Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

I

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Une grande figure le domine, celle de Calvin. Si l'on nous demande où se trouve le type le plus pur du caractère huguenot, nous répondrons sans hésiter: le voilà! Calvin! n'est-ce pas un triste signe des temps qu'il faille prononcer son nom en usant de précautions oratoires et défendre sa renommée contre ceux-là mêmes qui portent son nom? C'est le grand méconnu de l'histoire. On se signerait presque, si l'on était catholique, en prononçant son nom. On se le représente comme le sombre théologien qui prétend lire dans les décrets de Dieu et dont le regard plonge avec effroi dans les mystères de la prédestination, comme l'homme atrabilaire des lois somptuaires et du bûcher de Servet, comme un ambitieux qui, selon l'expression de l'apôtre Pierre, «veut dominer en tyran sur les héritages du Seigneur», et «qui n'a pour délassement et pour plaisir — c'est M. Guizot lui-même qui tient ce langage — que la méditation solitaire ou ces jouissances de la considération et de la gloire, qui sont belles, mais ne procurent point à l'homme le repos» (Musée des protestants célèbres, t. II, p. 109.).

La considération et la gloire! comme si elles avaient le moindre prestige aux yeux de celui qui offrait à Dieu son cœur comme immolé! C'est là le Calvin de la légende; celui de l'histoire est, grâce à Dieu, différent. Des travaux de plus en plus nombreux, entrepris avec le soin pieux et la persévérance des bénédictins, finiront bien par nous le révéler tout entier. Sans doute, ils nous font connaître en lui l'homme d'une idée et l'homme d'un livre, un de ces «amateurs de piété», pour parler avec Coligny, qui, jaloux de l'honneur de Dieu, pouvaient dire avec saint Paul: «Dieu à qui je suis et auquel je sers», le premier de ces craignants Dieu qui, dans un siècle à moitié barbare, firent éclater des vertus qui étonnèrent le monde, un homme d'un caractère timide et d'un tempérament délicat, assailli de plusieurs maladies dont une seule aurait eu raison des plus forts, mais qui possédait une âme «maîtresse du corps qu'elle anime», et tendait, vers la réformation de l'Église et le salut des âmes, toutes les ressources d'une énergie surhumaine et tous les efforts de son génie.

Oui, c'est bien la une partie de Calvin, mais ce n'est pas tout Calvin. Il était homme en même temps que réformateur; il était chrétien, c'est-à-dire homme par excellence, et rien de ce qui est humain ne lui était étranger. En même temps que les vertus fortes, il cultivait les vertus aimables, et l'on ne saurait dire de ce lutteur intrépide ce qu'on a dit du grand homme de guerre des temps modernes:

Rien d'humain ne battait sous son épaisse armure.

Il apportait, dans la pratique du ministère, des tempéraments à son système théologique. Le dogme redoutable de la prédestination se dépouille de sa rigueur, quand il nous montre que le pécheur doit chercher en lui-même la cause de sa perte et non dans le conseil inaccessible de Dieu (Voir, comme exemple de la sagesse théologique de Calvin, qu'on n'a pas assez relevée, ce qu'il dit de la prédestination, Institution de la religion chrétienne, livre III, chapitre XXI, les quatre premières sections, et de la corruption de l'homme, livre II, chapitre II, section 15; etc.). Celui dont on condamne «l'autoritarisme», à qui l'on reproche «une main de fer», était d'une largeur étonnante. Il a le droit d'écrire, à propos des réformes du culte: «On ne saurait alléguer un seul point en quoi j'aie voulu rien usurper ni attirer à moi» (E. Doumergue, Essai sur l'histoire du culte réforme, p. 29.). Il dit encore: «J'ai taché, en tous mes écrits, de suivre en simplicité telle modération que toutes gens de sens rassis auront occasion de s'en contenter», et M. Guizot remarque, avec raison, que l'opinion de Calvin sur la cène, moyen terme entre celles de Luther et de Zwingle, était singulièrement propre à concilier les esprits.

Celui qu'on appelle «un esprit sec et dur, logicien et intellectualiste à outrance», qu'on accuse de manquer de cette chaleur de cœur qui rend si attachante la personne du réformateur allemand, celui qu'on nous représente — c'est un pasteur français qui a le courage d'écrire cela — comme «le type du dogmatisme autoritaire, anti-libéral, anti-artistique, anti-humain, anti-chrétien» (E. Douen, Clément Marot et le Psautier huguenot, t. I, p. 387.), était, il nous le déclare lui-même, «d'un naturel assez porté à la poésie»; il nous a laissé des vers qui ne manquent pas d'élan et même tout un poème satirique, assaisonné du meilleur sel gaulois. Il appelle quelque part la musique «un don de Dieu propre pour récréer l'homme et lui donner volupté». «Nous connaissons, par expérience, dit-il, qu'elle a grande force d'émouvoir et enflamber (enflammer) le cœur des hommes.» Il goûte, après le dur labeur de la journée, le charme des entretiens familiers, des libres épanchements du foyer domestique, et sa correspondance avec ses intimes nous fait lire dans son cœur aimant. «Tu connais la tendresse de mon cœur, pour ne pas dire sa faiblesse», écrit-il à Viret, en lui annonçant la mort de sa fidèle et pieuse compagne, Idelette de Bure.

Volontiers il se déride à l'occasion et sait rire avec ses amis. Il écrit à l'un d'eux qui a la joie d'avoir un enfant: «il me fait mal que je ne puis être la, du moins un demi-jour, pour rire avec vous, en attendant qu'on fasse rire le petit enfant.» Il est modeste, charitable, désintéressé. Il trouve le secret de distribuer en aumônes une partie de son traitement, qui ne s'élève qu'à la somme de 500 florins par an (D'après M. Gaufrés, cette somme n'équivalait qu'à 250 francs (en 1892) de notre monnaie (Bulletin, IV, 418). D'après M. Heyer, qui a fait des calculs qui paraissent plus exacts, à 5,000 francs (Mémoires et documents de la Société d'histoire et d'archéologie de Genève, 1872), plus quelques mesures de bois et un tonneau de vin. Il est d'une humilité profonde, que produisent en lui le vif sentiment du péché et une notion austère de l'inviolabilité de la loi morale. Il ne craint pas de se comparer à un chien qui aboie quand on insulte son maître. À peine s'il ose croire que Dieu accepte un ministère dont il s'acquitte avec une si rare fidélité. «J'espère, écrit-il, avoir lieu au nombre des serviteurs de Dieu, combien que j'en sois plus qu'indigne.»

