Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

II

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C’est ainsi que notre caractère national, généreux et chevaleresque, en même temps que frondeur et léger, capable d'élan et manquant de persévérance, s'éprenant volontiers d'un certain idéal religieux et se laissant plus volontiers encore absorber par les intérêts de la terre, mélange singulier de superstition et de bon sens, de sympathie généreuse et de scepticisme railleur, de sens pratique et de fantaisie ailée, n'attendait que l'empreinte d'un christianisme vivant, que le contre-coup salutaire du grand mouvement réformateur du XVIe siècle, pour se révéler dans toute sa beauté. Ce fut comme un fleuve qui se partage en deux courants et dont l'une des branches, grâce aux terrains nouveaux qu'elle traverse, voit ses eaux se purifier et refléter, avec un éclat nouveau, la physionomie changeante du rivage et l'azur du ciel.

Mais le caractère huguenot, tel qu'il brille d'un si pur éclat dans cette période de fondation et d'organisation qu'on peut appeler l’âge d'or de l'Église réformée, ne se maintint pas toujours dans son intégrité première. Il a subi des transformations!

Ce sont elles qu'il me reste à vous signaler.

La première se produisit durant cette période de luttes sanglantes qu'on appelle les guerres de religion et qui accumulèrent tant de ruines dans les Églises. Sans doute les prises d'armes des huguenots sont excusables. Ils combattent pour l'honneur et la sécurité de leurs foyers, pour ce trésor d'un si grand prix qu'on ne saurait aliéner sans mourir: la conscience. Agrippa d'Aubigné justifie leur conduite avec une grande sûreté de jugement:

«Tant qu'on a fait mourir les réformés sous la forme de la justice, quelque inique et cruelle qu'elle fût, ils ont tendu les gorges et n'ont point eu des mains. Mais quand l'autorité publique, le magistrat, lassé de feux, a jeté le couteau aux mains des peuples et, par les tumultes et grands massacres de France, a ôté le visage vénérable de la justice et fait mourir, au son des trompettes et des tambours, le voisin par le voisin, qui a pu défendre aux misérables d'opposer le bras au bras, le fer au fer et de prendre d'une fureur sans justice la contagion d'une juste fureur?»

C'est bien cela. Au début de la Réforme les protestants mouraient sans se plaindre. C'étaient des martyrs, ce n'étaient point des soldats. Contre le zèle persécuteur des rois et de la Sorbonne, ils n'avaient d'autres armes que la prière. «Auparavant, dit Crespin, on faisait mourir les fidèles sous ombre d'hérésie, maintenant on les accable sous prétexte de rébellion.»

C'est alors qu'ils se lèvent, forts de leurs droits foulés aux pieds, et que commence cette seconde période de l'histoire de la Réforme où les évangélistes et les martyrs cèdent le pas aux grands capitaines, les Coligny, les Dandelot, les Mornay, les Lanoue, les Agrippa d'Aubigné.

Or la vie des camps ne favorise guère la piété. Sans doute, au début, les chefs huguenots y firent régner la plus sévère discipline; le culte s'y célébrait régulièrement, la maraude y était sévèrement punie. Mais un jour que Lanoue en félicitait Coligny: «C'est vraiment une belle chose, répondit l'amiral, moyennant qu'elle dure; mais je crains que ces gens-ci ne jettent toute leur bonté à la fois et que, d'ici à deux mois, il ne leur sera demeuré que la malice. J'ai commandé à l'infanterie longtemps et je la connais. Elle accomplit souvent le proverbe qui dit: De jeune ermite vieux diable. Si celle-ci y faut, nous ferons la croix à la cheminée.» «Nous nous prîmes à rire, ajoute Lanoue, sans y prendre garde davantage, jusqu'à ce que l'expérience nous fît connaître qu'il avait été prophète en ceci» (Ad. Schaeffer, ouv, cité, p. 266.).

Alors se manifestent ces mœurs soldatesques qui firent, jusqu'à l'Édit de Nantes, de la France un vaste camp retranché. Assauts de forteresses, saccagements de villes, violences de toute nature, que de pages sanglantes dans notre histoire! C'est dans les Tragiques de d'Aubigné, où le grand poète représente les deux partis aux prises comme deux frères jumeaux qui s'entre-déchirent sur le sein de leur mère et auxquels elle ne veut donner que du sang pour toute nourriture, qu'il faut chercher l'écho de ces massacres et le reflet de ces incendies. Alors les esprits s'exaltent, les cœurs s'aigrissent, les passions violentes se donnent libre carrière, les pasteurs eux-mêmes poussent à la résistance, et la Réforme est détournée de sa voie.

Avec l'avènement au trône d'Henri IV et la promulgation de l'Édit de Nantes qui, selon le mot profond de Chateaubriand, établissait l'unité dans l'État, une ère nouvelle commence pour les Églises réformées. Leur lutte pour l'existence est terminée. Elles ont conquis droit de cité et retrouvé leur place légitime au sein de la patrie devenue plus clémente. Après les martyrs et les héros, les prédicateurs et les docteurs. Aux guerres de religion qui ont répandu tant de sang succèdent les combats de plume qui ne feront plus couler que des flots d'encre. L'Église réformée, assurée désormais de son existence, peut se livrer sans crainte aux travaux féconds de la paix. Elle comprend que l'Évangile est la lumière des esprits, en même temps que des cœurs et des consciences.

C'est alors que se fondent ces académies florissantes, Saumur et Sedan, Nîmes et Montpellier, Orthez et Montauban, qui répandent, comme autant de foyers, la lumière de la vie, qui n'éclairent pas seulement les esprits, mais qui réchauffent les cœurs et qui dissipent, avec les ténèbres de l'ignorance, les ténèbres plus épaisses et plus dangereuses encore du péché.

Les docteurs, qui enseignent dans ces sanctuaires de la science, les Daneau et les Charnier, les Bérauld et les Amyrault, les Cappel et les Du Moulin, sont des humanistes dans toute la force du terme; mais ce sont, avant tout, des croyants. Ils brillent non seulement par l'étendue du savoir et la pénétration de la pensée, mais aussi par leur humilité et la candeur de leur foi. Ils s'inclinent devant le docteur de Nazareth comme devant leur Sauveur et leur Maître, et l’on pourrait écrire, sur la porte de leurs auditoires, la parole de Simon-Pierre à Jésus: «A qui irions-nous qu'à toi, Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle

À l'école de ces pieux et savants docteurs se forment de fervents apôtres de Jésus-Christ qui se répandent dans les paroisses pour relever les ruines matérielles et morales accumulées par des années de tourmente. Alors la chaire protestante brille du plus vif éclat. Les Mestrezat, les Michel le Faucheur, les Claude, les Du Bosc exposent, devant des auditoires suspendus à leurs lèvres, les grandes vérités et les grands devoirs de l'Évangile. Ils sont avant tout des théologiens. L'élément didactique l'emporte dans leurs enseignements sur la partie parénétique et morale. Ils ne fouillent pas les derniers replis du cœur humain, comme le feront les prédicateurs catholiques. Ils ne tirent pas toujours toutes les conséquences du dogme; les teintes grises de leur style ne sont point comparables à la vive éloquence d'un Bossuet. Ils semblent obéir au mot d'ordre d'Agrippa d'Aubigné: «Rendons vénérable notre manière d'écrire», et pratiquer le style réfugié avant même qu'il y ait un Refuge. Mais quelle science des Écritures! quelle solidité dans l'exposition! Comme ils prêchent avec puissance les dogmes de la corruption naturelle de l'homme et de la justification par la foi et posent solidement les bases sur lesquelles doit s'élever l'édifice de notre salut!

Et que penser de ces auditeurs qui peuvent supporter, disons mieux, apprécier, admirer, mettre en pratique ces prédications substantielles qui se prolongent souvent plus d'une heure, qui ne donnent rien à la forme, et qui ne sont, le plus souvent, qu'une exégèse développée, qui pressure le texte comme un fruit mûr dont on exprimerait tout le suc.

Le caractère huguenot, qui avait souffert de l'influence des camps, se retrempa pour un temps à cette virile école. Les nobles et grandes âmes ne manquèrent pas à l'Église réformée du XVIIe siècle.

Nous saluons un second Coligny dans la personne de Rohan. Reconnaissons-le toutefois: le courant de la Réforme ne retrouva plus sa limpidité première. Les protestants se plaisent alors à des discussions sans fin contre le catholicisme. C'est l'époque de ces tournois théologiques, d'où la vivacité bannit trop souvent l'urbanité, de ces controverses ardentes sur la vocation des pasteurs, la messe, la transsubstantiation, le célibat des prêtres, l'intercession des saints, le mérite des œuvres, qui ne font qu'affermir les adversaires dans leurs convictions respectives. Parfois ces joutes oratoires et religieuses sont publiques et des auditeurs passionnés, que la gravité des intérêts en jeu ne saurait laisser indifférents, se font les juges du camp; le plus souvent ces discussions ne remplissent que les pages serrées des in-folio. Sans doute elles sont pleines de science et de conscience; sans doute il faut épousseter avec soin la poussière qui recouvre ces vieux livres, laisser revivre sous nos yeux leurs caractères jaunis et nous parler ces convictions intraitables. Ceux qui les ont composés avec tant d'amour et de science ont entendu l'énergique appel de l'apôtre: «Christ tous a mis en liberté, demeurez fermes dans cette liberté et ne vous placez pas de nouveau sous le joug de la servitude.» Et cependant l'habitude de la discussion en détourna plus d'un de l'étude de la seule chose nécessaire, et la fumée du combat en fit oublier plus d'une fois l'enjeu.

