Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ÉPÎTRES AUX ÉPHÉSIENS ET AUX COLOSSIENS

INTRODUCTION

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Avec ce dernier séjour de Corinthe et la rédaction de l'épître aux Romains, nous sommes arrivés au terme d'une période de la vie de l'apôtre Paul qui se distingue à deux égards et d'une manière très notable de la suivante, dans laquelle nous allons entrer. Nous possédons, sur les événements qui forment le cadre de celle-ci, des détails beaucoup plus précis et plus pittoresques que sur aucune autre partie de l'histoire apostolique, et qui en maint endroit trahissent la plume d'un témoin oculaire. En revanche, l'élément qui pour nous est le plus intéressant, nous voulons dire les documents littéraires qui rentrent dans ce cadre, et qui sont positivement postérieurs à ceux que nous avons étudiés jusqu'ici, présentent une série de difficultés telles que nous ne les avons guère encore rencontrées, et soulèvent des questions que la critique n'est point encore parvenue à résoudre définitivement. Il ne s'agit pas là de difficultés exégétiques qui arrêteraient le lecteur; nous en avons trouvé ailleurs aussi et, à vrai dire, elles ne manquent nulle part dans nos textes. L'embarras vient d'un autre côté. Depuis que la science a pris l'habitude de ne plus accepter les dires de la tradition que sous bénéfice d'inventaire, il a surgi, à propos des épîtres qui nous restent à examiner, une masse de doutes, de conjectures et de combinaisons, que personne n'entrevoyait encore au commencement de ce siècle, et dont, selon toutes les probabilités, nous léguerons une bonne partie à ceux de nos successeurs qui en inaugureront un autre. Il y a là des problèmes relatifs à la chronologie, à la position momentanée de l'auteur, aux conceptions théologiques qui le préoccupent, aux tendances ou courants d'idées en vue desquels il expose les siennes, soit affirmativement, soit contradictoirement. Il y a, pour tout dire en un mot, la question d'authenticité qui est au fond de toutes les autres et qui les domine. Elle se présente d'autant plus impérieusement que, par la lecture des quatre écrits que nous avons analysés en dernier lieu, on s'est formé une idée plus nette du milieu dans lequel l'apôtre des gentils s'est trouvé placé, de sa théologie, de sa méthode, de son caractère, et de la tâche qu'il s'est imposée, ou plutôt qu'il a reconnue comme lui étant imposée par la Providence. Cette question de l'authenticité occupera donc nécessairement aussi une large place dans les études préliminaires que nous avons* coutume de faire servir à l'intelligence des textes. Nous pourrons d'autant moins l'écarter purement et simplement que, selon l'opinion d'un grand nombre de nos savants contemporains, la science a déjà dit son dernier mot dans plus d'un cas; et en général nous estimons que les objections formulées par une critique consciencieuse et désintéressée méritent qu'on les pèse, et qu'elles ne se réfutent pas par un dédaigneux silence.

I.

En partant de Corinthe pour retourner en Asie, Paul prit d'abord la route de terre. Ce n'est que pour la seconde moitié du voyage qu'il préféra la route maritime. Il passa par la Macédoine et s'arrêta encore un moment dans plusieurs villes de la côte orientale de l'Archipel. Il emmena avec lui des députés des différentes communautés dans lesquelles il avait organisé la collecte pour les pauvres de l'église de Jérusalem. C'étaient autant de visites d'adieu qu'il faisait à celles qu'il avait fondées lui-même. Elles laissèrent généralement des impressions douloureuses dans l'esprit des fidèles, qui ne savaient que trop bien que l'animosité des Juifs de la métropole contre l'apôtre était arrivée à un degré d'intensité qui justifiait les appréhensions les plus sinistres. Partout ses amis, ses disciples voulaient le dissuader de continuer son voyage; mais il résista à toutes ces sollicitations, devenues de plus en plus pressantes à mesure qu'il s'approchait du terme. Arrivé à Jérusalem, il reçut un bon accueil de la part des chefs de l'Église; mais on ne lui cacha point les dispositions hostiles des masses qui le regardaient comme un apostat, sans qu'à cet égard il y eût une sensible différence entre les Juifs et les chrétiens. On lui conseilla de prendre des précautions; mais dès les premiers jours, sa présence au temple, où il fut reconnu, provoqua une émeute, et ce ne fut pas sans efforts que la garde romaine, accourue à la hâte du poste voisin, l'arracha aux mains de la foule qui se ruait sur lui et qui allait l'immoler à sa fureur. D'entre les myriades de défenseurs de la loi, que Jaques lui avait vantés comme croyants, il ne s'était pas levé une seule main pour le protéger.

Paul eut la vie sauve au prix de sa liberté. Il resta prisonnier d'état, parce que dès l'abord des soupçons d'une portée politique, adroitement nourris plus tard par les Juifs, avait dérouté la justice romaine. Les incidents tout dramatiques de sa captivité sont racontés au long dans le livre des Actes et nous ne les reproduirons pas ici. Le gouverneur Félix le retint aux arrêts dans sa résidence de Césarée, pendant les deux dernières années de son administration. Il ne savait que faire de lui. Il ne le croyait pas coupable au point de vue de la loi romaine; il ne voulait pas non plus le livrer à la justice du Sanhédrin qui demandait son extradition, celle-ci devant immanquablement aboutir à une exécution extrajudiciaire; mais il ne voulait pas davantage le renvoyer, sans autre délai, des fins de la plainte, parce que d'un côté il espérait l'amener à acheter sa liberté, et que de l'autre il craignait, en le relâchant, d'offenser le parti pharisien, qui avait bien d'autres griefs contre lui et qui pouvait lui nuire à Rome. Son successeur Festus était à peine arrivé dans la province, que ce même parti l'importuna par de nouvelles instances, à l'effet de faire juger le prisonnier à Jérusalem, et le nouveau magistrat, qui ne savait guère de quoi il s'agissait au fond, lui demanda s'il consentait à cette proposition. Paul, ennuyé de toutes ces menées et de ces longueurs, et désespérant d'obtenir justice auprès de l'autorité locale, en appela au tribunal de l'empereur. En conséquence il dut être transféré à Rome. On connaît les péripéties de ce dernier voyage, dont nous possédons une relation intéressante dans le chap. XXVII des Actes. Ce récit, écrit primitivement par un ami de l'apôtre embarqué sur le même bâtiment, s'arrête à l'arrivée dans la capitale. Le rédacteur du livre n'en sait pas davantage. Il se borne à dire que Paul resta prisonnier à Rome pendant deux ans. Nous n'apprenons rien ni sur la marche du procès, ni sur son issue, et la fin de l'histoire du second fondateur de l'Église est enveloppée de la plus profonde obscurité. Nous devrons y revenir à une autre occasion.

