Le Consistoire de Nîmes décida,
dans les premiers jours de février,
d'appeler un prédicateur genevois à
prêcher dans cette ville, avant Pâques,
une série de conférences
destinées spécialement aux hommes.
Cette tâche me fut offerte, et je l'acceptai
avec joie.
Une seule chose, l'extrême
brièveté du temps donné,
aurait pu me faire hésiter. Je bénis
Dieu de m'avoir inspiré de passer outre, et
de m' avoir prêté jusqu'au bout
courage et force
Mais de quelques bénédictions qu'il
lui ait plu d'accompagner le prédicateur et
ses travaux, les discours que je publie se sont
nécessairement ressentis de la
rapidité avec laquelle ils furent
préparés, et, quoique revus, ils en
garderont les traces.
On les accusera., non moins justement, d'être
incomplets ; mais ce ne sera pas,
j'espère, sans être
persuadé que je m'en suis aperçu
mieux que personne. Cette pensée m'a suivi
de partie en partie, de page en page. Ce ne sont
pas des détails seulement, mais des
idées de première importance, des
sujets tout entiers, qu'il m'a fallu laisser de
côté ou n'indiquer qu'à peine,
heureux encore quand cette légère
indication ne m'exposait pas au reproche d'avoir
mis trop de choses dans un même discours, et
d'en avoir compromis l'unité.
Mais je m'inquiétais peu de ce reproche,
comme de tous ceux qui n'atteindraient que
l'œuvre extérieure, oratoire ; je
m'étais imposé la loi de voir avant
tout l'œuvre chrétienne. C'est celle
que Dieu a bénie, parce qu'elle était
la sienne.
J'ai donc prêché ces discours d'abord
à Nîmes, le dimanche soir pour les
hommes, le jeudi pour tous les fidèles, car
le Consistoire avait jugé bon de me les
redemander. Puis vinrent, de la part de beaucoup
d'autres Consistoires, des demandes qui
étaient pour moi des ordres, mais à
plusieurs desquelles, faute de temps, il m'a
été impossible de me rendre. Ce que
j'ai pu faire, je l'ai fait. C'est ainsi que j'ai
successivement reproduit ces mêmes discours,
sauf quelques modifications de détail ou de
formes, à Alais, à Montpellier,
à Montauban, à Clairac et à
Bordeaux. Que toutes ces Églises veuillent
bien recevoir ici l'expression de ma
reconnaissance, non pour l'empressement avec
lequel elles m'ont
écouté, car des chrétiens ne
font que leur devoir en écoutant qui leur
parle au nom du Maître, mais pour l'accueil
profondément cordial que j'ai trouvé
chez leurs pasteurs, les membres de leurs
Consistoires, les professeurs de leur
académie, les fidèles de tout rang,
à quelque nuance religieuse que les uns et
les autres appartinssent.
Cet accueil, il est vrai, ne s'adressait pas
seulement à l'homme dont les écrits
ont peut-être fait quelque bien parmi les
protestants de France. Cet homme
représentait parmi eux, sinon
officiellement, du moins par sa qualité
seule de Genevois et de pasteur genevois, une
Église à laquelle mille souvenirs les
lient ; et ceux mêmes, s'il y en a, qui
avaient pu croire un moment que l'ancienne
Genève n'était plus, ont
été heureux de la saluer vivante dans
un de ses plus humbles, mais de ses plus
dévoués représentants.
Aussi ai-je pu sans crainte, et dans la chaire, et
partout, faire appel a ces souvenirs ; je l'ai
pu d'autant mieux que la gloire en est à
Dieu seul, à Dieu qui nous rendit, il y a
trois siècles, l'Évangile, à
Dieu qui nous donna de le garder à travers
tant d'épreuves. On se souvient, à
Genève, de ces innombrables Français
qui vinrent à tant d'époques,
abandonnant patrie et biens, se réfugier
dans son sein ; on se souvient, en France, de
l'hospitalité qu'ils y reçurent
malgré les colères des
rois.
Et comment l'aurais-je laissée dans l'ombre,
cette glorieuse histoire, quand je n'avais pu faire
un pas sans me trouver en présence de
quelqu'un de ses monuments ? Villes ou
villages, montagnes, châteaux,
rivières, quel lieu n'avait pas eu à
m'en raconter quelque épisode ?