La tendance dialectique de la Réforme s'accentue; le goût des controverses devient très vif; les pamphlets succèdent aux pamphlets, sans grande édification pour personne. L'Estoile, dans son Journal, enregistre, non sans tristesse, toutes ces publications:

«On m'a donné les conférences nouvelles de Cospeau avec le ministre Montluel et autres où chacun, sans fruit ni édification, veut, par belles injures et reproches, tirer la vérité de son côté. — J'ai acheté une nouvelle bagatelle, imprimée à Saumur, qui est une réponse d'un ministre de Thouars, nommé Rivet, à l'abjuration d'un ministre autrefois cordelier... Ce ne sont qu'injures et redites, lesquelles, tant d'une part que d'autre, je ne daignerais ramasser, tant s'en faut que je les voulusse acheter, si ce n’est que je prétends m'en servir en meilleure chose» (Bulletin, 1. lit, p. 441.).

Sans doute, il faut admirer la hardiesse de ces hommes dont le ministère n'est toléré qu'avec peine, qui, en attaquant directement les erreurs du catholicisme, affrontent l'exil ou la prison; mais on voudrait, comme le remarque Vinet, «que leur polémique fût aussi équitable et indulgente qu'elle est ardente, sincère et solide. Ils ne croient pas que l'erreur puisse être adoptée, encore moins prêchée de bonne foi» (Histoire de la prédication parmi les réformés de France, p. 73.).

La prédication, d'ailleurs, perdait peu à peu de sa simplicité et de son austérité premières, et la rhétorique brillante qui, sous l'influence du père Senault, se donnait libre carrière dans la chaire catholique, envahissait à son tour la protestante. Les sermons étaient des dissertations, où les figures de rhétorique et les généralités oratoires n'alternaient que trop souvent avec les souvenirs profanes et les citations érudites.

Le calme relatif, dont les Réformés jouirent sous le régime réparateur de l'Édit, influa, à son tour, d'une manière fâcheuse sur la piété des huguenots.

 La persécution les tenait en éveil;

 la tolérance relâcha leur vigilance;

 les intérêts matériels les absorbèrent.

Ils perdirent l'austérité des premiers temps et bientôt les divertissements profanes ne les distinguèrent plus des papistes.

À mesure que l'on avance dans le siècle, l'état des Églises s'aggrave. La pensée fixe de Louis XIV et de ses conseillers de ramener les dissidents dans le giron de l'Église romaine semble trouver une excuse dans leur désarroi spirituel. Les historiens modernes de la Réforme attirent peu l'attention sur ce point. Il est signalé avec tristesse par les écrivains du temps. Brousson y revient souvent dans ses écrits. Claude le relève avec force dans son admirable discours d'adieu aux fidèles de Charenton. Dans tel volume rarissime (Entretiens de Paulin et d'Acante commencés le premier juillet 1681. Orange, 1681. (Bibliothèque de M. le pasteur Arnaud, de Crest.), où l'auteur passe en revue les Églises du Dauphiné, qu'il désigne par des initiales transparentes, les maux qui les affligent, le luxe, le jeu, l'avarice, la débauche y sont signalés sans ménagement. Écoutez comment s'exprime le confesseur Du Puy, de Carmaing, en Languedoc. «L'orage avait grondé longtemps, avant que le tonnerre éclatât sur nos pauvres Églises réformées de France. C'étaient nos péchés qui avaient fait séparation entre nous et notre Dieu. Nous étions bien réformés quant à la doctrine, mais nos mœurs étaient entièrement corrompues et notre vie déréglée. Nous courions à un même abandon de dissolution avec ceux de l'Église romaine, parmi lesquels nous vivions, à qui en ferait pis; et l'on peut dire, à notre confusion et à notre honte, que nous les surpassions de beaucoup en indévotion, en débauche et en toutes sortes d'excès» (La Juste Reconnaissance que rend à Dieu le sieur Du Puy, p. 17-18.). Citons encore la fin de ce sonnet sur la Perte de l’exercice qui se trouve dans la riche collection de manuscrits de notre ami M. Vielles, de Montauban. Après avoir rappelé les profanations par lesquelles les troupeaux du Seigneur Pavaient offensé, le poète inconnu ajoute avec force:

Aussi de l'Éternel, par vos crimes lassé,

Si le juste courroux vous chasse de vos temples,

C'est que, depuis longtemps, vous l'en aviez chassé.

C'est ainsi que s'expliquent les succès de la caisse dorée de Pélisson, et ce grand nombre d'apostasies, qu'on désigna sous le nom de «changement général», qu'Agrippa d'Aubigné avait appelé par anticipation «la foire aux lâchetés» et que les dépêches triomphantes des intendants signalaient à la cour de Versailles.

Le duc de Noailles parlait de quarante villes converties en quatre jours, et Mme de Maintenon écrivait, dès le 26 septembre 1684, à son confesseur, «qu'il n'y avait point de courrier qui n'apportât au roi de grands sujets de joie, c'est-à-dire des nouvelles de conversions par milliers» (Bulletin, t. XXI, p. 206.). On en compta cent trente mille, en un mois, dans les généralités de Bordeaux, de Montauban, de Poitiers et de Limoges.

Le vent d'orage arrachait aisément des cœurs une foi qui n'y jetait plus de profondes racines.

Ah! sans doute, il y eut de glorieuses exceptions. À la question: Vos pères où sont-ils? nous répondons: Nos pères authentiques, ceux qui ont conservé la doctrine et l'esprit des réformateurs, nous ne les cherchons pas dans les antichambres des intendants ou des évêques, nous les retrouvons dans les cachots qui retentissent des prières et des chants des confesseurs, dans cette prison circulaire de la tour de Constance, où le froid et le vent, où la neige et la pluie pénètrent à travers les sombres meurtrières, mais où l'Esprit de Dieu réchauffe le cœur de ces pauvres femmes qui, encouragées par les Anne Soleyrol et les Marie Durand, adorent, espèrent et prient pour la paix de Jérusalem.

L'Église, nous la saluons sur les bancs des galères, sanctifiés par la présence de ces forçats que Jurieu appelle «des justes chargés de chaînes, mais environnés de gloire», simples artisans, comme ce Laborde du Mas-d'Azil, qui écrit simplement à sa femme cette phrase qui touche au sublime: «Envoyez-moi une paire de bas qui soient un peu grossiers, parce que les fers m'en déchirent beaucoup», ou membres de cette bourgeoisie huguenote, instruite et riche, comme les Isaac Lefèvre, les frères Serres, de Montauban, les Louis de Marelles, dont les lettres, écrites dans les cachots humides et qui ravissaient Jurieu, sont dignes des Ignace et des Polycarpe, pour ne pas dire des saint Paul.

L'Église enfin, nous la contemplons sous les châtaigneraies des Cévennes, dans les granges du Poitou, dans les cavernes de la terre et dans les antres des rochers, où ces liens de l'amour chrétien qu'on veut briser se reforment, où cette foi que l'on veut éteindre se rallume, où cette Bible que l'on veut déchirer parle encore de salut et d'espérance, où cette Église réformée, dont on a sonné le glas, brise les liens funèbres qui l'enserrent et ressort du tombeau, parée d'une jeunesse et d'une force nouvelles. Les beaux jours sont revenus des Nicolas Clinet, des Anne Dubourg, des Philippine de Luns. Le sol de la Réforme, labouré par tant d'orages, porte encore des fruits savoureux, et le poète chrétien aurait toute raison de s'écrier encore:

Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise;

Vous avez esjoui (réjouis) l'automne de l'Église.

Mais ce second âge d'or ne doit pas durer longtemps. La Réforme française a reçu un coup dont elle aura de la peine à se relever. Les meilleurs ont franchi la frontière ou gémissent dans les cachots et les galères.

Ceux qui n'ont pas eu le courage de prendre le chemin du Refuge ou de confesser leur Sauveur ont renoncé, ostensiblement du moins, à leur titre de protestants. Ce sont les nouveaux réunis, les nouveaux convertis, qu'on appelle avec raison «les mauvais convertis». Ils le sont cependant; ils font acte de catholicisme, ils assistent à la messe, ils écoutent les prônes des missionnaires chargés de les instruire, ils envoient leurs enfants au catéchisme. Ils font tout cela sans conviction, la rage au cœur et la honte au front; ils le font pour éviter les amendes ou la prison; mais ils le font.

