Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

DEUXIÈME ÉPÎTRE AUX CORINTHIENS

INTRODUCTION

----------

Ce que nous avons dit en terminant l'introduction à la première épître aux Corinthiens, nous pourrons le dire encore, peut-être même dans une plus forte mesure, de la seconde, à laquelle nous allons passer. Celle-ci est également un beau monument que Paul a laissé de son activité pastorale, de sa fidélité dans l'accomplissement du devoir, de la part que son cœur prenait à une tâche toujours difficile et souvent ingrate. Nous y retrouvons encore cette éloquence mâle et entraînante qui n'a pas besoin d'artifice pour captiver et convaincre le lecteur. Son zèle ardent pour la cause à laquelle il s'est dévoué s'y allie heureusement à la prudence réfléchie et au tact exquis avec lesquels il sait manier les hommes, tempérer les passions et rétablir l'harmonie troublée.

Cependant à un autre égard il y a une grande différence entre les deux épîtres. Autant la première était nettement disposée, simple dans son plan général, d'une analyse facile, méthodique enfin, autant celle-ci paraît décousue, écrite comme au hasard, sans programme arrêté et se laissant aller à des digressions de longue haleine. Tantôt il n'y a guère moyen de trouver des points d'arrêt ou d'intersection, tantôt il y a des entrées en matière tellement abruptes qu'on en cherche vainement la liaison avec ce qui précède. Ce fait, qui a été relevé par tous les commentateurs, a donné lieu à des explications très diverses et à une série d'hypothèses dont aucune n'a encore réuni tous les suffrages. Mais avant de nous occuper de la solution du problème, nous devons tâcher de l'exposer d'une manière plus précise et de rendre compte des circonstances dans lesquelles cette épître a été rédigée.

Nous avons déjà constaté que la première a été écrite au printemps de Tannée où Paul quitta définitivement Éphèse (et que nous estimons avoir été la 59e de notre ère), et que la seconde a dû être composée en Macédoine dans le courant de l'hiver suivant. L'apôtre se proposait à cette époque de visiter Corinthe sans plus tarder, et de se rendre de là à Jérusalem. Jusque-là tout est sûr: mais voici venir les incertitudes et les doutes. Timothée avait été envoyé d'Éphèse à Corinthe pour préparer le terrain à son maître. Y est-il arrivé? Qu'y a-t-il fait ou obtenu? Nous n'en savons rien. Il n'est pas question de son voyage dans la nouvelle épître. Celle-ci, au contraire, nous apprend que dans l'intervalle un autre disciple, Tite, avait également été envoyé à Corinthe, et que Paul avait attendu son retour avec une certaine inquiétude. Tite devait le rejoindre en Asie, mais comme son absence se prolongeait, Paul était parti pour la Macédoine, et là enfin il avait revu son collègue, qui avait heureusement accompli sa mission et qui lui avait apporté de Corinthe des nouvelles très rassurantes. C'est à la réception de ces nouvelles que Paul se mit à écrire l'épître que nous allons lire (2e ép., II, 12 ss. ; VII, 6 ss). Voilà les points de repère parfaitement établis. Nous verrons tout à l'heure comment ils ont pu paraître insuffisants aux biographes modernes de l'apôtre et aux commentateurs du texte. Mais pour en apprécier la portée et pour comprendre les réserves qui ont été faites à leur sujet, il faut commencer par analyser l'épître elle-même.

