Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PREMIÈRE ÉPÎTRE AUX CORINTHIENS

Chapitre 10

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1 Car je dois vous rappeler, mes frères, que nos pères avaient, tous été sous la nuée, et qu'ils avaient tous passé par la mer, et qu'ils étaient tous unis à Moïse par le baptême dans la nuée et dans la mer, et que tous ils avaient mangé du même pain spirituel et bu tous de la même boisson spirituelle (car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher était Christ); cependant ce n'est pas au plus grand nombre d'entre eux que Dieu prit plaisir, car ils restèrent morts au désert.

6 Or, ces faits ont été des figures prophétiques pour nous, afin que nous n'eussions pas de mauvais désirs comme eux les ont eus. Et ne devenez pas idolâtres comme quelques-uns d'entre eux, ainsi qu'il est écrit: Le peuple s'assit pour manger et pour boire, et ils se levèrent pour danser. Et ne nous livrons pas à la débauche, comme quelques-uns d'entre eux l'ont fait, dont il mourut vingt-trois mille en un seul jour. Et ne tentons pas Christ, comme quelques-uns d'entre eux l'ont tenté, qui périrent par les serpents. Et ne murmurez pas, comme quelques-uns d'entre eux ont murmuré, qui périrent par l'exterminateur.

11 Ces choses qui leur arrivèrent étaient des figures prophétiques, et elles ont été écrites pour notre instruction à nous, qui vivons à la fin des temps. Ainsi donc, que celui qui croit être ferme sur, ses pieds, se garde de tomber! La tentation à laquelle vous êtes exposés est tout humaine, et Dieu, fidèle à sa parole, ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de vos forces, mais il fera en sorte qu'avec la tentation vienne aussi le moyen de lui résister et d'en sortir. Pour ces raisons, mes bien-aimés, fuyez l'idolâtrie.

X, 1-14. Pour bien comprendre ce morceau, qui présente quelques difficultés, il faut commencer par se rendre compte de son but et de sa liaison avec ce qui précède. Jusque-là, l'apôtre a combattu le libéralisme des Corinthiens, qui se permettaient la viande des sacrifices et qui allaient même assister aux festins païens; il leur a fait sentir la nécessité de ménager les scrupules de leurs frères plus faibles, et s'est proposé lui-même comme modèle à l'égard des privations qu'il fallait souvent s'imposer pour ne point nuire à l'action de l'Évangile. Dans les dernières phrases du chapitre précédent, nous voyons déjà surgir l'idée que cet assujettissement, cette sévère vigilance, est bien nécessaire aussi pour celui qui la pratique, qu'il est le premier à en avoir besoin, s'il ne veut pas risquer de manquer le but pour son propre compte. C'est cette idée à laquelle l'apôtre s'arrête maintenant, et qu'il développe dans les lignes que nous venons de transcrire. Le fond de son argumentation revient à ceci: Tel se croit sûr de lui-même, et le moment d'après il se laisse entraîner à un péché, parce qu'il n'a pas été sur ses gardes, ou qu'il ne s'est pas défié de ses forces morales. Vous aussi, vous prétendez n'avoir rien à risquer dans ces temples, parce que vous vous êtes dégagés des superstitions populaires; mais une fois entrés, une fois mêlés à cette société d'idolâtres et à leurs réjouissances, êtes-vous donc si sûrs de pouvoir vous arrêter quand vous le devrez, de ne pas être poussés, sans l'avoir voulu, jusqu'à l'entier reniement de votre foi, ou du moins jusqu'à des péchés incompatibles avec elle?