Comme ils doivent se mépriser eux-mêmes, quand le soir, lorsque les portes sont fermées et que la bise qui fait rage au-dehors éloigne toute visite importune, ils sortent de leur cachette la vieille Bible de famille et relisent les menaces du livre inspiré! Alors les regrets les torturent. Ils s'accusent d'avoir été infidèles à la vérité et d'avoir pris sur leur front la marque de la Bête. Ils se croient rejetés pour toujours, et vont chercher, dans des réunions clandestines, sur les masures fumantes de leurs temples ou dans les clairières des forêts, auprès de leurs frères bourrelés des mêmes remords, l'apaisement de leur conscience. L'un d'eux, plus courageux que les autres, prononce une prière à haute voix, lit, à la lueur de quelque torche fumeuse, une page du saint volume ou quelques extraits des vieux sermonnaires. On chante, à la sourdine, pour ne pas donner l'éveil, les psaumes de David qui vibrent douloureusement dans les cœurs. Le culte du Désert a commencé.

Mais où sont les pasteurs pour le présider? À leur défaut, des bergers, des femmes, des enfants, qui n'ont d'autre vocation que leur zèle et d'autre science que celle des Écritures, ouvrent la bouche pour exhorter. Mais à côté d'accents partis du cœur, que d'écarts d'imagination! que d'explications fantaisistes! Ces prédicateurs improvisés, qui soupirent comme leurs frères après le relèvement de Sion, scrutent avec impatience l'avenir et se nourrissent de rêves apocalyptiques. Et si quelques pasteurs réfugiés, heureux de ces symptômes de réveil, leur donnent des conseils empreints de sagesse et les encouragent à la fidélité chrétienne, d'autres ne craignent pas d'entretenir, en l'égarant, leur ardente curiosité. Le célèbre Jurieu est du nombre. Il répète, sur tous les tons, que la ruine de Babylone est imminente. Il ne craint pas d'en fixer la date (On trouve l'écho de ces bruits dans ce fragment des Mémoires inédits d'un pasteur du Vivarais, contemporain des événements, Isaac Meissonnier, qui avait abjuré à la Révocation: «Ce qui a un peu contribué au remuement, à ce qu'on croit, c'est une prétendue prophétie de Du Moulin, en son livre de l'Accomplissement des prophéties, qu'en l'an 1689 la religion romaine serait affaiblie et diminuée, ce qui a donné lieu à des écrits de part et d'autre, car son petit-fils, M. Jurieu, a voulu enchérir par-dessus et prouver que le renversement de la religion protestante en ce royaume avait été prédit en l'Apocalypse et que la restauration arriverait cette année. À quoi M. l'évêque de Meaux a répondu, et l'événement a fait voir le contraire, puisque la religion catholique est toujours plus florissante.»).

C'est alors que les imaginations s'exaltent et qu'on voit se produire ces étranges phénomènes de l'inspiration, dont on n'a pu trouver encore d'explication suffisante et qui constituent un cas de pathologie spirituelle des plus troublants. C'est le sentiment religieux exaspéré qui se livre à des excès inconnus jusqu'alors et prépare la guerre des Camisards.

Les enseignements évangéliques sont oubliés. On se croirait revenu aux temps lointains de la théocratie israélite. Vivens, Claris et leurs compagnons, postés sur la montagne comme Élie, ont fini par ne voir que le tremblement de terre, la tempête ou l'incendie qui dévastent; ils n'ont pas écouté le son doux et subtil de l'Évangile. Ce sont les hommes de l'ancienne alliance. Ils se croient envoyés pour détruire les idoles du nouveau paganisme romain et pour hâter la ruine de la grande prostituée, ivre du sang des saints. Ils sont prêtres et héros tout ensemble. Ils distribuent la cène entre deux combats et ne craignent pas de verser le sang pour soutenir la querelle de l'Éternel (Le Bulletin du Protestantisme, t. XL, p. 689, a publié une lettre de Vivens, que M. N. Weiss appelle avec raison «le prototype des Camisards», et dont M. Jules Vielles, de Montauban, possède l'original. On y lit ces phrases caractéristiques: «Quant à l'infâme de Villeneuve, il faut qu'il achève de combler la mesure de ses péchés. Je ne crois pas qu'il triomphe davantage; car Dieu, qui a commencé de venger l'outrage que ses ennemis ont fait à sa gloire, ne manquera pas d'écraser cet abominable.» — «Si Dieu me fait la grâce de voir la fin de l'hiver, je verrai Satan brisé sous mes pieds»).

Qu'est devenue la colombe mystique qui cherche un asile dans le creux des rochers, fidèle image de ces âmes pieuses et tendres qui se groupent au Désert, autour de Claude Brousson? Elle quittera la terre et cherchera un refuge dans le ciel avec l’âme du doux martyr. À sa place plane dans les airs un oiseau sombre, aux ailes fatidiques, aux ongles acérés, qui remplit les monts et les plaines de ses rauques gémissements.

La Réforme française, si gravement compromise par la persécution, était entraînée, par ses propres excès, vers une ruine imminente. C'est alors que parut un homme providentiel, le Calvin du XVIIIe siècle, qui, sans atteindre, même de loin, au génie puissant et à la science étendue de son illustre modèle, fit paraître le même dévouement infatigable à la cause des Églises persécutées, la même foi virile et le même esprit d'organisation.

Antoine Court accomplit ce miracle de rasseoir sur ses anciennes bases, en relevant ses murs écroulés, cette Sion spirituelle qui avait abrité dans le passé tant de vertus et d'héroïsmes et qui devait fournir encore, pendant de longues générations, un sûr asile aux âmes travaillées et chargées. Beau, comme Saurin, d'une beauté classique, la physionomie ouverte, la parole abondante, unissant l'enjouement à l'austérité, imposant surtout par l'autorité du caractère et la fermeté de la piété, il inspirait une affection, mêlée de respect, à tous ceux qui l'approchaient. C'est lui qui conçoit à vingt ans le projet, vraiment héroïque et irréalisable à vues humaines, de rassembler en un corps les tronçons épars du protestantisme expirant et qui a la gloire d'y réussir. Voyez-le, dans cette carrière abandonnée près de La Salle, soumettant à cinq ou six prédicants, ignorants comme lui, mais comme lui dévorés du zèle de la maison de Dieu, son projet de restauration des Églises. Ils n'ont en partage ni les dons supérieurs de l'intelligence, ni le prestige d'une position élevée, ni le pouvoir mystérieux de l'éloquence; mais ils ont senti passer sur eux le souffle qui inspire les grandes résolutions, mais l'âme de l'Église réformée palpite dans leur poitrine.

Antoine Court est à la fois le président et le secrétaire de cette modeste assemblée. Il propose quatre mesures propres à réveiller les Églises:

assurer la tenue régulière des assemblées religieuses,

combattre le fanatisme et le prophétisme, c'est-à-dire les prétendues révélations des inspirés,

rétablir la discipline ecclésiastique en dressant des consistoires et en convoquant des synodes,

provoquer enfin des vocations pastorales.

La pensée s'arrête avec admiration devant cette poignée d'hommes obscurs, d'une culture intellectuelle presque nulle, qui conçoivent le projet audacieux de relever les ruines de leur patrie spirituelle et qui ont assez de foi et d'inébranlable fermeté pour y réussir. Après un demi-siècle d'interruption, cette simple entrevue de prédicants obscurs, à laquelle on ose à peine donner le nom de synode, renoue la chaîne brisée des assemblées délibérantes de la Réforme française et jette les bases de cette Église du Désert qui devait grandir au milieu de tant de persécutions, et conserver jusqu'à nous le bon dépôt de la foi et des traditions réformées.

Or — coïncidence bien digne de remarque — nos pères se réunissaient en synode, pendant que Louis XIV agonisait tristement dans son palais de Versailles. Ce prince avait cru, dans un rêve insensé, extirper de ses états ce qu'il appelait l'hérésie de Calvin, ce que nous appelons la religion du Christ, et c'est à l'heure où le grand roi, abandonné de tous, allait rendre compte à Dieu de son intolérance et de ses débauches, que la religion proscrite reprenait conscience d'elle-même au Désert. «Les hommes passent, Messieurs, mais Dieu reste», et, comme le disait le ministre Claude à son troupeau de Charenton, en prenant le chemin de l'exil: «Fions-nous à l'Éternel, c'est une chose gronde que sa fidélité!»

Telle fut l'œuvre admirable d'Antoine Court. Il fit rentrer la Réforme dans sa voie normale et lui rendit ces qualités de sobriété, de mesure, de dignité dans la ferveur, que l'insurrection camisarde et l'exaltation prophétique lui avaient l'ait perdre.