Tout d'abord il convient de constater qu'elle n'est pas écrite pour enseigner ou discuter n'importe quel point de théologie, ni pour régler quelque question relative à l'organisation de l'Église. C'est une lettre de circonstance, laquelle, à peu de chose près, s'occupe exclusivement des relations de l'apôtre avec la communauté de Corinthe, relations qui, comme nous savons, avaient été naguère troublées par différentes causes. À cet égard on peut laisser de côté les chap. VIII et IX, qui recommandent chaudement aux chrétiens de l'Achaïe la collecte organisée en faveur de ceux de Jérusalem, et dont il a déjà été question à la fin de la précédente épître. Ce que nous disions tout à l'heure du contenu et du but de la seconde, s'applique d'un côté aux chap. I à VII, de l'autre aux chap. X à XIII. Mais ce sont précisément ces deux parties plus étendues et plus importantes qui créent la difficulté à laquelle nous venons de faire allusion. Elles diffèrent tellement de couleur et de tendance, l'une étant pleine de protestations d'amour, l'autre écrite dans le ton de la plus mordante ironie et remplie d'invectives, qu'on a de la peine à se persuader qu'elles aient été rédigées en même temps et adressées aux mêmes lecteurs.

Mais entrons dans quelques détails. En prenant la plume, l'apôtre est sous l'impression des bonnes nouvelles qu'il vient de recevoir de Corinthe, et il désire évidemment effacer chez ses lecteurs le souvenir des reproches un peu vifs qu'il leur avait adressés autrefois. On comprend, par des allusions suffisamment claires, qu'il s'agit là surtout de ce qu'il avait dit et ordonné en vue de l’indifférence que les Corinthiens avaient montrée en laissant impuni le scandale d'un inceste commis par un membre de l’Église. D'un autre côté, les fâcheuses expériences qu'il avait faites à Éphèse peu de temps avant son départ, et les dangers qu'il y avait courus, lui revenaient naturellement à l'esprit et se prêtaient à merveille au but qu'il se proposait en ce moment, en ce que la connaissance de ces faits pouvait exciter chez les Corinthiens un plus grand intérêt pour sa personne et servir ainsi à rétablir entre eux et lui les bons rapports d'autrefois. Ces deux éléments, sa récente histoire, racontée ici d'une manière très-succincte, mais pouvant être reproduite au long par les porteurs de la lettre, et ses excuses tant soit peu confuses et embarrassées, forment ce qu'on pourrait appeler la trame ou le canevas de la première partie, et c'est surtout l'élément historique qui traverse celle-ci comme un fil qu'il laisse tomber à tout instant, mais qu'il relève de temps à autre pour le perdre de nouveau immédiatement après (chap. I, 3 s., 15 s., 23 s.; II, 12 s.; VII, 5 s.; VIII, 1). Par les seuls chiffres de ces citations, on entrevoit qu'il doit y avoir dans l'épître, entre les chap. II et VII, un élément autre que ceux que nous venons de signaler. En effet, vers la fin du chap. II (v. 14), l'apôtre s'engage dans une digression sur l'apostolat chrétien et sa dignité supérieure, comparée à celle du sacerdoce lévitique, sur les privilèges et les humiliations qu'il procure à ses représentants, sur la perspective qui s'ouvre dans l'avenir au fidèle mandataire de Christ, enfin sur le but même de la prédication évangélique. Ceci le ramène aux applications pratiques et aux exhortations, et lui permet de rentrer dans l'ordre d'idées par lequel il avait débuté.

À l'égard des deux chapitres qui suivent et dans lesquels il est question de la collecte, nous nous bornerons ici à une seule remarque. Le soin que Paul met à faire valoir tous les motifs qui pouvaient engager les Corinthiens à prendre part à la cotisation et à la rendre productive, est de nature à nous laisser entrevoir qu'il doutait un peu de leur bonne volonté. Il stimule leur zèle par toutes sortes de considérations religieuses et autres, il s'adresse même à leur amour-propre et ne néglige rien pour leur représenter comme un devoir ce qu'il affecte de demander à leur spontanéité. Or, c'est un fait assez singulier, qu'en commençant à écrire le morceau qui, dans nos éditions, forme le neuvième chapitre, il parle de cette affaire comme s'il n'en avait pas encore été question. Du moins, la forme de la phrase ne s'explique pas bien en face du fait que toute une page déjà avait été consacrée au même sujet. Nous reviendrons sur cette circonstance.