Cependant ce n'est pas sous cette forme simple que Paul présente cet avertissement; il le rattache à l'histoire, il veut le rendre plus pressant, en mettant sous les yeux de ses lecteurs (qui sont censés être familiarisés avec les récits de l’Ancien Testament) l'exemple des contemporains de Moïse. Eux aussi, dit-il, avaient été témoins de tous les miracles de Jéhova, ils avaient eu leur part de tous les bienfaits providentiels qui auraient dû leur rendre si facile l'obéissance envers Dieu et son prophète, et pourtant combien peu y en eut-il qui survécurent et auxquels l'Éternel ne dut pas appliquer ses châtiments? Il n'est pas nécessaire d'entrer ici dans les détails; tout le monde connaît l'histoire du passage de la mer rouge, celle de la nuée qui précédait la marche, celle du rocher d'où jaillissait une source miraculeuse, celle de la manne; puis celles du veau d'or, de la participation aux orgies du culte des Moabites, etc. (voy. Exod. XI-XVII; XXXII. Nomb. XI; XX; XXI). Si cela a pu arriver autrefois, en face même des grandes œuvres de Dieu, cela est encore possible aujourd'hui, et si vous n'y prenez garde, le sort des pères peut devenir le vôtre: des égarements pareils peuvent amener une punition plus grave, une mort bien autrement effrayante.

Jusque-là tout est simple et clair. Mais l'apôtre ne se borne pas à ce que nous pourrions appeler une application homilétique de l'histoire. Il se place, pour l'apprécier et pour la faire valoir, à un point de vue théologique. À ce point de vue, les faits compris dans les textes de l'Écriture ne se présentent pas comme des événements ordinaires et contingents, mais comme des figures prophétiques, comme des types, c'est-à-dire comme une série de prédictions en forme concrète, avec lesquelles les faits relatifs à l'histoire évangélique et à ce qui s'y rattache forment un parallélisme constant et providentiellement déterminé. Ainsi, d'après notre texte, le passage des Israélites par la mer rouge est appelé un baptême, non pas par suite d'un rapprochement arbitraire et plus ou moins ingénieux, mais d'après la conception qu'il devait préfigurer le baptême chrétien; une même signification est donnée à la présence de la nuée qui couvre de ses ombres la colonne du peuple en marche vers la terre promise; la manne et l’eau du rocher sont des images de la sainte cène, etc. (comp. Gal. IV, 22 ss. 1 Cor. V, 7, etc.). En général, toute l'histoire d'Israël est une galerie de tableaux, dans lesquels l'étude théologique doit arriver à reconnaître les traits de l'histoire évangélique, d'après des analogies telles, qu'il est impossible de ne pas les attribuer à une disposition ou intention divine.

Mais avec une pareille conception de l'histoire, on est bien près de n'y voir que de simples allégories et non des réalités. Ainsi il sera bien difficile d'admettre que Paul ait cru et voulu dire que le rocher du récit mosaïque a suivi, tout rocher qu'il était, la caravane à travers le désert, à l'effet de la pourvoir d'eau pendant tout le trajet. Il nous dit au contraire lui-même, que ce rocher était Christ, en d'autres termes, que l'Écriture, en parlant d'un rocher et d'une source miraculeuse, n'a fait que se servir d'une image, et que son intention véritable a été de révéler Christ, la source de la vie pour le vrai peuple de Dieu, marchant à travers le désert de la vie terrestre. C'est ce genre d'interprétation qui est encore clairement indiqué par le mot spirituel, plusieurs fois appliqué aux faits de l'histoire. Un pain, un rocher spirituel, est évidemment opposé à un pain, à un rocher matériel. Cela revient donc à insinuer que l'élément matériel n'y est pour rien, que toute l'histoire n'est qu'une allégorie, une instruction mystique (comme l'auteur l'a affirmé positivement pour les deux femmes d'Abraham, Gal., 1. c, et un autre apôtre à l’égard de Melchisédec, Hébr. VII), ou du moins que l'élément matériel n'est qu'un cadre, qu'une enveloppe, dont il faut dégager l'élément spirituel comme le seul qui ait une valeur actuelle. On voit que Paul et son siècle n'étaient pas arrivés à une théorie bien arrêtée à cet égard et que toute cette argumentation flotte entre la simple application pratique(«cela doit vous servir d'exemple!») et la spiritualisation absolue (le Rocher ÉTAIT Christ»).