Avouons-le, toutefois, cet homme éminent nous paraît avoir poussé trop loin la réaction et dépassé la mesure. Il a les qualités de sagesse et de pondération nécessaires en ces temps de crise; mais sa doctrine, strictement orthodoxe, n'a pas toujours cette onction qui s'insinue dans les cœurs. Elle est raisonneuse et didactique plutôt que communicative et vivante. C'est la piété ecclésiastique qui fait son apparition dans notre histoire religieuse. Pourvu que les synodes soient régulièrement convoqués, qu'on y prenne de sages mesures, que les pasteurs, les proposants, les anciens, signent la confession de foi et se conforment à la discipline, que les fidèles entendent la prédication de la parole de Dieu de bouches autorisées, évitent toute participation aux cérémonies de l'Église catholique, il a tout l'air de se déclarer satisfait. Cette régularité dans la conduite lui suffit. Il ne paraît pas saintement préoccupé de la conversion des pécheurs. Telle est l'impression que produit une étude attentive de ce caractère si remarquable d'ailleurs.

Si sa volumineuse correspondance, conservée à Genève et qui n'a pas encore révélé tous ses trésors, fournit une preuve toujours plus abondante de son dévouement aux Églises et de ses hautes aptitudes d'organisateur, le chrétien proprement dit — ayons le courage de le dire — ne s'y montre pas sous un jour aussi favorable. On y surprend avec regret la préoccupation de soi, et le désir de la domination. On n'y entend que rarement la note de l'humilité ou tel mot d'un accent plus pénétrant, telle confession personnelle, tel récit d'expérience chrétienne qui nous révèlent un chrétien qui vit dans le commerce familier de son Maître. Dans ses lettres ou ses Mémoires, il est plus souvent question de rattachement à la religion que de l'amour pour Jésus-Christ.

Tout autre était Benjamin du Plan, gentilhomme d'Alais et député général des Églises, dont l'ancien secrétaire de nos Conférences, M. le pasteur Bonnefon, nous a donné, dans un volume compacte, une intéressante biographie richement documentée. L'inspiration camisarde, dont il répudiait d'ailleurs les excès, avait réchauffé son âme, et sa piété, plus mystique et plus tendre que celle de Court, n'était pas d'une trempe moins solide. En même temps qu'un homme d'action et de renoncement, c'était un chrétien de vie intérieure et contemplative. Il connaissait, par une expérience personnelle, l'action de la grâce dans le cœur; sa vie intérieure déborde, dans ses écrits, comme une coupe trop pleine, et l'on trouve, dans de simples lettres d'affaires, des effusions comme celles-ci: «Occupons-nous, occupons-nous de Dieu, du ciel, de l'éternité bienheureuse et nous ne serons pas confus dans nos espérances» (D. Bonnefon, Benjamin Du Plan, p. 23.)! «Il me semble que j'entends résonner dans mon âme une voix qui me dit: «Ma grâce te suffit... cherche premièrement le royaume des cieux... Il faut être pauvre, il faut être méprisé, il faut souffrir afin que Dieu soit glorifié!»

Glanons encore ces aveux touchants d'un cœur qui n'a point d'illusion sur sa faiblesse: «Je confesse le premier que je n'ai pas fait ce que j'aurais pu et dû faire en faveur de nos pauvres Églises; ma conscience m'en fait de sanglants reproches... J'ai aimé et j'aime encore tout ce qui flatte le corps et l'esprit; et lorsque je pense à ma fin et au compte exact qu'il faudra rendre à Dieu de toute ma conduite, je suis tout effrayé, je crains d'être traité comme ce mauvais serviteur qui enfouit son talent ou comme l'enfant prodigue qui dissipa sa légitime; alors je m'écrie, dans le fond de mon âme, à mon divin Sauveur, qu'il me délivre de ces funestes appâts qui nous environnent. Hélas! misérable que je suis! qui est-ce qui me délivrera de ce corps de mort?

Après avoir imploré le secours de mon Dieu, je sens couler dans mon entendement de nouvelles lumières et dans mon cœur de nouveaux feux pour former de nouvelles résolutions conformes à la volonté de Dieu. Heureux et mille fois heureux si j'étais fidèle et constant dans ces résolutions! On se laisse facilement éblouir par les charmes du monde, et notre chair, comme une traîtresse Dalila, nous endort souvent pour nous livrer entre les mains de nos ennemis. Oh! que le précepte de notre Seigneur est excellent et nécessaire pour le salut de nos âmes: «Veillez, a dit notre bon Sauveur, veillez et priez» (D. Bonnefon, ouv. cité, p. 143.)!

Ces témoignages d'une humilité profonde et d'une foi vivante, ces paroles où l'impuissance morale de la créature est nettement affirmée, en même temps que la nécessité du recours à la grâce divine, je les cite à dessein, Messieurs, parce qu'ils sont rares à cette époque. Non que la piété de l'Église sous la Croix ne présente des côtés admirables. Il y a chez elle l'austérité, le renoncement, la fidélité à toute épreuve, et l'héroïsme du martyre au XVIIIe siècle n'a rien à envier à celui des siècles précédents. Mais le côté intime et tendre de la vie chrétienne n'est pas saisi dans toute sa douceur, en même temps que la nécessité de la conversion proclamée avec une force et une clarté suffisantes. La prédication du Désert affirme sans doute le Christ pour nous. Elle laisse trop dans l'ombre le Christ en nous. Elle s'inspire trop de l'ancienne alliance. La religion y est présentée comme un contrat entre Dieu et l'homme. Si vous observez mes commandements, je répandrai sur vous mes bénédictions; si vous êtes infidèles, vous serez en butte à mes châtiments. Voici comment s'exprime un élève d'Antoine Court, le pasteur François Roux, lorsqu'il entre en charge: «Je vous exhorte, par les compassions de Christ, que si, jusqu'à présent, vous n'avez pas rempli vos devoirs envers Dieu, comme vous désirez, ni mis en pratique les commandements qui vous ont été adressés de la part du Seigneur, vous preniez, dès à présent, une ferme résolution de le faire. Renoncez aux maximes de la chair et du monde pour ne suivre que les préceptes de l'Évangile... Alors vous pourrez vous assurer de l'amour et de la protection de notre Dieu qui vous fera triompher de toutes les machinations de nos ennemis» (Communication de M. le pasteur Charles Frossard.).

Les membres du troupeau sont tous considérés comme chrétiens; chrétiens plus ou moins fidèles, chrétiens languissants, peut-être chrétiens en état de chute, chrétiens cependant. Aussi les appels à la conversion sont-ils rares. Sans doute, il y a d'heureuses exceptions.

Paul Rabaut, qu'on a voulu faire passer, ces derniers temps, pour un ancêtre du libéralisme, s'écrie dans une péroraison touchante:

«Que ne puis-je, mes chers frères, vous dévoiler vous-mêmes à vous-mêmes! Que ne puis-je vous faire connaître toute la misère d'une âme qui s'est éloignée de Dieu, qui n'a aucune communion avec lui, et qui est par conséquent sujette à la condamnation! Oh! si vous le connaissiez bien cet état, si vous en sentiez tout le danger, vous n'auriez point de repos que le Seigneur ne vous eût parlé de paix! Mais sans doute que la parole sainte que je vous ai annoncée ne retournera pas à Dieu sans effet. Sans doute que, parmi ceux qui m'écoutent, il y a des pécheurs travaillés et chargés, des âmes affamées et altérées de la justice de Jésus-Christ. Oh! allez avec confiance à ce divin Sauveur; c'est vous qu'il appelle, c'est vous qu'il veut désaltérer et rassasier; c'est pour vous qu'il a répandu son sang, c'est à vous qu'il offre tous les trésors de sa grâce» (Ch. Dardier, Paul Rabaut, ses lettres à Antoine Court, t. II, p. 405.)!

L'onction qui pénètre ces lignes, cette onction que Vinet définit «une gravité accompagnée de tendresse, une sévérité trempée de douceur, la majesté unie à l'intimité» (Théologie pastorale, p. 246.), se rencontre rarement chez les prédicateurs du XVIIIe siècle. La sécheresse de l'exposition coïncide chez eux, à mesure qu'il avance vers son déclin, avec le relâchement de la foi. «Dans la pureté et la solidité de leur doctrine, a dit Vinet, les prédicateurs du XVIIe siècle ont quelque chose de frais et de vert, tandis que les prédicateurs, venus un siècle plus tard, ne présentent dans leurs sermons que le feuillage flétri d'une doctrine abâtardie» (Histoire de la prédication parmi les réformés de France, p. 7.).

Le sel a perdu sa saveur. L'Église réformée, amoindrie par la persécution, est atteinte, par d'autres causes plus graves encore que l'intolérance, aux sources mêmes de la vie (Ce jugement sur Antoine Court et les prédicateurs du Désert a surpris quelques membres des Conférences. Appuyons-le de nouvelles citations qui montrent les graves lacunes d'un enseignement d'ailleurs plein de sève morale. Dans l'unique et rarissime sermon qu'il a publié, le Restaurateur du protestantisme semble considérer tous ses auditeurs comme des chrétiens et leur dit: «Venez, fidèles, à nos assemblées, avec des cœurs purifiés de mauvaise conscience; lavez vos mains dans l'innocence... Apportez dans nos saintes assemblées des âmes religieuses, attentives aux mystères de Dieu... Respectes le Seigneur Jésus qui daigne se trouver au milieu de vous.» (Sermon dans lequel on fait voir la nécessité de l'exercice public de la religion, prononcé par Antoine Court au Désert, 1718, p. 34 et 39. Bibliothèque de M. Vielles, à Montauban.)

