Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LES ÉPÎTRES PASTORALES

INTRODUCTION

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I.

En comprenant sous le titre commun d’épîtres pastorales les deux documents qui nous restent à expliquer, nous nous écartons de l'emploi ordinaire de ce terme dans deux sens différents. Dans le langage usuel, on appelle lettre pastorale un écrit adressé par une autorité ecclésiastique à une portion quelconque de la chrétienté, et destiné soit à la diriger d'une manière générale dans la voie de ses devoirs religieux et moraux, soit à lui rappeler certaines vérités, certains principes particuliers, ou à lui donner des conseils de circonstance. Dans ce sens, toutes les épîtres apostoliques contenues dans notre recueil du Nouveau Testament sont, à vrai dire, des lettres pastorales. Mais les auteurs, qui de nos jours ont traité l'histoire de la littérature chrétienne du premier siècle, ont réservé ce nom pour quelques écrits composés dans le but spécial de donner des instructions à des pasteurs ou chefs d'églises. On en compte ordinairement trois, savoir celle à Tite et les deux à Timothée. Cependant nous ne voyons pas à quel titre la seconde à Timothée serait rangée dans cette catégorie. Nous venons de constater qu'elle s'occupe essentiellement de la position momentanée de l'écrivain lui-même et de ses rapports personnels avec son disciple, et si en passant il s'y glisse quelques avis dont celui-ci pouvait profiter dans l'accomplissement de son ministère, ce cas se produit encore dans d'autres épîtres, sans que pour cela on ait songé à leur appliquer la même dénomination. Nous n'avons donc à parler ici que de l'épître à Tite et de la première à Timothée, à l'égard desquelles le nom de lettres pastorales, dans le sens qui vient d'être indiqué, est pleinement justifié. Nous leur consacrerons une étude commune à toutes les deux, pour divers motifs, en avertissant nos lecteurs que nous aurons à traiter ici plus d'un point litigieux. Le seul fait, que nous ne parlons de la première à Timothée qu'après la deuxième, pourra leur faire pressentir qu'il s'agira de problèmes de l'existence desquels nos pères ne se sont pas doutés.

Pour ce qui est des deux personnages auxquels ces lettres sont adressées, nous n'aurons à dire ici quelques mots que sur l'un d'eux. Il a déjà été question de Timothée à une autre occasion, et il suffira pour le moment d'ajouter que l’épître dont nous allons nous occuper le suppose demeurant à Éphèse et dirigeant l'église de cette ville. Quant à Tite, nous savons fort peu de chose sur son compte. Si nous faisons abstraction de ce qu'on peut déduire de l'épître même, il n'est mentionné qu'à deux occasions dans l'histoire de la primitive Église. Nous apprenons par l'épître aux Galates (chap. II), que Paul l'emmena d'Antioche à Jérusalem, à la conférence qu'il eut avec les chefs de l'église de cette ville sur la question de l'admissibilité des païens. Il nous raconte qu'à ce propos les défenseurs des principes pharisaïques dans le sein de la communauté exigèrent que Tite, qui était païen d'origine, se soumît à la circoncision, mais que lui résista à cette prétention et qu'il réussit à faire prévaloir sa théorie libérale. Tite reparaît une seconde fois sur la scène pendant le séjour de Paul à Éphèse, où l'apôtre le chargea d'une mission à Corinthe, dont il est parlé à plusieurs reprises dans la seconde épître aux Corinthiens (chap. II, 13; VII, 6,13 s.; VIII, 6, 16, 23; XII, 18; voir l'Introduction à cette épître). Si nous ajoutons encore ce qui est dit d'un voyage de Tite en Dalmatie (2 Tim. IV, 10), nous avons épuisé les renseignements fournis par le Nouveau Testament. Les Actes ne le nomment nulle part, comme c'est d'ailleurs aussi le cas pour beaucoup d'autres, personnes de l'entourage de Paul, dont nous trouvons les noms de côté et d'autre dans les épîtres. Celle dont l'adresse porte son nom parle d'un séjour dans l'île de Crète, où il aurait été chargé d'organiser les églises. Nous aurons à revenir sur ce dernier fait.

L'épître à Tite est, après celle à Philémon, la plus courte de toutes les épîtres pauliniennes qui nous sont parvenues. Elle commence par une formule de salutation un peu emphatique pour une lettre intime et confidentielle. Puis elle rappelle au disciple qu'il a été laissé en Crète pour y constituer des corps d'anciens dans chaque église nouvellement fondée, et énumère les qualités que doivent posséder les personnes auxquelles on confiera des fonctions aussi sérieuses. Il s'agit là avant tout de qualités morales; cependant l'auteur insinue en même temps qu'il importe que les chefs des communautés, pénétrés eux-mêmes des vérités de l'Évangile, sachent enseigner la saine doctrine et réfuter les adversaires. À cette occasion, il signale la présence et l'activité de certaines gens qui, par leurs menées subversives, répandaient l'erreur et mettaient le trouble dans les familles. Il expose ensuite succinctement quelle doit être la nature et la tendance de renseignement à faire dans l'Église, tant en général et quant aux principes, que dans l'application aux diverses catégories de personnes auxquelles le directeur spirituel de la communauté peut s'adresser. Par les détails dans lesquels l'auteur entre à cette occasion on voit qu'il réclame avant tout une forte et solide instruction morale, la connaissance des devoirs domestiques et sociaux. Il va sans dire que ces recommandations sont partout basées sur les faits évangéliques de la grâce, de la rédemption, de la perspective offerte aux croyants. Après avoir ajouté un avis au sujet de la conduite à tenir envers ceux qui, par de folles spéculations ou le goût de la controverse, provoquent des discordes dans le sein de l'Église, l'auteur termine par quelques commissions de circonstance.

L'épître à Timothée est beaucoup plus étendue et son contenu plus varié. Comme la substance de celle à Tite s'y retrouve à peu près en entier, et en partie dans les mêmes termes, nous ne signalerons ici que les éléments qui lui sont propres. Nous dirons donc qu'il y a ici bien plus de détails sur l'organisation de l'Église. L'auteur donne des directions pour le choix des diacres et des diaconesses; il règle ce qui concerne les assemblées de prières; il insiste sur ce que les femmes n'y prennent pas la parole; il indique la marche à suivre à l'égard de la distribution des secours aux veuves indigentes, etc. Mais il s'arrête davantage aux fausses doctrines qui commençaient à se répandre et qui menaçaient d'envahir les communautés, au point de compromettre et l'Évangile lui-même et le salut des âmes. Du reste, toutes ces matières sont traitées sans aucun ordre. Le style est assez décousu et se ressent du manque de suite dans les idées. La polémique est plus incisive et plus passionnée que dans l'autre épître, sans être pour cela plus précise, et les allusions aux circonstances de temps et de lieu, qui pourraient orienter le lecteur à l'égard de l'origine de ce document, manquent presque totalement.


II.

Ce que nous venons de dire sur ces deux écrits pourrait suffire comme introduction, et nous pourrions passer immédiatement à l'explication du texte, s'il n'y avait encore à discuter la question capitale de l'authenticité. Elle nous arrêtera ici plus longtemps que dans les autres occasions où nous avons dû y toucher. Nous commencerons par dire qu'elle n'est pas entièrement nouvelle. On a cru pouvoir établir, par l'histoire documentée même de la littérature apostolique, que ces épîtres, ou bien n'ont pas encore existé dans la première moitié du second siècle, ou qu'elles n'étaient pas à l'abri du soupçon. Cependant cela se réduit au fait que le plus ancien auteur qui ait essayé de faire une collection d'épîtres pauliniennes, Marcion, ne les possédait pas. Or, cela peut avoir été l'effet du hasard, et non pas nécessairement celui d'une exclusion intentionnelle, et rien n'est plus naturel que la difficulté, pour de si petites compositions, d'ailleurs d'une destination toute privée, de se répandre rapidement dans tous les cercles du monde chrétien. Quoi qu'il en soit, ce n'est que depuis le commencement de notre siècle qu'il s'est élevé des doutes très sérieux à ce sujet, et nous sommes obligé de dire que ces doutes, loin de se laisser écarter par les objections produites en sens opposé, n'ont fait que gagner du terrain, en s'armant d'arguments de plus en plus nombreux et, à ce qu'on pensait, irréfragables. Nous sommes donc dans le cas de les examiner à notre tour, et nous tâcherons de le faire sans parti pris et avec une entière indépendance.