Il s'appelle invariablement à la fin de ses lettres: «Votre humble frère», en ajoutant, parfois: «Si vous le pouvez souffrir», et l'on connaît ses adieux touchants aux pasteurs de Genève: «J'ai beaucoup d'infirmités, lesquelles il a fallu qu'ayez supportées, et même tout ce que j'ai fait n'a rien valu. Les méchants prendront bien ce mot; mais je dis encore que tout ce que j'ai fait n'a rien valu et que je suis une misérable créature» (J. Bonnet, Lettres de Jean Calvin, t. II, p. 576.). Bien loin de haïr ses adversaires, il fait tous ses efforts pour les amener à Christ; il est tout ému de leurs chutes, au lieu de s'en réjouir, et les regarde comme un sérieux avertissement pour lui-même. «Quand je le vois ainsi hors des gonds, dit-il de l'un d'eux, je tremble tout.»

Il est homme de paix au milieu des discordes civiles. Il a toujours voulu «qu'on se déportât des armes». Il consentirait plutôt «à périr avec tous ses frères que de rentrer dans les confusions qu'on a vues». D'ailleurs, s'intéressant aux membres les plus humbles de l'Église et redoublant pour eux de tendresse, comme une nourrice pour ses enfants, lorsqu'ils ont à souffrir pour la cause de l'Évangile.

Tels sont, trop faiblement reproduits, quelques-uns des traits de cette personnalité unique où, comme l'a dit M. Gaufrés, «se fondent, dans une combinaison suprême, le zèle austère d'un Élie, l'humble charité d'un saint Jean, l'indomptable énergie d'un fondateur d'empire» (Bulletin, t. IV, p. 421. — Voir ce remarquable article sur les Lettres françaises de Calvin, qui nous a fourni plusieurs des citations qui précèdent.).

Ah! lorsque, en plein XIXe siècle, malgré les progrès des sciences historiques et l'impartialité dont elles se glorifient, il se trouve encore des protestants eux-mêmes pour méconnaître leur grand ancêtre et pour en parler avec un sourire de dédain, le cœur huguenot se révolte, la conscience historique proteste, et l'on voudrait avoir une voix plus éloquente pour faire connaître à nos contemporains le Calvin de l'histoire, notre Calvin!

Il fallait s'arrêter quelque temps devant cette grande et sympathique figure, car notre illustre compatriote a imprimé son caractère à la Réforme française tout entière. Aucun de ses compagnons d'œuvre, non pas même Farel, le plus entraînant d'entre eux, comme s'exprime Mignet, n'a exercé une action aussi considérable sur les Églises naissantes. Elles regardaient à Calvin comme à leur père spirituel. C'est à ses pieds, au collège de Rive, dans la cathédrale de Saint-Pierre, dans les salles de l'Académie que venaient se préparer leurs futurs conducteurs. Avec quelle avidité ils recueillaient ses leçons! Quelle affection profonde ils vouaient à celui qu'ils appellent du nom respectueux à la fois et familier de père! Ce fut grâce à Calvin que Genève devint cette Rome de l'esprit, à laquelle Michelet rend ce beau témoignage: «Genève a tenu haut sa lampe et elle a été la grande école des nations. Il fallait qu'elle se fît la fabrique des saints et des martyrs, la sombre forge où se forgeassent les élus de la mort... Missions terribles! Ils étaient attendus, épiés. Pour le seul fait d'avoir sur eux un évangile français, ils étaient sûrs d'être brûlés» (Guerres de religion, p. 104 et 108.). Deux traits toutefois déparent ce tableau: sombre forge, élus de la mort. Rien de sombre chez ces élus de la vie, mais plutôt le joyeux et saint enthousiasme d'un Polyeucte:

Où le conduisez-vous? — À la mort. — À la gloire!

Au plus fort de la persécution, Calvin écrivait à Bullinger: «On sollicite le titre de pasteur avec autant d'avidité qu'on en met à obtenir des bénéfices dans l'Église romaine. On assiège ma porte comme celle d'un roi. On se dispute les places vacantes comme si le règne du Christ était paisiblement établi en France» (Lettre du 21 mai 1561, Bulletin, t. XIV, p. 319.).

Ces serviteurs de Dieu, qui travaillent d'un si viril courage à retirer les âmes des abîmes de la superstition, voient bientôt le succès récompenser leurs efforts. Comme une terre longtemps altérée, que fécondent les pluies du ciel, produit une riche moisson, la Parole de Dieu, fidèlement annoncée, transforme les âmes. C'est l'âge d'or qui commence pour les Églises, radieuse et trop courte aurore que ne suivra pas un jour sans nuage. Au Nord comme au Midi, dans les villes aussi bien que dans les campagnes, les âmes, avides de lumière et de sainteté, se dérobent aux influences corruptrices du siècle et donnent l'exemple de toutes les vertus. Les écrivains protestants sont unanimes sur ce point, mais leur témoignage est corroboré par celui des historiens catholiques. C'est Georges Bosquet, un ardent adversaire des réformés, qui écrit: «Les femmes, à Toulouse, quittaient avec les heures et chapelets qu'elles souloient (voulaient) porter à la ceinture, les robes enflées, basquins (sorte de jupes de femme relevées sur la première) et habits dissolus, danses, chansons mondaines, comme si elles eussent été poussées du Saint-Esprit, ce que nos prédicateurs ne pouvaient obtenir des catholiques, malgré tant de saintes admonitions» (Histoire sur les troubles advenus en la cille de Toulouse l'an 1502, p. 48). «Ils se déclaraient, dit encore Florimond de Rœrnond, ennemis du luxe, des débauches publiques et folâtreries du monde, trop en vogue parmi les catholiques... En leurs assemblées et festins, au lieu de danses, de hautbois, c'étaient lectures des Bibles qu'on mettait sur table et chants spirituels. Les femmes, à leur port et habits modestes, paraissaient en public comme des Èves dolentes ou Madeleines repenties» (L'Histoire de la naissance de l'hérésie, 1623, livre VII, p. 864.). Tout est vrai dans ce tableau, sauf pourtant ces «Èves dolentes» et ces «Madeleines repenties».