II.

C'est à cette période de la double captivité à Césarée et à Rome que l'on doit rapporter cinq de nos épîtres pauliniennes (en les supposant authentiques), savoir celles aux Éphésiens, aux Colossiens, à Philémon, aux Philippiens et la deuxième à Timothée. Dans toutes ces épîtres, l'auteur se dit prisonnier (1 Éph. III, 1; IV, 1; VI, 20. Col. I, 24; IV, 3, 10, 18. Philém. 9 suiv., 22 suiv, 2 Tim. I, 12, 16; II, 9; IV, 6, 16. Philipp. I, 7, 13 suiv., 17.), et relativement aux deux dernières, il est impossible de douter que le lieu de sa détention ne soit la ville de Rome. C'est à la même ville que la tradition (laquelle cependant ne s'est formée que bien tard) rapporte aussi la rédaction des trois premières lettres, qui ne contiennent pas la moindre indication à cet égard et qui laissent le champ libre aux conjectures. On verra bientôt que cette question de l'origine locale n'est pas sans importance. Malheureusement elle ne se présente plus d'une façon aussi simple que, par exemple, pour l'épître aux Galates; elle se complique de la question d'authenticité, comme nous en avons déjà prévenu nos lecteurs. En effet, de nos jours il s'est trouvé des savants qui ont cru pouvoir établir par des preuves suffisantes que toutes ces épîtres appartiennent à une époque bien postérieure à celle de l'apôtre Paul, et nous ne pouvons nous cacher que ces preuves, quelle que soit d'ailleurs leur valeur, ont exercé une grande influence sur l'opinion des cercles lettrés. La discussion en a été très animée, et elle a abouti à des résultats différents relativement à chacune de ces épîtres. La majorité des critiques pense aujourd'hui que l'authenticité des épîtres à Philémon et aux Philippiens peut se défendre avec des arguments parfaitement plausibles. Un très grand nombre de savants persiste à regarder l'épître aux Éphésiens et celle à Timothée comme des écrits supposés. Enfin, quant à l'épître aux Colossiens, les voix restent partagées, et pour concilier les opinions divergentes on a même pensé que cette épître, telle que nous la lisons aujourd'hui, pourrait bien renfermer un fond authentique remanié par une main étrangère à une époque plus récente. On comprend que, dans cet état des choses, la question des lieux d'origine se présente sous une tout autre face. En effet, si les épîtres dont nous parlons, et spécialement les trois nommées ci-dessus en premier lieu, devaient être reconnues pour des œuvres postiches, cette question n'en est plus une et on peut la laisser tomber, la captivité de l'auteur n'étant plus qu'une fiction comme tout le reste. Mais elle subsistera dans le cas contraire, et ceux qui croient pouvoir soutenir l'authenticité de toutes ces épîtres, avec plus ou moins de chances de succès, ne sauraient la négliger. Or, nous sommes de ceux qui pensent que cette cause n'est pas encore complètement perdue.

Voici d'abord les raisons qui nous engagent à séparer ces cinq épîtres en deux groupes, appartenant chacun à une autre localité et accusant chacun une autre situation de l'auteur. Déjà l'impression générale qu'on en reçoit par la simple lecture fait reconnaître cette différence de position. De l'un à l'autre groupe, l'horizon est changé, l'entourage de fauteur n'est plus le même, l'avenir se présente sous d'autres couleurs. Dans les deux lettres écrites positivement de Rome (et dont nous admettons provisoirement l'authenticité, comme aussi celle des trois autres), Paul se montre très préoccupé du sort qui l'attend. Il n'a pas encore perdu tout espoir de voir son innocence reconnue et de recouvrer la liberté; mais il s'est familiarisé avec l'idée de l'éventualité contraire, et la prévision d'une issue fatale de son procès, la perspective du martyre, revient plus d'une fois dans ses épanchements intimes. Ce qui assombrit surtout son regard, c'est qu'il n'a pas trouvé, tant s'en faut, chez les chrétiens de Rome, l'accueil amical et empressé qu'il en attendait, qu'il croyait s'être préparé par sa lettre et avoir mérité par ses travaux. Loin de là, c'est encore l'ancienne antipathie du parti judaïsant dont il est obligé de se plaindre. Il se trouve isolé, délaissé; on lui crée des embarras jusque dans l'étroite sphère d'action qu'il est parvenu à se ménager. Nous ne citons pas de textes à l'appui de ces assertions; nous les trouverons ultérieurement à chaque page de l'épître à Timothée et de celle aux Philippiens. Or, dans les trois autres documents il se dessine une situation toute différente. Là il n'y a pas la moindre allusion soit à un danger immédiat, à un arrêt de condamnation à prévoir, soit à des menées d'adversaires jaloux, à des intrigues de faux frères. Tout en étant privé de sa liberté personnelle, l’auteur voit des amis, il reçoit des visites du dehors (comp. Actes XXIV, 23), il se préoccupe des intérêts de ses églises lointaines et son entourage ne lui cause pas de soucis. Ceci nous semble devoir militer en faveur de l'opinion que, entre la rédaction de l'une ou de l'autre de ces deux séries d'épîtres, il doit y avoir eu un changement très notable dans la position du prisonnier, et que d'un côté il ne s'agissait encore que d'une arrestation préventive, injustement prolongée, il est vrai, par le mauvais vouloir d'un magistrat compromis et cupide, tandis que de l'autre côté nous avons devant nous l'accusé positivement suspect, que l'ombrageuse police impériale ne voulait plus lâcher.