Du reste, les rapprochements que Paul fait entre l'histoire mosaïque et les circonstances présentes, sont en partie très-frappants. Les Israélites redemandant les pots de viande égyptiens sont bien faits pour être mis en regard des chrétiens de Corinthe courant après les festins idolâtres; la facilité avec laquelle, de ces festins, on passerait à l'adoration même des faux dieux, est parfaitement symbolisée par la scène de l'Exode, où le peuple juif, après avoir mangé et bu, se lève pour danser devant le veau d'or. La provocation adressée à Dieu par les contemporains de Moïse, à l'effet d'avoir une autre nourriture, n'est pas plus blâmable que la conduite des Corinthiens libéraux qui prétendent s'affranchir de toute gêne, sans égard pour le mal qui peut en résulter, etc. Cette dernière tendance d'une partie de ses lecteurs est qualifiée également de provocation, de lévitation; car tenter Dieu, c'est toujours se permettre quelque chose que Dieu désapprouve, et de manière à se faire illusion sur la manière dont il maintiendra ses droits de juge. Qu'on lui demande avec impatience ce qu'il ne veut pas accorder, ou qu'on se mette au-dessus de ses lois, cela revient au même; c'est toujours une tentation dans le sens indiqué. Comme Paul parle à des chrétiens, il dit tenter Christ, au lieu de tenter Dieu; car des actes du genre de ceux qui sont ici blâmés, aboutissent à relâcher les liens qui rattachent les membres de l'Église à leur Sauveur. Et après ce qui a été dit du rocher-Christ, ridée que les Israélites, eux aussi, auraient tenté Christ du temps de Moïse, n'a rien d'extraordinaire. On n'a pas même besoin de se l'expliquer par celle de la préexistence du fils de Dieu, qui s'offre assez naturellement ici; le point de vue typologique suffit pour justifier l'expression.

La tentation à laquelle les Corinthiens se trouvaient exposés résultait de la fausse honte qu'éprouve un homme faible en face d'une majorité qui se prononce dans un sens différent; ou encore de leur disposition de se croire d'autant supérieurs aux autres, qu'ils affectaient plus de mépris pour des scrupules excusables ou autorisés. Cette tentation, dit Paul, est toute humaine, c'est-à-dire telle, qu'on a bien, si l'on veut, la force de résister, d'écouter plutôt le bon sens, la prudence, les convenances, la charité, que la vanité, la légèreté, le goût des plaisirs. Allons! un peu de bonne volonté, et Dieu vous aidera à vaincre ce fatal entraînement.

15 Je vous parle comme à des hommes sensés, jugez vous-mêmes de ce que je dis: la coupe de bénédiction, que nous bénissons, n'est-elle pas une communion avec le sang de Christ? le pain que nous rompons, n'est-il pas une communion avec le corps de Christ? C'est un seul pain, c'est aussi un seul corps que nous formons tous, tant que nous sommes; car tous nous participons à un même pain. Voyez les Israélites selon la chair: n'est-ce pas que ceux qui mangent de ce qui est sacrifié sont en communion avec l'autel?

19 Qu'est-ce à dire? que la viande sacrifiée aux idoles soit quelque chose? Non! mais ce qu'on sacrifie, on le sacrifie aux démons et non à Dieu, et je ne veux pas que vous soyez en communion avec les démons. Vous ne pouvez pas boire à la fois à la coupe du Seigneur et à la coupe des démons; vous ne pouvez participer et à la table du Seigneur et à la table des démons! Ou bien voulons-nous irriter le Seigneur? sommes-nous plus forts que lui?