Non. Aux tristesses de la repentance a succédé la joie du salut, et c'est encore le vieux Bernard Palissy, l'inventeur de génie des rustiques figulines, qui a trouvé le mot juste pour dépeindre les réformés de la première heure: «Vous eussiez vu, les dimanches, les compagnons de mestier se pourmener (promener) par les prairies, bocages ou autres lieux plaisants, chantant, par troupes, psaumes, cantiques et chansons spirituelles, lisant et s'instruisant les uns les autres» (Les Œuvres de Bernard Palissy, publiées d'après les textes originaux, p. 138-139.).

Non, ce n'est pas une élégie, c'est une idylle; c'est la jeune et fraîche poésie des temps nouveaux qui prend son essor vers le ciel.

On n'a pas assez relevé ce caractère des premiers réformés. On se les représente encore le front sévère, les lèvres plissées, se refusant toute distraction légitime, n'ouvrant la bouche que pour discuter, pour sermonner ou pour maudire. C'est toujours la légende au lieu de l'histoire, la sombre physionomie du Calvin traditionnel revivant chez ses disciples. Il faut mettre au rebut ce cliché d'un autre âge.

Non, le ciel des premiers jours de la Réforme n'est pas un ciel orageux et sombre que traverseraient seulement quelques rayons furtifs de soleil; rien n'en ternit le pur éclat.

Et quand l'orage, soulevé par la Sorbonne et favorisé par le pouvoir, fond sur les Églises naissantes, ce caractère saintement joyeux se retrouve encore chez les martyrs. Qu'on ouvre le livre d'or de la Réforme française et qu'on lise le récit de tant de morts triomphantes fidèlement racontées par Crespin.

Le lecteur, prévenu, s'attend peut-être à des tableaux chargés de couleurs, à des récriminations passionnées, à des invectives sanglantes. Non, les victimes et leur historien ne pensent aux bourreaux que pour leur pardonner. Ces derniers ne respectent personne. Gens d'église comme Guillaume d'Alençon, gens d'épée comme Louis de Berquin, gens de robe comme Caturce de Toulouse, gens de métier comme Leclerc, le tisserand de Meaux, maîtres de l'enfance comme Vindocin et Nicolas Clinet, femmes rayonnantes de jeunesse et de beauté, adolescents qui voient s'ouvrir devant eux un avenir rempli de promesses, tous les rangs, toutes les conditions, tous les âges sont confondus. Mais une même foi triomphante les anime, mais la même joie divine resplendit sur leur front, mais ils montent tous d'un même pas allègre sur le bûcher.

C'est Philippine de Luns, dame de Graveiron, qui, poussée d'une sainte allégresse, quitte ses habits de veuve et revêt pour mourir les atours qu'elle avait le jour de sa noce. C'est une autre héroïne de Blois qui, condamnée à être pendue, remercie Dieu pour l'honneur qu'elle reçoit, se fait apporter, dit Crespin, «des brassières de drap blanc et s'accoutre disant qu'elle va aux noces».

Ce sont les cinq étudiants de Lausanne qui, condamnés à mourir ensemble sur un bûcher, gravissent avec une sainte allégresse le monceau de bois qui doit les consumer. Martial Alba, le plus âgé de tous, s'y place le dernier. Il reste longtemps à genoux, absorbé dans une prière fervente. Quand le bourreau, qui vient d'attacher ses amis, s'approche de lui, il demande une grâce: «Que veux-tu?»

«Que je puisse baiser mes frères avant que de mourir.» Sa requête est exaucée. Aussitôt Martial embrasse tendrement ses condisciples en disant à chacun: «Adieu, mon frère!»

«Alors, nous dit un historien, les autres quatre, bien qu'attachés, s'entre-baisèrent aussi, en retournant leur cou et se disant l'un à l'autre les mêmes paroles: «Adieu, mon frère!»

Cela fait, et après que Martial eut recommandé ses frères à Dieu, il voulut, avant que de se faire attacher, baiser aussi le bourreau, en lui disant: «Mon ami, n'oublie pas ce que je t'ai dit.» Alors le bourreau fit son office et on les entendit encore au milieu du feu s'exhorter les uns les autres par cette parole: «Courage! mon frère, courage!» Ce furent les dernières paroles que l'on put entendre» (Correspondance inédite des cinq étudiants martyrs, p. 64.). Messieurs, ne savourez-vous pas le parfum pénétrant et doux de cette flos martyrum? Ne tressaillez-vous pas à cette ineffable poésie de l'amour et du renoncement chrétiens, et ces bûchers ne vous apparaissent-ils pas comme des chars de triomphe qui transportent ces nouveaux Élies dans le ciel?

Mais pénétrons plus avant dans notre sujet et voyons les principaux éléments dont se compose le caractère huguenot. Ce qui frappe tout d'abord chez nos pères, c'est la crainte de l'Éternel.

Les «craignants Dieu,» tel est le nom qu'ils se donnent volontiers et qui leur convient à merveille. Ils rendent à Dieu, comme s'exprime l'un d'eux, «grande révérence». Ils éprouvent devant lui cette crainte salutaire qui n'est pas la crainte servile de l'esclave qui redoute le châtiment, mais la crainte respectueuse de l'enfant jaloux d'obéir à son père. Elle procède, comme dit Calvin, «de double sentiment: asçavoir (savoir que) quand nous honorons Dieu comme Père et le craignons comme Seigneur» (Institution de la religion chrétienne, édition de 1859, t. I, p. LXXVI.). Or, cette crainte de Dieu était nouvelle en France. On n'y connaissait guère que la crainte de l'Église. On redoutait les pénitences qu'elle inflige et l'on se croyait en règle, pourvu qu'on eût accompli des pèlerinages, entendu des messes, acheté des indulgences à prix d'argent. On y mettait en pratique le vers connu:

Il est avec le ciel des accommodements.

Le réformé du XVIe siècle, lui, n'en connaît point. Il ne transige pas avec sa conscience. Il écoute cette voix de Dieu dont les arrêts sont inflexibles et y conforme sa conduite. Il dirait volontiers avec l'ancien Israël, mais en tenant mieux que lui ses promesses: «Nous ferons tout ce que l'Éternel nous dira.»

Mais s'il est fidèle à l'appel de Dieu, c'est pour résister d'autant mieux à la voix des hommes, quelque menaçante quelle soit. Il craint Dieu, mais il n'a point d'autre crainte. Il est à genoux devant lui, mais il reste debout devant les tyrans. Il ne s'incline que devant une majesté: celle de la vérité.