Même les lieux et les objets qui n'avaient
rien de précis à me dire, mon
cœur les interrogeait comme le reste. Ce
rocher, ce vieil arbre qui me voyait passer, il a
vu passer, me disais-je, ces admirables hommes du
Désert, ces pasteurs que la potence
épiait à chaque tournant de
route ; il les a vus porter
intrépidement l'Évangile à.
ces intrépides troupeaux qui ne
s'étonnaient même plus qu'on
bravât la mort pour aller à eux, quand
ils la bravaient, eux, ou pour entendre, ou pour
cacher, ou pour sauver l'apôtre.
Que seraient aujourd'hui, me demandais-je, dans de
semblables circonstances, et les troupeaux et les
pasteurs ? - Redoutable question qui me
remplissait tantôt d’effroi,
tantôt d' une sainte confiance en Celui qui
donne la force à qui il impose les
combats.
Un lieu surtout m'a longtemps vu plongé dans
ces pensées. C'est celui, il est vrai,
où j'avais déjà le plus
vécu par l’imagination et par le
cœur, la Tour de Constance, à
Aigues-Mortes.
Je ne l'avais jamais vue, et j'ai pu constater que
j'avais eu de bons renseignements ; mais je
m'arrêtai peu, je le
confesse, à la froide satisfaction d'avoir
été un historien exact. Je ne sais
même si j'y songeai.
J'entrai donc, tout entier à mon
émotion pieuse.
J'entrai comme chez moi, car je m'y
reconnaissais.
J'entrai comme dans un tombeau, et c'en est un
tombeau jadis pour les héroïques
prisonnières, tombeau maintenant par son
silence, tombeau toujours par la lugubre
épaisseur de ses murailles et
l'éternel crépuscule de ses salles.
J'entrai surtout comme dans un sanctuaire ; et
quel autre, me disais-je, a vu des immolations plus
longues ?
Ici ont vécu, ici sont mortes, après
des captivités d'un demi-siècle, tout
ce qu'on pouvait y entasser de femmes
enlevées à ces pauvres Églises
sous la croix. Ici arrivait la mère
arrachée à ses enfants, la fille
arrachée à sa mère ; ici
venait vieillir l'épouse arrachée
à. son époux au milieu même de
la bénédiction nuptiale
interrompue.
On voudrait croire que des siècles ont
passé là-dessus, - et il y en a un,
moins d'un ; nous avons des vieillards qui ont
vu sortir de la tour nos dernières
prisonnières, et du bagne de Toulon nos
derniers galériens.
Une Église implacable osa gémir de
leur délivrance ; elle n'y sut voir
qu'un échec pour sa domination et ses
principes. Prisonnières, galériens,
nul n'avait abjuré. Ce mot qui aurait pu les
rendre à la liberté, à la vie,
cette conversion qu'on eût
acceptée avec joie aussi incomplète,
aussi légère qu'il leur eût plu
de l'offrir, ils n’avaient pas même eu
l'air de comprendre qu'on pût la leur
demander. Ah ! c'est que la ligne droite
était leur devise, et sans phrases, comme
elle fut celle de ces pasteurs qu'elle menait droit
au gibet.
Disciples de Jésus-Christ, ils savaient ne
pas maudire, mais ils ne savaient pas faire leur
cour ; ils n'auraient pas pensé que le
petit-fils d'un d'entre eux donnât un jour
à la France protestante le spectacle qu'il
vient de lui donner, posant froidement sur leurs
tombeaux son pied d'homme d'État, et
s'inclinant devant le principe impitoyable qui les
envoyait à la mort.
Pour moi, quand j'ai jeté, dans le
deuxième de ces discours, quelques pages
sévères sur les souplesses
fatalistes, je ne me doutais pas que mes paroles
dussent avoir, dans quelques jours, un si triste
à-propos.
Mais je ne saurais me repentir de les avoir
écrites. Plus l'esprit du siècle
obtiendra de ces déplorables triomphes sur
la vérité, sur la conscience, plus
nous serons dans notre droit en lui en faisant
honte. À ces reniements, à ces
souplesses qu'il excelle à couvrir de mots
sonores, opposons invinciblement les lois de la
conscience chrétienne. Laissons le
catholicisme et ses amis se rendre possibles
à tout prix ; notre gloire sera
d’être impossibles partout où il
faudrait ou renier notre
passé ou abdiquer notre avenir.