À ce premier argument d'une portée plus générale on peut en joindre plusieurs autres qui se rapportent à des circonstances particulières. En effet, si toutes ces épîtres avaient été écrites au même endroit, et par conséquent dans un laps de temps assez restreint, on se trouverait en présence de contradictions très embarrassantes, pour ne pas dire insolubles, et partant très compromettantes. Ainsi, dans la seconde à Timothée (chap. IV, 12), Paul raconte qu'il a envoyé Tychicus à Éphèse. Cette mission est en effet annoncée comme prochaine aux Colossiens (chap. IV, 7) et aux Éphésiens (chap. VI, 21). Nous en conclurons, sans risquer de nous tromper, que l’épître à Timothée a dû être écrite après les deux autres. Mais, par contre, nous apprenons par ces dernières (Col. I, 1; comp. Philém. 1) que Timothée était auprès de Paul quand celui-ci écrivit ces mêmes épîtres. Si elles avaient été écrites à Rome, elles ne l'auraient donc été qu'après l'arrivée de Timothée dans cette ville, où l'apôtre l’a prié de venir le rejoindre. C'est même dans ce but que cette épître a été écrite, laquelle serait ainsi nécessairement antérieure aux trois autres, ce qui est tout juste le contraire de ce que nous venons de constater par le premier rapprochement. Autre exemple: Un certain disciple nommé Démétrius se trouve dans la société de Paul au moment où celui-ci écrit aux Colossiens (chap. IV, 14) et à Philémon (v. 24), et nous apprenons par l'épître à Timothée (chap. IV, 10) que ce personnage a quitté Paul contre le gré de l'apôtre. Il en résulte clairement que cette épître est postérieure aux deux nommées d'abord. Mais dans cette même épître (chap. IV, 11), Paul, en appelant son jeune ami à Rome, lui recommande d'amener aussi Marc. Or, Marc a été avec Paul lorsqu'il écrivit aux Colossiens (chap. IV, 10) et à Philémon (v. 24); ce qui prouverait que l'épître à Timothée est la première en date. Pour se débarrasser de ces contradictions, on a fait des hypothèses à perte de vue sur les voyages réitérés que toutes ces personnes auraient faits dans un sens ou dans l'autre. Nous ne les discuterons pas; nous croyons pouvoir résoudre la difficulté par une supposition extrêmement simple: les deux groupes d'épîtres appartiennent à deux époques, à deux localités différentes. Les premières sont écrites à Césarée, les autres à Rome. Timothée et Marc ont pu être venus voir l'apôtre dans la première de ces villes, et être appelés plus tard pour le rejoindre dans l'autre. Le cas de Démétrius est plus simple encore.

Contre cette manière de voir on ne produit qu'un seul argument spécieux: c'est que Paul écrit à Philémon (v. 22) pour lui demander l'hospitalité, parce qu'il espère être bientôt remis en liberté. Or, dit-on, il s'était fermement proposé d'aller à Rome. Il n'aurait pas manqué de s'y rendre sans plus de délai, s'il avait été libéré à Césarée même; il n'aurait certes pas fait le détour inutile par l'Asie mineure, et encore moins aurait-il renoncé à ses desseins primitifs, qui étaient pour lui une affaire de conscience. Pour toute réponse, nous demanderons où le texte allégué parle d'un voyage immédiat. Ou bien, ce que peut peser dans la balance de la critique une phrase de simple politesse? Car au fond il n'y a que cela. Et si l'on veut à toute force la prendre au sérieux, nous demanderons encore si Paul, prisonnier à Rome, pouvait croire sa mission en Occident terminée ou accomplie par un séjour plus ou moins long entre les quatre murs de sa chambre, de sorte que, sa libération obtenue, au lieu de se mettre courageusement à l'œuvre dans la nouvelle sphère qu'il s'était choisie, il n'aurait eu rien de plus pressé que de revenir sur ses pas?

Nous conclurons de tout cela, que ceux qui croient à l'authenticité de ces cinq épîtres sont assez naturellement et presque forcément conduits à cette distinction des deux groupes que nous venons de proposer. Notre hypothèse se recommandera même encore dans le cas qu'il faudrait renoncer à soutenir l'authenticité de l'épître aux Éphésiens d'un côté, et de celle à Timothée de l'autre, nos arguments ne se fondant pas exclusivement sur ces deux documents. Mais, nous le répétons, notre combinaison n'aurait plus de valeur, elle serait tout simplement superflue, si l'authenticité de toutes ces pièces devait être révoquée en doute avec des arguments péremptoires; et ceux-là même qui ne la maintiennent que pour les deux épîtres à Philémon et aux Philippiens, n'en ont nullement besoin et peuvent les loger toutes les deux, à une certaine distance l'une de l'autre, dans la période de la captivité romaine.

Nous devons donc examiner maintenant les textes à un point de vue tout autrement important, en commençant par celles de ces épîtres que nous avons supposées écrites les premières, et qui, en même temps, ont paru plus particulièrement suspectes aux représentants les plus attitrés de la critique moderne.