Car c'est là un second élément de ce caractère que nous essayons d'analyser, la véracité. Ici encore c'est le contraire que nous trouvons dans le catholicisme contemporain. On y est passé maître dans l'art de dissimuler. Vous savez quelle désastreuse influence exercèrent à cet égard, dans notre pays, les mœurs italiennes; la parole trompeuse et le manque de foi florissaient (fleurissaient) à la cour des Valois. Ils étaient habituels aux prélats eux-mêmes. «Pour n'être jamais trompé, disaient les familiers du cardinal de Lorraine, il faut toujours croire le contraire de ce qu'il vous dit» (Quatre jours après le massacre de la Saint-Barthélémy, le président du Parlement, Christophe de Thou, le père du grand historien, recevant solennellement Charles IX, lui appliquait cette parole: «Qui nescit dissimulare, nescit regnare («Celui qui ne peut pas fermer les yeux, ne peut savoir comment régner»). Eh bien, la maxime des jésuites: «la fin justifie les moyens», est inconnue aux huguenots.

Ceux à qui tel surnom vulgairement on donne

Détestent le mensonge, aiment la vérité,

dit Jean Passerai dans un beau sonnet (Bulletin, t. IV, p. 335.). Ils sont, comme dit encore Jeanne d'Albret, «ennemis de toute faintise (feinte, ruse) et cautèle (tromperie, perfidie)». Quand ils comparaissent devant les tribunaux, ils s'inspirent de cette déclaration des apôtres: «Nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu.» Ils déclarent qu'ils se sont réunis à leurs frères pour lire l'Évangile et prier en commun, qu'ils ne veulent avoir d'autre maître que le Christ, ni d'autre règle que sa Parole, qu'ils rejettent les traditions humaines et les fausses interprétations des conciles, et, prêts à tous les sacrifices pour obéir à leur conscience, ils s'écrieraient volontiers comme Luther: «Me voici, je ne puis autrement, que Dieu me soit en aide.»

Un autre trait du caractère huguenot, c'est l’endurance, cet héroïsme tranquille et maître de soi qui ne fait guère partie de notre tempérament national. Nos pères le déployèrent sur les champs de bataille, et la devise des Condé fut celle de toute la noblesse protestante: «Doux le péril pour Christ et la patrie;», mais ils l'exercèrent aussi au foyer domestique et dans les luttes obscures du devoir. Ils eurent l'héroïsme de la patience; ils furent cette enclume, dont parle Théodore de Bèze, qui use tous les marteaux. Ils connurent le secret de l'apôtre: «Affligés et cependant toujours joyeux, pauvres et cependant en enrichissant plusieurs, n'ayant rien et cependant possédant toutes choses.» Certes, ils sentent vivement les épreuves. Loin d'affaiblir chez eux les affections naturelles, la piété les a rendues plus vives et plus saintes. Ils pleurent, mais comme l'Andromaque d'Homère, ils sourient à travers leurs larmes, et, quand le devoir a parlé, ils sont prêts à tous les sacrifices, heureux d'achever, à l'exemple de l'apôtre, le reste des souffrances de Jésus-Christ pour son corps qui est l'Église.

Ils estiment avec Du Moulin «que c'est un grand gain que de perdre sa vie ou ses biens pour le service de Dieu» (Du Langage inconnu; épître dédicatoire, folio III. — La devise du célèbre professeur de Sedan, que nous trouvons écrite de sa main sur un de ses livres, était: Per angusta ad augusta. «Ils tâchaient de s'établir, dit Florimond de Rœmond (loc. cit.), non en tuant, mais en mourant.»). Les exemples sont innombrables; qu'il me suffise de vous rappeler l'entretien de Coligny avec sa compagne, pendant les veilles de la nuit, que d'Aubigné nous raconte dans une page où il s'élève à la hauteur de l'épopée:

«Nos frères, disait la noble dame, chair de notre chair, et os de nos os, sont, les uns dans les cachots, les autres dans les champs, à la merci des chiens et des corbeaux. Dieu vous a donné la science de capitaine, pouvez-vous, en conscience, en refuser l'usage à ses enfants? Vous m'avez avoué qu'elle vous réveillait quelquefois. Elle est le truchement de Dieu. Vous serez meurtrier de ceux que vous n'empêcherez pas d'être meurtris.»

Coligny répondait: — «Sondez à bon escient votre constance, si elle pourra digérer les déroutes générales, les opprobres de vos ennemis et ceux de vos partisans, les reproches que font ordinairement les peuples, quand ils jugent les choses par les mauvais succès, la trahison des vôtres, la fuite, l'exil en pays étranger... votre honte, votre nudité, votre faim et, ce qui est plus dur, celle de vos enfants.» L'énumération se prolonge et le futur martyr termine par ces paroles prophétiques: «Examinez encore si, après avoir vu votre mari traîné et exposé à l'ignominie du vulgaire, vous pourrez supporter la mort de la main du bourreau et souffrir que vos enfants déshonorés soient les valets de vos ennemis. Je vous donne trois semaines pour vous éprouver, et quand vous serez bien affermie contre de pareils malheurs, je m'en irai périr avec vous et avec nos amis.»

«Ces trois semaines sont achevées, répondit sur-le-champ la moderne Cornélie. Ne mettez point sur votre tête les morts de trois semaines. Vous ne serez jamais vaincu par la vertu de vos ennemis, exercez la vôtre».

Dès ce jour, l'amiral ceignit son épée. Les deux époux, selon l'expression de Coligny lui-même, «savaient faire jonchée (se couper…) de la vie et des biens, et tout perdre pour Celui qui leur avait tout donné». Mayenne avait raison: «Ces gens étaient de père en fils apprivoisés à la mort.»

Or, toutes ces vertus étaient rehaussées par une humilité profonde. L'humilité est, à bien des égards, une vertu huguenote. Cette fleur si rare, aux parfums subtils et pénétrants, fleurit malaisément en terre romaine.

Ici l'on est surtout frappé de la grandeur de Dieu et de la petitesse de l'homme, et des orateurs inspirés trouvent parfois des accents de la plus haute éloquence pour les décrire. Nos pères sont préoccupés, avant tout, de la sainteté de Dieu et de leur état de révolte contre lui. «Mon péché! mon péché!» ce cri fut celui de Farel, de Calvin, de tous les héros de la Réforme française, comme il le fut de Luther, comme il le fut de saint Augustin et de saint Paul.