Nous ramènerons à trois points principaux les arguments mis en avant par la critique pour soutenir la solution négative de la question d'authenticité. Car nous pourrons en laisser de côté deux autres, lesquels, comparés à ceux-là, ne peuvent en aucun cas jeter un grand poids dans la balance. Ainsi on a signalé un certain nombre d'expressions ou de locutions qui ne se rencontrent pas dans les autres épîtres de Paul, tandis que dans celles-ci on les trouve employées itérativement. La chose est incontestable, mais le même phénomène se présente dans toutes les épîtres; il n'y en a pas une seule qui ne renferme des mots qui ne reparaissent pas ailleurs. Quand on songe combien peu de pages nous avons de l'apôtre Paul, sur combien d'années elles se répartissent, combien de sujets différents il y traite et combien il fait preuve de liberté, d'adresse, de génie même, dans le maniement d'une langue très riche par elle-même, et qu'il s'agissait maintenant de façonner pour le service d'un cercle d'idées toutes nouvelles, on serait en droit de s'étonner s'il y avait là une monotone uniformité, si son vocabulaire était moins riche. Si ce premier argument devait être considéré comme démontrant la diversité des auteurs, il n'y aurait pas deux de toutes ces épîtres qui ne dussent finir par être attribuées à des plumes différentes. cela est si vrai que, en ce qui concerne les épîtres à Timothée et à Tite, il y a eu des critiques qui ont prétendu y reconnaître celles de trois faussaires, tandis que d'autres, en négligeant les nuances et en ne tenant compte que de ce qui semblait les rapprocher l'une de l'autre, se sont contentés de les attribuer à un seul.

Encore moins aurons-nous besoin d'insister sur ce que, à l'égard de l'enseignement théologique, on ne trouve absolument rien dans ces trois épîtres qui soit en contradiction avec la doctrine bien connue de Paul, ou seulement étranger à celle-ci. Tout au contraire, ses idées fondamentales s'y laissent facilement découvrir, bien que l'auteur ne soit nulle part amené à les exposer théoriquement et dans leur ensemble. En effet, cela aurait été superflu vis-à-vis des personnes auxquelles il s'adresse, et dans un moment où il se préoccupait d'intérêts exclusivement pratiques. Citons cependant quelques exemples qu'on a voulu faire valoir à l'encontre de l'observation que nous venons de faire. Paul se sert très rarement ailleurs du terme de Sauveur, et alors il l'emploie comme épithète de Christ. Ce terme se rencontre très fréquemment dans les quelques pages dont il s'agit ici, et là il désigne indistinctement Christ et Dieu. Est-ce à dire que l'idée d'attribuer le salut à Dieu, comme à son premier auteur, est étrangère à la théologie paulinienne? Le terme technique de la régénération (palingénésie) se lit une fois dans l'épître à Tite, et nulle part ailleurs. Mais la chose n'est-elle pas mentionnée vingt fois dans les autres épîtres et au moyen de toutes sortes de tournures? On a surtout fait remarquer que nos deux écrits paraissent insister sur la nécessité des bonnes œuvres (1 Tim. II, 10; V, 10; VI, 18. Tit. I, 16; II, 7, 14; III, 1, 5, 8, 14), ce qui serait tout juste le contraire de la théorie prêchée aux Romains et aux Galates. Mais on oublie que l'auteur ne fait pas ici de la théorie; il demande qu'on ne mette à la tête des églises que des gens qui prouvent par leur conduite qu'ils sont dignes de cet honneur, et dont l'exemple pourra exercer une salutaire influence sur les autres membres. Et l'on ne fait pas attention à ce que les autres épîtres abondent dans le même sens, partout où l'occasion s'en présente, et qu'elles demandent que la foi porte ses fruits et se manifeste par la charité et les bonnes œuvres (Rom. II, 7; XIII, 3. 1 Cor. XIII, 13. 2 Cor. V, 10; IX, 8. Gal. V, 6. 1 Thess. V, 8, etc.). Cependant nous pouvons nous dispenser de multiplier ces citations. Ce que nous venons d'alléguer, à titre d'exemple, prouve qu'on n'a rien trouvé de bien grave ou de décisif en fait de prétendues différences dogmatiques entre les épîtres généralement reconnues comme authentiques et les deux qui font l'objet de notre examen actuel. Nous nous hâtons de passer à des questions plus importantes.


III.

La première que nous aborderons et que nous discuterons à fond est tirée de l'impossibilité de trouver la place de nos deux épîtres dans le cadre chronologique de la vie, autrement bien connue, de l'apôtre Paul. C'est même cet argument qui autrefois a seul défrayé la critique, du moins celui qui a donné l'éveil aux historiens indépendants de la tradition, et quoique de nos jours on s'appuie de préférence, de ce côté-là, sur des faits moins purement extérieurs, il n'a pas cessé d'être reproduit et de stimuler la sagacité des chronologistes. On affirme donc que les données historiques contenues dans les épîtres pastorales (et il convient de rappeler qu'on comprend sous ce nom la deuxième à Timothée) sont inconciliables avec celles qu'on peut puiser, soit dans les autres épîtres, soit dans le livre des Actes. Comme nous avons déjà essayé de donner une solution plausible aux doutes relatifs à l'une de ces trois pièces, nous nous bornerons ici aux deux autres.

Les défenseurs de l'authenticité, à bout d'hypothèses et de combinaisons plus ou moins hasardées, se sont finalement retranchés derrière celle qui suppose que Paul n'a pas péri à l'époque à laquelle on fixe d'ordinaire sa mort, qu'il a été libéré après deux années de captivité, qu'il a repris le cours de ses missions, et que c'est dans ce nouveau stade que se placent et les faits mentionnés dans ces épîtres suspectes à tort, et la rédaction de ces documents eux-mêmes. Ce ne serait que quelques années plus tard que l'apôtre aurait été incarcéré une seconde fois et enfin mis à mort. Nous avons déjà parlé en passant de cette hypothèse d'une double captivité romaine, dans notre Introduction à la deuxième épître à Timothée, C'est ici le moment d'examiner sur quoi elle peut se fonder (Nous avons traité cette question plus au long dans la Revue de théologie, 1851, Tome II, p. 150 suiv.).

Nous soutenons que l'hypothèse d'une double captivité de Paul à Rome, suggérée au dix-septième siècle à quelques savants par certains passages des écrits des Pères, n'est plus aujourd'hui, pour la plupart, si ce n'est pour la totalité de ses défenseurs, que le corollaire de leur foi en l'authenticité des épîtres en question. Ils l'abandonneraient volontiers, s'ils croyaient pouvoir établir celle-ci sans y avoir recours. Car de fait, en y ayant recours, on tourne dans un cercle vicieux. Il sera donc juste de dire que, si la non-authenticité devait être prouvée par des raisons tout à fait indépendantes de la question chronologique, l'hypothèse de la seconde captivité tomberait également d'elle-même. Nous aurons donc pour le moment une double tâche: 1° celle de voir s'il y a, en dehors de nos deux textes, des témoignages à produire en faveur du fait supposé; 2° celle d'examiner les textes eux-mêmes pour constater ce qu'ils disent sur la situation de l'auteur à l'époque de leur rédaction.

On a cru découvrir la plus ancienne trace de la libération de Paul dans l'épître aux Romains (XV, 24), où l'apôtre manifeste l'intention de faire un voyage en Espagne. Autrefois, sans doute, d'après une certaine théorie de l'inspiration, on pouvait dire qu'il a dû y aller effectivement, parce que sans cela il n'en aurait pas parlé d'avance, un apôtre connaissant l'avenir. Or, ce voyage d'Espagne n'ayant pas été fait avant l'arrestation de Paul, il a dû se faire après qu'il eut été relâché. On ne discute plus aujourd'hui de pareils raisonnements. Les apôtres, comme les autres mortels, peuvent former des projets sans arriver à les exécuter, soit que des obstacles extérieurs les en empêchent, soit qu'ils changent d'avis (Actes XVI, 6 suiv. ; XIX, 21; XX, 3. Rom. I, 10 suiv. ; XV, 22. 1 Thess. II, 18, etc.). Nous pourrions encore faire remarquer que Paul, en prenant congé des anciens d'Éphèse (Act. XX, 25, 38), leur dit qu'il ne les verra plus. Mais dans l'hypothèse de la seconde captivité, il y serait revenu et aurait ainsi donné un démenti à sa parole. Voilà à quoi aboutissent de pareils arguments.