Si déjà la transition du chap. VIII au chap. IX, lesquels pourtant traitent le même sujet, est assez singulière, il y a lieu de dire que du chap. IX au chap. X il n'y a pas de transition du tout. La dernière partie de l'épître commence d'une manière on ne peut plus abrupte; on pourrait même dire qu'elle donne au texte l'apparence d'un état fragmentaire, comme si le vrai commencement était perdu. Dès la première ligne on est étonné du brusque changement dans le ton du discours. Tout à Theure ç'avaient été de la part de Paul des compliments, des caresses, des insinuations flatteuses, des marques de satisfaction, des regrets même d'avoir été peut-être trop dur naguère. Maintenant c'est plus que de la dureté; c'est la provocation railleuse, c'est la comparaison, pleine de dédain, des travaux d'autrui avec les siens propres, c'est la revendication énergique d'une autorité qu'on lui conteste, ce sont enfin des récriminations formulées avec une certaine aigreur et qui continuent presque jusqu'à la dernière ligne de l'épître. Lorsqu'on met en regard l'une de l'autre les deux parties principales de celle-ci, on a de la peine à se défendre de l'idée qu'il y a là une contradiction inexplicable. Les mêmes hommes qui, quelques pages plus haut, soupirent après la présence de leur cher maître (chap. VII, 7), seraient dépeints ici comme lui reprochant toutes sortes de défauts et de faiblesses (chap. X, 1 s., 10; XI, 1, 6, 16; XII, 16, etc.). Là ils avaient toutes les bonnes qualités du chrétien (chap. VIII, 7), maintenant l'apôtre craint qu'en revenant chez eux il n'y trouve nombre de vices (chap. XII, 20), et après s'être excusé d'avoir été trop sévère dans sa précédente lettre, il se laisse aller à une rigueur plus blessante encore, parce qu'elle affecte le ton de l'ironie.

C'est en se fondant sur cette différence du point de vue qu'on est arrivé à l'hypothèse que notre seconde épître aux Corinthiens (laquelle serait en tout cas la troisième d'après ce qui a été dit d'une lettre perdue) comprend elle-même, dans sa forme actuelle, deux compositions diverses de Paul, écrites à quelque distance l'une de l'autre, séparées même par un assez long intervalle, et rédigées en face de deux situations très-différentes aussi, sur lesquelles l'auteur aurait été successivement renseigné. Les chap. X à XIII auraient été écrits longtemps avant les chap. I à IX. Les invectives des derniers chapitres (de l'ordre actuel) auraient été motivées par le peu de succès qu'aurait eu la première épître, et ce n'est qu'après ce second appel plus pressant à leur conscience, que les Corinthiens auraient témoigné leur repentir et se seraient rapprochés de l'apôtre. Celui-ci leur aurait alors adressé une dernière lettre, le gage de sa réconciliation, savoir ce qui forme aujourd'hui la première partie de la nôtre. La réunion des deux pièces en une seule serait l'effet du hasard, d'une méprise; elle serait d'autant plus facilement explicable que toutes ces lettres ont dû être écrites sur des feuilles volantes, conservées ensemble par les soins des chefs de l'église de Corinthe, et exposées à se déranger, quant à leur ordre de succession, entre les mains des lecteurs d'une autre génération.

Nous verrons bientôt jusqu'à quel point cette combinaison est de nature à faire disparaître toutes les difficultés. Mais auparavant il faut que nous signalions un autre argument encore qui doit plaider en sa faveur, et qui ne laisse pas d'être de quelque poids dans cette discussion. On a de la peine à comprendre que Timothée n'ait pas fait la commission dont Paul l'avait chargé auprès des Corinthiens. Cependant la chose est possible. Mais ce qui doit nous étonner, c'est qu'il ne soit pas question de lui dans la seconde épître, quel qu'ait été le résultat de sa mission. S'il a été à Corinthe, comment se fait-il que Paul ne dise pas un mot de l'accueil qu'il y a reçu, tandis qu'il s'étend au long sur celui qui a été fait à Tite? Et si, par n'importe quel motif, son projet de voyage n'a pas reçu d'exécution, pourquoi l'apôtre n'explique-t-il pas cette circonstance aux Corinthiens auxquels il l'avait si chaudement recommandé? Ce silence est d'autant plus singulier qu'il trouve de nouveau l'occasion de parler de ce disciple (chap. I, 19). Mais il y a plus: après Timothée, Paul leur envoie Tite. 

