Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PREMIÈRE ÉPÎTRE AUX CORINTHIENS

INTRODUCTION

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Nous avons laissé l'apôtre Paul à Éphèse. C'est dans cette ville, chef-lieu de la province romaine nommée alors l'Asie dans un sens restreint et purement politique, qu'il s'établit pour un temps comparativement assez long, que nous pouvons évaluer à près de trois ans d'après les indications un peu vagues des Actes (chap. XIX, 8, 10; XX, 31. Années 57 à 59). Son biographe est extrêmement sobre de détails sur cette partie de l'histoire, et si l'on excepte une seule scène peinte avec une remarquable fraîcheur, le récit d'un mouvement populaire dont Paul faillit être la victime (chap. XIX, 23 suiv.), nous n'apprenons presque rien sur l'étendue de ses travaux et les progrès de la mission. Luc se borne à dire d'une manière générale que tous les habitants de la province, Grecs et Juifs, eurent l'occasion d'entendre la prédication de l'Évangile. Est-ce à dire que la foule accourue de toutes les parties du pays affluait dans la salle de cours que Paul avait louée pour les réunions régulières de son auditoire (chap. XIX, 9), selon que chacun était amené à Éphèse, soit par ses affaires, soit par la simple curiosité, ou bien supposerons-nous que l'apôtre faisait lui-même de temps à autre des excursions au dehors, pour visiter les nombreuses villes grecques des environs? Probablement nous ne risquerons pas de nous tromper, en attribuant à ces deux moyens à la fois la rapide propagation de l'Évangile dans ces contrées. De fait, nous pouvons constater, par les textes du Nouveau Testament même, que dès avant la fin de l'âge apostolique proprement dit, c'est-à-dire avant l'époque de la destruction de Jérusalem, il existait des communautés chrétiennes à Laodicée, à Hiérapolis, à Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie, à Colosses (Col. II, 2; IV, 13. Apoc. II; III), et peut-être ailleurs encore.

Éphèse était devenue pour Paul ce qu'avait été d'abord Antioche, et ce qu'il voulut faire plus tard de Rome, un centre d'action, d'où son influence personnelle, profitant de toutes les facilités que pouvaient lui offrir les relations sociales, commerciales ou religieuses, se faisait sentir dans une sphère plus ou moins étendue, soit plus immédiatement, soit par l'entremise de ses premiers disciples, soit par la puissance impersonnelle même des idées qu'il jetait dans le public. Car, plus que mainte autre, cette province était alors travaillée par des besoins religieux que l'antique mythologie nationale et le culte qui s'y rattachait ne satisfaisaient plus guère, et le goût des sciences occultes et une superstition honteuse, symptômes ordinaires de l'affaiblissement des croyances positives et traditionnelles, ne pouvaient charmer à la longue les esprits tant soit peu cultivés et les cœurs non corrompus. Nous verrons plus loin les dangers que l'Évangile courut dans un milieu où se rencontraient plus qu'ailleurs deux civilisations hétérogènes, deux courants d'idées qui tendaient à se mêler, à s'assimiler, et dont le contact produisit ce syncrétisme à la fois spirituel et baroque, le gnosticisme, contre lequel l'Évangile eut bientôt à soutenir une lutte plus que séculaire.

Les devoirs de l'apostolat, l'horizon de plus en plus étendu qui attirait ses regards, les dangers personnels qu'il ne cessait de courir, et auxquels il est fait allusion dans plus d'un endroit, sans que nous puissions nous rendre un compte exact des événements (Actes XX, 19. I Cor. XV, 32. 2 Cor. I, 8), ne réclamaient pourtant pas seuls l'attention de Paul; il restait en rapport avec les autres églises précédemment fondées. Nous en avons des preuves très directes, et c'est même là ce qui nous occupera ici à notre tour d'une manière toute particulière. Car c'est dans la période de ce séjour à Éphèse que se place une correspondance très active avec la communauté de Corinthe, correspondance qui, plus qu'aucun autre document de la littérature apostolique, est pour nous la source la plus riche de l'histoire des premiers développements de l'Église chrétienne, des aspirations divergentes des esprits, des essais d'organisation, des difficultés énormes que créaient à l'Évangile et à ses interprètes, soit la variété des tendances, soit les préjugés nationaux, soit les défauts moraux et les habitudes sociales des différents éléments de la population très-mélangée, au sein de laquelle se recrutaient les premiers groupes de fidèles.

Nous possédons deux épîtres de Paul aux Corinthiens. Nous savons que la seconde a été écrite en Macédoine, pendant un voyage qui conduisait l'apôtre d'Éphèse en Grèce (2 Cor. 11, 13; VII, 5; IX, 2). La première, au contraire, a été écrite avant son départ d'Éphèse (1 Cor. XVI, 5, 8,19), probablement au printemps, vers Pâques (1 Cor. V, 6 suiv.?), en tout cas avant la Pentecôte (1 Cor. XVI, 8), et à une époque où Fauteur songeait déjà à quitter cette station. C'est à ces quelques données, d'ailleurs* suffisamment positives, que s'arrêtait autrefois la chronologie. La science est aujourd'hui en mesure de compléter ces maigres notices. Tout d'abord elle constate, sans trop de peine, que l'épître que nous appelons la première aux Corinthiens n'a pas été la première, mais qu'elle a été précédée par une autre, que les anciens déjà ne connaissaient plus, mais dont l'auteur lui-même nous révèle l'existence (1 Cor. V, 9) dans un passage absolument clair et sur le sens duquel le préjugé dogmatique seul, qui n'admettait pas qu'un écrit inspiré ait jamais été perdu, a pu se faire illusion. Ce même passage nous laisse entrevoir que cette épître perdue, quel qu'ait été d'ailleurs son but et son contenu, a dû se rapporter à la conduite à tenir par les chrétiens à l'égard des mauvais éléments qui, de manière ou d'autre, pouvaient se trouver au sein même de la communauté. Nous verrons tout à l'heure que cette donnée pourra encore être utilisée autrement pour l'intelligence des rapports de Paul avec l'église de Corinthe. Établissons d'abord la suite de ces relations. 

