signe du salut pour
la terre et pour le ciel. Alors vous marcherez,
mais avec sûreté entière, car
vous saurez de quel côté
marcher ; l'amour de Dieu, comme une autre
colonne lumineuse, marchera devant vous dans ce
désert tout plein de fausses routes, et la
terre promise apparaîtra.
Tous les progrès que vous feriez en dehors
de cette carrière ou sans les y ramener par
la foi, néant ; tout ce qui n'aurait
pas pour fondement le rocher qui est Christ,
néant ! néant !
Si vous ne voulez périr,
vous et vos œuvres, comprenez cela ; si
vous le comprenez, allez le dire à ceux qui
se sont vantés d'arracher la croix de la
terre. Dites-leur que, même arrachée,
si elle pouvait l'être, vous la serreriez
encore sur votre cœur comme la seule ancre de
salut pour vous et pour le monde, - et alors,
croyez-le, heureux ou non aux yeux des hommes,
connus ou inconnus, mêlés ou non aux
bruyants travaux du siècle, vous pourrez
dire, à votre dernier jour, avec une sainte
confiance : « Je n'ai pas
travaillé en vain. »
Amen.
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