Le catholique romain ne le connaît guère; il n'a pas besoin du sang de la croix, l'eau du baptême lui suffit pour effacer la tache originelle, et quant à ses péchés journaliers, l'absolution du prêtre met sa conscience en repos. Nous l'avons dit: Calvin, cet homme qu'on traite d'orgueilleux, était l'humilité même. Vous vous rappelez le «Tout ce que j'ai fait n'a rien valu» de son lit de mort, ajoutant toutefois «que la racine de la crainte de Dieu était en son cœur.» C'est le même cri d'humiliation et de repentance que Casaubon, le savant helléniste, fait entendre dans ses Éphémérides. «0 Seigneur! ô Père plein de clémence, écrit-il le 18 avril 1599, je confesse mes péchés, je sais qu'ils te sont connus, ô Toi qui sondes les reins et les cœurs, et je ne saurais non plus les ignorer moi-même... La chair, la chair maudite entraîne l'esprit. De là ces fréquents et coupables emportements, de là cette infirmité de ma foi, ce manque d'assiduité dans le culte, cette négligence dans l'éducation de mes enfants... Mais je me repens, ô mon Dieu, et je viens suppliant à l'autel de ta miséricorde, afin de recouvrer par toi la vie que par moi j'ai perdue» (Bulletin, t. IV, p. 515.).

Ce sont les mêmes accents qu'on retrouve, au siècle suivant, sur les lèvres de Jean Bonafous, pasteur à Puylaurens, un saint du calendrier huguenot, si les huguenots avaient des saints, au sujet duquel Daillé disait, au synode de Loudun, «que sa vie et sa conduite étaient en exemple et en vénération dans toutes les Églises

Écoutez ces paroles de son testament: «Je me confesse hautement un des plus grands pécheurs qui soient sur la terre, mes péchés étant d'autant plus grands et plus énormes et mon ingratitude d'autant plus noire et plus prodigieuse que les bienfaits de Dieu sont signalés envers moi et qu'ayant beaucoup reçu, j'ai un d'autant plus grand compte à rendre. Aussi je ne me flatte point cruellement moi-même, je passe condamnation devant le tribunal de Dieu et me confesse un pauvre et misérable pécheur qui aurais mérité la mort et la condamnation éternelle, si Dieu n'avait pas pitié de ma pauvre âme» (Bulletin, t. XI, p. 475. — Pierre du Moulin, sur son lit de mort, ne tient pas un autre langage: «Je n'ai rien fait, Seigneur, qui ne mérite punition. Tu m'as honoré d'une sainte vocation; mais je ne me suis point employé selon la dignité d’icelle. J'ai mêlé de ma gloire avec la tienne. Combien de fois ai-je contristé ton bon Esprit! etc.» (Récit de ses dernières heures, p. 6).).

Que nous sommes loin de renseignement de Pelage et de ses disciples! C'est l'écho de celui de saint Paul, qui ne craint pas de s'appeler lui-même «le premier des pécheurs».

Tels sont, Messieurs, les principaux éléments qui formèrent l'un des caractères les plus fermes et les plus résistants qui furent jamais. Les Huguenots de France, comme leurs frères les Covenantaires écossais et les Puritains d'Angleterre, ont fait briller des vertus dignes de la primitive Église.

Est-ce à dire qu'ils furent sans reproches? Non, sans doute. Ils eurent les défauts de leurs qualités. Leur fermeté parfois confinait à la rudesse. Parfois ils furent graves jusqu'à la raideur. Trop souvent leur horreur de l'idolâtrie romaine se manifesta par le saccagement des Églises, malgré le sage avertissement de Calvin: «Il suffit que vous mettiez peine d'augmenter les troupeaux et recueillir les pauvres brebis éparses et cependant vous tenir cois (tranquille), sans rien changer pour les temples, moyennant que vous soyez séparés de toutes les pollutions qui s'y commettent.» Ils ne surent pas toujours se préserver de la croyance au merveilleux, et dans un siècle si fortement enclin à la superstition, ils virent parfois dans les phénomènes les plus ordinaires l'intervention de la divinité (Voir Ad. Schœtffer, ouv. cit., p. 310 et suiv.). Plus d'une fois ils se laissèrent emporter loin des bornes de la modération et ne craignirent pas d'accabler leurs adversaires de ces épithètes grossières et malsonnantes que les mœurs du temps expliquent sans les justifier. Après avoir enduré longtemps la persécution, ils ne comprimèrent pas toujours les terribles bouillonnements de la vengeance. À Montluc on nous oppose des Adrets, oubliant d'ailleurs que ce dernier cherche à se justifier de sa férocité et respecte la foi jurée, tandis que le premier tire gloire du sang versé et pense avec son Église qu'on n'est pas tenu de garder la foi aux hérétiques. Sans doute encore ce ne fut pas toujours la «querelle de l'Éternel», comme ils aimaient à s'exprimer, mais aussi les intérêts de leur ambition qui firent prendre les armes aux chefs huguenots. On pourrait relever chez eux d'autres défauts, mais à quoi bon?

C'est par leurs beaux côtés qu'il faut leur ressembler, et si bon nombre d'entre eux, nous le reconnaissons, ne justifièrent pas, par leurs vertus, leur séparation de l'Église romaine, nous les répudions pour nos ancêtres. Les chaînes de montagnes ont des parties arides privées de végétation, des pentes ravinées par les eaux, des précipices profonds. Mais qu'on les contemple de loin, par quelque radieuse matinée de printemps, tous les détails se fondent dans un harmonieux ensemble. L'œil embrasse avec admiration les pentes gazonnées, les croupes couvertes de sapins, et, au-dessus, ces sommets vierges de pas humains, ces glaciers d'une pureté incomparable qui transportent nos pensées jusqu'au ciel. Ainsi les vertus de nos pères, malgré leurs lacunes et leurs imperfections, nous apparaissent, dans le lointain de l'histoire, comme des Alpes morales resplendissantes d'une incomparable beauté.