Quelque temps après l'envoi de cette première épître, l'apôtre reçut des nouvelles fâcheuses sur l'état des choses et des esprits dans cette église, par des personnes de la maison (ou famille) d'une certaine Chloé, que nous supposons avoir été une dame de distinction, membre de la communauté (1 Cor. 1, 11). Ces nouvelles l'engagèrent à envoyer son disciple et ami Timothée à Corinthe, lui-même ayant des motifs pour ne pas encore quitter l'Asie (chap. IV, 17; XVI, 10). Timothée, dont le voyage avait évidemment un autre but encore, alla d'abord en Macédoine, et l'on ne sait pas même s'il est allé jusqu'à Corinthe. Du moins, il n'est plus question de lui dans les communications ultérieures. Sur ces entrefaites arrivèrent à Éphèse trois personnages de Corinthe (chap. XVI, 17), porteurs d'une lettre écrite au nom de l'église, et dans laquelle on consultait l'apôtre sur plusieurs points de discipline, de morale et même de dogme (chap. VII, 1; VIII, I; XII, 2), et c'est à cette lettre que Paul répond par celle que nous appelons la première aux Corinthiens, en touchant en même temps à une série d'autres faits qui avaient dû faire le sujet de ses entretiens avec les trois députés. La situation se dessine ainsi d'une manière extrêmement nette, et l'interprétation des textes est singulièrement facilitée par la connaissance exacte que nous avons de ces diverses circonstances.

Ces mêmes textes nous révèlent encore un fait que Chrysostome déjà avait entrevu, mais que la science moderne a dû découvrir de nouveau, et qu'elle a encore quelque peine à faire accepter par tout le monde. Ge fait, c'est que, pendant son séjour de trois ans à Éphèse, Paul a dû faire un voyage en Europe, lequel l'a conduit entre autres à Corinthe, mais dont les Actes ne parlent pas. Voici les preuves de cette assertion. Dans la seconde épître aux Corinthiens (chap. XII, 14), l'apôtre dit: c'est la troisième fois que je vais venir chez vous. Or, l'histoire apostolique ne mentionne qu'un seul voyage de Corinthe antérieur à la composition de nos épîtres, savoir celui qui amena la fondation même de l'église de cette ville. Vainement on prétend expliquer cette phrase comme parlant d'un simple projet formé déjà plusieurs fois, mais non exécuté. Car immédiatement après (chap. XIII, 1, 2), en la reproduisant, Paul s'exprime plus clairement encore, en disant: C'est la troisième fois que je vais chez vous.... je l'ai déjà dit, et je le dis encore d'avance, aujourd'hui que je suis absent, comme lors de mon second séjour, etc. Il y a plus. Nous apprenons d'abord que ce second séjour a été de courte durée; car il dit, en parlant de son prochain voyage: Cette fois-ci je ne veux pas vous voir seulement en passant (1 Cor. XVI, 7), ce qui exclut jusqu'à l'idée du premier séjour, lequel avait duré dix-huit mois (Actes XVIII, II). 

Ensuite il nous dit ailleurs (2 Cor. II, 1) qu'il a différé son voyage pour ne pas venir une seconde fois attrister la communauté: le précédent voyage avait donc été l'occasion de rapports désagréables, d'avertissements sévères (ce qui explique aussi les allusions contenues dans 2 Cor. XII, 20, 21), et l'on voit tout de suite que cela ne saurait se rapporter au premier séjour à nous connu. Maintenant nous entrevoyons aussi que les nouvelles et nombreuses remontrances formulées dans la première épître qui nous est restée, ainsi que celles qui doivent avoir fait l'objet de l'épître perdue, sont dans une liaison intime avec cette tristesse éprouvée par l'apôtre et causée par lui à son tour, lors de son dernier séjour. Qu'on n'oppose pas à cette démonstration le silence des Actes sur ce voyage intermédiaire, comme si ce livre devait être un journal exact de toutes les courses de Paul. Il y manque bien des choses: on n'a qu'à relire le passage 2 Cor. XI, 23 suiv., pour se convaincre que le récit de Luc présente des lacunes innombrables, dont il serait facile d'augmenter le catalogue en épluchant les épîtres.

Disons encore que les Corinthiens avaient été évangélisés pendant quelque temps, depuis le premier départ du fondateur de leur église, par un prédicateur originaire d'Alexandrie, Apollonius, que l'auteur du livre des Actes (chap. XVIII, 24 suiv. ; XIX, 1) nous a déjà fait connaître, et dont l'éloquence ou la méthode d'enseignement avait eu une grande vogue à Corinthe, si bien que beaucoup de personnes affectèrent dès lors de préférer cet orateur à Paul. Celui-ci a dû faire la connaissance personnelle de son rival dans cette ville même, lors de son second séjour, où il se lia d'amitié avec lui, comme avec le continuateur autorisé de son œuvre.