III.

Parmi les amis qui vinrent visiter l'apôtre dans sa captivité, et dont plusieurs paraissent avoir séjourné auprès de lui pendant plus ou moins longtemps, nous remarquons surtout quelques-uns qui étaient originaires de la province d'Asie, et qui devaient bien connaître l'état des esprits dans cette contrée et s'intéresser aux églises qui s'y étaient formées. Nous nommons Tychicus, Epaphrodite, Timothée. Leur présence a dû raviver chez Paul le souvenir de ces églises; mais ils purent en même temps le renseigner sur les tendances de plus en plus variées du mouvement religieux au sein des populations, et ils lui fournirent ainsi l'occasion de reprendre son activité apostolique, malgré la position difficile dans laquelle il se trouvait.

En effet, les idées chrétiennes, en s'infiltrant peu à peu dans les différentes couches de la société païenne, ne tardèrent pas à dépasser le cercle étroit des espérances juives dans lequel elles s'étaient renfermées d'abord; l'enseignement de Paul même, qui avait tant contribué à hâter cette première émancipation, loin de lui poser des bornes, paraît avoir plutôt répandu le goût de l'étude des questions religieuses. Dans la nouvelle sphère d'influence qui s'était ouverte à son action, l'Évangile rencontra des dispositions et surtout des besoins d'un tout autre genre que ceux que, d'après son but et sa nature, il était destiné à satisfaire. L'esprit raisonneur des Grecs ne se contenta pas toujours de le recevoir d'une manière passive; il lui fallait autre chose encore que ce qui pouvait éveiller la conscience ou consoler une âme repentante. Il y découvrit des éléments propres à servir de point de départ à la spéculation philosophique, qui lui tenait plus à cœur que ce qui visait à la régénération morale et à l'édification religieuse.

Il est vrai que dans les villes grecques aussi l'Évangile gagna ses premiers adhérents principalement dans les classes inférieures de la société, comme Paul le dit lui-même, 1 Cor. I, 26; mais ce passage prouve aussi qu'on n'est pas autorisé à dire que les communautés s'y recrutaient exclusivement. Et si c'est un fait incontestable que ce fut l'affaiblissement, disons mieux, la ruine à peu près complète des croyances mythologiques traditionnelles du paganisme qui amena le plus de prosélytes à l'Église, comme elle les avait déjà amenés à la synagogue, on se persuadera aisément que ce n'était pas toujours un besoin du cœur, mais souvent aussi le travail de la réflexion qui décidait la conversion. Dans des cas assez nombreux, ces deux mobiles pouvaient être parfaitement indépendants l'un de l'autre, le premier restant étranger au second. Nous en avons la preuve directe dans certains passages des épîtres qui signalent la présence, dans les églises, de gens auxquels l'apôtre est obligé de rappeler les notions les plus élémentaires de la morale, tandis qu'il se plaît à reconnaître les qualités de leur intelligence (1 Cor. VI; comp. chap. I, 5).

On sait que dès la première moitié du second siècle cet engouement pour la spéculation philosophique menaça de fausser l'enseignement de l'Évangile, et qu'il était devenu une puissance avec laquelle les dépositaires de la tradition apostolique eurent à soutenir une lutte longue et chanceuse. Le gnosticisme aimait à se servir de formules chrétiennes. Il donnait volontiers, par ce moyen, à ses propres conceptions une couleur d'emprunt, tout en prétendant élever une prédication populaire, bonne pour les gens simples, à la hauteur d'une science qui convenait à des penseurs d'élite. L'Église elle-même ne tarda pas à se laisser entraîner dans cette voie. Mais déjà du temps des apôtres on voit apparaître les premiers symptômes de cette tendance. Sans doute, à cette époque reculée, il n'est pas encore question de ces systèmes artistement élaborés que nous signalent des documents plus récents; mais comme ces systèmes se sont produits presque simultanément en divers lieux et sous différentes formes, nous devons y voir les fruits lentement mûris d'une disposition des esprits qui datait de plus loin. Aussi bien les écrits apostoliques qui, de l'aveu de tout le monde, font allusion à ces tendances, ne caractérisent-ils nulle part un système nettement déterminé dans toutes ses parties; à moins qu'on veuille admettre que les écrivains du Nouveau Testament ont été incapables de le saisir dans son ensemble, d'en rendre compte et d'arranger leur polémique en conséquence. Nous y entrevoyons seulement les débuts d'un travail de fermentation, qui amalgame encore, sans être arrivé à des résultats positifs, des éléments empruntés au judaïsme, à l'Évangile et à la philosophie. Les exigences d'un ascétisme rigoureux, considéré comme moyen de salut ou de progrès scientifique, s'y rencontrent côte à côte avec une hypocrisie corrompue et corruptrice, et les premiers essais d'une spéculation sérieuse, qui veut se rendre compte des problèmes les plus ardus de la métaphysique, se mêlent aux produits d'une imagination qui se donne libre carrière. Il n'est pas étonnant qu'en face d'un tel état des choses, les docteurs chrétiens, qui avaient à défendre la pureté de l'Évangile, se soient contentés de poser et d'affirmer ce qui, pour eux, était la vérité, sans éprouver le besoin de systématiser eux-mêmes d'abord les diverses erreurs qu'ils avaient à combattre, pour les réfuter d'après les règles de la dialectique. Au second siècle on pouvait procéder, et l'on procédait en effet, tout autrement. La critique moderne a cru pouvoir considérer comme trahissant le gnosticisme d'un âge plus récent, toutes les données relatives à l'enseignement de ces faux docteurs, qu'on peut recueillir dans la partie polémique de nos textes; mais elle n'a pas réussi à les combiner de manière qu'on pût y reconnaître l'une ou l'autre des théories gnostiques dont l'histoire fait mention, et il faudrait en inventer une exprès pour y loger tous les éléments disparates dont il est parlé tour à tour, soit dans les épîtres que nous nous proposons d'analyser ici, soit dans celles qui feront l'objet de nos études ultérieures.