L'aura-t-il laissé partir sans recommandation, sans lettre de créance? Tite était-il donc si connu à Corinthe, qu'il n'avait qu'à se présenter pour être accepté comme représentant de Paul? Celui-ci attend le retour de son ami avec inquiétude (chap. II, 12; VII, 5). Il n'y est donc pas allé à cause de la seule collecte; il a dû avoir une mission bien autrement difficile; il lui avait même fallu du courage pour s'en charger (chap. VII, 13 s.). La lettre à laquelle Paul fait allusion en plusieurs endroits (chap. II, 3; VII, 8), comme ayant pu offenser les Corinthiens, est-ce nécessairement celle que nous appelons la première? Ne serait-ce pas plutôt une lettre postérieure, celle-là même qu'on peut supposer avoir servi à introduire Tite auprès des Corinthiens encore mal disposés? Ne pourrait-on pas admettre que la mission de Timothée n'ayant pas réussi, l'excommunication demandée n'ayant pas été prononcée, l'autorité de l'apôtre étant toujours méconnue, celui-ci ait fait une nouvelle tentative pour rétablir l'ordre en y envoyant un disciple d'un caractère plus ferme, d'une expérience plus grande, avec une lettre plus sévère, et que certains passages de la nôtre se rapportent mieux à cette lettre postérieure qu'à la première, laquelle, en somme, ne trahit aucune irritation, et se maintient généralement dans les limites d'une modération bienveillante. (Voy. 2« ép., X, 13; XI, I s.; XII, 21; XIII, 2.)

Dans l'exposé qui précède, nous n'avons pas cherché à amoindrir la portée des arguments qu'on a fait valoir pour démontrer que la correspondance de Paul avec les Corinthiens ne nous est pas parvenue complète, et que peut-être ce qui nous en reste se trouve dans un certain désordre, soit par la combinaison d'éléments divers et primitivement étrangers l'un à l'autre, soit encore par la transposition de ces éléments dans un ordre contraire à la véritable chronologie. Nous avouerons même que plusieurs de ces arguments sont de nature à faire sur l'esprit d'un lecteur non prévenu une impression assez profonde et à enlever son suffrage. Le décousu de ce que nous appelons la seconde épître est incontestable. Le brusque changement de ton semble devoir nous mettre en présence non seulement d'une autre disposition de l'auteur, mais même d'un public différent. On peut à la rigueur ne pas trop insister sur ce qu'a de singulier le silence de l'apôtre sur le résultat de la mission de Timothée. Pour expliquer ce silence, on peut imaginer toutes sortes d'hypothèses, dont la moins inadmissible, peut-être, serait de dire que le disciple n'est pas allé à Corinthe, voire que, pour une raison quelconque, il n'a pas même quitté Éphèse, et qu'après le départ des députés de Corinthe, Paul, changeant d'avis, aurait envoyé Tite à sa place. 