X, 15-22. Aux avertissements puisés dans l'histoire, l'apôtre ajoute une considération d'un ordre plus élevé, et pour laquelle il réclame la sérieuse attention, le jugement sensé et non prévenu de ses lecteurs. Jusqu'ici il avait parlé de leur participation à des repas de païens, dans lesquels on servait des viandes provenant des autels, comme d'une chose indifférente en elle-même, mais qui pouvait avoir des conséquences fâcheuses dans la pratique, soit pour des consciences plus faibles, soit pour les libéraux eux-mêmes. Il avait ainsi essayé de faire cesser l'usage en question, tout en se mettant (en théorie) au point de vue de ceux qui n'y voyaient pas de mal. Maintenant il va plus loin, et prouve qu'en théorie même il y a lieu de s'y opposer, en d'autres termes, que le chrétien doit se l'interdire en tout état de cause.

En effet, dans toutes les trois sphères religieuses qui se partageaient alors le monde, il existait des institutions ou coutumes, où le rapport dans lequel on se trouvait avec la divinité et son culte, se manifestait par la participation à des repas. De même que les païens célébraient des festins inaugurés par des sacrifices en l'honneur de leurs dieux, de même que ces deux éléments se trouvaient réunis et consacrés dans le judaïsme, de même les chrétiens aussi observent un rite dans lequel la participation commune à une coupe et à un pain, solennellement consacrés par la prière, est le symbole de la communion mutuelle entre tous les frères, et avec la personne du Sauveur et médiateur. Or, comme personne ne niera que cette participation à la table du Seigneur équivaut à une profession de foi chrétienne, et implique le fait et l'idée d'un rapport intime avec celui dont le rite rappelle la mort, il sera difficile de méconnaître qu'il doit en être de même dans la sphère judaïque et dans celle du polythéisme. Mais comment serait-il possible d'allier tout cela, de l'amalgamer? Ne serait-ce pas, de la part d'un chrétien, non plus seulement l'affectation d'un libéralisme déplacé, d'une extrême légèreté, mais tout bonnement un reniement, une véritable et audacieuse bravade à la face de Dieu et de Christ? Ne montrerait-on pas ainsi qu'on ne se préoccupe guère de la pureté du rapport à établir entre le chef de l'Église et ses membres?

Cette démonstration, très-simple et péremptoire au fond, pouvait sembler être en contradiction avec ce qui avait été dit plus haut sur la nature des divinités du paganisme. Si celles-ci n'ont point d'existence réelle, les sacrifices qu'on leur offre ne seront donc que des actes sans valeur religieuse objective, et il ne saurait surtout être question d'une communion personnelle avec des dieux qui n'existent que dans l'imagination de quelques hommes. Est-ce à dire que Paul rétracte ici ce qu'il a accordé au début (chap. VIII, 4)? que maintenant les idoles soient quelque chose? Non certes. Mais, continue-t-il, cette participation vous met en communion avec les dèmo7is. Comme ce mot grec signifie toujours et partout dans les livres apostoliques les anges déchus et réprouvés (et n'a nulle part le sens classique d'êtres divins, excepté Act. XVII, 18, où les Grecs s'en servent eux-mêmes), il faut aussi lui conserver ce sens ici. Mais alors Paul veut-il dire que les diables sont les véritables objets de l'adoration des païens, comme l'ont pensé les Pères et tout le moyen âge? Cela est impossible, puisqu'il affirme que les idoles ne sont rien! La difficulté disparaîtra dès qu'on voudra se rappeler que le paganisme, en tant qu'opposé au vrai Dieu et à son royaume, est du ressort du diable; le culte idolâtre, en tant que frustrant le vrai Dieu de l'honneur qui lui est dû, est un culte du diable. Ce n'est donc pas la réalité des dieux de l'Olympe que l'apôtre affirme, mais la réalité de l'ange des ténèbres et de son royaume, et c'est la communion avec cette réalité qu'il dit être positivement incompatible avec la communion chrétienne.