L'apôtre Paul dut finir par s'apercevoir que ce n'était pas le parti de la résistance (nous voulons dire celui qui persistait à regarder la loi juive, avec les institutions qui en relevaient, comme la base et la règle de l'Évangile), qui pouvait à la longue entraver la marche de celui-ci, étouffer son esprit et neutraliser sa puissance. Il put se convaincre que le génie du peuple grec réagissait d'une manière trop énergique contre la rigidité du judaïsme, pour qu'il eût à craindre de ce côté-là ce qu'il avait rencontré à Jérusalem. L'opposition de cette couleur avait pu être éconduite à Corinthe à bien moins de frais de dialectique que ce n'avait été le cas en Galatie. Le vrai danger, dans cette nouvelle sphère, venait d'ailleurs, de ce que nous nous permettrons d'appeler le parti du mouvement, c'est-à-dire de gens qui ne se trouvaient pas entièrement satisfaits, quant à leurs tendances ou leurs préoccupations philosophiques, par ce que leur offrait l'Évangile de la grâce, et qui prétendaient y mêler ou y rattacher des idées d'un autre ordre, et puisées à une autre source. Lorsque Paul, à Corinthe, se trouva pour la première fois en face d'une velléité de ce genre, qu'il croyait encore pouvoir traiter comme une affaire de goût, il se borna à déclarer que la doctrine concernant le Sauveur crucifié valait plus que toute la sagesse du monde, et il accepta même, comme le plus grand triomphe de l'Évangile, le reproche d'absurdité que lui faisait la philosophie grecque. Pour lui, sans doute, l'Évangile aussi était une haute philosophie; mais il croyait devoir se contenter, pour le moment, d'offrir ce qu'il appelle le lait des enfants, à un cercle d'auditeurs qui ne faisaient que les premiers pas dans la carrière de la vérité. Maintenant il voyait les choses à un autre point de vue. En présence d'une fausse philosophie, qui pouvait gagner du terrain en s'adressant à ce besoin de réflexion si profondément implanté à l'homme, disons plutôt, à cette curiosité instinctive si facile à tromper, il fut amené à présenter la doctrine évangélique sous une nouvelle face, et à jeter les bases d'une métaphysique chrétienne, que d'abord, et avec raison, il n'avait pas jugée nécessaire à l'édification de l'Église.

Voilà comment nous nous expliquons la différence qu'on a signalée entre les épîtres aux Galates et aux Romains d'un côté, et celles aux Éphésiens et aux Colossiens de l'autre. Car il n'y a pas à dire: cette différence existe, elle est patente et incontestable. Il s'agit seulement d'examiner quelle en est la portée, et quelles conséquences on sera autorisé à en dériver, relativement à l'origine des lettres dites de la captivité. Cette origine serait suspecte, s'il y avait là des changements notables dans le fond même de renseignement: quoique, à cet égard encore, nous n'entendions pas nier la possibilité d'un progrès, d'une évolution dans la pensée de l'apôtre. Ce serait d'ailleurs une tâche assez ingrate, puisque nous le voyons se débarrasser graduellement de ses conceptions judaïques relatives à l'avenir. Mais quant à des divergences radicales entre la théologie de l'un et de l'autre de ces deux groupes d'épîtres, il n'y en a pas que nous sachions. Les parties constitutives de l'évangile paulinien, nous aurions presque dit les articles du catéchisme de l'apôtre, sont les mêmes des deux côtés. Mais si dans l'épître aux Romains il s'est placé au point de vue psychologique, en d'autres termes, s'il a édifié sa théologie sur les faits moraux, l'universalité du péché et l'insuffisance des forces humaines, pour arriver de là à la thèse du salut par la grâce de Dieu et par l'union du croyant avec le Christ mort et ressuscité, dans l'épître aux Éphésiens il se place au point de vue théologique; il part de l'idée de Dieu, de ses desseins éternels, qui devaient se réaliser dans la suite des temps, et l'humanité, objet de ces desseins, se présente à son esprit, moins comme composée d'individus, que comme un grand tout, scindé en deux parties hostiles et devant être réconciliées, pour finir par former une seule famille avec des êtres d'un ordre supérieur. Il y a là, non point deux systèmes, mais deux méthodes d'exposition. Chose curieuse! Les deux grands dogmaticiens du seizième siècle, les chefs de file des théologiens de nos deux Églises, tous les deux essentiellement disciples de Paul, se sont, pour ainsi dire, partagé l'héritage de leur maître. Le manuel de Mélanchthon s'attache à l'épître aux Romains; l'Institution de Calvin suit la direction jalonnée dans celle aux Éphésiens; et l'esprit de parti seul pourra nier que, malgré cette différence de la méthode, il y ait là après tout un seul et même système. Il en est ainsi de nos deux groupes d'épîtres. Les idées plus longuement exposées dans les premières se retrouvent au fond des autres, et les points de doctrine approfondis davantage dans les secondes, n'étaient point étrangers à la pensée de l'auteur antérieurement. Citons un seul exemple, celui-là même sur lequel on aime à s'appuyer de préférence pour contester l'unité de l'auteur. Il est vrai que l'épître aux Colossiens est la première qui s'arrête à ébaucher ce qu'on appellerait aujourd'hui une christologie métaphysique; mais nous le demandons, sur quoi donc se fonderait l'enseignement des épîtres précédentes, avec sa théorie du salut en Christ, si ce Christ, dans la pensée de l'auteur, n'était pas un personnage à part, de tous points supérieur à nous autres, sans que nous ayons même besoin de rappeler que les textes lui donnent des attributs analogues à ceux qui se retrouveront plus tard (Rom. I, 4; (IX, 5?). 1 Cor. VIII, 6; X, 4. 2 Cor. IV, 4.).