Et maintenant sous quelles influences s'est formé ce caractère huguenot dont nous venons d'analyser les principaux éléments? Vous le savez, ce sont les convictions qui forment les caractères; c'est leur piété intime et vivante qui a fait celui des Réformés: leur piété qui ne consistait pas seulement à remplacer l'ancien credo par un nouveau, et à célébrer, en langue vulgaire, un culte débarrassé des superstitions romaines, mais qui pénétrait dans les profondeurs les plus intimes de leur être et les unissait à Christ par une foi vivante. — On reproche quelquefois à la Réforme d'avoir saisi la religion plutôt par l'intelligence que par le cœur, de s'être attachée à proclamer certaines vérités plutôt qu'à satisfaire les besoins primordiaux de l'âme humaine. Certes, ce n'était pas ainsi qu'avait compris l'Évangile celui qui résumait en ces mots sa conversion: «Dieu dompta et rangea mon cœur à docilité» (Préface des Commentaires sur les Psaumes.). Ce n'est pas ainsi que l'avait compris le plus entreprenant de ses collaborateurs, Guillaume Farel. Il faut suivre de près le drame de sa conversion, sur lequel il nous fournit, avec sa verve et son expansion méridionales, des renseignements détaillés que Calvin, avec sa réserve picarde, ne nous donne pas sur la sienne, pour voir que cette certitude de pardon, qu'il lui faut à tout prix et qu'il a cherchée en vain dans le mérite des œuvres, dans le culte des saints, dans l'intercession de la vierge, dans le mystère de l'eucharistie, il ne la trouve qu'au pied de la croix. Aussi vit-il dans une communion intime avec Celui de qui il a tout reçu; il fléchit, à tout moment, les genoux devant lui, et quand il exhorte le chevalier d'Esch «à ne penser à autre chose qu'à Jésus, à ne rien faire que pour Jésus, tellement qu'ici et après il soit toujours en Jésus», il nous fait part de sa propre expérience, et l'on croit entendre l'ancêtre de la Réforme française, le pieux Lefèvre d'Étaples s'écrier: «Allons à Jésus en toute fiance (confiance). Qu'il soit notre pensée, notre parler, notre vie et notre salut et notre tout, lequel le Père nous a donné pour vivre en Lui et par Lui et par sa Parole» (Bulletin, t. XXV, p. 450.). Non seulement ils saluent en Christ le seul médiateur possible entre Dieu et les hommes, mais ils trouvent parfois un langage d'un mysticisme pénétrant pour exprimer leur attachement pour lui et l'adoration qu'ils lui rendent.

Ce qui contribuait à alimenter leur piété, c'était, en même temps que la prière secrète du cabinet, la lecture assidue du saint volume. C'était leur livre de chevet. Ces bibles in-folio, aux pages fatiguées par un long usage, qu'une cachette dérobait aux regards indiscrets, se transmettaient de père en fils, comme un héritage sacré. On en soulignait les versets, on les couvrait de notes marginales; elles devenaient les confidentes et les conseillères de leurs heureux possesseurs, le mémorial de leurs joies comme de leurs épreuves, le code de leurs libertés et l'école de leur vaillance. On conserve précieusement à la bibliothèque du protestantisme à Paris celle de Duplessis-Mornay. C'est un gros volume de l'édition de La Rochelle (1606) relié en maroquin rouge et doré sur tranches. Elle porte le nom de celui qui fut «la vertu, la vaillance et l'honneur de son temps» avec ses armes et ces fortes paroles: «L'esprit et la force vient de Dieu». Mme de la Tabarière, qui la reçut de son père, avait écrit sur le plat: «Je désire qu'après moi elle soit pour Philippe de Nouhes, mon fils aîné, et qu'il la lise soigneusement pour y apprendre à connaître et à servir Dieu, en la sainte Trinité»; et quand une mort prématurée ravit à son affection ce fils de tant d'espérance, elle ajouta, dix ans plus tard, d'une main tremblante: «A François de Nouhes, maintenant, puisqu'ainsi a plu à Dieu, notre fils unique. — Mon enfant, j'avais reçu ce présent de votre grand-père, et, pour la dignité du don et du donneur, je l'avais dédié à votre frère, notre fils aîné et bien-aimé. Depuis que Dieu l'a voulu combler de tous biens là-haut, nous navrant de douleur, ce qui nous peut consoler, c'est que vous succédiez à sa vertu et piété et en voici la droite règle que je vous mets en main».

Pour eux, le saint volume est divinement inspiré dans toutes ses parties. Ils ne connaissent ni les scrupules ni les incertitudes de la critique moderne. Ils mangent en paix, selon le conseil de Bengel, le pain savoureux des Écritures, sans s'inquiéter des grains de sable qui ont pu s'y glisser. Cette nourriture spirituelle, ce pain des forts explique leur énergie peu commune en présence des difficultés de la vie. Ils ont une si complète connaissance de l'Écriture qu'ils pourraient la reconstituer de mémoire si, par impossible, les auto-da-fé en détruisaient le dernier exemplaire. Aussi, trouvent-ils, en toute circonstance, la parole de saison qui les réconforte.

C'était après la bataille de Moncontour. L'amiral blessé, abandonné de tous, battait tristement en retraite. Comme on le portait en litière, l'Estrange, vieux gentilhomme et l'un de ses principaux conseillers, blessé aussi et «cheminant en même équipage», fait avancer sa litière au front de l'autre et puis, mettant la tête à la portière, regarde affectueusement son maître en lui disant ces paroles qui commencent le psaume LXXIII: «Si est-ce que Dieu est très doux.» Là-dessus ils se dirent adieu, bien unis de pensées, sans pouvoir dire davantage. «Ce grand capitaine, ajoute d'Aubigné, a confessé à ses privés que ce petit mot d'ami l'avait relevé et remis au chemin des bonnes pensées et fermes résolutions pour l'avenir» (Histoire universelle, t. I, p. 439.). La Parole de Dieu avait accompli ce miracle et justifié ce mot de leurs ennemis: «Nous gagnions par les armes, mais ils gagnaient par ces diables d'Écritures.»

Et cette Parole, divinement inspirée, elle était lue et méditée au foyer domestique. Le culte de famille était pratiqué chez les capitaines comme chez les artisans et fortifiait les impressions bénies de la prière solitaire. Un peintre distingué a essayé de le représenter dans une toile remarquable. C'est le soir. Sur une table, ornée de quelques fleurs, est ouverte la grosse Bible de famille. Le père lit avec sentiment le saint volume, pendant que son petit garçon, debout devant lui, les bras posés sur les genoux paternels, joint les mains et l'écoute avec recueillement. En face, l'aïeule est assise dans son vieux fauteuil en bois, couverte de sa coiffure de veuve. Les deux mains appuyées sur son bâton, elle écoute, elle aussi, les paroles de la vie éternelle. Elle a connu les traverses d'une longue existence. Les épreuves, plus encore que les années, ont blanchi ses cheveux. Mais elle a trouvé dans la foi en Jésus des consolations efficaces. Elle bénit la main qui l’a frappée et elle sait que le port n'est pas loin où elle se reposera de ses travaux et retrouvera ceux qu'elle a perdus. À ses pieds, sa fille tient dans ses bras son dernier-né, et elle forme le vœu qu'à l'exemple du divin enfant de Bethléem, il grandisse en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes. À moitié cachée par le fauteuil de sa grand'mère, une fillette d'une dizaine d'années arrête son regard interrogateur sur son père. Ce tableau a pour titre la Présence du Seigneur, et le peintre l’a rendue visible, en montrant Jésus étendant ses mains bénissantes sur cette famille unie dans la prière et l'adoration.