La conclusion du livre des Actes a dû servir, à son tour, à rendre plausible le fait d'une mise en liberté. Si Paul avait péri à Rome, dit-on, au bout de sa première et seule captivité, Luc n'aurait pas manqué de le dire. Mais s'il a été relâché, pourquoi Luc n'en dit-il rien? Les deux événements méritaient également d'être relatés. L'histoire de Paul ne se terminait pas là, dit-on encore; sans doute! mais c'est tout ce que nous y voyons. Il est impossible de dire ce que les pages suivantes auraient contenu, si elles avaient été écrites. La manière dont le livre des Actes se termine est pour nous une énigme (voir notre Introduction à cet ouvrage), mais ce serait une singulière prétention que de vouloir corriger ce défaut, aussi gênant que surprenant, par une addition arbitraire.

Il demeure donc établi que le Nouveau Testament ne contient rien qui puisse être invoqué à l'appui de l'hypothèse dont nous parlons. Qui sait si la manière abrupte dont se termine la biographie authentique, de l’apôtre, n'a pas été pour beaucoup dans la formation de la tradition apocryphe. La fable s'est toujours de préférence attachée aux parties de l'histoire sainte, où la curiosité juste ou maladive du public découvrait des lacunes dans les récits canoniques.

À la fin du premier siècle, nous rencontrons un texte qui a souvent exercé, ou plutôt fourvoyé la sagacité des savants. L'épître aux Corinthiens, attribuée communément à Clément de Rome, met sous les yeux de ses lecteurs les illustres exemples des apôtres (chap. 5). «Pierre, est-il dit, a dû soutenir plus d'un combat en rendant témoignage à la vérité, pour arriver enfin à la gloire qui lui était due. Paul, maintes fois emprisonné, fustigé, lapidé, en devint le héraut en Orient et en Occident, et mourut après qu'il eut enseigné le monde entier, et que, arrivé au terme de l'Occident, il eut rendu témoignage devant les autorités.» De ce fameux passage on prétend tirer les deux faits suivants: Paul doit avoir été en Espagne, le terme de l’Occident, sous la plume d'un auteur écrivant à Rome, ne pouvant être que ce pays; et il souffrit le martyre pendant l'administration des deux régents que Néron avait laissés dans la capitale lors de son dernier voyage en Grèce, en l'an 67, c'est-à-dire trois années au moins après l'époque de la grande persécution, dans laquelle nous admettons que l'apôtre périt aussi.

Nous aurions mauvaise grâce à contester la valeur du témoignage d'un auteur qui pouvait avoir connu Paul personnellement, et qui était, en tout cas, très bien placé pour avoir des renseignements sur ses dernières années. Mais nous soutenons que son texte ne dit pas un mot de ce qu'on y a vu. Il n'y est question ni de l'Espagne, ni des deux régents, ni même de martyre. C'est la phrase d'un rhéteur qui veut exalter la gloire des deux apôtres. À cet effet, il compare la carrière de Paul à celle du soleil: il a commencé son œuvre en Orient, il l'a terminée en Occident, après avoir évangélisé le monde entier. Cette dernière expression nous donne la mesure du reste, à moins qu'on ne veuille en inférer que l'apôtre a aussi été en Gaule, en Bretagne, en Germanie, en Afrique, pays dont l'existence n'était pas ignorée du Romain le moins lettré. Le terme de l'Occident, pour Paul, c'était le terme de son monde. Ce monde, éclairé par la lumière de Paul (Act. XIII, 47), était bien assez vaste pour exciter l'admiration de son panégyriste et pour justifier une hyperbole, et celui-ci a assez d'esprit pour profiter de la circonstance tout accidentelle que le terme de la carrière de l'apôtre est aussi le point le plus occidental auquel il ait touché dans ses voyages. Notez bien que, d'après les règles de la syntaxe, l'auteur met formellement ce qu'on veut bien appeler le martyre de Paul dans ce terme de l'Occident. Il serait donc mort en Espagne, contrairement à la tradition unanime de l'antiquité. Mais il n'est pas question de martyre dans le texte de Clément. Il dit simplement: il rendit témoignage, il lit sa profession de foi; et ce n'est que longtemps après que l'usage consacra, pour ce mot grec qui signifie un témoignage, le sens qu'il a gardé dans le langage ecclésiastique. Enfin, les autorités dont parle le texte sont précisément celles dont il est question 2 Tim. IV, 17, et nous n'avons pas besoin de les chercher ailleurs. Le passage de Clément, à force de couleur rhétorique, ne peut donc servir en aucune façon à établir n'importe quel détail d'histoire; il ne dit pas même que Pierre ait été à Rome!

Dès le second siècle, la tradition ecclésiastique, relative aux faits et gestes des apôtres, devient tellement confuse et surchargée de détails apocryphes, qu'il est impossible de l'invoquer pour combler les nombreuses lacunes de l'histoire authentique. Chaque génération renchérissait à cet égard sur celle qui l'avait précédée, et plus on s'éloignait des temps apostoliques, plus on savait de choses qui les concernaient. Quelques exemples suffiront pour le prouver. Vers 170, l'évêque Denys de Corinthe écrit aux Romains, que Pierre et Paul ont enseigné ensemble dans son église, après l'avoir fondée, et se sont rendus ensuite ensemble en Italie, où ils souffrirent le martyre en même temps. Nous nous garderons bien de prendre ce voyage de Paul en Italie, en compagnie de Pierre, pour une preuve de l'issue favorable qu'aurait eue sa captivité romaine; car un évêque qui connaît assez peu l'histoire de sa propre communauté, pour en attribuer la fondation à Pierre, ne mérite aucune créance pour ses assertions, quelles qu'elles soient; il se fait l'organe d'une fable. Or, nous connaissons fort bien l'origine de celle-ci. L'antagonisme qui avait autrefois séparé les partis religieux dans l'Église naissante, et leur avait fait prendre pour drapeaux les noms vénérés des apôtres (1 Cor. I, 12. Gal. II, 6 s. Act. XXI, 21, etc.), avait enfin cédé au besoin d'unité et de fusion. On affectait de rapprocher les deux chefs principaux, non seulement quant à la doctrine, ce qui ne coûtait plus trop d'efforts à cette époque, mais encore quant à leurs travaux, ce qui ne pouvait se faire qu'aux dépens de la vérité. Ils voyagent ensemble, ils prêchent ensemble, ils meurent ensemble. La tradition se fait mythe. L'intérêt hiérarchique et la vanité locale achèvent de la consacrer dans cette nouvelle forme. Les auteurs, dès la fin du deuxième siècle, ne la connaissent plus autrement. Ainsi Irénée rapporte que Pierre et Paul ont fondé ensemble l'église de Rome. Tertullien assure que ces deux apôtres y ont scellé de leur sang leur foi évangélique. Il sait même que Pierre a subi le martyre sur la croix et que Paul a été décapité. Caïus indique déjà les monuments des deux apôtres. Origène ajoute un nouveau détail, c'est que Pierre, par modestie, se fit crucifier la tête en bas (Voyez pour toutes ces citations: Eusèbe, Hist, eccl., Il, 25; III, 1. Irén. III. 1. Tert. adv. Marc, IV, 5. Praescr. 36.).

Nous devons mentionner plus spécialement la nomenclature des livres saints, écrite probablement vers Tan 170, et qui est connue sous le nom du canon de Muratori, ce savant italien l'ayant découverte dans un manuscrit de Milan (Histoire du Canon, 2 e éd., p. 100 suiv.). On y lit, entre autres choses plus ou moins singulières, cette phrase non terminée: «Luc a écrit les Actes de tous les apôtres dans un livre unique, en y comprenant tout ce qui s'était passé en sa présence, de même qu'il parle ailleurs de la passion de Pierre. Mais quant au voyage de Paul, de Rome en Espagne....» Nous ne savons ce que cet auteur veut dire au sujet de la passion de Pierre; mais il nous importe de constater que le mais qui commence la phrase tronquée, atteste que le livre des Actes ne fait pas mention du voyage d'Espagne. cela devait-il signaler une lacune dans cet ouvrage, ou prouver Terreur de la tradition? Toujours est-il qu'à cette époque on parlait d'un voyage de Paul en Espagne. Soit, mais où prenait-on ce fait? Nous répondrons sans hésiter: dans le passage Rom. XV, 24, tout comme l'exil de Patmos a été pris dans Apoc. I, 9, la fondation de l'église de Corinthe par Pierre dans 1 Cor. I, 12, le nom de la mère de la vierge Marie dans Luc II, 36, le nombre des Mages dans Matth. II, 11, etc. L'exégèse des Pères était de force à satisfaire toutes les exigences de la curiosité comme de la théologie.