À la vérité, le passage 1 Cor. XVI, 11 semble s'opposer à une pareille conjecture, Paul y disant qu'il attendait son retour. Mais ce retour est un fait hypothétique, dépendant du fait du départ, et surtout de celui de l'arrivée à Corinthe, et en tout cas, lors même que Timothée aurait déjà eu quitté Éphèse au moment où Paul écrivait aux Corinthiens pour le leur recommander, il savait qu'il ne pourrait arriver chez eux qu'après le retour de leurs députés. Par conséquent ce passage ne décide pas la question. De plus, Timothée devait s'occuper de la collecte, ou du moins cette collecte devait se faire à l'époque de son séjour à Corinthe. Or, nous voyons par la seconde épître qu'elle n'avait point encore été faite selon les désirs de Paul; ce qui pourrait également faire supposer qu'il n'y avait point encore eu d'intervention organisatrice de la part de l'apôtre. Quoi qu'il en soit de ce voyage de Timothée, ce qui sera toujours plus difficile à comprendre, c'est que Paul aurait laissé partir Tite dans des circonstances aussi graves et en face de rapports si tendus et si délicats, sans le munir de quelques lignes de recommandation. Voilà ce qui nous engage à ne pas rejeter de but en blanc l'idée de l'existence d'un écrit à placer entre les deux épîtres aux Corinthiens que nous possédons, en tant qu'on continuerait à regarder la seconde comme formant un seul tout. Les autres arguments qu'on a produits pour établir la perte d'une lettre intermédiaire, nous paraissent avoir moins de force. Notamment la pluralité des lettres «sévères» (dont il est parlé 2 Cor. X, 10) se retrouve en comptant la toute première qui est perdue (1 Cor. V, 9) et en tenant compte de quelques avertissements très sérieux contenus dans la suivante.

Mais si nous n'osons pas contester d'une manière absolue l'existence d'une lettre écrite à l'occasion du voyage de Tite, nous ne sommes pas convaincu du tout que cette lettre nous a été conservée dans ce qui forme aujourd'hui les quatre derniers chapitres de notre seconde épître. Évidemment elle ne nous serait ainsi parvenue que tronquée et dans un état fragmentaire. Il n'est pas possible qu'elle ait commencé par les lignes qui se lisent aujourd'hui au début du chap. X. Or, sans vouloir nier la possibilité de la perte de quelques pages d'un opuscule du premier siècle, existant dans un exemplaire unique, et écrit sur un papier de peu de consistance, ce serait pourtant le seul cas de ce genre dans tout le Nouveau Testament, et l'hypothèse ne pouvant s'appuyer sur aucun argument matériel et décisif, il convient de chercher si l'incohérence de l'épître ne pourrait pas s'expliquer sans son secours. Et nous croyons que la supposition contraire, savoir que nous possédons cette pièce telle qu'elle est sortie des mains de l'apôtre, et telle qu'elle a dû être envoyée à Corinthe, peut encore être justifiée. Voici nos raisons.

D'abord il ne sera pas trop difficile de démontrer la connexité des deux parties en apparence si diverses, si antipathiques l'une à l'autre. Il y a entre les premiers chapitres et les derniers plus d'un rapport direct, une certaine correspondance, qui forme entre eux une espèce de trait d'union. Qu'on veuille comparer, par exemple, le passage chap. I, 13 avec chap. X, 2, II, où l'on retrouve la même idée, exprimée seulement avec un peu plus d'humeur ou d'énergie. Immédiatement après, dans les deux endroits chap. I, 15 et X, 14, il est également question de certains projets de voyage, à l’égard desquels on avait taxé Paul de manque de résolution. Si au chap. III, I et V, 12, il se défend du reproche de faire son propre éloge, on voit qu'il est toujours préoccupé du besoin de faire valoir ses titres sans encourir un pareil reproche (chap. X, 18; XI, 16 suiv. ; XII, I), et ce qu'il dit chap. II, 2 suiv. ; VII, 9 suiv., se reproduit à peu près textuellement chap. XIII, 10. De tout cela on peut bien conclure qu'à certains égards la situation était la même quand l'auteur écrivait la seconde partie que lorsqu'il rédigeait la première, et que le cercle des idées dans lequel il se mouvait n'avait pas dû changer du tout au tout dans l'intervalle qui peut avoir séparé la composition de l'une et de l'autre.

Puis voyez les toutes dernières lignes de l'épître (chap. XIII, 11 suiv.). Dans l'hypothèse de deux pièces absolument différentes, à laquelle des deux les rattachera-t-on? Ne voit-on pas que dans ce cas elles s'accordent bien mieux avec le ton des premiers chapitres qu'avec celui des chapitres qui précèdent immédiatement?