Avec tout ce qui vient d'être dit, nous n'avons pas encore prouvé l'authenticité des deux épîtres auxquelles est consacrée cette introduction. Nous n'avons guère encore abordé les objections soulevées contre elles par la critique. Nous avons seulement voulu éclairer en quelque sorte le terrain de la discussion, en insistant, si ce n'est sur la certitude, du moins sur la haute vraisemblance de ce que déjà au siècle apostolique, dès avant la destruction de Jérusalem, il ait existé, dans le sein de la société chrétienne, d'autres courants d'idées que celui avec lequel nous avons trouvé Paul aux prises, dans les documents qui nous ont passé jusqu'ici sous les yeux. Cette dernière tendance nous est devenue plus familière, parce que nous en connaissons plus exactement l'origine, et qu'aucun doute ne peut s'élever ni sur ses visées ni sur ses moyens. Le fait, que l'autre mouvement des esprits, que nous venons de signaler à l'attention de nos lecteurs, se présente à nous sous des formes moins précises et sans contours bien arrêtés, nous semble prouver qu'il n'était pas encore arrivé à se les créer d'une manière définitive et consciente, qu'il n'était encore qu'à son début. Et c'est dans ce stade qu'il doit s'être trouvé, selon nous, lorsque les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens furent écrites dans le but de mettre en garde contre lui les chrétiens de l'Asie proconsulaire (Les idées exposées succinctement dans ce paragraphe ont été développées dans notre Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique, livre III, chap. 9 et 10.).

IV.

Les deux épîtres dont nous parlons ont beaucoup de rapports entre elles. Ce fait a été remarqué depuis longtemps, et nous sommes si peu disposé à le nier, que nous accorderons volontiers qu'il n'y a pas deux épîtres de Paul qui présentent autant d'analogies que celles-ci, soit pour le fond, soit pour la forme. Cette ressemblance a même été l'un des principaux arguments qu'on a fait valoir contre leur authenticité. Seulement cet argument a été développé de plusieurs manières contradictoires, de sorte que sa prétendue évidence se trouve un peu compromise dès le début. Tel critique envisage l'épître aux Colossiens comme un extrait de celle aux Éphésiens, fait par un faussaire; tel autre (et cette opinion compte beaucoup plus de partisans) regarde celle-ci comme une amplification de la première. Plusieurs les déclarent inauthentiques toutes les deux, les uns en admettant deux auteurs différents, les autres se contentant d'un seul.

La simple possibilité qu'on ait pu arriver à des hypothèses aussi divergentes doit nous en faire suspecter la valeur. En tout cas, ce serait chose assez remarquable que, longtemps après la mort de l'apôtre Paul, il se soit trouvé un écrivain, voire même plusieurs, qui aient réussi à imiter son style, au point que la sagacité des savants a pu prendre le change à cet égard jusqu'à, nos jours. Cependant nous ne voulons pas jeter dans la balance un fait aussi discutable, et qui, après tout, ne relève que d'une appréciation purement, subjective. Examinons plutôt la question en elle-même, et voyons ce que c'est au fond que cette analogie, ou si l'on veut, cette dépendance réciproque des deux épîtres.

À ce sujet, nous soutenons avec une entière conviction que la ressemblance n'est pas de nature à nous obliger de reconnaître que celle des deux qui aura été écrite la dernière, doive être regardée soit comme une abréviation, soit comme une reproduction plus verbeuse de celle qui l'a précédée. Si l'enseignement théologique, quant à son fond et à son but prochain, est le même des deux côtés, l'auteur conserve toujours l'indépendance de son esprit; et celle-ci se montre dans la variété des formes dont il revêt ses idées, et dans une si parfaite liberté d'allure, qu'elle nous semble exclure le reproche de ne représenter qu'un travail en sous-œuvre, soit dans l'un, soit dans l'autre texte. La critique, en parlant de ressemblance et de dépendance, s'est beaucoup trop arrêtée à certains détails, à des phrases isolées, à de simples mots; elle a trop négligé le fait, que les matières traitées dans les deux épîtres ne sont pas, tant s'en faut, les mêmes, et que là où l'auteur vient à toucher accidentellement un point déjà élucidé dans l'autre texte (quel que soit celui qu'on veuille regarder comme le plus ancien), l'exposition est loin de mériter le nom d'une imitation servile. Ainsi la thèse christologique, si longuement développée dans l'épître aux Colossiens (I, 14 suiv. ; II, 3, 9 suiv.) et qui en constitue, à vrai dire, le fond essentiel, n'est qu'effleurée dans celle aux Éphésiens (I, 10, 21 suiv.), comme de fait elle l'est aussi dans certains passages des épîtres aux Romains et aux Corinthiens déjà cités plus haut. Le contenu des deux premiers chapitres de l'épître aux Éphésiens, qui résument la doctrine de la prédestination et de l'unité de l'Église universelle, thèse qui forme le véritable noyau théologique de ce document, est absolument étranger à l'épître aux Colossiens, qui ne fait nulle part allusion à ces deux principes. De tout le second chapitre de cette épître, à peine retrouvera-t-on quelques éléments, et pour la plupart de simples mots (v. 11, 13, 14), dans Éph. II, 5, 11, 15, mais encore dans une autre association d'idées et en partie dans un tout autre but. L'analogie entre Col. II, 19 et Éph. IV, 16 est bien frappante à première vue, mais dans l'un de ces passages il est question de Christ et de sa dignité, dans l'autre, au contraire, l'apôtre parle de l'Église et de son organisation. Le fond de la pensée est donc un autre; il n'y a que la forme rhétorique qui soit commune aux deux textes. Que des deux côtés l'auteur parle de sa position personnelle, de sa captivité, cela ne saurait motiver le soupçon d'une dépendance compromettante; encore la mention qu'il en fait (Éph. III, 1 suiv. ; Col. I, 24 suiv.) est-elle amenée et reliée à l'ensemble par des transitions absolument différentes, comme on le verra dans le commentaire. En général, on peut dire que la ressemblance partielle des deux compositions provient moins d'une dépendance de l'une à l'égard de l'autre, que de celle de toutes les deux relativement à la disposition de l'auteur et à ses préoccupations momentanées, et la question est seulement de savoir si dans ce cadre, et sur le fond de ce tableau, il y a moyen de reconnaître l'apôtre Paul.