Dans les témoignages que nous venons d'alléguer il n'y a encore aucune mention directe d'une seconde captivité de Paul à Rome. Celle-ci n'y a été trouvée par les modernes que par voie d'induction. Le premier qui en parle explicitement, c'est Eusèbe, au quatrième siècle (Hist, eccl., II, 22, 25). C'est une opinion, un dire, assure-t-il, que l'apôtre s'est fait absoudre à cette époque et qu'il n'a péri que plus tard après de nouveaux travaux évangéliques. Contrairement à sa constante habitude, il ne cite aucune autorité à l'appui de ce fait. Mais il se fonde sur une explication des plus singulières qu'on puisse faire d'un texte biblique. Il découvre dans 2 Tim. IV, 16 suiv., que Paul lui-même distingue deux captivités, quand il dit avoir été sauvé une première fois de la gueule du lion, mais n'avoir plus désormais que la perspective du royaume céleste. Du reste, toute cette combinaison d'Eusèbe est intimement liée à une erreur chronologique des plus évidentes. Il fait arriver Paul à Rome dans les premières années de Néron et fixe son martyre à l'an 67, tout en affirmant qu'il mourut dans la grande persécution. Il est donc impossible de se prévaloir de son témoignage, pour établir que Paul n'était pas à Rome lors du grand incendie et du carnage qui en fut la conséquence.

Citons encore Cyrille de Jérusalem, qui distingue le voyage réel de Rome, du voyage projeté d'Espagne, et qui fixe à Rome le terme des courses de l'apôtre. Chrysostome, à la vérité, parle du voyage d'Espagne, en ajoutant ces paroles dignes d'être relevées ici: «Nous ne savons pas si de là il revint en Orient! » Mais toute l'hypothèse de la seconde captivité repose sur des arguments qui ont pour prémisse le prétendu fait de la présence de Paul en Orient après l'an 64. Cependant il est superflu de poursuivre cette énumération de témoins. Nous croyons avoir surabondamment prouvé qu'il n'y a pas à faire de fond sur des écrivains qui n'avaient aucun moyen de vérifier les assertions que la tradition vulgaire non contrôlée leur fournissait. Nous nous bornerons à dire encore que plus d'un auteur postérieur, sans se tenir tout à fait sur ses gardes relativement à ces récits suspects, affirme que Paul périt en 64, et ignore la seconde captivité. Ainsi, ni l'exégèse, ni les témoignages des Pères ne nous obligent de regarder l'hypothèse en question autrement que comme un expédient de la critique, pour maintenir l'authenticité des deux épîtres pastorales, et la combinaison la plus probable sera toujours de dire que le procureur Festus étant entré en fonctions au plus tôt dans le courant de l'année 61, Paul a dû être expédié à Rome vers l'arrière-saison de la même année; il y sera donc arrivé au printemps suivant, et les deux années dont parlent les Actes nous conduisent si près de la catastrophe de l'an 64 que ce serait chose inconcevable que Paul ait pu échapper à cette affreuse boucherie dont il fut sans doute la plus illustre victime.

Mais si nous devons écarter l'hypothèse d'une seconde captivité, et par conséquent la possibilité de loger ces épîtres dans une période postérieure au séjour connu de Paul à Rome, est-ce donc chose absolument impossible de leur trouver une place dans la période antérieure? Nous pourrions citer un grand nombre de savants qui n'en ont point désespéré; seulement la variété même de leurs combinaisons chronologiques fait ressortir les difficultés du problème et enlève d'avance aux solutions proposées une grande partie de la valeur que leurs auteurs leur attribuaient. À vrai dire, il n'y en a aucune qui ait réussi à conquérir les suffrages d'une critique non prévenue; autrement on n'en serait pas toujours revenu à celle que nous venons de discuter. Il n'y a donc pas lieu de nous y arrêter ici. Nous en avons cru trouver une autrefois nous-même, qui n'a pas non plus eu la chance de clore le débat. Si nous nous permettons de la reproduire en deux mots, c'est uniquement pour montrer que le rejet des autres ne provient pas, de notre part, du parti pris de combattre l'authenticité de ces documents.

L'épître à Tite suppose les faits suivants non mentionnés par Luc: Paul vient de passer par l'île de Crète, il y a jeté les fondements de plusieurs églises, il y a laissé Tite pour les organiser. Il lui écrit maintenant par une occasion qui se présente; c'est Apollonius qui portera la lettre, en passant par l'île, pour se rendre de l'endroit où il avait laissé l'apôtre à celui de sa propre destination. Paul compte être à Nicopolis pendant l'hiver, et invite son disciple à l'y rejoindre. Il s'agit donc: 1° de déterminer la date de son voyage en Grêle; 2° de découvrir l'endroit où il a écrit la lettre; 3° de retrouver la direction de ses courses ultérieures.

Nous avons démontré dans notre Introduction aux épîtres adressées aux chrétiens de Corinthe, que Paul, au moment où il les écrivait, avait déjà deux fois visité cette ville. Les Actes ne font mention que d'un seul voyage antérieur. Nous avons prouvé également que le second doit se placer dans la période du séjour d'Éphèse, lequel aurait ainsi été interrompu par une absence plus ou moins longue. Ce sont là des faits acquis à l'histoire, et qui, entre bien d'autres, nous révèlent une lacune dans le récit des Actes. C'est à ces faits que se rattachait notre hypothèse. Paul est allé d'Éphèse à Corinthe. Quel chemin a-t-il pris? Pour étendre le cercle de son activité, il choisit cette fois, en passant d'Asie en Europe, une autre route que celle qu'il avait suivie la première fois. Il touche à l'île de Crète, mais sans s'y arrêter longtemps. Il y laisse Tite pour continuer l'œuvre commencée. Arrivé à Corinthe, il y fait la connaissance d'Apollonius. Celui-ci, converti au christianisme à Éphèse avant que Paul s'y fût établi (Actes XVIII, 24 suiv.), était venu à Corinthe, où il devint un prédicateur fort goûté (1 Cor. I, 12; III, 4 suiv.). Plus tard il quitta cette ville pour retourner à Éphèse, où il se trouvait encore quand Paul écrivit la première aux Corinthiens (XVI, 12). Le voyage d'Apollonius, dont parle l'épître à Tite (III, 13), sera précisément celui qu'il aura fait pour se rendre de Corinthe en Asie. Paul le recommande à son ami, et charge celui-ci de l'aider à continuer son voyage par quelque nouvelle occasion. Outre Tite, deux autres disciples avaient suivi Paul; c'étaient Tychicus et Artémidore (Tite III, 12). Le premier était Éphésien, ou des environs d'Éphèse (Actes XX, 4; comp. XXI, 29), le second, à en juger par son nom, probablement aussi. La présence, auprès de « Paul, de deux Éphésiens, sans être par elle-même d'un poids décisif dans la balance des probabilités, est pourtant une coïncidence de plus en faveur de la supposition que Paul, en écrivant à Tite, venait d'Éphèse. Mais ces deux disciples ne devaient pas continuer le voyage avec l'apôtre. Celui-ci voulait les renvoyer également par la route de Crète (Tite, 1. c), en suivant lui-même une route différente. Il dit qu'il passera l'hiver à Nicopolis. Il y avait plusieurs villes de ce nom dans les pays de langue grecque. On en connaît dans l'Asie mineure, en Macédoine, en Épire. Au point où en est arrivée notre critique, ce n'est pas en Asie que nous chercherons le lieu du rendez-vous. La Macédoine irait parfaitement. Paul, venu d'Éphèse à Corinthe par la route maritime méridionale, repassera de Corinthe à Éphèse par le nord et par terre, et visitera les églises de Thessalonique, de Philippes, de Troade. Mais on peut faire une autre supposition encore: il écrit aux Romains (XV, 19) qu'il a prêché l'Évangile depuis Jérusalem jusqu'en Illyrie. Il a donc été en Illyrie, c'est-à-dire dans l'ancienne Épire, avant sa captivité romaine. Luc ne dit rien de ce voyage d'Illyrie: nouvelle lacune, qu'on ne mettra pas plus que la première au compte de l'hypothèse de la double captivité. Pour aller de Corinthe en Macédoine, Paul aura donc fait le détour de l'Illyrie. Nicopolis sera la ville de ce nom en Épire.