Après ces observations préliminaires, nous arrivons à notre première épître elle-même. L'analyse de cet écrit est des plus faciles. L'auteur y traite successivement des sujets très divers, de sorte que le texte se divise tout naturellement en une série de sections, que nous ne voulons pas appeler des chapitres, pour qu'on ne les confonde pas mal à propos avec ceux de nos éditions, dont la coupe est en partie arbitraire et gênante. L'épître entière présente ainsi quelque chose de régulier, de méthodique: elle a presque les allures d'un traité dont le plan aurait été arrêté d'avance, comme cela n'est le cas nulle part ailleurs dans les écrits de Paul. Nous allons faire une récapitulation sommaire des matières discutées, pour ménager à nos lecteurs un aperçu de l'ensemble: pour plus de détails, nous les renvoyons au commentaire.

L'apôtre ne s'arrête pas bien longtemps aux éloges généraux et aux assurances de satisfaction par lesquelles il a l'habitude de débuter. Il y a trop de choses à Corinthe qui donnent à ses pensées une tout autre direction et qui lui inspirent des soucis. Il a hâte d'en décharger son cœur. Aussi, avant d'aborder les questions qui lui ont été adressées dans la lettre remise par les députés, il consacre plusieurs pages à des remontrances de plus en plus sévères, relativement à la condition morale dans laquelle se trouvait alors la communauté (chap. I-Vl). Cette première moitié ou partie principale de l'épître porte sur deux sphères de la vie sociale, sur deux aberrations des esprits encore peu pénétrés de celui de l'Évangile, toutes les deux inhérentes au caractère général de la nation grecque: c'est, d'un côté, la manie de se séparer en coteries, même pour des motifs sans importance, de l'autre, le relâchement des mœurs considéré comme chose indifférente.

Il existait donc des partis dans le sein de l'église de Corinthe. Ces partis avaient adopté comme drapeaux des noms propres. Les uns se disaient de Paul, les autres d'Apollonius, d'autres de Pierre ou de Christ. De pareilles désignations ne servent guère à rendre les accommodements plus faciles, lors même qu'elles ne représentent pas des intérêts majeurs. Ici du moins nous sommes sûrs d'avance qu'elles ne rappelaient pas la présence simultanée de chefs rivaux, mais plutôt des prédilections individuelles ou des tendances diverses dans la masse des membres. En entendant opposer Pierre à Paul, nous songeons naturellement aussitôt à la grande question de la valeur de la loi, cette question qui s'agitait alors un peu partout, et avec laquelle nous venons de nous familiariser par l'étude de l'épître aux Galates. Qu'à Corinthe aussi cette question ait remué les esprits, cela n'a rien de surprenant, les Juifs y étant nombreux et représentés au sein de l'église dans une certaine proportion. Il est cependant à remarquer que l'apôtre ne touche pas le moins du monde ici à cette question. Il laisse absolument de côté l'élément théologique, pour ne s'occuper que de l'esprit de parti en lui-même, de ce goût puéril pour la scission, là où l'union est le suprême avantage, et devrait être le premier des devoirs. Tout de même nous apprendrons plus tard, par la seconde épître, que les antipathies judaïques contre l'apôtre des gentils n'y manquaient pas, qu'elles étaient au contraire très prononcées, très acrimonieuses. 

Pour le moment, loin d'insister sur la distance qui séparait les deux points de vue, Paul se plaît à placer son collègue de Jérusalem sur la même ligne que lui (chap. III, 22), et à leur assigner à tous deux une place telle, que les torts de ceux qui prétendaient se prévaloir de leurs noms en devenaient plus évidents. En revanche, il prononce plus fréquemment le nom d'Apollonius, et fait à son sujet quelques allusions qui nous permettent de voir quelle était au fond la portée de certaines divisions qui troublaient la paix de l'église. Rien ne nous autorise à penser qu'il y aurait eu des divergences religieuses entre les deux interprètes de l'Évangile, qui l'avaient successivement édifiée. Il s'agissait là uniquement de la méthode de renseignement, de la forme des prédications. L'apôtre, par des raisons sans doute très plausibles, s'en était tenu au simple exposé des faits et des principes, persuadé qu'il était que la vérité révélée n'avait pas besoin des artifices de la rhétorique humaine, là où Dieu dirigeait les cœurs, et que les Corinthiens avaient surtout besoin d'être bien affermis dans les éléments mêmes du christianisme. Apollonius, de son côté, élevé à l'école d'Alexandrie et disposant des ressources d'une dialectique savante et d'une exégèse raffinée, avait captivé des auditeurs accoutumés aux beaux discours des sophistes de l'époque, et qui demandaient que l'orateur charmât leur oreille et satisfît leur goût. Voilà pourquoi l'apôtre insiste surtout et très au long sur la valeur relative du fond et de la forme, et tient à justifier la règle qu'il s'est tracée pour l'instruction à donner à ses catéchumènes Corinthiens, sans songer à la gloriole résultant de l'assentiment de la foule, ou plutôt en y renonçant volontiers.