Voici, d'autre part, comment Pierre Durand, du Vivarais, termine un discours, prononcé au Désert le 5 septembre 1730: «Nous finissons nos conseils par le conseil qui finit le livre de Jésus, fils de Sirach: «Faites votre devoir de «bonne heure, et le Seigneur vous récompensera en son temps.» (Voir Sermons sur divers textes de V Écriture-Sainte, p. 56.)

Ce recueil manuscrit, que veut bien nous communiquer M. le professeur Doumergue, renferme six sermons, deux de Pierre Durand et quatre de Matthieu Morel. — Citons une phrase, plus explicite encore, de ce dernier: «La pratique des bonnes œuvres n'est pas seulement utile pendant le cours de la vie, elle sert encore aux approches de la mort, car une vie innocente est le seul chemin qui soit capable de nous conduire à la félicité et à la béatitude.»

Il dit ailleurs:

«Ceux qui s'appliquent soigneusement à l'étude des bonnes œuvres... n'auront rien à craindre au jour de la colère et de l'indignation de Dieu... En conséquence des promesses gratuites qui sont faites à la vertu, ils seront absous par le jugement de Dieu.»).

Trois faits significatifs eurent sur les protestants du Désert la plus fâcheuse influence. D'abord ils cessèrent, dans le désir de se concilier les faveurs du pouvoir, de convoquer leurs grandes assemblées synodales.

Le dernier synode national se réunit en 1763, et depuis on ne tint plus de ces assises solennelles qui contribuaient si efficacement au maintien de la foi et de la discipline.

De plus, les derniers pasteurs du Désert, s'ils conservaient l'austérité morale de leurs devanciers avaient perdu cette foi vivante qui se retrempait au feu des persécutions. Le semi-rationalisme des professeurs de Lausanne avait déteint sur eux, en même temps que le pélagianisme de l'Église romaine gagnait leurs troupeaux.

Ils ne mettaient en doute aucun des grands faits chrétiens; mais ils laissaient dans l'ombre la divinité de Jésus-Christ et n'abordaient que très rarement les questions vitales qui intéressent le salut.

Il se contentaient de prêcher une morale sans grandeur et sans action sur les âmes et semblaient prendre à tâche de réaliser la définition que donnera plus tard du pasteur Joseph de Maistre: un homme en habit noir qui dit des choses honnêtes. Les titres des sermons d'un recueil de cette époque sont significatifs: le Pardon des injures, la Providence, la Restitution, la Nécessité des aumônes, les Merveilles de la Création et de la Providence, la Force des mauvaises habitudes. De l'œuvre rédemptrice de Jésus-Christ et de la justification par la foi à peu près rien. En revanche, la claire affirmation du salut par les œuvres. Écoutez plutôt:

«Le péché sépare l'homme de Dieu, la charité l'en rapproche. Il est donc charitable. Est-il tombé dans le péché de l'avarice? Il fait du bien, il devient libéral envers les pauvres, il rachète son péché par l'aumône. A-t-il été sourd à la voix des misérables?... Il multiplie ses dons; il rachète son péché par l'aumône. L'envie a-t-elle pénétré dans son cœur? Il tache de l'étouffer; il rachète son péché par l'aumône. A-t-il terni la réputation de son prochain par des médisances ou des calomnies? Il en est repentant; il n'oublie pas d'exercer la charité et de faire part de ses biens aux autres. Il rachète son péché par l'aumône. Le temps sépare l'homme de Dieu pendant la vie, la charité l'en approche pour l'éternité; il est donc charitable. S'il y a, chrétiens, un état de rétribution après cette vie, si, enfin, la religion n'est pas une chimère, pour qui seront réservées les récompenses qu'elle nous promet, si l'homme charitable n'a point droit d'y prétendre?»

Ailleurs, le même prédicateur, appliquant à l'esprit de l'homme ce que l'apôtre dit de l'Esprit de Dieu, explique ainsi le célèbre passage de saint Paul (Romains vu, 15-23): «Ce raisonnement de saint Paul ne prouve pas que l'homme n'est pas libre de résister au mal. Si cela était, il n'aurait pas dit ailleurs: Si, par l'esprit, vous ne mortifiez les œuvres de la chair, vous mourrez; mais si par l'esprit vous mortifiez les œuvres de la chair, vous vivrez.»

Il suppose donc que l'homme est capable de mortifier les œuvres de la chair, sans quoi ces paroles n'auraient aucun sens. «L'apôtre veut donc parler, dans ce chapitre, d'un combat intérieur entre la raison et les passions, l'esprit et la chair; et comme l'homme suit facilement l'impulsion des sens, il s'y abandonne et résiste inconsidérément aux motifs que la raison lui fournit pour en triompher. Ce n'est pas qu'il ne le puisse, mais c'est qu'il trouve une sorte de plaisir dans son esclavage, et qu'il faudrait des efforts pénibles et réitérés pour s'en affranchir» (Discours moraux ou sermons sur divers textes de l'Ecriture-Sainte, p. 85 et 166.).

Ces discours, prêches à Anduze en 1771, furent répétés avec applaudissements à Bordeaux. Ils sont d'Olivier-Desmont, le futur président du consistoire de Nîmes, qui devait se montrer, dans l'affaire Gasc, de Montauban, l'un des plus fermes soutiens de l'orthodoxie, mais qui nageait alors en pleine eau pélagienne. Trois ans après, un de ses collègues, Rosseloty, du Mas-d'Azil, ne craignait pas de publier des sermons qu'un synode qualifiait d'indignes de la gravité de la chaire et de contraires à la pureté de la morale évangélique. Il décrivait, en ces termes d'un réalisme révoltant que n'eût pas désavoués Mahomet, les joies des élus dans le ciel: «Là, sur des lits de fleurs, l'on avalera, à longs traits, le nectar et l'ambroisie, et les grâces toujours naissantes nous présenteront, dans des coupes dorées, les saintes joies de l'amour» (Bulletin, t. XIX-XX, p. 70.). Sans doute les pasteurs ne cultivaient pas tous cette rhétorique étrange. Mais la prédication était singulièrement négligée.

«Vous êtes heureux, écrivait le pasteur Barre, d'Anduze, à l'un de ses collègues, de pouvoir vous passer de faire des sermons et d'employer votre temps à des occupations plus utiles. J'en fais le moins qu'il m'est possible, mais ce moins est trop pour moi. Ce travail à la longue vous ennuie et vous empêche d'acquérir les connaissances qui sont nécessaires pour faire de bonnes compositions» (Ibid., p. 34.).

Que devaient être les troupeaux de tels conducteurs spirituels? Un fait mettra en évidence leur langueur spirituelle. En 1770, un pasteur de Bordeaux fut destitué par son consistoire, avec l'approbation du synode de la province, non pour infractions graves à la discipline ou pour prêcher des nouveautés contraires à la confession de foi, mais uniquement parce que, à l'exemple de saint Paul, il insistait fortement dans ses prédications sur l'impuissance de l'homme à se sauver par lui-même et la nécessité de la grâce et qu'il faisait de Jésus-Christ crucifié le thème de ses enseignements (Voir les pages que nous avons consacrées à cet épisode peu connu de notre histoire dans Les frères Gibert, p. 260-282.).

Enfin les pasteurs et les laïques influents du XVIIIe siècle eurent le tort de faire cause commune avec les encyclopédistes. Ils trouvèrent en eux des avocats généreux et des alliés compromettants. Au fond les grands écrivains du temps, les Voltaire et les Rousseau, les d'Alembert et les Helvétius, ne défendaient la Réforme que pour atteindre d'autant plus sûrement l'Église romaine. Ils ne se doutaient pas de la gravité des intérêts en jeu. Ils préféraient la sagesse prudente d'un Érasme qui se dérobe à l'orage à l'héroïque folie des martyrs, au sujet desquels Voltaire, ce rieur incorrigible, ne craignait pas d'écrire: «C'est une façon fort ridicule d'aller au ciel par une échelle» (bulletin t. XXXI, p. 167.).

Les protestants, pour eux, étaient des hommes inconséquents qui, dans un siècle de lumière, avec plus de connaissance et de sens pratique que les adeptes de l'Église romaine, restaient les partisans attardés des superstitions d'autrefois. Aussi les défendaient-ils non comme protestants, encore moins comme chrétiens évangéliques, mais uniquement comme les victimes intéressantes du despotisme royal et de l'intolérance du clergé. Les protestants ne comprirent pas les dangers de leurs avances. C'est en vain qu'ils leur délivraient des brevets de christianisme, que Gal-Pomaret, le pasteur de Ganges, écrivait à Voltaire: «Je bénis Dieu de ce qu'il vous fit naître... Vous verrez Jésus-Christ dans sa gloire et vous aurez part à son bonheur» (Il écrira plus tard à Robespierre: Citoyen, la nature m'a donné un petit-fils. Puisse t-il avoir les vertus!»).