Il nous a semblé qu'au moyen de la combinaison que nous venons de développer, l'épître à Tite pouvait se loger très convenablement dans la période dûment documentée de la vie de Paul, et que, pour autant qu'il ne s'agit que de chronologie, son authenticité était à l'abri de toute objection trop compromettante. Nous avouerons maintenant que, pour ce qui concerne l'épître à Timothée, qui ne saurait être séparée de celle à Tite, le complément de notre hypothèse est loin de présenter le même degré de probabilité, ou plutôt que les arguments à produire à son égard sont on ne peut plus précaires. Nous proposions de dire que, si Apollonius a porté une lettre d'instructions pastorales au délégué laissé en Crète, Tychicus et Artémidore, rentrant dans leurs foyers, en auront porté une au délégué laissé à Éphèse. Ce serait celle que nous appelons la première à Timothée. Cette épître ne contient qu'une seule indication historique. L'auteur y dit (chap. I, 3) qu'il est parti d'Éphèse pour aller en Macédoine, en laissant Timothée à sa place. Or, un pareil voyage est non seulement inconnu aux Actes, il n'est pas possible de le rétablir par n'importe quelle hypothèse. En désespoir de cause, nous avions songé au voyage décrit ci-dessus tout au long. Paul, disions-nous, en écrivant à Timothée, est déjà en route pour la Macédoine, peut-être sur le point de quitter Corinthe, peut-être déjà arrivé à Nicopolis. Pour le moment, son voyage, quoique dirigé d'abord en sens opposé, se présente à son esprit comme un voyage en Macédoine, puisque c'était là le but qui restait à atteindre. En Macédoine il devait trouver de la besogne; son séjour pouvait s'y prolonger, son retour se différer. Préoccupé des soins que réclamait une église difficile à gouverner (1 Tim. I, 20; IV, 1 suiv. ; V, 15), et de la jeunesse et de l'inexpérience de son remplaçant (chap. IV, 12), il écrit à celui-ci pour l'acquit de sa conscience et afin de retrouver la tranquillité d'esprit dont il avait besoin pour ce qui restait à accomplir avant son retour.

On conviendra peut-être que tout cela présente quelque apparence de vérité psychologique; autre chose est d'examiner froidement si cela s'accorde bien avec ces simples paroles que nous lisons en tête de l'épître: «Je t'ai prié de rester à Éphèse pendant que j'irais en Macédoine», et qui sont censées se rapporter à un dernier entretien du disciple avec le maître, qui aurait eu lieu au moment où celui-ci allait mettre le pied dans le navire qui devait le conduire en Crète. Nous n'osons croire que cela soit de nature à faire taire les doutes, et nous sommes dans le cas de dire que la question chronologique en laisse subsister de bien sérieux, au moins à l'égard de l'une des deux épîtres. Voyons si les deux autres catégories d'arguments apportent quelque nouvelle lumière au débat.


IV.

De nos jours on a très bien compris que, pour établir l'inauthenticité d'un ancien document, comme le sont nos épîtres pastorales, il ne suffit pas d'être arrêté par quelque difficulté extérieure, telle que celle que nous venons de discuter, mais qu'il faut aussi pouvoir reconnaître le but de l'auteur qui, pour faire accepter son œuvre, s'est paré d'un nom d'emprunt. L'attention de la critique s'est donc portée de préférence sur les éléments polémiques de ces épîtres, et l'on a cru y découvrir l'intention de combattre le gnosticisme du second siècle et plus particulièrement le système de Marcion. Si cette assertion pouvait se démontrer d'une manière irréfragable, la question d'authenticité serait résolue d'emblée. Car personne aujourd'hui, pour neutraliser la force de cet argument, ne dira que Paul, en sa qualité d'apôtre inspiré, pouvait facilement prédire ce qui se passerait un siècle après sa mort, et trouver nécessaire de prémunir ses contemporains Timothée et Tite contre des erreurs, qu'eux-mêmes ne devaient plus voir apparaître à l'horizon religieux. Voyons donc jusqu'à quel point les textes peuvent servir de base à cet argument.

Un premier fait qui nous frappe ici, c'est qu'avec ces textes on n'arrive pas du tout à se former une idée nette de la doctrine qui doit avoir été directement combattue par l'auteur des épîtres pastorales. Pourtant les divers systèmes gnostiques nous sont aujourd'hui si familiers, que nous devrions immédiatement reconnaître les traits distinctifs de l'un ou de l'autre d'entre eux, si réellement c'était à eux que nous aurions affaire ici. Mais loin de nous trouver en face d'une théorie clairement formulée, ou seulement de quelque principe fondamental et générateur propre à cette philosophie, et dont la réfutation, par conséquent, serait également précise et lucide, nous pouvons recueillir, dans le petit nombre de pages que comprennent ces deux pièces, des éléments si variés et si divergents, qu'il nous est impossible de les faire servir à la construction d'un système déterminé. À côté de tendances évidemment judaïsantes, il est question de thèses directement contraires à la loi mosaïque, et le portrait qui est fait des adversaires, au point de vue moral, n'offre pas partout les mêmes couleurs. Il faudrait admettre que l'écrivain, qui a entrepris de combattre le gnosticisme dans ces deux épîtres, n'y a rien compris lui-même, qu'il n'a pas réussi à en saisir, soit l'essence, soit le développement dialectique. Sans doute, pour désigner l'enseignement qu'il rejette, il se sert du terme de Gnosis, en ajoutant que c'est à tort qu'il se pare de ce nom (1 Tim. VI, 20). Mais on se souvient que Paul aime à préconiser ce qu'il appelle ainsi, c'est-à-dire l'intelligence approfondie de la vérité, et qu'il se vante de la posséder (Rom. XI, 33; XV, 14. 1 Cor. I, 5. 2 Cor. XI, 6, etc.). Il la distingue soigneusement d'une autre, qui ne serait pas la bonne (1 Cor. VIII, 1). Ce qui est dit ici de la source de cette fausse gnose (1 Tim. IV, 2) et de son but (1 Tim. VI, 5. Tite I, 11), prouve surabondamment que nous n'avons pas besoin de la chercher dans les régions de la spéculation métaphysique. L'emploi seul du mot ne nous forcera donc en aucune façon de descendre jusqu'à l'époque où il a servi à désigner des théories philosophiques, avec lesquelles les docteurs de l'Église se sont vus dans la nécessité d'engager une lutte régulière et scientifique. Tout aussi peu nous pouvons reconnaître au vocable grec, par lequel l'auteur caractérise ceux qui fomentent des divisions dans la communauté (Tite III, 10), le sens qu'il a eu bien plus tard (un hérétique). Ni l'étymologie, ni l'usage ne justifient cette interprétation. Le contexte fait voir clairement qu'il s'agit de querelles et de désordres, et des passages comme 1 Cor. XI, 19. Gal. V, 20, écarteront jusqu'au moindre doute à cet égard pour quiconque voudra consulter l'original. Il ne nous semble donc pas que nos textes fassent ressortir la différence entre ce qui a été appelé plus tard une hérésie et l'orthodoxie.

Nous irons plus loin et nous ferons remarquer que l'antithèse, dans ces épîtres, porte beaucoup plus sur les tendances morales que sur l'élément dogmatique, chez les personnes que l'auteur paraît avoir eues en vue, et ce n'est pas la spéculation, ce sont les mauvais penchants qu'il signale comme la cause de l'affaiblissement ou de la perte même de la vraie foi (1 Tim. I, 19; IV, 1 ss. ; VI, 10. Tite I, 12 ss.) C'est le vice sous toutes ses formes, et les plus hideuses, qui est opposé à la saine doctrine (1 Tim. I, 10); c'est une conduite exemplaire qui est recommandée comme le critère de l'enseignement évangélique, et comme le meilleur moyen de le faire accepter (Tite II, 7 ss.). Aussi bien ne voyons-nous pas que le dogme chrétien soit accentué de préférence, ce qui aurait été indispensable s'il avait été mis en question ou directement attaqué. Au contraire, dans la longue énumération des qualités que doivent avoir les personnes chargées de la direction des églises (1 Tim. III. Tite I), il n'est guère parlé que des mœurs, de tempérance, de modération, de justice, de chasteté, de modestie, de désintéressement, d'honnêteté. Croit-on qu'un auteur écrivant vers le milieu du second siècle se serait imaginé avoir satisfait aux exigences de la polémique contre le gnosticisme, en lui opposant des évêques irréprochables, mais dont le savoir théologique n'aurait pas dépassé celui du commun des fidèles? Ou bien l'histoire, écrite pourtant par des adversaires, nous représente-t-elle Marcion et ses adhérents comme des gens dépravés, en face desquels il aurait fallu sauvegarder avant tout les principes de la morale la plus élémentaire? Et pour autant qu'il s'agit réellement de doctrines dans cette polémique, celle-ci exprime plutôt un sentiment de dédain et de mépris (1 Tim. I, 4, 6. Tite I, 10; III, 9, etc.), qu'un besoin de faire prévaloir la vérité théorique, qui n'est exposée nulle part, sur l'erreur qui tiendrait à la dénaturer. Est-ce que les controversistes du second siècle ont cru en venir à bout à si bon marché avec les erreurs qui troublaient et leurs églises et leur propre repos?