Jusque-là tout est clair et certain dans cette partie de l'épître (chap. I-IV). Mais il y a encore un élément, un seul mot, qui a donné lieu à des explications très diverses. C'est ce parti de Christ, nommé à côté des trois autres. Il faut convenir que l'expression est assez étrange. Comment et dans quel sens Christ pouvait-il être mis en parallèle avec de simples missionnaires ou prédicateurs? Car nous sommes convaincus que c'est ici le cas, et que le sens du texte n'est pas, comme on l'a aussi prétendu: Vous autres, vous vous dites de Pierre, de Paul, d'Apollonius, moi, Paul, je me dis de Christ (chap. I, 12). En nous appuyant sur un passage de la seconde épître (chap. X, 7), nous estimons que le parti qui se disait de Christ était celui des judaïsants rigides, de ceux qui contestaient à Paul toute espèce d'autorité, le droit même de se dire apôtre de Christ, ceux, enfin, qui sont l'objet de sa polémique très directe et très décidée dans les derniers chapitres de cette même lettre, et contre lesquels il s'applique à revendiquer ses titres avec une énergie et une humeur qui fait bien voir qu'il s'agissait là d'autre chose que d'une affaire de goût ou de coterie, comme c'était le cas, par exemple, à l'égard d'Apollonius. Si donc dans la première épître l'apôtre n'insiste pas sur cet antagonisme, ce ne peut pas avoir été parce qu'il n'existait pas encore à ce degré (le nom seul du parti prouverait le contraire): mais il paraît qu'il évitait à dessein d'engager la discussion sur un terrain aussi brûlant, alors qu'il importait avant tout de ramener à la concorde ceux qui n'étaient divisés que sur des questions plus secondaires, et dont la réconciliation devait hâter la formation d'un noyau capable de résister victorieusement aux forces dissolvantes de l'esprit de secte. Peut-être aussi Paul hésitait-il à combattre trop ouvertement l'ascétisme légal des Juifs, en face d'une société qui n'était que trop disposée à se méprendre sur la différence entre la vraie liberté chrétienne et la licence païenne. 

Nous ajouterons encore que cette définition du parti de Christ maintient aussi la différence, déjà relevée à propos de l'épître aux Galates (chap. II) et des Actes (chap. XV), entre l'exclusivisme des pharisiens conséquents et strictement conservateurs, et les tendances conciliatrices des apôtres qui avaient proposé le compromis de Jérusalem, et qui, se renfermant dans leur cercle d'idées théologiques encore peu étendu, croyaient naïvement que cette décision couperait court à tout malentendu, à toute scission ultérieure. Peut-être même Pierre n'est-il nommé dans cette circonstance que parce que bien des gens aimaient à le regarder comme le chef attitré de l'Église entière (et l'on sait que cette opinion a joué et joue encore un grand rôle dans l'histoire du christianisme), tandis que Paul était bien décidé à n'accorder à aucun mortel une suprématie quelconque dans une sphère où Christ seul devait régner (1e ép., IX, 5; 2' ép., XI, 5; XII, 11).

Nous aurons moins d'observations à faire sur l'autre sujet traité dans cette première partie de l'épître (chap. V. VI). L'apôtre s'y plaint avec amertume de ce que les principes de l'Évangile n'ont pas encore produit dans l'église de Corinthe les effets moraux qu'il avait cru devoir en attendre, cette pureté du sentiment, cette horreur du vice, cet esprit de paix et de fraternité, dont l'action énergique aurait fait de la communauté comme un foyer de lumière et un ferment régénérateur dans un cercle de plus en plus étendu. Au lieu de cela, il était attristé par un spectacle tout opposé. Nous entrevoyons que l'union des membres était troublée aussi par des contestations civiles, par des procès qui se débattaient devant les tribunaux, que la débauche était regardée comme une chose indifférente qui ne faisait de tort à personne, et, par conséquent, ne relevait pas du jugement d'autrui. Nous apprenons plus particulièrement, et c'est à cela que l'auteur s'arrête tout d'abord, qu'un cas patent d'inceste avait pu se produire, sans qu'on prît la moindre mesure pour châtier un pareil scandale, ou du moins pour en purger l'église. À cet égard, l'apôtre ne se borne pas aux reproches et aux exhortations; il déclare qu'il regarde le coupable comme indigne du nom de chrétien, comme déchu de tous les privilèges qui s'attachent à ce nom, et demande son excommunication formelle et solennelle, après cela, il fait valoir une série de considérations destinées à réveiller le sentiment moral des autres, et à leur donner le vrai critère pour l'appréciation des actes de la vie privée, et surtout la conscience du caractère sacré, inhérent à la personne humaine tout entière, dès qu'elle est entrée avec le sauveur dans cette union qui fait des deux un seul être spirituel, et du corps un temple de l'esprit divin.

Dans la seconde partie de l'épître, Paul s'applique à répondre à diverses questions qui lui avaient été adressées par les Corinthiens, dans la lettre que leurs députés venaient d'apporter. Ces questions font voir par elles-mêmes déjà combien les nouvelles idées, jetées dans le public par la prédication de l'Évangile, travaillaient les esprits, et jusqu'à quel point elles avaient, dès l'abord, abouti à des conceptions divergentes sur des sujets dont on ne s'était pas occupé antérieurement, ou qui n'avaient jamais encore été examinés à un point de vue plus élevé. Car nous pouvons admettre, sans craindre de nous tromper, que des discussions, des divergences semblables, en un mot, cette fermentation religieuse, qui allait donner naissance à une activité théologique telle que le monde ne l'avait point encore connue, n'existait point seulement à Corinthe, bien que ce soit cette localité sur laquelle notre épître jette une lumière qui nous fait défaut en maint autre endroit.