Ce passage a aussi son importance pour le dogme de la sainte cène. On peut même en dériver, si l'on croit avoir besoin pour cela d'une base scripturaire, le terme si connu de communion pour désigner le rite sacramentel. Mais il s'agit de savoir dans quel sens ce terme doit être pris ici. Le texte ne répond pas directement à cette question, par la simple raison que l'auteur n'a pas prévu les diverses explications que la théologie scolastique a données plus tard de l'institution, de sa nature et de son but. Cependant il n'est pas trop difficile de s'apercevoir que quelques-unes d'entre ces explications ne s'accordent pas avec la manière dont Paul s'exprime. Tout d'abord il est évident que la liaison intime qu'il signale entre l'unité du pain et l'unité du corps de Christ (de l’Église composée de beaucoup de membres), exige l'interprétation symbolique. Car il n'a pas pu vouloir dire que nous devenons corps de Christ en mangeant le corps de Christ. Mais indépendamment de cette application spéciale, à laquelle la théologie n'a pas reconnu une importance majeure, la communion du corps et du sang de Christ ou avec ce corps et ce sang, doit être considérée, d'après le texte, à la fois comme réelle et comme spirituelle. Comme réelle (et non comme purement figurée), parce que autrement le raisonnement relatif aux démons et à l'autel de la théocratie judaïque serait défectueux; comme spirituelle (et non comme matérielle), parce que autrement le même raisonnement exigerait aussi qu'on vît dans les victimes immolées sur les autels plus qu'un signe de l'idée religieuse, savoir, la personne divine elle-même; ce qui serait absurde. Voyez d'ailleurs encore chap. XI, 24 s., et Matth. XXVI, 26. Il conviendrait donc de se rappeler ce que Paul enseigne en divers endroits au sujet de la mort de Jésus et de ses rapports de causalité avec le salut des hommes, et l'on comprendra qu'ici encore la cène est représentée comme le signe et le gage de la rédemption et de la part que le croyant y a, et par cela même comme excluant la participation à tout acte, analogue pour la forme, mais foncièrement différent par sa base religieuse.

23 Tout est permis, mais tout n'est pas salutaire; tout est permis, mais tout n'édifie pas: Que nul ne cherche son propre intérêt, mais qu'il cherche celui de l'autre! Tout ce qui se vend à la boucherie, mangez-le, sans faire d'enquête préalable par motif de conscience: car la terre, avec tout ce qu'elle contient, est au Seigneur. Mais si quelqu'un d'entre les païens vous invite, et que vous voulez y aller, mangez de tout ce qui vous est offert, sans faire d'enquête par motif de conscience.

28 Cependant, si quelqu'un vous dit: Ceci est de la viande consacrée! n'en mangez pas, à cause de celui qui vous a averti, et par égard à la conscience. Ici je parle, non de votre propre conscience, mais de celle de l'autre. Car pourquoi ma liberté serait-elle critiquée par une conscience étrangère? Si je mange en rendant grâces à Dieu, pourquoi serais-je blâmé au sujet d'une chose pour laquelle je le remercie? Ainsi donc, que vous mangiez ou que vous buviez, ou que vous fassiez telle autre chose, faites tout à la gloire de Dieu! Agissez de manière à ne choquer ni les Juifs ni les Grecs, ni l’Église de Dieu, comme moi aussi je m'accommode en toutes choses à tous, ne cherchant point ce qui me convient à moi, mais ce qui est salutaire au plus grand nombre.

1Suivez mon exemple, comme je suis celui de Christ.

X, 23-XI, 1. En terminant cette longue instruction, l'apôtre résume les principes posés dès le début et les applique à quelques cas spéciaux.