Mais la polémique des épîtres pastorales est surtout dirigée contre des tendances que nous serons autorisé à appeler judaïsantes (Tite I, 10, 14; III, 9. 1 Tim. 1, 7 suiv., etc.). Les adversaires prétendaient être des docteurs de la loi. Est-ce que c'est ainsi qu'un contemporain de Marcion pouvait parler de l'enseignement de ce philosophe qui rejetait purement et simplement le code sacré des Juifs, comme n'étant pas émané du vrai Dieu, comme étant absolument contraire à l'Évangile? Si l'auteur est amené à dire: «Nous savons bien que la loi est bonne, si on l'applique d'une manière légitime », certes, ce n'est pas le langage d'un théologien qui aurait eu à défendre l'autorité de la loi contre des détracteurs hérétiques, mais c'est une concession faite à des gens qui exagéraient sa valeur aux dépens de celle de l'évangile de la liberté (Rom. VII, 12, 14). Car l'auteur insiste sur l'insuffisance des œuvres et sur la nécessité de la grâce (Tite III, 5), et il dit expressément que la loi n'est pas faite pour le juste, mais pour ceux qui la rejettent (1 Tim. I, 9).

Nous ne nous arrêterons pas à la circonstance que l'apparition des faux docteurs semble être réservée à un avenir plus ou moins éloigné, en ce qu'elle est mise en rapport avec des prédictions relatives aux derniers temps (1 Tim. IV, 1). On veut y voir la preuve que l'auteur, tout en visant la situation contemporaine, affecte de prendre position en plein siècle apostolique, au point de vue duquel, sans doute, cette situation ne devait se réaliser que plus tard. Cette argumentation ne nous paraît pas être bien solide. Tous les apôtres parlent des derniers temps en peignant l'état des choses qu'ils ont sous les yeux. L'Apocalypse, dont l'époque est élevée aujourd'hui au-dessus de toute controverse sérieuse, suffit à elle seule pour établir ce fait. On ne s'étonnera pas davantage qu'un champion de l'Évangile, usé par la lutte incessante de l'apostolat, et songeant à la proximité possible de sa propre fin, ait été disposé à voir son horizon se charger de nuages, et travaillé par de tristes appréhensions pour l'avenir (Actes XX, 30. 2 Tim. III, 1 ss.; IV, 3).

Dans tout ce que nous venons de relever, il n'y a donc rien, ce nous semble, qui doive nous obliger de chercher les personnes ou les tendances combattues dans nos épîtres à une grande distance de l'époque apostolique proprement dite, et nommément dans celle qui a vu se former les divers systèmes gnostiques. Il y a cependant à considérer quelques autres éléments encore, lesquels, sans nous faire descendre aussi bas dans l'histoire de l'évolution de la pensée religieuse, pourraient sembler appartenir à une autre génération et à une autre plume, qu'à celle dont ils portent la marque officielle.

Parmi les reproches adressés aux faux docteurs, il y a celui qui est relatif aux prescriptions ascétiques du judaïsme, par exemple, au choix des mets. Des prescriptions de ce genre n'ont rien d'étrange par elles-mêmes. Elles sont consignées dans la loi, exagérées par l'usage, et maintes fois discutées par Jésus et l'apôtre Paul. Mais elles se trouvent ici étroitement liées à une défense formelle du mariage (1 Tim. IV, 3), chose absolument inconnue au judaïsme orthodoxe, et que nous ne saurions nous expliquer qu'en la ramenant à une conception foncièrement dualiste, qui aboutissait au rejet de la matière, et qui dès le premier siècle a aussi produit la thèse que le Christ n'a pas eu de vrai corps matériel (le docétisme). Nous savons bien que, dans le sein même du judaïsme, il y a eu une secte qui s'imposait le célibat (les Esséniens), mais nous ne sachions pas que du temps des apôtres cette secte ait eu le moindre rapport avec l'Église. Si c'est de ce côté-là que venait la défense du mariage, ce ne peut avoir été qu'à une époque plus récente. Or, il faut se rappeler que Paul n'était pas du tout l'adversaire du célibat. Il le recommande même très chaudement, et tout en réservant la liberté d'un chacun, il déclare que pour son compte il le préfère, et il exprime le désir que tout le monde suive son exemple (1 Cor. VII, 7). Il engage les pères de famille à ne marier leurs filles que dans le cas qu'ils auraient à craindre quelque danger pour leur honneur, et à persister dans le refus, si cela n'était pas le cas (ibid., v. 36 ss.). Quant aux veuves, il leur permet de se remarier; cependant il ajoute (v. 40) qu'il les estime plus dignes et plus heureuses si elles ne le font pas. Maintenant, que lisons-nous ici? La recommandation formelle que les veuves doivent se remarier, tant qu'elles sont d'âge à le faire (1 Tim. V, 14); la déclaration que la maternité est chose désirable, et même un moyen de salut (chap. II, 15). En général, il y a à dire que, tandis que l'apôtre Paul, tout en assignant à la femme une autre place qu'à l'homme dans la société, efface toute différence entre les sexes, au point de vue religieux (Gal. III, 28), et va jusqu'à trouver, dans l'union conjugale, l'image de l'union entre Christ et l'Église (Eph. V, 25 suiv.), ici l'inégalité des deux sexes est représentée comme primordiale (1 Tim. II, 13 ss.) et le portrait de la femme n'est rien moins que flatté. À voir comment l'auteur s'exprime sur le compte de l'autre sexe (chap. V, 11 suiv.), on doit croire qu'il a fait à cet égard des expériences bien tristes, et cela dans cette même communauté d'Éphèse (et si peu de temps après sa fondation!) à laquelle il aurait adressé la lettre que nous avons citée tout à l'heure comme attestant des vues toutes différentes.

À plusieurs reprises il est question de généalogies et de mythes ou fables, qu'auraient étudiées ou débitées les gens dont l'écrivain déplore la funeste influence sur les esprits (Tit. I, 14; III, 9. 1 Tim. I, 4; IV, 7). Qu'est-ce que ces fables ou ces généalogies? On s'est hâté d'y voir les éons de certains systèmes gnostiques, ces êtres intermédiaires au moyen desquels la philosophie dualiste prétendait combler l'abîme entre l'être infini et le monde matériel. Si cette explication était juste, nous serions positivement en plein second siècle. Mais nous ne saurions admettre qu'un auteur de cette époque se fût contenté de qualifier dédaigneusement une pareille conception de discussion oiseuse, de sotte question, de fable judaïque, de conte de vieille femme, sans proclamer bien hautement le principe du monothéisme le plus absolu qui est à la base de la religion biblique, d'un bout à l'autre du code sacré. Encore ne faut-il pas perdre de vue que ces mêmes contes sont partout mis dans un rapport intime avec ce qui est appelé des disputes relatives à la loi, ou encore un exercice corporel, c'est-à-dire un ascétisme malsain. Tout cela nous fait présumer qu'il s'agit de ces spéculations relatives aux anges, dont les premières traces se trouvent dans la littérature juive des deux derniers siècles avant l'ère chrétienne, et qui plus tard ne sont pas restées étrangères aux croyances populaires dans le sein de l'Église. Elles paraissent avoir été cultivées surtout chez les Esséniens; elles ont conduit tantôt à des initiations mystérieuses, tantôt aussi elles sont devenues un moyen d'exploiter la crédulité du public, dans un siècle où la superstition, et le goût de prétendues sciences occultes, prenait de plus en plus la place de la foi religieuse. Il y est déjà fait allusion dans l'épître aux Colossiens (II, 18, et dans 2 Tim. III, 8); ici cependant il semble que cette tendance a pris des formes plus caractéristiques, et qu'elle s'est élevée à la hauteur d'une théorie. La même observation s'imposera au lecteur qui voudra lire, l'une à la suite de l'autre, l'épître à Timothée et celle aux Éphésiens, quel que soit d'ailleurs le jugement critique qu'il porte sur cette dernière. Elles ne sauraient dater toutes les deux de la même époque, ni avoir en vue un état de choses identique.

Si les deux points dont il vient d'être parlé peuvent faire pencher la balance en faveur de l'opinion qui assigne aux épîtres pastorales une origine différente de celle que réclame leur titre et la tradition, en revanche il y en a un autre que nous ne croyons pas devoir ranger sur la même ligne, bien qu'il ait souvent été allégué à cet effet. C'est un passage de la seconde à Timothée (II, 18), où il est fait mention de deux individus qui auraient dit que la résurrection a déjà eu lieu et qui auraient ainsi renversé la foi de plusieurs. Ce fait peut parfaitement s'être produit dans le sein même de la première génération de chrétiens d'origine grecque. On n'a qu'à se rappeler combien la croyance à la résurrection de la chair, si profondément enracinée dans l'esprit des Juifs, au point que la modification que Paul y a voulu apporter n'a pas réussi à prévaloir, rencontrait d'opposition chez les païens (comp. 1 Cor. XV) et était accueillie par un sourire moqueur dans un milieu dont les besoins religieux, si tant est qu'il en eût, étaient pleinement satisfaits par l'idée du Tartare et des Champs Élysées (comp. Actes XVII, 32). Y a-t-il de quoi s'étonner si des chrétiens, croyant à l'immortalité de l'âme, et embrassant avec chaleur la doctrine de la régénération, sont arrivés à se persuader que cette résurrection était la seule essentielle et ont rejeté une conception trop matérialiste? Cette idée est-elle donc si opposée à l'Évangile? (Jean V, 24. 1 Cor. XV, 19 suiv.) D'un autre côté on ne trouvera pas que ce soit chose inadmissible, que Paul ait écarté une assertion trop tranchante et qui semblait devoir aboutir à une négation absolue de ce qui, après tout, était un élément indispensable de la foi.

Il nous reste donc, à la suite de l'examen de cette seconde série de faits, quelques doutes assez sérieux quant à la possibilité de loger dans la période des premiers débuts de la théologie chrétienne, et de mettre sur le compte de Paul même, certaines discussions dogmatiques auxquelles il est fait allusion dans les deux épîtres que nous analysons en ce moment. Joints à l'énigme chronologique, qui subsiste à l'égard de la première à Timothée, ces doutes ne laissent pas d'avoir leur poids. Nous accorderons cependant que la présomption qui en résulte n'équivaut pas encore à un argument décisif, qui nous permettrait dès à présent de regarder le débat comme clos et terminé, de manière à donner gain de cause à la thèse de l'inauthenticité. Nous pouvons donc aborder la troisième catégorie de textes discutables, sans encourir le reproche de nous laisser guider par un préjugé.


V.

La dernière question dont la critique aura à s'occuper, c'est celle de savoir si les données fournies par les épîtres pastorales, relativement à l'organisation des églises, s'accordent avec ce que nous en apprenons par les autres écrits du Nouveau Testament, ou si elles trahissent un état des choses tel qu'il ne s'est produit que bien plus tard. Cette question est même, à notre avis, la plus importante de toutes, par la raison que ces épîtres sont évidemment écrites dans le but de régler les formes sociales, et que c'est dans le même but qu'au second siècle, et plus tard encore, il a été publié une série de pièces apocryphes, qui mettaient sous le couvert des apôtres, ou de leurs premiers successeurs, des institutions qui avaient une origine plus récente. Tels furent les Canons dits apostoliques, les Constitutions apostoliques, les lettres d'Ignace, et autres documents analogues. Il convient donc d'examiner soigneusement, si ce qui est prescrit ici aux délégués de l'apôtre peut bien avoir appartenu à son époque, ou si cela porte le cachet d'un autre âge.

Ici encore, c'est surtout l'épître à Timothée qui devra être l'objet d'une étude sérieuse, d'abord parce qu'elle fournit à la discussion un plus grand nombre de faits, et ensuite parce que nous sommes mieux renseignés, par d'autres documents, sur les antécédents de l'église d'Éphèse. La première prédication de l'Évangile dans cette ville remonte à l’an 54 (Actes XVIII, 19); mais il n'y a pas lieu de songer à la fondation immédiate d'une communauté distincte, à cette époque (chap. XIX, 9). Or, ce qui est raconté dans ce dernier passage, ne peut être arrivé au plus tôt que vers la fin de l'an 56. On se demandera donc si l'église peut avoir été dans la situation indiquée par les textes, deux ou trois ans après.

Les progrès du christianisme doivent y avoir été étonnamment rapides; cela ne souffre pas de difficulté. Le chap. XIX des Actes l'atteste d'une manière indirecte, l'Apocalypse (chap. II et III) le confirme, en constatant le fait pour toute la province. Pour ce qui concerne l'organisation elle-même, la critique s'est rendu la tâche très facile, en suspectant le témoignage de presque tous les écrits du Nouveau Testament, dans lesquels on pouvait puiser des renseignements sur les institutions ecclésiastiques des temps primitifs. Cependant il en reste assez sans cela, qu'on peut invoquer à l'appui des données à recueillir dans les épîtres pastorales. Il y a des diacres à Corinthe et même des diaconesses (1 Cor. XVI, 15. Rom. XVI, 1; comp.: Phil. I, 1). Le passage 1 Cor. XII, 28, comp. Rom. XII, 7, s. suppose une organisation plus ou moins complète, sans que nous ayons même besoin de recourir aux indications fournies par les Actes des Apôtres. La collecte, dont il est itérativement question dans les épîtres de Paul (1 Cor. XVI, 2. 2 Cor. VIII, IX), nous autorise à songer à l'existence d'un service régulier des pauvres, et à défaut de ce qui est dit aux Actes, chap. VI, nous pouvons en appeler à l'esprit de charité fraternelle, que personne ne refusera aux premières associations de fidèles. Les agapes sont un fait acquis à l'histoire (1 Cor. XI). Elles aussi ont dû provoquer des mesures d'ordre. Des anciens (presbytres) existaient déjà dans la synagogue. Nous les rencontrons dans les épîtres sous différents noms (Phil. I, 1, 1 Thess. V, 12. Éph. IV, 11. Act. XX, 17, 28), ce qui nous met en présence d'un état des choses non encore définitivement arrêté. Cette promiscuité des titres se retrouve Tite I, 5, 7.

Avec tout cela nous ne sortons donc pas de la sphère apostolique. Il en sera de même de l'imposition des mains, mentionnée 1 Tim. IV, 14; V, 22, dont il est déjà parlé dans l'Ancien Testament, et qu'on aurait tort de regarder comme un indice de la distinction de» deux ordres, des ecclésiastiques et des laïques, et une scène comme celle décrite 2 Tim. I, 6, sera d'autant plus touchante et plus palpitante de vérité, qu'on s'abstiendra davantage de toute arrière-pensée de ce genre. Dans 1 Tim. VI, 12, il n'est certainement pas question d'une confession de foi dans le sens ordinaire de ce mot: on n'a qu'à lire la ligne suivante pour s'en convaincre. Ailleurs on n'a pas besoin de s'arrêter à la défense faite aux femmes de parler en public (1 Tim. II, 11); nous savons de reste que cela n'était pas superflu dès les premiers temps (1 Cor. XI, 5; XIV, 34).

Jusque-là nous n'avons donc pas découvert dans ces écrits des institutions ecclésiastiques qui seraient de nature à en faire reculer la composition fort au-delà du siècle apostolique. Cependant il y a d'autres éléments qui nous font hésiter, et sur lesquels nous nous permettrons d'appeler l'attention de nos lecteurs avant de conclure.

Et tout d'abord, il nous est impossible de comprendre comment Paul aurait été amené à écrire de pareilles lettres à Tite et à Timothée. Admettons même qu'il ne se soit arrêté que bien peu de temps dans l'île de Crète: il avait pourtant son ami et collègue avec lui, et tout ce qu'il lui écrit dans ces trois pages, il pouvait le lui dire verbalement dans un quart d'heure. Au bout du compte, c'étaient des choses tellement élémentaires, (et que le fidèle compagnon de voyage, l'homme de confiance de l'apôtre, avait dû déjà aider à organiser dans maint autre endroit), que nous sommes surpris à juste titre de les lui voir inculquées ici comme s'il n'en avait jamais entendu parler. Si l'on voulait objecter que ce devait être moins une instruction adressée au disciple, qu'une lettre de créance à présenter aux églises, afin qu'il pût agir avec une certaine autorité, nous demanderions encore si Paul ne l'a donc pas introduit lui-même partout où il prêchait? En vérité, l'épître est encore plus singulière, si on la considère comme lettre de créance, que si l’on se décide à supposer que Tite, sans elle, n'aurait su que faire.