La première de ces questions est celle du mariage (chap. VII). Chose curieuse! Au milieu d'une société, à laquelle tout à l'heure l'apôtre se trouvait dans la nécessité de rappeler les règles les plus élémentaires de la chasteté, et où l'opinion publique n'était pas même bien violemment provoquée par un débordement scandaleux, on commençait déjà à se demander sérieusement si, au point de vue de l'Évangile, le mariage légitime était chose permise, s'il ne fallait point se l'interdire absolument et faire cesser les rapports conjugaux entre les époux chrétiens. D'où venait cette tendance ascétique complètement étrangère au judaïsme vulgaire (bien qu'elle ait existé chez une secte assez fameuse, mais nulle part mentionnée dans le Nouveau Testament), et dont on retrouve à peine la trace dans quelques confréries sacerdotales de l'antiquité païenne? Il est vrai que Jésus lui-même s'est exprimé au sujet du mariage de manière à sembler donner la préférence au célibat (Matth. XIX, 12), mais nous ne voyons pas que ses idées ou ses conseils à cet égard, quelle qu'en ait été la véritable portée, aient exercé une influence pratique sur les mœurs delà primitive église. Nous voyons ici même que Paul ne songe pas à cacher ses sentiments, tout à fait conformes à ceux du Maître, mais exprimés avec plus de netteté encore, et appuyés sur des motifs très-plausibles. Cependant tout cela ne nous explique pas suffisamment qu'à Corinthe ou ailleurs on soit allé jusqu'à ériger en principe ce qui, dans la bouche de l'apôtre, n'était qu'un conseil, donné au surplus avec des restrictions aussi sensées que nécessaires. Ce n'est certes pas un malentendu provoqué par son enseignement, qui a pu suggérer à certaines personnes de Corinthe l'idée de regarder la vie conjugale comme incompatible avec la sainteté chrétienne. 

Encore moins nous persuaderons-nous que le mysticisme essénien ait été transporté aussi loin de son berceau. Il nous paraît plus naturel d'attribuer la naissance et le développement de pareilles idées à une réaction contre le libertinage qui rongeait la société païenne, et qui, joint à la profonde dégradation politique, conduisait visiblement la nation grecque à sa ruine définitive. Mais cette réaction n'était pas l'effet du seul sentiment moral. Elle recevait ses forces, en majeure partie peut-être, de la spéculation philosophique, qui dans ce siècle déjà commençait à caresser l'idée dualiste d'un antagonisme radical entre l'esprit et la matière, idée qui prévalut plus tard dans les systèmes gnostiques, mais dont les apôtres déjà rencontraient les premières traces sur leur chemin (Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique, liv. III, chap. 9,). L'esprit spéculatif des Grecs, qui ne trouvait aucun aliment dans la religion populaire, était dès lors disposé à s'emparer des théories d'origine étrangère, dont le mélange des nationalités dans l'empire favorisait la propagation, et dont les attraits, chez des hommes qui travaillaient surtout avec l'imagination, étaient à la fois un avantage et un danger pour le christianisme. Car ils lui amenaient beaucoup de disciples, dont les uns y trouvaient mieux qu'ils n'avaient cherché, mais dont les autres y introduisaient aussi des éléments exotiques et corrupteurs. Pour revenir à notre texte, nous dirons encore que Paul traite successivement une série de cas particuliers auxquels la question de principe pouvait s'appliquer. Nous ne savons pas si la lettre des Corinthiens spécifiait déjà elle-même tous ces cas, ou si l'apôtre y fut seulement amené par la nature même du sujet; mais nous devons faire remarquer d'avance l'extrême prudence de ses avis et la parfaite intelligence de ce qui sépare le principe et le devoir de la simple convenance temporaire ou accidentelle.

Si cette discussion relative au mariage est de nature à nous intéresser à un haut point, indépendamment du principe considéré en lui-même, à cause de l'importance pratique que les idées sur la valeur du célibat ont eue dans la suite, il en sera de même, mais pour une raison différente, de la seconde question, traitée fort au long dans les chap. VIII à X, celle des viandes. Pour orienter nos lecteurs sur l'origine de cette question et la portée de l'enseignement apostolique, nous commencerons par leur rappeler l'antipathie que le peuple juif manifestait partout et avec une énergie croissante contre le polythéisme des autres nations. Du temps des apôtres, non seulement c'était chose extrêmement rare qu'un Israélite reniât la foi de ses pères, mais la répulsion pour tout ce qui tenait au paganisme s'étendait à bien des choses, qui, au fond, n'avaient pas nécessairement un caractère religieux, comme les produits de l'art plastique, les jeux publics, etc. À plus forte raison, ce qui se rattachait plus directement au culte païen était l'objet d'une répugnance profonde. Ainsi il va sans dire qu'un Juif, qui refusait même de s'asseoir à la table d'un homme non circoncis (Act. X, 28. Gal. II, 12, etc.), n'aurait jamais consenti à assister à un festin précédé d'un sacrifice idolâtre. Mais on allait beaucoup plus loin dans cette susceptibilité religieuse. Il arrivait souvent, quand les sacrifices étaient plus abondants ou plus somptueux, qu'une partie des viandes n'était pas consommée sur place, mais rentrait dans le commerce de détail et était exposée au marché, ce qui, aux yeux des gens non prévenus, devait ôter à la marchandise tout caractère sacré. Les Juifs cependant étaient plus scrupuleux, et ne voulaient absolument pas s'exposer à en faire usage, de peur d'encourir le reproche d'avoir indirectement participé à un acte d'idolâtrie. Nous voyons que, très anciennement déjà et dès que l'élément hellénique vint à s'introduire dans l’Église, ce point attira l'attention de la partie judéo-chrétienne, et nous ponvons mesurer l'importance qu'on donnait à la chose, par ce fait, que lorsqu'il s'agit de trouver les hases d'un compromis entre les deux fractions de la chrétienté, on céda plus facilement sur la circoncision elle-même que sur l'usage des viandes provenant de sacrifices païens. C'est que, dans le premier cas, il n'y avait que l'absence du signe distinctif de la nationalité privilégiée, dans l'autre, au contraire, il y aurait eu, d'après l'opinion dominante, adhésion positive à une religion étrangère et abhorrée (Act. XV, 29). 