Au lieu de les gagner à la cause de l'Évangile, ils subirent peu à peu leur influence. Les idées philosophiques prennent chez eux la place des convictions chrétiennes. Leur christianisme déclamatoire n'est qu'une pâle imitation du déisme de Jean-Jacques Rousseau. Si la majesté de l'Évangile les frappe encore, ils trouvent, avec Bonifas-Laroque, de Castres, «que, pour que la raison puisse se prosterner devant lui, il ne faudrait pas qu'il fût défiguré par les gloses théologiques». Il n'est donc pas exact de dire, avec M. Guizot que «les convictions chrétiennes fondamentales sont restées et que le grand mouvement libéral, qui signala les dernières années du siècle, avait rempli le peuple protestant de joie et de sympathie, mais sans le détacher de ses traditions et de ses habitudes religieuses» (Méditations sur l'état actuel de la religion chrétienne, p. 128.). Non, le sentiment populaire protestant n'est plus «profondément biblique et évangélique», comme le prétend le célèbre historien. Le déclin de la vie a suivi de près l'affaiblissement des convictions.

Aussi quand la Révolution, qu'ils avaient préparée par leurs souffrances, vint sonner pour eux l'heure de l'émancipation, avec quelle fièvre pasteurs et paroissiens se lancèrent dans la politique! On eut malheureusement à signaler dans le corps pastoral de nombreuses défections.

Pour confesser la foi, il faut la posséder encore, et la plupart l'avaient perdue. J'ai sous les yeux une liste de trente-quatre pasteurs qui renoncèrent alors aux fonctions pastorales, et cette liste est loin d'être complète. Onze siégèrent à la Convention. S'ils y soutinrent en politique les vrais principes libéraux, si plusieurs y abordèrent avec éclat la tribune française, ils achevèrent d'y perdre l'esprit du ministère évangélique.

La lettre qu'Alba-Lasource écrivit à sa femme, quelques instants avant de monter sur l'échafaud, n'est pas même d'un Socrate affirmant la survivance de l'âme. Dans les mêmes circonstances, une autre victime de la Terreur, le pasteur Pierre Ribe, d'Aigues-Vives, disait à la sienne: «J'ai vécu en honnête homme, en bon chrétien. J'ai fait quelque bien. J'aurai les regrets et l'estime des gens de bien. J'emporte le témoignage d'une bonne conscience.» C'est stoïque, sans doute, c'est fier et généreux. Mais comme on préférerait, à l'heure suprême, l'accent de la contrition et de l'espérance chrétienne!

Après la tourmente révolutionnaire, le premier consul releva les autels: voilà du moins le cliché de l'histoire, mais la vérité tient un autre langage.

Elle nous apprend que le Concordat fut, avant tout, de sa part une mesure politique, destinée moins à servir la religion qu'à la faire servir à ses intérêts. Il fit participer à ses bienfaits l'ancienne communion proscrite, et les pasteurs du Désert, étonnés et ravis de ces attentions si nouvelles pour eux, ne lui marchandèrent pas leurs hommages. À côté du culte catholique qui retrouvait son ancienne splendeur, il voulut organiser officiellement le culte protestant, mais la loi du 18 germinal an X ne fut pas la juste reconnaissance des droits d'une religion vraiment libérale, qu'on devait d'autant mieux honorer qu'elle avait plus longuement et plus injustement souffert, et qui, en proclamant le pur évangile, pouvait seule favoriser efficacement, dans le pays, les vrais principes de justice et de liberté.

Le premier consul eut surtout le désir d'opposer au catholicisme une religion dont il pût se faire à l'occasion une arme pour sa politique. Il assura son existence matérielle et lui refusa son autonomie.

L'organisation si libérale de la paroisse, qui avait son existence propre et se gouvernait elle-même, fut remplacée par un corps arbitraire et fictif, le consistoire, dont les membres ne furent plus élus, comme autrefois, par tout le peuple réformé, mais seulement par les plus forts imposés, comme si la fortune était une garantie suffisante d'intelligence et de piété. Aucun lien sérieux ne rapprocha plus les consistoires.

Le congrégationalisme le plus pur avait remplacé l'ancien régime presbytérien synodal, car le synode national, cette tête à la fois et cette main de l'Église réformée, le synode, seule autorité vraiment capable de conserver dans leur intégrité la doctrine et la discipline, était volontairement passé sous silence.

Tous les despotes se ressemblent. Napoléon avait hérité des préventions de Louis XIV. Il refusait, comme lui, de réunir ces assemblées délibérantes dans lesquelles il redoutait, avec raison, des écoles de liberté.

Ici, Messieurs, comment ne pas faire un rapprochement? Quel contraste entre cette restauration des Églises après la Terreur et celle qu'Antoine Court et ses compagnons d'œuvre avaient accomplie, un siècle plus tôt, trente ans après la Révocation!

D'un côté, de pauvres prédicants sans appui, sans instruction, sans éloquence, sans crédit, dont les moindres démarches sont épiées, dont la tête est mise à prix, qui ne peuvent s'assembler qu'en cachette, et qui sont toujours sous la menace d'une mort infamante, mais dont le cœur est embrasé d'une flamme sainte, dont le front rayonne d'une immortelle espérance, qui savent que le sol aride qu'ils arrosent de leurs larmes, de leurs sueurs, et de leur sang se couvrira bientôt d'une riche moisson, et de l'autre, un despote ombrageux, jaloux de toute supériorité intellectuelle et morale, qui, pour la mieux tenir sous la main, veut enfermer la religion dans les cadres étroits de ses règlements administratifs, l'ennemi des idéologues qui, volontiers, imposerait pour mot d'ordre aux Églises qu'il daigne prendre sous sa protection le mot de Talleyrand: «Surtout pas de zèle.» Il est servi à souhait par des hommes d'État à genoux aux pieds du maître, qui n'éprouvent qu'un dédain philosophique pour tout ce qui tient de près ou de loin à la religion. Les meilleurs ne la considèrent que comme un rouage indispensable de l'État et non comme le refuge des âmes, et remplacent par les procédés méticuleux de la jurisprudence, les affirmations triomphantes de la foi.

Mais la tiédeur religieuse était si grande que nos pères, oublieux de leur nom même, ne songèrent pas à protester. «Après la Révolution, dit Samuel Vincent, les protestants étaient arrivés à un repos profond qui ressemblait beaucoup à l'indifférence. La religion n'occupait qu'une bien faible place dans leurs idées, comme dans celles du plus grand nombre des Français. Pour eux, comme pour beaucoup d'autres, le XVIIIe siècle demeurait encore. La loi du 18 germinal an X, en les dispensant, eux et leurs pasteurs, de toute sollicitude pour l'entretien de leur culte, était venue consolider ce repos, en écartant la cause la plus prochaine du trouble et, par conséquent, du réveil. Les prédicateurs prêchaient, le peuple les écoutait, les consistoires s'assemblaient, le culte conservait ses formes. Hors de là, personne ne s'en souciait, personne ne s'en occupait, et la religion était en dehors de la vie de tous. Cela dura longtemps» (Samuel Vincent, Vue sur le Protestantisme en France, t. II, p. 265.).

Malheureusement, l'enseignement que recevaient les futurs conducteurs de l'Église n'était guère propre à modifier cet état de choses. Il s'était affadi encore depuis Lausanne. C'étaient au fond les doctrines ariennes qu'on enseignait à Genève. On pouvait passer quatre ans sur les bancs d'un auditoire de théologie sans entendre expliquer un verset de l'Écriture-Sainte, si ce n'est comme exercice de grammaire ou de langue.

Que pouvaient être les prédicateurs de l'Évangile formés à pareille école?

Le pasteur Marron, de Paris, célèbre par ses palinodies politiques (changement d'opinion et principalement d'opinion politique), conseillait à ses collègues de Nîmes de ne plus baptiser qu'au nom du Père.

Quand on ouvre les sermons de cette époque, on est frappé de la pauvreté du fond, en même temps que de l'emphase de la forme. Les mêmes dithyrambes que les prélats de cour prodiguaient à Louis XIV, le sont au nouveau despote qu'on salue des noms de Prince de la justice, Prince de la paix. Les creuses déclamations à la Jean-Jacques remplacent le langage austère et simple de la vérité chrétienne. La sensibilité et la vertu y tiennent lieu de repentance et de foi. Les angoisses et les délivrances de la conversion y sont inconnues. Dieu n'est plus le Père de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, mais simplement l'Être suprême.

Les fortes croyances du calvinisme se sont affaiblies; la divinité du Christ est traitée de «dogme obscur»; le christianisme n'est plus que «la religion des bonnes œuvres dictée par la conscience» et la Réforme qu'un catholicisme inconséquent et bâtard qui met uniquement l'accent sur l'effort humain et, par une voie détournée, ramène au salut par les œuvres.