Ce qui contribua à former le caractère huguenot, ce fut encore le culte public, avec ses deux éléments essentiels: la prédication de l'Évangile et le chant des psaumes. Ce culte en esprit et en vérité était en tout l'opposé du culte catholique.

Celui-ci, avec ses cérémonies compliquées, ses prières en latin, ses processions solennelles, ses châsses mystérieuses remplies des ossements des martyrs, ses vastes cathédrales où fumait l'encens, en frappant les sens et l'imagination, endormait les âmes.

Le culte réformé, au contraire, avec son austérité et sa spiritualité, faisait surtout appel à la conscience. En plaçant l'auditeur de la Parole sainte en présence de la loi divine qu'il avait violée, mais aussi d'un pardon miséricordieux et gratuit, qu'il pouvait saisir par la repentance et la foi, il provoquait l'initiative individuelle et sollicitait toutes les énergies de la volonté. C'était une action, dans toute la force du terme, non pour le prédicateur seulement, mais aussi pour l'auditeur.

Celui qui montait en chaire pour édifier ses frères n'était pas un homme étranger à leurs préoccupations, appartenant à une caste privilégiée, membre d'un clergé autoritaire et mystérieux, intermédiaire obligé des grâces divines. Il était sorti de leurs rangs. Il connaissait leurs joies ou leurs épreuves de famille. Il n'avait d'autre primauté sur eux que celle de la science et de la vertu. Ce n'était pas d'ailleurs un nouveau converti. Il avait fait l'expérience personnelle de la piété avant de la recommander à ses frères. Il avait fait aussi l'expérience de la vie. Il ne passait pas, sans transition, du collège à l'académie et de l'académie dans sa paroisse. Souvent fils de famille, il quittait la barre de l'avocat ou le bureau du commerçant pour gravir les degrés de la chaire. Il avait partagé la vie commune. Aussi ses discours n'étaient pas un vain cliquetis de mots qui frappait le vide; son exégèse ne se ressentait point des arguties de l'école. C'était le fruit savoureux de son expérience, mûri lentement au soleil de l'épreuve. Il donnait à ses paroissiens un enseignement dont il avait éprouvé tout le premier l'efficace et sentait, à leur attention passionnée, que ses paroles étaient comprises.

D'ailleurs point d'apparat chez les prédicateurs de ce temps, aucune pompe oratoire. Le genre genevois n'est pas encore né, ni cette phraséologie sentimentale et déclamatoire du XVIIIe siècle dont nous avons tant de peine à répudier le triste héritage.

Leurs discours sont des homélies simples, vivantes, pratiques. Ils ont horreur de la périphrase. Ils ne craignent ni le mot propre ni la comparaison familière. Ils estiment avec Du Moulin «que vouloir, par un style fleuri, consoler un affligé, c'est présenter un bouquet de violettes à un qui meurt de faim» (De la Vocation des pasteurs, 1618, folio IV.). Ils suivent en cela l'exemple de Calvin. Ils traitent, dans un langage compris de tous, les sujets qui s'imposent à l'attention de tous. Ils cultivent l'actualité dans la prédication avant les Spurgeon et les Talmage. Ils l'avaient apprise des Pères de l'Église. En les écoutant, on croit entendre les Ambroise ou les Chrysostôme. Comme eux, ils font des excursions fréquentes dans la vie sociale et politique. Ils disent leur fait aux puissants du jour qu'ils s'appellent la Ligue ou le Roi, quoique ce dernier n'ait pas de sujets plus soumis. Ils prêchent, en même temps que l’obéissance à Dieu, la fidélité au prince, les droits imprescriptibles de la conscience restant d’ailleurs sauvegardés. Martin Tachard était un avocat distingué de Montauban qui abandonna sa riche clientèle pour plaider, dans sa ville natale, la cause de Jésus-Christ. Les hommes les plus en vue de la cité, des gentilshommes, des avocats, des capitaines, des consuls, prennent un vif intérêt à ses prédications. Eux-mêmes nous racontent «qu'il prêchait la doctrine de Dieu, salutaire aux auditeurs, tirée du Vieil et du Nouveau Testament, qu'il exhortait le peuple à se contenir en toute humilité et modestie et à apporter toute obéissance au roi notre sire, et a tous officiers et magistrats».

Il formait le vœu que Charles IX devînt un nouveau Josias qui restaurât en France les autels du vrai Dieu. Il disait: «Quand Dieu, pour notre ingratitude, nous donnerait un roi qui fût païen et infidèle, nous serions tenus par la Parole de Dieu, de l'honorer et de lui obéir, en ce qui n'est contraire aux saints commandements de Dieu, et, à plus forte raison, quand Dieu, dans sa grâce — il se trompait bien en cela — nous a donné un roi chrétien.»

Une telle prédication était comprise. Elle poussait à l'amendement et à la réforme des mœurs. En six mois, la physionomie de Montauban fut changée. «Tout le peuple, disait au commissaire du roi un auditeur assidu de Tachard, a été séduit tellement que, depuis, l'on ne voit point que dans la ville, ni dans sa juridiction, il y ait renieurs ni blasphémateurs de Dieu, joueurs, larrons, ni batteurs de pavés. On peut aller la nuit, par la ville, sans faire mauvaise rencontre et sans entendre autre chose que le chant des psaumes.»

Montauban, sous l'influence de la Parole de Dieu, était devenue une seconde Genève (Voir notre étude sur Martin Tachard, Revue chrétienne, 1er septembre 1889.). Je viens de prononcer le mot de psaumes. Je n'aurai garde d'oublier la part considérable qui leur revient dans la formation du caractère huguenot. Ni Clément Marot, ni Théodore de Bèze ne se doutaient de l'influence que devait exercer leur œuvre poétique, lorsqu'ils traduisaient en vers français les psaumes de David. Ces chants continuèrent, en la complétant, l'œuvre commencée par la Bible. Désormais, les humiliations et les douleurs, les élans d'espérance et les actions de grâce des fidèles ont trouvé leur expression. Quelle différence avec ces hymnes latines, avec ces chants en langue inconnue qu'entonnaient, sans y rien comprendre, les partisans de l'Église romaine. Par les psaumes, les Réformés prirent une part directe au culte. Ils s'assimilèrent bien vite une poésie qui répondait si bien à leurs besoins spirituels. Bientôt ils surent par cœur un grand nombre de psaumes, avant même qu'ils fussent imprimés.