Cette aversion, que nous avons aujourd'hui quelque peine à comprendre, a subsisté longtemps dans l'Église, et il y en a des traces ailleurs encore dans le Nouveau Testament (Apoc. II, 14, 20). Or, il arriva qu'à Corinthe les idées rigides et traditionnelles et les idées larges et libérales s'entrechoquèrent sur ce terrain, ce qui suffit pour démontrer la présence simultanée de chrétiens d'origine différente, sans qu'il soit besoin d'en administrer d'autres preuves encore. Mais le libéralisme des Grecs ne sut pas se tenir dans de justes limites. Plusieurs ne se contentaient pas de manger de la viande primitivement consacrée, qu'ils achetaient au marché sans s'enquérir de sa provenance; ils ne se faisaient pas non plus scrupule de s'asseoir à table jusque dans des lieux consacrés aux idoles, quand des amis ou des parents, étrangers à l'église, les invitaient à un festin inauguré par une cérémonie religieuse. On comprend qu'il devait en résulter des récriminations et des conflits, que la paix de la communauté, que les consciences mêmes en étaient troublées, tous n'étant pas capables de se rendre compte de ce qui pouvait être permis et de ce qui devait être interdit à cet égard. Nous admirerons la haute sagesse de l'apôtre, qui traite la question à différents points de vue, d'abord en précisant les principes d'après la théorie abstraite, ensuite, et avec une force de logique et une éloquence irrésistibles, en faisant valoir les considérations pratiques qui seules devaient guider le chrétien, soit dans ses relations avec des frères, moins éclairés peut-être, mais non moins dignes d'égards, soit dans la vigilance avec laquelle il devait se prémunir lui-même contre tout égarement même involontaire. À première vue, toute cette question n'existe plus pour nous, et l'on pourrait être tenté de croire que les instructions données ne présentent plus d'intérêt actuel. Il n'en est rien cependant, et l'on se convaincra facilement qu'il y a là un trésor de règles, surtout de morale sociale, qu'on aurait tort d'oublier et qui sont d'une application de tous les jours. Nous ajouterons que ce morceau offre un attrait particulier par une assez longue digression, dans laquelle l'apôtre rend compte de la manière dont il comprend ses devoirs personnels, et propose son exemple comme l'expression vivante des maximes qu'il inculque à ses lecteurs. De plus, il contient un passage relatif à la cène ou communion du Seigneur, lequel, tout court qu'il est, formera toujours l'une des bases les plus solides de l'enseignement théologique sur ce point malheureusement si controversé.

Après cela, l’auteur arrive à plusieurs autres points, au sujet desquels les Corinthiens avaient bien besoin d'être ramenés aux vrais principes, et qui sont entre eux dans une certaine connexité, en ce qu'ils se rapportent tous à la tenue des assemblées d'édification commune (chap. XI-XIV). Il n'est pas également sûr que les avis donnés ici par l'apôtre aient été provoqués, comme les précédentes instructions, par des questions qu'on lui aurait adressées: ce peuvent aussi avoir été les informations reçues de vive voix qui lui ont suggéré ses avis, dont le ton est assez sévère, surtout au début. Ce sont trois abus qu'il relève successivement, tous les trois assez étranges, à notre gré. Nous ne les indiquerons ici qu'en quelques mots, le commentaire suffisant pour diriger le lecteur dans l'intelligence des textes. Ceux-ci laissent à désirer quant à la lucidité de l'exposition, ou de ce qu'on pourrait appeler l'entrée en matière, du moins en ce qui concerne le premier et le troisième point. Aussi bien avons-nous jugé à propos de donner plus de développement à l'explication des détails, et cela nous permet de nous borner ici au strict nécessaire.