Il y a cependant une certaine partie des deux épîtres qui présente des analogies beaucoup plus frappantes que celles dont nous venons de parler. Vers la fin, où l’auteur (comme c'est l'habitude de Paul) vient à recommander à ses lecteurs la pratique des devoirs sociaux, le parallélisme devient assez évident. Le discours s'adresse ici plus particulièrement aux époux, aux parents et aux enfants, aux maîtres et aux esclaves. Ces exhortations sont rédigées très succinctement Col. III, 18-IV, 4, et avec des développements variés, des additions et des interpolations Éph. V, 21-VI, 20. Nous ne nous tromperons pas en disant que c'est cette partie des textes qui a surtout servi de base aux diverses combinaisons de la critique, quand elle a tour à tour parlé d'extraits et d'amplifications. Et nous ne nierons pas qu'ici l'apparence est assez séduisante et de nature à entraîner le jugement. Mais, avant de nous expliquer sur ce fait, il conviendra de nous arrêter un moment au but et au plan général des deux épîtres, ainsi qu'au cercle de lecteurs qu'elles ont en vue.

V.

L'épître aux Éphésiens est écrite incontestablement dans un but didactique; elle veut enseigner, elle veut exposer la doctrine de l'Évangile telle que l'auteur l'a conçue, mais à un point de vue spécial, comme nous l'avons déjà fait pressentir, Elle se place à cet égard à côté de l'épître aux Romains, laquelle aussi, dans sa partie principale, est essentiellement théorique. Elle considère le nouvel ordre de choses annoncé par l'Évangile, l'économie de la nouvelle alliance, comme une dispensation arrêtée dans l'esprit de Dieu, dès avant le commencement des temps. Elle débute par la thèse que le pian de Dieu embrasse tous les êtres spirituels, qu'il vise à rapprocher le ciel et la terre, et qu'il veut y parvenir en abattant d'abord le mur de séparation qui jusqu'ici a tenu éloignées l'une de l'autre les deux portions de l'humanité, les Juifs et les païens. À cette première thèse elle rattache celle de l'élection, c'est-à-dire, de l'acte libre de la grâce divine qui est la cause du salut de ceux qui y parviennent réellement. C'est dans cet arrangement que l'auteur reconnaît un trésor de sagesse qu'admirent même les êtres supérieurs à l'homme, et qui offre à l'esprit de celui-ci une source inépuisable de découvertes et de jouissances intellectuelles, et un moyen de se rapprocher de Dieu, de s'unir à lui, qui rend superflus tous les autres, et qui seul conduit sûrement au but. Cette considération, sur laquelle l'apôtre insiste, savoir qu'on aurait tort de chercher ailleurs ce que l'Évangile de la grâce offre si richement, assure une valeur pratique à cet écrit, qui autrement est entre toutes les épîtres pauliniennes celle qui s'élève le plus dans les hauteurs de la spéculation. Il y a seulement à dire que le style se ressent par trop de cet essor de la pensée; Les idées se pressent sous la plume de l'auteur, sans que celle-ci ait le temps de les développer et de les élucider; les phrases s'enchevêtrent l'une dans l'autre, la construction s'embarrasse, et le discours finit par se perdre dans un dédale de parenthèses et de propositions incidentes, de manière que le lecteur a de la peine à s'y retrouver, et que le traducteur ne peut venir à son aide qu'en sacrifiant ce qu'il y a de plus caractéristique dans la forme.

Nous avons déjà dit que dans les parties où l'apôtre fait une application toute populaire des principes de l'Évangile, où il prêche une morale simple et généralement intelligible, les deux épîtres marchent de front et se ressemblent beaucoup. Mais celle aux Colossiens aussi a sa partie dogmatique et spéculative qui lui donne même son caractère propre et particulier. Ici nous avons à signaler avant tout la christologie qu'elle expose, les explications qu'elle donne relativement à la personne du Sauveur et à sa nature, et qui dans aucune autre épître paulinienne ne sont aussi étendues. Et si ailleurs les éléments de cette doctrine apparaissent comme faisant partie intégrante des convictions religieuses de l'âge apostolique, ici ils semblent avoir déjà passé par le creuset d'un travail scientifique, bien que celui-ci, comparé à ce qu'en ont fait les théologiens des siècles suivants, n'en soit encore qu'à son début. En même temps on s'aperçoit sans peine que cet exposé est fait en vue d'une conception différente, d'une philosophie étrangère, d'une théosophie, enfin, comme on dirait de nos jours, laquelle menaçait de déplacer la base de l'Évangile, soit en assignant à Christ, dans l'économie du salut, une place qui aurait amoindri sa dignité, soit en revendiquant pour d'autres êtres un rang qui ne leur appartenait pas. Cette épître devient ainsi essentiellement polémique, et c'est encore là un caractère très saillant par lequel elle se distingue de la précédente. On peut même dire qu'elles se complètent l'une l'autre, la seconde appliquant à une situation donnée et concrète ce que la première avait établi d'une manière plus abstraite et purement théorique.