Cela est si évident, qu'avec la supposition que les chap. X-XIII forment une lettre particulière, ces trois versets sont comme suspendus en l'air et n'ont plus aucune raison d'être; tandis que, en laissant l'écrit entier dans son état actuel, on pourra toujours dire que l'apôtre, en terminant, revient à son point de départ et finit comme il avait commencé.

Mais voici une autre observation plus importante encore, et qui achèvera peut-être de porter la conviction dans l'esprit de ceux qui hésiteraient encore à reconnaître, si ce n'est la nécessité, du moins la possibilité de maintenir l'unité de l'épître. Celle-ci, ce nous semble, s'adresse partout à l'église de Corinthe comme à une communauté dévouée à Paul, au moins en majorité (chap. II, 3, 5; III, 2; VII, 13, 15), tandis que les adversaires qu'elle combat sont représentés comme étant en petit nombre, comme des étrangers. Ils sont nommés quelques-uns, il est parlé d'eux à la troisième personne. Tout cela ne serait guère naturel, si les derniers chapitres, qui ont surtout affaire à ces hommes-là, avaient formé une épître particulière, adressée aux mêmes Corinthiens, mais à une époque où ils étaient tous mal disposés à l'égard de leur apôtre. Ainsi il dit: Il y a certaines gens qui vous apportent des lettres de recommandation (chap. Ill, 1); ces certaines gens reviennent au chap. X, 12. Ils sont clairement distingués de la majorité à laquelle Paul continue de faire des protestations d'amour (chap. XI, 2, 11; XII, 19), au moment même où il se livre à des incriminations très sévères contre les autres (chap. XI, 4, 13, 21, etc.), dont l'apostolat est très mal à propos mis par quelques-uns sur la même ligne que le sien, ou même au-dessus.

Il résulte de ceci qu'il n'est pas juste de dire que les derniers chapitres s'adressent à un autre public, nous voulons dire à un public autrement disposé, que celui que l'auteur a en Tue dans les premières pages. Il faut dire qu'ils traitent un autre sujet, qu'ils s'occupent plus spécialement des personnes qui depuis longtemps avaient été les fauteurs de discordes dans le sein de cette église, et qu'il avait signalés dès le début de la précédente épître (chap. I, 10 suiv.), sans s'arrêter alors à les caractériser plus particulièrement. Peut-être alors leurs tendances ne s'étaient-elles pas révélées d'une manière aussi patente et dangereuse; peut-être aussi Paul ne les attaqua-t-il de front et vertement que lorsqu'il se fut assuré de nouveau la sympathie de la majorité, sans l'appui de laquelle sa polémique, loin de produire un effet salutaire, n'aurait fait qu'aggraver la situation. Cela se dessine assez nettement dans le ton même de cette polémique. Tout en parlant de ses adversaires à la troisième personne, il fait sentir à ceux auxquels il s'adresse qu'il a été vexé ou affligé de ce qu'ils se soient laissé captiver si facilement par des gens qui ne le valaient pas, qui se targuaient de mérites imaginaires, et qui pourtant parvenaient à faire oublier les siens à ceux-là même qui avaient pu les apprécier davantage.

Il reste un dernier point à élucider. Tout ce que nous venons de dire en faveur de l'unité de l'épître n'explique pas encore les faits qui ont été la vraie cause et le point de départ du doute, nous voulons dire ce manque de cohérence entre les parties, lesquelles semblent plutôt se repousser que se prêter à une reconstruction quelconque dans le sens que nous avons voulu faire prévaloir. De fait, aucune association d'idées reconnaissable ne rattache le dixième chapitre soit au neuvième, soit au septième, si l'on voulait regarder les deux qui suivent celui-ci, comme une espèce de hors-d'œuvre. Et si c'était là le seul endroit où l'exégèse se trouvât arrêtée par le décousu de la composition, nous ne croyons guère qu'on pût tenter avec succès la défense de la forme traditionnelle du document qui nous occupe. Mais, chose singulière, précisément parce que dans un autre endroit un phénomène analogue se présente, nous croyons qu'il y a moyen de sortir d'embarras, sans qu'on ait besoin de se livrer à des hypothèses plus ou moins gratuites et qui ne font que déplacer le problème.