Le catholicisme, du reste, nous aide assez
lui-même à démontrer ce qu'il y
à d'étrange dans de pareils hommages.
Ce principe d'autorité qu'on s'est mis
à trouver si beau, il s'est mis, lui,
à en tirer hardiment les conséquences
les plus incompatibles, je ne dis plus avec les
idées protestantes, mais avec une
liberté quelconque, en religion, en
politique, en n'importe quoi. Tout ce qui semblait
conquis, voilà quelques années que
nous l'entendons contester ; on
préconise, on réclame, en plein
dix-neuvième siècle, des droits qui
ne furent jamais exercés sans contestation,
même au quinzième, et on a soin, pour
ce qui nous concerne, de ne nous laisser aucun
doute sur la manière dont on les
exercerait.
Aux menaçantes théories, aux
vœux impitoyables, ajoutez les injures
prodiguées à notre histoire, à
nos ancêtres, à notre foi, à
tout ce qui nous est sacré. Le moment est au
moins singulièrement choisi pour caresser
qui nous attaque avec de pareilles armes !
Journaux, livres, leçons,
prédications, tout a reçu le mot
d'ordre, et j'ai pu recueillir de ville en ville,
après le dernier carême, l'écho
des plus délirantes paroles contre le
protestantisme et contre nous.
Dans quelques-unes de ces villes, on a cru que je
venais répondre ; on s'est
trompé. Les Consistoires ne m'appelaient
point pour cela. On m'avait
demandé de parler du Christianisme, et j'ai
parlé du Christianisme ; c'était
la meilleure des réponses. À peine
ai-je fait çà et là quelques
allusions au catholicisme ; mais, quoique
décidé à ne point m'en
occuper, que pouvais-je dire qui ne fit contraste,
au fond, avec ses tendances ou ses
dogmes ?
Que resterait-il de lui si le Christianisme
devenait, dans le monde, celui que j'ai
prêché, celui que supposent
constamment les applications que j'en ai
faites ?
Si le catholicisme est ce qu'on en fait
aujourd'hui, - et je ne vois pas qu'on puisse,
historiquement ni logiquement, en faire autre
chose, - si c'est la négation de la
liberté religieuse, le pouvoir
accordé au prêtre de se rendre odieux
en intervenant partout, l'interdiction de la Bible,
l'infaillibilité du Pape, la concentration,
entre ses mains, de tous les pouvoirs de l'Eglise,
la multiplication indéfinie des pratiques,
la rédemption de plus en plus dans l'ombre,
la Vierge de plus en plus substituée au
Christ ; si le catholicisme est cela, dis-je,
et il l'est, et il ne peut plus ne pas
l'être, - comprenne qui pourra comment la
France ou toute autre contrée pourrait
devenir chrétienne en restant
catholique ; nous dirons, nous, qu'elle ne le
deviendra qu'en rompant avec le catholicisme.
Mais nous le dirons toujours en nous attachant
beaucoup moins à renverser qu'à
construire. L'édificedivin
se fait lui-même sa place, dans les
cœurs, sur les débris de tout ce qui
n'est qu'humain ; j'en ai eu les plus
consolantes preuves avec plusieurs des nombreux
catholiques qui sont venus m'entendre. Ils m'ont
écouté d'autant mieux que je pensais
moins à eux ; ils m'ont suivi plus loin
qu'ils ne le savent peut-être encore
eux-mêmes.
Que Dieu, qui a commencé l'œuvre, la
continue et l'achève dans leurs
cœurs !
Quant à ceux pour qui j'étais venu et
à qui je dédie ces discours, je ne
puis faire plus pour eux que de les remettre
également aux mains du bon berger. Me
sera-t-il donne de les revoir dans ce monde ?
Dieu le sait ! Mais ce qu'ils savent, ce que
j'ai rappelé à tous ceux que je
quittais, c'est que tous, un jour, au delà
du voile, nous nous retrouverons devant ce
Maître que nous aurons aimé ou
méconnu. Heureux, alors, heureux qui l'aura
aimé ! Heureux qui aura répondu
à ses appels l
Paris, mai 1856
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