Le premier de ces abus, c'était l'affectation des femmes de paraître dans ces assemblées dans un costume qui bravait les usages. Elles ôtaient le voile, contrairement à ce qu'exigeaient alors les règles de la bienséance. Nous ignorons pour quel motif les personnes auxquelles Paul avait à adresser ce reproche s'étaient éprises de ce genre d'émancipation. Cela tenait-il à quelque idée religieuse mal comprise ou mal digérée? Le texte ne nous le dit pas explicitement. Aussi n'est-ce pas autant le fait en lui-même qui réclame notre attention, que la manière dont l'apôtre le juge, et le genre d'arguments qu'il emploie pour établir les vrais principes, relativement à la place qui revient à la femme dans la société, et la mise par laquelle elle doit montrer qu'elle connaît sa position. Si tout à l’heure nous avons eu l'occasion d'admirer son dévouement absolu aux devoirs que lui imposait sa mission, ici nous apprenons à le connaître d'un côté moins avantageux: sa dialectique, qui se ressent de l'école par laquelle il a passé autrefois et qui nous laisse bien froids, offre un remarquable contraste avec la chaleur entraînante de ses convictions morales, et si celles-ci lui inspiraient des avis toujours encore salutaires, malgré les changements qui s'opèrent sans cesse dans les mœurs, ses raisonnements scolastiques, qu'il estimait sans doute péremptoires, ne sauraient prévaloir contre cette mutabilité des formes sociales.

Le second abus que l'apôtre signale et châtie était bien plus grave. Nous savons par les Actes (chap. IV, 42, 46), que dès les premiers temps, les chrétiens, mus par un sentiment de cordiale fraternité, avaient contracté l'habitude de faire, plus ou moins fréquemment, des repas communs et de répéter à cette occasion l'acte symbolique accompli par Jésus la veille de sa mort, et qui reçut plus tard le nom de la sainte cène. On nommait ces repas des Agapes, c'est-à-dire des charités. Or, à Corinthe, cette coutume, qui finit d'ailleurs par être abolie dans toutes les églises, avait donné lieu à des manifestations très regrettables de l'esprit de coterie qui divisait les membres de la communauté. Il paraît qu'on continuait à se réunir dans un même local, mais qu'à tout autre égard le but de l'institution était méconnu. Chaque famille apportait sa provision et la gardait pour elle; on faisait bande à part, on se groupait selon les affinités de parti, et les riches y venaient étaler leur bonne chère sans en faire part à des frères moins fortunés. À la place d'un repas où la charité et le recueillement religieux auraient dû régner exclusivement, on avait un festin profane, et dans lequel, par dessus le marché, l'assemblée s'éparpillait en petites sociétés, dont la présence simultanée ne pouvait guère servir qu'à alimenter l'esprit de discorde. Qu'on juge de ce que devenait le rite sacré lui-même dans de pareilles circonstances!

On comprend que Paul éclate en reproches à ce sujet. Cependant ce qui, dans ce chapitre, nous intéresse plus que le souvenir d'un égarement qui eut bientôt disparu de l'Église, c'est que l'auteur saisit cette occasion de rappeler l’origine, le but et la portée d'une institution qui est restée et qui subsiste encore, et qu'il complète ainsi ce qu'il a dit plus haut sur cette matière.

Nous ne nous arrêterons pas longtemps ici au troisième abus relevé par l'apôtre, par la raison que lui-même s'y arrête davantage, et qu'il donne à son enseignement à cet égard des développements tels, qu'une analyse anticipée de cette partie de l'épître serait hors de propos. Nous craignons même que notre commentaire sur les chap. XII à XIV n'ait pris des dimensions un peu exagérées. Cependant on nous pardonnera cet excès de soins exégétiques, quand on se rappellera que nous nous trouvons là en face d'un préjugé profondément enraciné dans les» esprits et consacré par une tradition séculaire, savoir celui que les Corinthiens (ces mêmes Corinthiens que Paul vient de nous faire connaître!) auraient eu le privilège, autrement réservé aux apôtres seuls, de parler des langues étrangères sans les avoir jamais apprises, et que l'auteur aurait simplement voulu leur faire comprendre qu'il valait mieux prêcher dans la langue du pays que tout le monde savait. Cette conception, aussi absurde qu'elle est ancienne, aussi inadmissible en présence de textes suffisamment clairs que généralement adoptée à l'instar d'un article de foi, a dû être examinée à fond, et nous n'avons pas hésité à reproduire, dans le commentaire, la substance d'un travail spécial que nous avons publié autrefois (Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique, liv. III, chap. 9,), et à compléter ainsi ce qui a déjà été dit à propos de l'événement de la première Pentecôte (Actes II). Il s'agit d'un phénomène psychologique, sans doute assez curieux et aujourd'hui assez rare, mais qui n'a jamais complètement disparu de l'Église, qui s'est reproduit surtout aux époques de grands mouvements religieux, quoique à des degrés différents, et qui de nos jours même a reparu au sein de certaines fractions du protestantisme, comme un sujet d'édification pour les uns, d'étonnement peu sympathique, de dégoût même pour les autres, absolument comme du temps de l'apôtre Paul. Celui-ci s'explique sur la chose avec un bon sens incomparable, qui s'allie chez lui de la manière la plus heureuse à un mysticisme profond et chaleureux, et qui sait faire la juste part et d'un sentiment religieux ardent, lequel ne saurait être enfermé dans le cercle étroit d'un règlement, et des besoins pratiques de l'Église, laquelle ne doit pas être livrée sans contrôle aux débordements d'une exaltation maladive.