Voici d'ailleurs un échantillon de ce que pouvait alors supporter la chaire chrétienne. Nous le devons à Daniel Encontre qui l'emprunte à un pasteur «lorsqu'il est de verve, dit-il, et se trouve dans ses bons jours»:

«Les vierges, mes frères, allèrent au-devant de l'époux, et c'est ainsi, mes frères, que nous allons dans le monde, toujours dominé par le vice, mes frères, dont les dards enflammés et rongeurs nous entraînent bientôt sous la roue sanglante de son char meurtrier. Nous nous abandonnons à nos passions et à nos convoitises, mes frères; la réputation du prochain vole en éclats et nous allons au-devant de l'époux. Mais quel est cet époux, mes frères, vous le dirai-je? Cet époux c'est la mort! Ne voyez-vous pas l'enfant bondir du sein de sa mère dans le tombeau? etc., etc.» (La lettre inédite de Daniel Encontre, qui renferme cette citation, est écrite à son ami Juillerat, pasteur à Nîmes, et se termine par ces mots: «Il convient de brûler ma lettre, car j'y dis du mal du prochain.»).

C'est ainsi que l'Église réformée qui, après avoir triomphé des bûchers des Valois et des dragons de Louis XIV avait survécu aux saturnales de la Terreur, menaçait de s'abîmer dans le gouffre sans fond de l'indifférentisme doctrinal et de la tiédeur spirituelle.

Mais Dieu veillait encore sur elle pour la sauver, comme aux jours les plus tragiques de son histoire. En 1774, un théologien genevois, ami de Voltaire, le pasteur Jacob Vernes, avait publié un catéchisme, dans lequel, selon ses propres expressions, «il ne laissait voir qu'un christianisme très raisonnable» et dont Paul Rabaut, sévère gardien de la doctrine, empêcha l'introduction dans les Églises de France. L'auteur trouvait que les Réformateurs n'étaient pas allés assez loin dans la voie des revendications, qu'il fallait déblayer le chemin du progrès de ces dogmes vieillis qui ne faisaient qu'embarrasser sa marche, et il ne craignait pas d'écrire: «Le protestantisme, purifié plus qu'il ne l’a été par les Calvin et les Luther, sera, dans cinquante ans, la religion de la France.» Or, Messieurs, ce fut justement un demi-siècle plus tard qu'éclatait ce magnifique Réveil religieux qui, ramenant l'Église réformée à ses origines, infusa un sang nouveau dans ses veines appauvries et produisit, au sein de notre protestantisme français, cette magnifique floraison d'oeuvres d'évangélisation et de relèvement qui sont encore la gloire et la force de notre Église régénérée.

Divers éléments avaient contribué à le préparer. La foi du Désert n'était pas éteinte dans tous les cœurs. Il conservait un reste de chaleur chez quelques âmes croyantes, quelques rares craignants Dieu qui, au milieu de l'indifférence générale, se rappelaient avec émotion les jours anciens, lisaient leur vieille Bible sauvée de la destruction, s'humiliaient, espéraient, priaient.

Ils étaient visités par les frères moraves auxquels le comte de Zinzendorf avait communiqué, en même temps que son ardent amour pour Jésus, son zèle apostolique. «C'étaient en général des gens paisibles et inoffensifs, dit Samuel Vincent, qui dogmatisaient peu, qui plaçaient la religion dans l'amour, surtout dans l'amour pour Jésus, qui se réunissaient en petit nombre, sans éclat, sans prétention, avec un prosélytisme très doux et très modéré».

Six lignes seulement, et c'est tout ce que l'on a su jusqu'ici de cette activité qui, commencée dès 1731, par les relations de Frédéric de Watteville et du comte de Zinzendorf lui-même avec Antoine Court, se prolongea à travers tout le XVIIIe siècle pour devenir plus régulière et plus féconde encore aux premières années de l'Empire. Des évangélistes moraves, artisans pour la plupart comme saint Paul, et travaillant de leur métier, parcourent la France dans tous les sens. On a leurs noms et les relations de leurs tournées évangéliques. Elles renferment les révélations les plus curieuses et confirment ce que nous avons dit du triste état des Églises réformées à cette époque (Voir notre article sur les Premiers missionnaires moraves en France, dans la Revue chrétienne, novembre 1891.).

Il existe aux archives de Montmirail une lettre touchante, datée du 11 juin 1806 et signée de cinq pasteurs réformés, Bonnard de Marsillargues, Marnais de Saint-Laurent-d'Aigouze, Dilly de Lunel, Gautier et Gachon de Saint-Hippolyte. Les victoires éclatantes de l'Empire et le tumulte des armes ne les ont pas distraits de la seule chose nécessaire. Ils disent aux conducteurs de l'Église morave, réunis en conférence à Hernnhut, qu'après avoir souffert longtemps de leur isolement, il leur est très agréable et très édifiant d'avoir fait leur connaissance. Ils veulent, comme eux, s'en tenir «au vrai, éternel et puissant Chef qui a racheté son Église par son propre sang et mettre leur honneur à le servir fidèlement».

Cette lettre est une date; elle marque la reprise des relations entre les Églises réformées et les Moraves, après les orages de la Révolution. C'est alors que des hommes de Dieu, les Forestier, les Mérillat, les Schafter, visitent de nouveau les Églises.

De concert avec les rares pasteurs évangéliques du temps, ils mettent en garde les troupeaux contre les dangers de l'intellectualisme, en rappelant à ceux qui l'ignorent ou qui l'oublient que l'Évangile est avant tout une puissance spirituelle. Ils prêchent avec fidélité et douceur la grande doctrine de l'expiation par le sang de la croix, et ils préparent, dans la mesure de leurs forces, en évitant d'ailleurs les discussions ecclésiastiques et sans aucune arrière-pensée de dissidence, le beau Réveil qui a visité nos Églises, aux premières années de la Restauration.

Des hommes instruits et pieux tiennent alors, d'une main ferme, le drapeau de l'Évangile: les Gachon de Saint-Hippolyte, les Vergé de Saverdun, les Soulier d'Anduze, les Lissignol de Montpellier, les Chabrand de Toulouse, les Marzials de Montauban. De petites sociétés se forment sous leur direction qui deviennent les foyers d'une piété intime et vivante. Ce qui caractérise leurs membres, c'est une joie paisible et reconnaissante, qui provient de l'assurance que leurs péchés sont effacés par le sang de Jésus, une simplicité touchante qui leur fait considérer comme frères et accueillir à bras ouverts tous ceux qui invoquent le Seigneur d'un cœur pur, une soumission filiale dans les épreuves en même temps qu'une grande pureté de conduite et le soin de saisir toutes les occasions de rendre témoignage à leur Maître.

Les angles du système théologique de Calvin sont adoucis.

La prédestination est laissée dans l'ombre.

Le salut offert à tous les hommes est clairement annoncé.

L'Église morave aurait fourni aux Églises réformées l'occasion de se réveiller sans secousses et sans déchirements intérieurs, si d'autres influences n'étaient venues agir sur elles.

Elles vinrent d'Angleterre. Les esprits y avaient secoué le joug de la philosophie incrédule du dernier siècle. Ils y étaient revenus à la foi des apôtres, et des missionnaires intrépides s'efforçaient de la communiquer autour d'eux. Quelques-uns, se rattachant au Méthodisme, traversèrent la Manche. Ils insistaient avec force sur l'amour de Dieu manifesté aux créatures perdues par le don de son Fils, sur le salut offert gratuitement à tous ceux qui se repentent et qui croient, sur la vie chrétienne, conséquence nécessaire de cette foi, et l'activité sainte que les rachetés de Christ sont appelés à déployer en faveur du salut des âmes.

D'autres, comme Robert Haldane, qui, après avoir réveillé les étudiants de Genève et donné à l'Église les Guers, les Charles Rieu, les Ami Bost, les Frédéric Monod, était venu passer un hiver à Montauban pour y seconder les efforts des professeurs évangéliques, mettaient plutôt l'accent sur les dogmes caractéristiques du Calvinisme: la corruption totale de l'homme et la prédestination; mais tous insistaient avec force sur la divinité du Christ et sur l'œuvre expiatoire accomplie sur la croix; tous s'efforçaient de conduire leurs auditeurs aux sources oubliées de la grâce, qui seules peuvent satisfaire les besoins infinis de l’âme humaine. Qu'il y eût parfois quelque intempérance dans leur zèle et quelque exagération dans l'exposition de leur doctrine; que, sur plus d'un point, leur dogmatique ait besoin d'être revisée, qui l'ignore? et quelle est l'œuvre de Dieu qui, s'accomplissant ici-bas, soit complètement pure d'éléments humains?

Ce n'en fut pas moins un souffle béni de réveil et de rénovation spirituelle qui passa sur nos Églises réformées. Ceux-là même qui étaient loin d'approuver les procédés de ce qu'on appelait le méthodisme étaient forcés d'y reconnaître le doigt de Dieu. «C'est à lui, écrivait Samuel Vincent en 1829, que nous devons d'être enfin réveillés de notre léthargie.»