On se convaincra facilement par une lecture rapide, que les huit premiers chapitres tiennent les uns aux autres de la manière la plus étroite. Jusqu'à la fin du septième, l'apôtre à dû se laisser aller à l'inspiration du moment, suivant le courant de sa pensée, dont il laisse tomber le fil à plusieurs reprises, sauf à le ressaisir, mais à vrai dire, sans qu'il y ait quelque part une interruption patente, un point d'intersection, une division, enfin, comme la première épître les marquait si naturellement. Avec le septième chapitre il avait épuisé son sujet, nous aimerions mieux dire, il avait épanché son cœur, il concluait. Le huitième chapitre est une espèce d'appendice; il y revient, comme à la fin de la précédente missive, à l'affaire de la collecte, à laquelle il portait le plus vif intérêt. Nous devons considérer ce chapitre comme un post-scriptum, après lequel l'auteur se proposait sans doute de terminer, à sa manière accoutumée, par des généralités et des salutations. Mais le chapitre lui-même ne se termine pas par des phrases qui portent le cachet des formules finales, soit généralement usitées, soit particulières à l'apôtre. On en reçoit l'impression que la lettre ne pouvait se terminer là, même abstraction faite de l'absence totale de ces éléments qu'on rencontre partout à la dernière page des épîtres pauliniennes.

Et voilà que le neuvième chapitre reprend cette même affaire de la cotisation, reproduisant les instances et les insinuations qui devaient engager les Corinthiens à s'y associer, et il en parle, pour tout dire en un mot, comme s'il n'en avait pas encore été question, tout en débutant par cette phrase singulière: Car, pour ce qui est du secours destiné aux fidèles, il est superflu que je vous écrive, etc. Comment s'expliquer une pareille tournure? Et puis, quant à la fin de ce même neuvième chapitre, lequel au fond fait double emploi avec celui qui précède, nous serons dans le cas de faire les mêmes remarques que tout à» l'heure. Point de fin de lettre, point de conclusion, à moins qu'on ne veuille dire que les trois derniers versets du 13e chapitre doivent se placer ici.

Or, malgré cette évidente incohérence entre les deux pages qui traitent de la collecte, on ne se hasardera plus aujourd'hui à dire qu'elles ont appartenu primitivement à deux épîtres différentes. Car cela rendrait la rédaction de la seconde plus inconcevable encore. Mais presque forcément on est conduit à penser que, après avoir écrit le huitième chapitre, l'auteur, qui peut-être allait terminer, et qui n'attendait que le moment du départ de son messager pour écrire les dernières lignes, fut interrompu par quelque devoir de circonstance, ou ne put pas faire partir sa lettre comme il l'avait cru et désiré. Elle serait restée ainsi provisoirement inachevée; il se serait passé quelque temps avant qu'il la reprît. Peut-être même, pendant ce voyage de visitation à travers la Macédoine, a-t-il été dans le cas de se déplacer; et ce n'est que plus tard que, les circonstances lui ayant permis de remettre la main à sa missive et de songer à l'expédier, il aurait jugé à propos de profiter de ce délai pour ajouter encore quelques pages à ce qu'il avait écrit antérieurement. Les dernières lignes traitant de la collecte, c'est par celle-ci qu'il recommença. Puis ce sont encore ses rapports personnels avec l'église de Corinthe qui le préoccupent. Nous avons fait voir qu'à cet égard la liaison entre les derniers chapitres et les premiers n'est pas trop difficile à reconnaître. Mais que, après quelques semaines d'interruption, dans un autre entourage, après d'autres expériences faites récemment, ou sous l'impression de certains renseignements nouveaux, le ton soit changé, que les protestations d'amitié envers les uns aient laissé une plus large place à la polémique contre les autres, sans cependant effacer complètement les teintes du début, qui donc voudrait soutenir que cela est inconcevable, impossible, contraire à la nature des choses?

***

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant