Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ÉPÎTRE AUX PHILIPPIENS

INTRODUCTION

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Nous avons vu que l'espérance de l'apôtre Paul, de voir son procès se terminer à Rome par un prompt acquittement, ne s'est pas réalisée. Mais les appréhensions qu'il conçut dès lors dans le sens contraire, et qui, par moments, lui faisaient prévoir sa mort prochaine, ne se confirmèrent pas non plus, et aucun changement notable ne paraît avoir eu lieu dans sa position pendant les deux années qu'il passa dans la capitale, d'après le témoignage de l'auteur des Actes des apôtres. Nous ignorons absolument la cause de ce qu'on pourrait bien appeler un déni de justice. Le retenait-on comme suspect, ou bien parce que personne ne se souciait de lui et qu'on avait fini par l'oublier? Nous n'en savons rien.

La pénible situation dans laquelle devait le mettre sa qualité de prisonnier d'état, ne l'empêchait pourtant pas de continuer ses travaux apostoliques. Il recevait du monde, il voyait des amis, il avait des relations avec la synagogue; il profitait sans doute de la présence des soldats qui se relevaient comme gardiens de sa personne, pour éveiller en eux des sentiments religieux. Du moins il pouvait leur faire comprendre le motif de sa détention, et les intéresser de manière ou d'autre à la cause pour laquelle il souffrait (Phil. I, 13). En tout cas il avait plus d'une occasion de provoquer des conversions (v. 12). Parmi les convertis il y avait même des personnes attachées à la maison de l'empereur (ib., IV, 22, sans doute des employés inférieurs, peut-être seulement des esclaves, mais toujours des témoins vivants d'une activité incessante et jamais stérile. Malheureusement ses rapports avec les chrétiens de Rome n'étaient pas à tous égards les meilleurs. Si son courage et son dévouement lui avaient fait gagner l'affection de plusieurs d'entre eux, d'autres s'éloignaient de lui par antipathie dogmatique (ib., I, 15 suiv.). L'épître aux Romains, destinée à préparer le terrain à un enseignement évangélique dégagé des entraves du légalisme des Pharisiens, paraît avoir manqué son but. L'évangile de Paul, comme il aimait à l'appeler (Rom. II, 16; XVI, 25), n'était point devenu celui de la majorité des chrétiens de la capitale. Le judaïsme dominait dans la communauté (Phil. III, 2 suiv.) et voyait d'un mauvais œil tout ce qui s'écartait de l'ornière de la tradition. Après tout, Paul se sentait fort isolé à Rome (ib., II, 20); ses intimes lui manquaient, et personne n'était là pour les remplacer. Les nouvelles de ses chères églises lui faisaient défaut aussi, et quant à ses projets de voyages lointains, pour lesquels Rome ne devait être que le point de départ (Rom. XV, 24), il n'en était plus question.

Telle était la position de Paul à Rome. Les incidents réjouissants ne se produisaient qu'à de rares intervalles. Ainsi il fut rejoint par Timothée, qui resta auprès de lui pendant assez longtemps (Phil. I, 1; II, 19). À une époque déjà avancée de son séjour, il reçut la visite d'un certain Épaphrodite, membre de la communauté chrétienne de Philippes en Macédoine (et que nous ne confondrons pas avec son homonyme, de Colosses), qui lui apportait Te produit d'une cotisation organisée parmi ses compatriotes au profit de l'apôtre captif (chap. IV, 10, 18). Ce n'était pas la première fois que les Philippiens, et les Macédoniens en général, lui avaient ainsi témoigné leur reconnaissance et leur attachement (Phil. IV, 15. 2 Cor. XI, 9), comme ils se distinguaient, en d'autres occasions aussi, par leur charité et leur libéralité (2 Cor. VIII, 1; IX, 4. Rom. XV, 26, etc.). Leurs sentiments à cet égard étaient si sincères, si bien sans arrière-pensée, que Paul n'hésitait pas à accepter de leurs mains ce qu'il tenait à refuser ailleurs (2 Cor. XI, 8 suiv. 1 Cor. IX, 4 suiv., 12).

Épaphrodite tomba malade à Rome, et sa vie fut un moment compromise (Phil. II, 25). Quand il eut recouvré assez de forces pour pouvoir se remettre en route, Paul lui donna une lettre de remerciements pour son église. C'est cette épître aux Philippiens qui a été conservée et qui va faire l'objet de nos études.

L'église chrétienne de Philippes avait été la première que l'apôtre Paul eût fondée sur le sol européen (Actes XVI). Les détails que nous possédons sur sa fondation, l'absence d'un édifice particulier servant à la synagogue, nous laissent entrevoir que l'élément juif n'y prédominait pas. Aussi voyons-nous que Paul entretenait avec cette église les relations les plus amicales. Il la visita à plusieurs reprises, comme on peut le conclure de certains passages, qui, à la vérité, ne le disent pas explicitement (2 Cor. VIII, 1; IX, 2. Actes XX, 6). On a même pu conjecturer qu'il lui adressa plusieurs lettres. Cependant les arguments à faire valoir en faveur de cette hypothèse, sur laquelle nous allons revenir , ne sont pas péremptoires, et un passage de Polycarpe (ép. aux Phil., chap. 3), qui semble parler d'épîtres au pluriel, en rappelant aux Philippiens leurs anciens rapports avec Paul, peut être expliqué autrement, en ce que les Grecs aussi, comme les Latins, emploient quelquefois la forme du pluriel tout en parlant d'une lettre unique (1 Cor. XVI, 3).

L'épître aux Philippiens, si nous ne nous trompons, a été la dernière que Paul ait écrite, ou qui nous soit parvenue. Peut-être n'a-t-elle précédé sa mort que de peu de temps. Mais il s'y attache un intérêt tout particulier à un autre titre encore. Le caractère de l'auteur s'y dessine de la manière la plus vive et la plus touchante, dans tout ce qu'il avait de beau et d'aimable, et sans que le besoin d'enseigner ou de réprimander, qui le préoccupe ailleurs, vienne donner à ce portrait une teinte plus sévère. Nous avons déjà dit que c'était un sentiment de bonheur et de gratitude qui lui avait mis la plume à la main. C'est l'expression de ce sentiment, se détachant de ce fond de tristesse inséparable de la situation donnée, qui conquiert la sympathie des lecteurs. Aussi bien les éloges prodigués à ses chers disciples, devenus ses bienfaiteurs, et les protestations d'amitié dont il les paie en retour, forment-ils à vrai dire le cadre de l'épître. Mais Paul ne pouvait pas écrire des pages entières sans aborder aussi d'autres sujets qui lui tenaient à cœur et dont la mention pouvait être utile et salutaire dans l'occasion.

Ainsi il sera facile de constater qu'il revient à plusieurs reprises et de différentes manières à l'idée de la nécessité de la concorde. On aurait tort d'en inférer que l'église de Philippes ait été déchirée par l’esprit de parti, et qu'il s'y soit produit des scissions pareilles à celles que nous signalent, par exemple, les épîtres aux Corinthiens. Rien dans la nôtre ne paraît autoriser une pareille supposition. Les exhortations se renferment dans des généralités sans polémique directe (chap. I, 27; II, 1 suiv.), et un avertissement plus spécial et même personnel (chap. IV, 2), dont les motifs nous sont inconnus, ne paraît pas avoir eu en vue une dissension grave et compromettante, et encore moins une discorde religieuse. Si l'apôtre est ramené itérativement à cette recommandation de la paix et de l'unité, nous en chercherons la cause ailleurs que dans de prétendues dispositions contraires au sein de l'église de Philippes. C'est son propre entourage, ce sont ses expériences de tous les jours, qui lui suggèrent ses conseils pressants. Souffrant lui-même de l'opposition incessante du parti judaïsant, il veut prémunir les Philippiens contre les résultats fâcheux de cet antagonisme, surtout maintenant qu'il n'a que sa plume pour les défendre contre l'invasion d'une tendance qui menaçait partout de miner son œuvre si laborieusement fondée. Il se plaint de ce que près de lui quelques-uns, en prêchant Christ, songent tout autant à satisfaire leur jalousie et à lui rendre sa captivité plus douloureuse (chap. 1,15, 17). Privé de sa liberté, manquant de moyens de faire valoir la supériorité de sa doctrine et de son talent, au milieu d'une population qui autrement pourrait être dirigée dans la voie de la vérité, sa mauvaise humeur l'emporte et il se laisse aller à des invectives (chap. III, 2 suiv.) qui nous permettent de mesurer la distance qui séparait les esprits et les croyances. C'est donc plutôt le tableau de ce qui se passait à Rome que celui de la situation religieuse de l'église de Philippes que nous voyons se dessiner dans cet élément du texte.

On s'attend naturellement à ce qu'une lettre écrite dans de pareilles préoccupations reflète aussi les dispositions personnelles, les sentiments intimes de l'auteur. En effet, il n'y en a aucune autre parmi les épîtres de Paul qui nous peigne aussi bien l'influence, que sa position actuelle exerçait sur son moral, l’agitation momentanée de son esprit. Nous en avons déjà signalé quelques symptômes dans cette Introduction, mais nous sommes loin d'avoir épuisé le sujet. À tout instant il revient à parler de sa captivité, non pas certes pour ennuyer ses lecteurs par des plaintes stériles, mais plutôt pour affermir leur courage par l'exemple du sien. Car c'est bien ainsi qu'il convient d'expliquer les nombreux passages où il parle de la joie qu'il éprouve, qu'il espère conserver, au partage de laquelle il les convie. Ce n'est pas que la situation ait été dans ce moment moins sombre ou plus agréable, ou qu'il se soit fait illusion sur les chances de son procès. L'issue fatale est toujours présente à son esprit, comme un événement possible (chap. I, 20; II, 17), mais il est pénétré aussi des convictions qui élèvent le chrétien au-dessus des défaillances que la perspective d'une catastrophe pourrait causer à une âme moins fortement trempée et moins sûre de sa foi (chap. I, 21 suiv., 25). Il s'en remet, pour son sort, à celui qui l'avait guidé jusqu'ici et qui avait daigné se servir de lui comme d'un instrument d'utilité passagère. Il pense, il agit en attendant, comme quelqu'un qui n'a pas encore le droit de se regarder comme congédié. Il parle de nouveaux voyages, de visites à faire sur le théâtre de ses anciens travaux (chap. I, 26; II, 24). Du reste, si l'on distingue aisément des nuances dans les dispositions d'esprit qui ont pu dicter chaque partie de cet écrit, il ne faut pas oublier que l'incertitude croissante des choses, les lenteurs judiciaires ou l'oubli absolu dont le prisonnier seul avait à souffrir, pouvaient tour à tour faire briller à ses yeux un rayon d'espérance, ou voiler son horizon de sombres nuages, et que les sentiments les plus divers pouvaient se presser sous sa plume dans un moment où, pour la première fois depuis longtemps, il avait l'occasion d'en faire part à d'autres.

Tout en tenant compte de cette agitation qui faisait passer l’écrivain plus ou moins rapidement d'une disposition à l'autre, de l'espérance à l'appréhension, de la résignation du martyr qui n'attend plus que l'arrêt fatal, à l'énergie du missionnaire qui médite sa prochaine expédition, nous nous voyons arrêtés par un passage qui, de tout temps, a dérouté les commentateurs. Nous prions nos lecteurs de porter leurs regards sur le commencement de ce qui forme le troisième chapitre, d'après la division usuelle. La première ligne est évidemment écrite pour annoncer la fin de la lettre. C'est une formule d'adieu, le début d'une péroraison. Mais aussitôt le discours reprend, ou plutôt un nouveau sujet est entamé. Et ce qu'il y a de plus embarrassant, ce sujet, non encore traité auparavant, est introduit par ces mots: Je n'éprouve pas d’ennui à vous écrire encore une fois les mêmes choses. Il y a là un fait dont l'explication n'est pas facile. Plusieurs critiques ont tranché le nœud gordien, en admettant que notre épître aux Philippiens se compose proprement de deux écrits, distincts dans l'origine, soit qu'ils aient été composés à des époques différentes, soit qu'à la même époque Paul se soit adressé d'abord à la communauté en général, ensuite plus spécialement aux seuls chefs. Seulement, dans le premier cas, il faudrait supposer que l'en-tête ou préambule de la seconde épître est aujourd'hui perdu. Nous ne voyons pas trop ce qu'on gagne avec ces suppositions, la difficulté signalée tout à l'heure subsistant, quelle que soit celle qu'on adopte. D'autres ont pensé que l'apôtre pourrait avoir écrit antérieurement aux Philippiens une première épître qui ne nous serait pas parvenue, et que ce serait à celle-ci qu'il fait allusion, en disant qu'il ne lui sera pas désagréable d'écrire encore une fois les mêmes choses. Cet expédient est bien simple, mais comme il n'existe aucune trace de cette prétendue épître perdue, il n'a que la valeur d'une conjecture de circonstance, sans compter qu'il n'explique pas du tout la brusque transition d'une phrase à l'autre, dans la première ligne du morceau en question. Dans l'impossibilité d'appuyer, par des arguments péremptoires, l'une ou l'autre de ces hypothèses, nous serons réduits à supposer que Paul, obligé, n'importe par quelle raison, d'interrompre la composition de son épître, et n'y revenant qu'après un laps de temps plus ou moins long, avait complètement perdu le fil de ses idées, et qu'en reprenant la plume dans un moment où il était tout préoccupé de ses querelles avec ses adversaires judaïsants, auxquels il avait déjà précédemment fait allusion en passant, quoique très superficiellement (chap. I, 17), il pouvait s'exprimer comme s'il en avait parlé plus au long. On trouve ailleurs, dans ses épîtres, des phénomènes analogues (par ex. 2 Cor. IX, 1; X, 1).

L'analyse essentiellement psychologique que nous avons donnée de l'épître aux Philippiens peut, en même temps, tenir lieu de réfutation des doutes hasardés de nos jours par quelques critiques, au sujet de son authenticité. Ces doutes ne se fondent nulle part sur des faits positifs, à moins qu'on ne veuille considérer comme tel un fameux passage du second chapitre, relatif à la double condition de Christ, son abaissement temporaire et sa glorification, passage qui, à vrai dire, n'a pas de parallèle exact et complet dans les autres épîtres, mais dans lequel on a tort devoir le reflet d'un système gnostique du second siècle. Le commentaire édifiera nos lecteurs sur la véritable portée de ce passage, et dissipera les scrupules d'une critique trop méticuleuse. Au demeurant, l'épître est si personnelle, elle porte à tel point le cachet de l'individualité de l'apôtre Paul, elle trahit si peu quelque arrière-pensée étrangère à la situation indiquée ci-dessus, qu'on ne sait vraiment pas dans quel but un faussaire aurait pu la composer, ni, surtout, comment il aurait si bien réussi à cacher sa fraude.

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