Mais laissons cela et voyons si la chose se présente sous un aspect plus naturel en tant qu'elle regarde le délégué d'Éphèse. Paul avait vécu dans cette ville pendant des années et Timothée y avait été avec lui antérieurement à la rédaction de l'épître. Gomment croire que, pendant tout ce temps, l'apôtre n'ait rien fait pour l'organisation de cette importante église? ou, s'il restait encore quelque chose à faire, qu'il n'ait pas pu donner les directions nécessaires de vive voix? Nous ne voyons vraiment pas comment on répondrait à ces questions. Et si, à la rigueur, on peut comprendre que l'épître à Tite se renferme dans les généralités, puisque là il s'agit d'un terrain nouvellement conquis à l'Évangile, on s'étonne de trouver le même caractère à mainte partie de celle à Timothée, lequel restait dans une ville où Paul avait demeuré si longtemps et où la base de l'organisation devait être jetée d'ancienne date? À Éphèse, l'apôtre avait des amis, de nombreuses connaissances, tous les détails de la situation devaient lui être familiers, et pas le moindre petit mot ne vient donner une couleur locale à des instructions qui, telles qu'elles sont consignées ici, pouvaient s'adresser à n'importe quelle autre église, lors même que l'auteur n'y aurait jamais mis le pied.

Ajoutez à cela que Timothée y est représenté comme un jeune homme dont l'autorité risquait d'être méconnue à cause de son âge même (1 Tim. IV, 12). Mais ce même Timothée a déjà été le conseiller et directeur des églises de Macédoine, après le départ de Paul, en l'an 53 (1 Thess. III, 2); plus tard, il avait reçu la mission, bien autrement difficile, d'aller mettre Tordre dans l'église de Corinthe (1 Cor. IV, 17; XVI, 10); il avait été longtemps à Éphèse: comment croire que l'apôtre ait craint qu'il ne parût pas assez mûr pour y rester? Pourquoi donc, s'il doute, l'y laisse-t-il seul? Il n'y avait donc aucun chrétien d'un âge respectable qui fût digne de sa confiance? Et notez bien que toutes ces questions, et les objections qu'elles représentent, deviennent beaucoup plus graves, si nous reculons la date de l'épître, et si nous nous retranchons derrière l'hypothèse de la seconde captivité. Et que penser de l'apôtre qui aurait négligé jusque-là de prendre des mesures d'ordre, en partie de première nécessité, pour une grande communauté, et qui même alors ne les aurait pas prises directement, mais en aurait chargé un jeune homme, auquel il craignait que son public ne manquât de respect? Tout cela n'a-t-il pas plutôt l'air d'être un reflet de l'idée que se faisait une autre génération du rapport entre ces deux hommes, l'un tout vieux, l'autre tout jeune?

Un autre indice de ce point de vue, c'est l'assertion faite par l'auteur, sous la foi du serment, qu'il est l'apôtre des gentils (1 Tim. II, 7). Que Paul aimât à parler de cette mission spéciale, dont il s'honorait, et qu'il tenait à remplir avec autant d'intelligence que de dévouement, cela n'a pas besoin d'être rappelé ici, Il le dit aux églises auxquelles il écrit, il y revient au moment où il croit prendre la plume pour la dernière fois (2 Tim. I, 11); tout cela est dans la nature des choses. Mais pourquoi donc ce serment solennel en face d'un ami qui était bien le dernier des hommes qui dût douter de cet apostolat? Ce qui allait parfaitement bien avec des gens qui ne le connaissaient pas, ou qui pouvaient avoir des préventions contre lui (Rom. IX, 1), nous semble hors de propos dans une circonstance si absolument différente.

Il y aurait encore à relever quelques autres points qui donnent à penser. Est-ce l'effet d'un simple hasard que l'auteur, toutes les fois qu'il prononce le mot d’episcopos, se sert du singulier, tandis qu'il emploie le pluriel quand il parle des presbytres et des diacres? ou bien devons-nous y voir la trace d'un progrès déjà accompli dans le sens du gouvernement monarchique des églises? Puis, que signifie l'injonction que les anciens, qui ont fait leur devoir, et surtout ceux qui ont donné l'enseignement, doivent recevoir un double honneur (1 Tim. V, 17)? Sans doute, nous ne songerons pas là à un traitement qui serait augmenté en vue de services rendus, mais comment cette recommandation s'accorde-t-elle avec le principe si nettement formulé dans le 12e chap, de la première aux Corinthiens, ou avec la maxime de Jésus (Luc XVII, 10)? Quand Paul invite ses églises à reconnaître les services de leurs directeurs, il parle autrement (1 Cor. XVI, 16. 1 Thess. V, 12). La prescription (1 Tim. III, 6) qu'un chef d'église ne doit pas être un nouveau converti, un néophyte (expression qui elle-même a déjà un parfum tant soit peu officiel), est très sensée, dès qu'une communauté existe depuis assez longtemps pour qu'on ait le choix; mais où en prendre d'autres quand elle est fondée depuis peu? La défense d'admettre à des fonctions ecclésiastiques quelconques des hommes qui se seraient remariés après avoir perdu leur première femme (Tite I, 6. 1 Tim. III, 2, 12), est certainement peu conciliable avec la largeur de vues et la prudence que nous reconnaissons à Paul quand il traite les rapports conjugaux; elle ne l’est pas du tout avec son principe de l'égalité de tous les membres de l'Église, et contient déjà les éléments de la division des deux ordres. Les secours à donner aux indigents sont de l'essence même de la charité chrétienne, et nous sommes convaincus qu'elle a été partout exercée avec un dévouement au-dessus de tout éloge. Mais est-ce bien cette charité enthousiaste et même généreusement irréfléchie des débuts (Actes II, 44 suiv. ; IV, 34 suiv.) qu'on retrouve dans les mesures de police consignées dans 1 Tim. V, 9 suiv. ? On dresse un catalogue des veuves à secourir, on examine leurs antécédents, on exclut celles qui auraient été mariées deux fois; on fixe une limite d'âge au-dessous de laquelle elles n'auront rien à demander; à celles qui ne l'ont pas encore atteinte, on donne le charitable conseil de se remarier, de s'occuper de leur ménage et de prendre garde à leur réputation. Ah, nous croirons volontiers qu'à une certaine époque de pareilles mesures sont devenues nécessaires pour prévenir les abus, pour empêcher que la communauté ne fût exploitée par la cupidité ou la paresse; mais est-ce bien là l'idée que nous avons à nous faire d'une église naissante, composée de personnes pieuses et pleines de ferveur? Déjà quelques-unes, dit l'auteur (v. 15), se sont détournées, se sont laissé séduire par Satan!

Pour corroborer les doutes que peuvent suggérer les passages cités, il y aurait peut-être d'autres textes à produire encore. De fait, dans les ouvrages modernes, le catalogue de ces textes suspects est bien plus long. Mais nous aimons mieux nous borner à ceux qui ont été signalés, que de presser la lettre, au risque de lui donner une fausse couleur, pour le plaisir d'enlever les suffrages par la masse des preuves plutôt que par leur évidence. Nous avons même tenu à présenter sous un jour favorable beaucoup d'éléments de la discussion qui ont servi à nos devanciers à une tout autre fin.

En nous résumant maintenant, nous constatons que les difficultés soulevées par la question chronologique, et qui nous paraissaient insolubles relativement à la première à Timothée, se sont aggravées dans une certaine mesure par des considérations puisées dans la polémique et dans l'enseignement des deux épîtres, et ont dû nous paraître concluantes à la suite de l'examen des parties relatives à l'organisation des églises.

Nous ferons cependant deux réserves, par lesquelles nous nous séparons de la majorité des critiques contemporains. Nous ne sommes pas tout à fait sûr que les deux épîtres soient de la même époque. Celle à Tite est beaucoup plus simple et donne moins de prise au soupçon; ce qui n'empêcherait pas qu'elles aient été composées toutes les deux par le même écrivain, et surtout dans le même but. Celle à Timothée n'est en partie que la reproduction de l'autre, en même temps elle fait des emprunts, très faciles à reconnaître, à celle que nous appelons la seconde à Timothée. Ensuite nous nous refusons positivement à reculer l'époque de la composition jusque vers le milieu du second siècle. Ni la théologie qui y est enseignée accidentellement, ni celle qui y est combattue, ne nous force de descendre si bas. La première n'ajoute rien de nouveau à celle des épîtres pauliniennes, on pourrait même dire qu'elle reste un peu en arrière (1 Tim. II, 5); la seconde ne laisse reconnaître nulle part un système gnostique plus ou moins arrêté. Mais on voit, par ces documents, que l'Église commençait à sentir le besoin de consolider ses usages, nés, dans l'origine, de circonstances locales et pour ainsi dire spontanément. Elle a déjà pris un grand développement, elle se trouve en face d'exigences nouvelles, elle a reçu dans son sein des éléments très hétérogènes; l'esprit et la foi ne suffisent plus pour sa conservation, il lui faut désormais l'ordre et la règle sociale. Nous avons devant nous un premier essai de codification, et l'on pouvait d'autant plus être porté à mettre la forme sous le patronage d'un nom illustre, que, à vrai dire, c'était à lui qu'on était redevable de la chose la plus essentielle.

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