En théorie, quand il s'agit de choses moralement indifférentes en elles-mêmes, comme le choix des mets (Matth. XV, 11), tout est 'permis (1 Cor. VI, 12), et celui qui a su s'élever à cette conviction, qui a reconnu à cet égard la parfaite liberté du chrétien, n'a pas besoin de faire à tout propos des enquêtes préalables, par motif de conscience, pour savoir s'il lui sera permis de manger de telle ou telle chose.

Cependant cette théorie comporte et exige certaines restrictions dans la pratique; la liberté n'est pas illimitée, en tant que le droit des autres peut m'imposer à moi des devoirs de circonstance qui restreignent le mien: tout n'est pas salutaire; cela veut dire que, dans l'occasion, l'exercice de mon droit pourrait troubler la conscience de mon prochain, le choquer, provoquer en lui un conflit entre la conviction qui défend ou hésite, et la volonté qui se laissera entraîner par l'exemple. Un pareil conflit n'édifie pas, c'est-à-dire ne fortifie pas les dispositions et les tendances religieuses de celui qui le subit, mais lui enlève l'assurance intérieure, la solidité des principes, et le fait chanceler au point qu'une chute devient facile et probable. À ce point de vue il convient donc que celui qui est convaincu de sa liberté ne demande pas à en user en tout état de cause, mais sache s'accommoder à ses frères moins éclairés, et se préoccuper d'abord de leurs intérêts moraux à eux, avant de songer à faire valoir ses droits à lui.

Exemple: Vous allez à la boucherie pour acheter de la viande. On y en vend entre autres qui provient de sacrifices idolâtres, parce que tout ne se consomme pas sur place dans des occasions pareilles. Mais vous, qui n'avez point de scrupule religieux à cet égard, vous qui savez que rien de ce que Dieu a créé n'est à rejeter, pourvu qu'on n'oublie pas le créateur en jouissant de ses dons (1 Tim. IV, 4), vous n'avez pas besoin de prendre des informations préalables au sujet de la provenance de chaque morceau de viande, votre conscience est à l'abri de tout scrupule. Voilà pour la pure théorie. Voici maintenant pour l'application: Un ami, étranger encore à l'Église, vous invite à dîner. Vous pouvez accepter, vous, chrétien sans préjugé: un Juif, un chrétien judaïsant ne le ferait point. À table vous mangerez ce qu'on vous offre; encore une fois sans prendre des informations préalables, pour savoir si tel morceau vient de l'autel, tandis que tel autre n'y aurait point figuré. Mais vous avez là un voisin, un chrétien, autrefois païen comme vous, dont la conscience ne s'est point absolument élevée au-dessus des anciennes conceptions (chap. VIII, 7); il vous dit: tel plat vient de l’autel, en mangerez-vous? moi je n'ose! Eh bien, dans ce cas, moi je vous dis: n'en mangez pas non plus, par respect pour la conscience de l'autre. Car la vôtre (s'il ne s'agissait que de la théorie, et non de circonstances particulières qui vous mettent en face d'un devoir social) ne serait pas gênée; aucun blâme ne saurait vous atteindre, si vous usiez de votre liberté, sans oublier le père céleste qui vous donne le pain quotidien. Voilà le vrai sens de deux lignes (v. 29, 20) qui ont bien embarrassé les commentateurs, parce qu'elles semblaient dire tout juste le contraire de ce qu'on attendait d'après le contexte. Ordinairement on croit sortir d'embarras, en mettant les questions dans la bouche de quelqu'un qui serait censé faire des objections à l'apôtre. Mais cela est impossible, parce que dans ce cas il faudrait aussi que Paul y répondît, et c'est ce qu'il ne fait pas. Ce qui provoque ces questions, de la part de l'auteur même, c’est qu’il venait de distinguer la conscience propre du chrétien libéral, de celle de son voisin conservant des doutes. C'est l’égard dû à cette conscience timorée, dit-il, qui décidera ici de la conduite à tenir; s'il n'y avait pas cette considération, la liberté serait absolue. En d'autres termes: le devoir envers le prochain prime le droit personnel.

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