Considéré comme enseignement théologique, ce morceau jette une vive lumière sur l'un des principes les plus essentiels et malheureusement les plus négligés et les plus méconnus de l'Évangile, sur l'idée de l'action de l'esprit divin; et nous pouvons dire hardiment que toutes les difficultés que la science des écoles a trouvées, ou qu'elle s'est créées elle-même dans l'interprétation de ces trois chapitres, proviennent précisément de ce que l'orthodoxie d'abord, et l'esprit moderne ensuite, ont substitué à la conception mystique du rapport intime entre Dieu et le fidèle, un rationalisme incapable de se placer au point de vue d'un théologien dont on avait transformé les sentiments et les aspirations en formules dogmatiques. La connaissance de l'organisation des premières communautés gagne également à l'étude de cette partie du texte, et de l'aveu de tout le monde, la célèbre digression qu'elle contient sur l'amour chrétien, ses qualités et son excellence, est l'une des plus belles pages que la plume de Paul ait écrites.

Il est un dernier point sur lequel l'apôtre s'explique ici plus au long qu'ailleurs, et le seul, au fond, qui ait une portée directement dogmatique, et par conséquent une importance majeure. C'est la question de la résurrection (chap. XV). La croyance à une existence future, conçue comme un retour des corps à la vie, et à la vie sur cette terre même, était devenue l'une des idées fondamentales du judaïsme du dernier siècle, après avoir été totalement étrangère aux anciens Israélites. C'était aussi l'une de celles que l'enseignement populaire de l'Évangile avait conservées presque intactes, et qu'il apportait partout avec lui dans le monde païen. Mais pour celui-ci elle était une pierre d'achoppement, du moins dans les sphères où l'on se piquait d'être philosophe, et où l'on avait appris à dédaigner les conceptions vulgaires relatives à l'Élysée et au Tartare. Or, il paraît qu'à Corinthe, comme autrefois à Athènes (Actes XVII, 32), il se trouvait des gens qui avaient de la peine à s'approprier une croyance, à leurs yeux plus singulière encore que celles dont on avait nourri leur enfance. Ce sont eux, sans doute, que Paul a en vue en abordant cette question (v. 12), qui lui apparaît en quelque sorte, et non sans raison, comme la base et le pivot du christianisme pratique, bien entendu, en tant qu'on dégageait les espérances d'avenir des formes par trop matérielles dont elles se trouvaient communément revêtues.

Il traite son sujet sous plusieurs points de vue et d'une manière d'autant plus digne de notre attention, que la théologie de l'Église n'a pas suivi ses traces avec une entière déférence, mais s'est plu à s'arrêter aux errements du judaïsme populaire. Nous nous bornerons ici à signaler les deux points les plus saillants de l'enseignement qu'il propose à cette occasion. D'abord, quant à la vérité et à la réalité de la résurrection elle-même, il la dérive comme un corollaire de celle de Jésus; mais non pas (comme on l'entend ordinairement) dans ce sens, que ce dernier fait, par lui-même, prouverait la certitude de la résurrection universelle, ce qui serait un paralogisme passablement étonnant. C'est, au contraire, l'idée fondamentale de sa théologie, celle de la foi ou de l'union personnelle du fidèle avec son sauveur, qui lui fournit la base de son argumentation. Christ étant ressuscité (ce fait est établi d'abord lui-même comme certain, sur la foi des témoins oculaires), il s'ensuit que ceux qui sont en Christ, indissolublement unis à lui, ne sauraient être assujettis à la mort. On s'aperçoit sans peine que ce raisonnement n'a rien de commun avec la croyance populaire de la résurrection universelle de tous les hommes sans distinction, mais que la notion de la vie future est élevée au niveau des conceptions mystiques les plus particulières à l'évangile paulinien.

Le second point, qu'il développe avec une éloquence toute pittoresque, tient étroitement au premier. Il n'y a pas de doute: l'existence future du croyant suppose en même temps celle d'un corps dont sa personne sera revêtue. Mais ce corps n'est pas celui qu'il a porté ici-bas, et dont les nombreuses infirmités l'ont si fréquemment gêné dans l'accomplissement de ses devoirs. Ce sera un corps vivifié par un autre principe que celui dont dépend la vie animale actuelle, un corps qu'on peut appeler spirituel, parce que l'esprit de Christ lui communiquera sa vitalité, un corps enfin, absolument pareil à celui avec lequel le Seigneur lui-même est sorti victorieux du tombeau. Car la chair et le sang, la matière grossière, n'aura point de part à la nouvelle existence.

Nous ne pousserons pas plus loin l'analyse de cette partie du texte, pour ne pas empiéter sur le commentaire que nous aurons à y joindre. Nous dirons seulement que cette page, qui paraît presque avoir passé inaperçue sous les yeux des contemporains de l'apôtre, termine dignement un écrit si remarquable et si instructif à tous égards. Car le dernier chapitre ne contient plus que des détails d'affaires et de relations personnelles, qui n'ont pas besoin d'éclaircissements préalables. Mais avant d'aborder le texte même, nous ajouterons encore que le caractère de l'auteur s'y dessine de manière à commander le respect et l'admiration. En vrai pasteur du troupeau de Christ, il ne manque pas de réprimander sévèrement, de châtier sans crainte tout ce qui était contraire aux bonnes mœurs, à l'esprit qui devait régner dans une église chrétienne; mais il sait aussi tendre une main secourable à la simple faiblesse; il montre de l'amitié à ceux qui sont disposés à s'amender; il a des consolations pour le repentir sincère. Bien que le ton du discours varie de l'invective à l'exhortation, de l'éloge à la menace, partout il est l'expression de cette belle et grande pensée, que le ministre de l'Évangile est responsable du salut de sa communauté.

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