On les reconnaissait à ce signe. Ils ne les chantaient pas au temple seulement, mais au foyer domestique, à l'atelier, à l'usine, dans les champs. Ils ne les chantaient pas d'une voix mourante qu'une strophe ou deux suffisent pour épuiser. Ils en chantaient souvent toutes les pauses et les chantaient d'une voix forte, comme ce martyr dont parle Crespin «qui fut mené au supplice rendant à Dieu, par tout le chemin, ses actions de grâces, puis chanta un psaume et le continua jusqu'à ce que, surpris du feu, il rendit son âme au Seigneur».

Était-ce l'hymne des martyrs: La voici l’heureuse journée? Était-ce la Marseillaise huguenote: Que Dieu se montre seulement? Était-ce le cantique de l'humiliation et de la prière: Ne veuille pas, ô sire, Me reprendre en ton ire (ta colère), Moi qui t'ai irrité? Était-ce enfin le grand psaume de la pénitence: Miséricorde et grâce, ô Dieu des deux?... Je l'ignore, mais ces chants et tant d'autres ont rapproché les cœurs, ont réchauffé les âmes, ont nourri de saintes espérances, ont consolé les prisonniers dans leurs cachots, ont soutenu les héros sur les champs de bataille et les martyrs à l'heure suprême, ont contribué, pour leur grande part, à donner au caractère huguenot la trempe solide de l'acier.

Il faut mentionner aussi, dans ce résumé rapide, une autre cause qui contribua puissamment à la formation du caractère huguenot, je veux parler de l’organisation synodale.

Ces pasteurs et ces anciens, dont la tête est mise à prix, qui, en 1559, se rendent à Paris, par des chemins détournés, malgré les bûchers prêts à se rallumer pour eux, qui fument encore sur la place de Grève, et qui se réunissent dans une rue solitaire, à l'ombre de Saint-Germain-des-Prés, ne se doutent pas de l'œuvre bénie qu'ils vont accomplir. Non seulement ils rédigent, sous le regard de Dieu et «au plus près de l'institution des apôtres», comme dit Théodore de Bèze, cette célèbre confession de foi dont le langage peut avoir vieilli, mais qui est un hommage éclatant rendu au Christ vivant et immortel, et qui vibre encore, après trois siècles, des convictions ardentes de tout un peuple; mais, après avoir affirmé leur foi et l'avoir réduite en corps de doctrine, ils s'entendent pour organiser les Églises et resserrer, par l'adoption de règles communes, les liens de la foi et de l'amour qui les unissent.

L'Église pour eux est «la compagnie des fidèles qui s'accordent à suivre la Parole de Dieu et la pure religion qui en dépend».

Avant de se séparer ils rédigent une discipline qui doit cimenter cet accord et le rendre indestructible. Et quels seront, dans la pensée des pères du synode constituant de 1559, les liens et les appuis de cette union contre les schismes et les hérésies? Ce seront les synodes, ces assemblées suprêmes, où la liberté et l'autorité, l'esprit de conservation et l'esprit de progrès se donneront la main dans une sûre étreinte, les synodes qui conserveront, comme on l'a dit: «la doctrine qui régénère les âmes et la discipline qui les aide à s'y maintenir.» Tout en mettant en garde les fidèles contre les excès du sens individuel, ils affermiront les convictions, ils tremperont les caractères. Le catholicisme n'a rien connu de cela.

Avec son système d'autorité, il comprime la libre expansion de la personnalité. Il humilie sous un même joug toutes les intelligences. Il affaiblit les caractères bien loin de les fortifier. Les synodes, au contraire, maintiendront, par la libre discussion, les esprits, les consciences et les cœurs en face de l'idéal chrétien et feront de toutes les Églises un corps fortement organisé, de tous les Réformés, si divers par la fortune, l'éducation, le tempérament, la position sociale, une famille de frères, capable de résister à tous les orages.

Enfin, Messieurs, un dernier facteur contribua à former le caractère des huguenots, je veux parler de l’éducation. Ils se sentaient, comme ils le disaient eux-mêmes, «comptables à Dieu de l'éducation de leurs enfants» (Bulletin, t. XXXIV, p. 257.). L'école est pour eux le complément obligé du temple. À côté des écoles, ils dressent, en aussi grand nombre que possible, des collèges et des académies. Ils demandent que l'éducation de leurs enfants soit conduite «par règles bien assurées, en sorte qu'ayant fondements solides aux rudiments, le bâtiment puisse s'élever sans encombre» (Ad. Schœffer, ouc. cit., p. 216.). Les chefs-d'œuvre de Rome et de la Grèce y tiennent une grande place. Ils sont expliqués par de savants et pieux humanistes, qui se sont abreuvés aux sources vives de l'antiquité ouvertes par la Renaissance. Aucune branche du savoir humain ne leur est étrangère; mais ils restent les disciples soumis du Crucifié, comme ce Claude Baduel de Nîmes, dont on a pu dire que deux passions remplirent sa vie: celle du beau langage et celle du culte en esprit et en vérité (Bulletin, t. XXIII, p. 396.). Mais s'ils désirent que les racines de la piété pénètrent tout d'abord dans le cœur des enfants, c'est pour les former à ce qu'ils appellent «la vraie religion», c'est-à-dire à la piété unie à la vérité et aux bonnes œuvres.

Éducation virile et forte, où la lecture de Plutarque alterne avec celle des Évangiles, où les exercices physiques, qui endurcissent le corps, marchent de pair avec les habitudes religieuses qui trempent les âmes, où l’on met en garde les jeunes gens contre toutes les «blandices» (flatteries) et les séductions du monde, de peur que leur piété «ne se détrempe peu à peu dans les voluptés». D'ailleurs nos pères ne veulent pas pour leurs enfants des filles pleureuses, ni des garçons rechignés (renfrognés, maussades). S'ils leur font sucer la crainte du Seigneur avec le lait, c'est afin qu'ils puissent, selon l'expression de Mme Duplessis-Mornay, «non seulement vivre, mais même reluire» dans l'Église de Dieu, et que, débarrassés de tout sentiment égoïste et saintement jaloux de la grandeur de leur pays, ils se laissent embraser par toutes les nobles causes.


 
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