Après s'être élevé avec force contre la prédication rationaliste qui ne met en jeu que la raison et laisse dans l'ombre les besoins primordiaux de l'âme humaine, l’éminent pasteur de Nîmes ajoutait: «Quand je compare l'état religieux où nous sommes à celui où nous étions il y a douze ans, je ne puis m'empêcher de croire que l'apparition du méthodisme nous a fait du bien. Il a excité l'attention, rendu de l'intérêt aux discussions religieuses... L'indifférence a disparu.»

Comme ces arbres, en partie déracinés, découronnés par les orages, dont les branches sont restées stériles et mortes durant un long hiver, se parent de fleurs au printemps et produisent bientôt des fruits savoureux, ainsi, sous le souffle vivifiant qui passe sur les Églises, une vie nouvelle se manifeste dans leur sein.

Pourquoi faut-il que le séparatisme fasse alors son apparition, avec ses Églises triées, avec son cortège inévitable de préventions injustes et de jugements téméraires, avec ses ressources précieuses perdues pour l’évangélisation? La vieille piété huguenote avait quelque chose de plus large et de plus humain. Elle se retrouve dans ces pasteurs modèles, dans ces laïques pieux, leurs fermes soutiens, qui continuent avec honneur les traditions du passé. Sans doute elles se sont modifiées sur certains points. S'ils ne posent pas d'autre fondement du salut que l'œuvre du Calvaire, ils insistent, avec une force nouvelle, sur la conversion comme condition indispensable pour entrer dans le royaume de Dieu. S'ils affirment avec les anciens symboles l'œuvre de Christ pour nous, ils insistent davantage sur l'œuvre de Christ en nous, sur la régénération par le Saint-Esprit et n'ayant pas seulement à lutter contre le catholicisme, mais contre l'incrédulité savante, ils manient d'une main plus ferme les armes de l'apologétique, et font appel à la fois à la divine autorité des Écritures et à la secrète affinité qui existe entre l'Évangile et le cœur humain.

Mais les mauvais jours ne sont pas définitivement passés pour l'Église. Sans doute elle a retrouvé le Christ vivant et immortel, et ses membres se sont groupés avec amour autour de lui. Sans doute un progrès marqué des doctrines évangéliques se manifeste de 1830 à 1848, sous la monarchie de Juillet. Elles gagnent de plus en plus des adhérents dans les consistoires et dans les troupeaux et cependant un danger, plus grand que tous ceux qu'elle a déjà courus, ne tarde pas à la menacer.

De 1850 à 1870 une crise profonde s'accomplit dans les esprits qui doit avoir son contre-coup dans nos Églises. Jusqu'alors tous les enfants de la Réforme, les partisans du Réveil, comme ceux qui conservaient a son égard une attitude réservée ou même qui le combattaient ouvertement, tout en discutant parfois avec passion, se trouvaient d'accord pour conserver le fonds historique de la révélation chrétienne. L'autorité des saintes Écritures était maintenue dans les deux camps et, avec leur autorité, les grands faits chrétiens de la naissance miraculeuse et de la résurrection de Jésus-Christ. Bientôt cependant, sous l'influence de l'école critique qui devait, en quelques années, exercer une action si profonde et à bien des égards si funeste, bien des ruines s'accumulent dans le champ de la théologie. On mine sourdement l'autorité de l'Ancien Testament, de ces Écritures divinement inspirées, auxquelles Jésus s'en réfère constamment en disant: il est écrit. Les prophètes ne sont plus les organes inspirés du Tout-Puissant, chargés de reprendre à la fois et de consoler Israël en lui rappelant les saintes obligations de la loi divine et son accomplissement dans la venue du Messie, mais seulement des chantres d'Israël, dont la poésie vibrante palpite des espérances de tout un peuple et dont l'inspiration ne diffère guère de celle d'un Milton ou d'un Lamartine.

Les documents du christianisme primitif passent à leur tour au crible de la critique. On refuse aux rédacteurs du Nouveau Testament, relégués au rang d'écrivains ordinaires, les dons surnaturels du Saint-Esprit et l'infaillibilité en matière doctrinale que leur a promis le Maître.

L'unité de l'enseignement apostolique est mise en question. On oppose les apôtres entre eux, en attendant qu'on les oppose à Jésus lui-même. On substitue la raison individuelle, qu'on élève au rang de juge infaillible, malgré ses lumières vacillantes et bornées, à l'autorité souveraine des Écritures.

Quant aux miracles de Jésus, on déclare, au nom d'une certaine conception philosophique, qu'ils n'ont pu s'accomplir, que le surnaturel est impossible.

On nie la résurrection corporelle de Jésus-Christ, ce fondement de l'Église qui tombe ou reste debout avec elle. Cet événement capital ne s'est produit que dans l'imagination surexcitée d'une pauvre femme. Du moins si Jésus est réduit à la taille d'un simple homme, il reste un homme extraordinaire, un homme saint, dont l'apparition est unique dans l'histoire; mais on ne tarde pas à découvrir des taches dans ce soleil des esprits et Jésus doit à son tour descendre du trône glorieux où l'ont placé l'amour de son Père et l'adoration des disciples.

Il était inévitable, Messieurs, que cette crise théologique influât, d'une manière désastreuse, sur la vie chrétienne et que la piété d'un grand nombre en subît des atteintes. On a vu des hommes, profondément respectables d'ailleurs, qui ont conservé jusqu'au bout l'austérité morale, abandonner peu à peu toute croyance positive et dériver lentement vers la libre-pensée. De telles idées affaiblissent nécessairement la notion du péché et de la sainteté de Dieu, rendent la prière et la lecture de la Bible moins nécessaires, pour ne pas dire inutiles, nous entretiennent dans l'illusion de nos forces naturelles et, favorisant notre penchant inné à la propre justice, énervent notre piété. Sans doute la roue du potier tourne longtemps encore après qu'il a cessé de lui donner l'impulsion; mais elle finit par s'arrêter

Une vie chrétienne affaiblie est le fruit naturel de convictions indécises.

Pourquoi faut-il que nous ayons pu craindre, un moment, d'autre excès en sens contraire, et que, par réaction contre un christianisme rationaliste, se soient produites, plus d'une fois, certaines manifestations morbides de la piété? Mais ce n'est pas à la fin de ce trop long rapport que j'essayerai de caractériser les tendances diverses qui se manifestent autour de nous au point de vue religieux. Elles réclameraient une étude spéciale.

Ce que j'ai dit jusqu'ici suffit à nous indiquer dans quelle voie nous devons marcher et conduire à notre suite nos troupeaux.

– Ayons la piété austère et forte de nos pères, avec quelque chose, si nous le pouvons, de plus mystique, de plus pénétrant et de plus humain.

– Soyons, comme eux, les hommes du Livre, les hommes du temple, les hommes de la famille, les hommes de la patrie, les hommes du témoignage chrétien.

– Délivrons-nous de toute préoccupation égoïste qui nous désintéresserait de tout ce qui vaut la peine de vivre.

– Ouvrons les yeux aux signes des temps.

– Étudions de près les questions sociales, sans nous mêler aux querelles des partis.

– Éprouvons l'ardente compassion de Jésus pour les foules errantes semblables à des troupeaux sans bergers.

– Offrons dans nos discours et, mieux encore, dans nos vies, l'Évangile éternel à nos compatriotes qui l'ignorent. Il a fait la force de nos pères, il fera celle de nos enfants.

– Qu'il soit la flamme où s'éclairent nos intelligences, où se réchauffent nos cœurs. C'est l'exemple que nous ont laissé nos chers et grands morts, dont le souvenir vivra longtemps dans nos cœurs:

Eugène Bersier, l'honneur de la chaire protestante, le biographe de Coligny, en tous points digne de son héros;

Edmond de Pressensé, le défenseur généreux de toutes les nobles causes, qui, lors même qu'il ne combattait pas dans nos rangs, nous appartenait à tant de titres;

le doyen Charles Bois, si richement doué par le Seigneur, qui occupait une si grande place, dans nos conférences, dans notre Faculté, dans nos Églises,

et cet autre doyen (M. Alfred Castan, doyen de la Faculté de médecine de Montpellier.), que nous pleurons tous avec la cité hospitalière qui nous accueille, ce docteur éminent en qui revivait, d'une manière si remarquable, l'accord de la science et de la foi, glorieux héritage du passé.


Environnés de ces témoins, comment désespérer de l'avenir?

Quelles que soient les difficultés de l'heure présente, ayons bon courage! Un des traits du caractère huguenot, c'est la confiance dans l'avenir. Au lendemain de la Révocation, un paysan du Poitou avait écrit sur la porte de sa grange cette parole du prophète Ésaïe: «Le désert fleurira comme une rose.» Antoine Court lui prouva qu'il avait raison.

Oui, confiance! et puissions-nous, dans l'humilité et dans la fidélité, dans la défiance de nous-mêmes et dans un recours incessant à la grâce, réaliser, à notre tour, la fière devise: Nous maintiendrons.



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