VI.

Ce dernier caractère de l'épître aux Éphésiens mérite une attention plus particulière pour une autre raison encore, qui nous conduira directement à la question d'authenticité. Ce n'est pas seulement à sa première partie que s'applique l'observation que nous venons de faire; on peut dire que, d'un bout à l'autre, l'épître n'offre guère de traces de relations personnelles et intimes entre Fauteur et les lecteurs auxquels il s'adresse. Il n'y a là aucun souvenir d'anciens rapports, aucune salutation nominative. L'auteur semble parler à des gens qui ne le connaissent pas et qu'il n'a jamais connus non plus. On y cherche en vain le nom de Timothée, lequel, si la lettre est authentique, doit s'être trouvé alors dans la société de Paul (v. Col. I, 1. Philém. 1), et qui n'aurait pas dû manquer de saluer une communauté où il avait longtemps vécu lui-même dans l'intimité de son maître. L'auteur parle de la foi et de la charité des chrétiens auxquels il écrit, comme en ayant été informé par des tiers (chap. I, 15); il parle de sa thèse favorite de l'universalité de la grâce et de la vocation des gentils, comme si pour ses lecteurs c'était là quelque chose de tout nouveau (chap. III, 6); il a l'air de supposer qu'ils ignorent même qu'il revendique pour lui la mission spéciale de proclamer hautement cette vérité capitale (chap. III, 2). Et si dans ce dernier passage (comp. chap. IV, 21), au lieu de traduire sa phrase: si tant est que vous ayez connaissance, etc., on peut dire à la rigueur: puisque vous avez appris, etc., ce n'en est pas moins une locution passablement singulière dans la bouche d'un homme qui pendant des années a évangélisé la communauté à laquelle il s'adresse ici, et l'a sans doute familiarisée avec ces faits et ces idées.

De tous ces faits, la critique a tiré la conclusion que l'apôtre Paul, le fondateur de l'église d'Éphèse, qui y a séjourné longtemps, et qui s'y est créé des relations si intimes (Actes XIX, XX), ne saurait être regardé comme l'auteur d'une lettre qui n'en dit mot, et qui glisse si froidement sur de pareils souvenirs. Mais avant d'en venir à cette extrémité, il y a encore d'autres points à examiner, qui sont de nature à changer la position de la question. S'il est permis de dire: Paul ne peut avoir écrit ainsi aux Éphésiens, cette proposition, comme on voit, se compose de deux éléments. En effet, elle affirme à la fois que Paul ne peut pas être l'auteur, et que les Éphésiens ne peuvent pas avoir été les destinataires. Voyons, avant de conclure, si cette dernière thèse ne pourrait pas être vraie, sans que la première dût l'être également. Le titre seul de cet écrit, bien qu'il soit reconnu et adopté par tous les docteurs catholiques, aussi anciennement que nous trouvons chez eux des citations nominatives d'épîtres pauliniennes, ce titre, disons-nous, ne suffit pas pour décider la chose. On sait que les titres des divers livres du Nouveau Testament n'y ont pas été ajoutés par les auteurs eux-mêmes. Quant aux épîtres, c'est dans la première phrase du texte qu'ils avaient l'habitude d'en indiquer la destination. Et c'est encore ainsi que la presque totalité de nos manuscrits et de nos éditions mettent ici la phrase: Paul aux fidèles d'Éphèse.

Mais nous savons de science certaine que ce dernier nom ne s'y lisait pas dans l'origine. Saint Basile, qui a vécu dans la seconde moitié du quatrième siècle, affirme que de son temps on ne le trouvait pas dans les manuscrits les plus anciens, et que cette omission était attestée également par les écrivains antérieurs. En effet, nous apprenons la même chose par Origène, et indirectement déjà par Tertullien, qui fait un crime à l'hérétique Marcion d'avoir donné un autre titre à cette épître, mais qui ne l'accuse pas d'avoir altéré le texte même, ce qu'il n'aurait pas manqué de faire s'il y avait eu lieu, puisqu'il tient à signaler toutes les peccadilles critiques du philosophe de Sinope. Après tous ces docteurs, saint Jérôme aussi connaît le fait de l'absence du nom propre dans le premier verset. Aujourd'hui encore, nous constatons qu'il manque dans les deux plus anciens manuscrits que nous possédions, celui du Vatican et celui du Sinaï, où une main plus récente l'a ajouté en marge. Or, comme on n'entrevoit pas la moindre raison pourquoi les copistes auraient arbitrairement omis dans le texte le nom de la communauté à laquelle l'épître était adressée, il faut bien admettre que cette omission a été le fait de l'auteur lui-même.

Ceci nous conduira à la supposition que cet écrit d'une portée tout à fait générale, et faisant si complètement abstraction de tout rapport local ou personnel, est proprement une encyclique, ou, comme les anciens disaient, une épître catholique, destinée aux différentes églises de l'intérieur de l'Asie proconsulaire. Nous savons que le christianisme avait pénétré dans ces contrées dès l'époque de Paul (Col. IV, 13. Apoc. II; III), mais il est probable que cela s'est fait sans la participation directe de cet apôtre (Col. II, 2), et par suite des relations journalières que les habitants des autres villes de la province entretenaient avec ceux du chef-lieu, d'Éphèse.

Il y a encore un autre fait qui vient à l'appui de cette hypothèse. À la fin de l'épître aux Colossiens (IV, 16), nous lisons ces mots: Lorsque cette lettre aura été lue chez vous, faites en sorte qu'elle soit aussi lue dans l'église de Laodicée, et que vous lisiez celle de Laodicée à votre tour. Évidemment il s'agit ici d'un échange de lettres entre deux églises voisines, et nous ne voyons aucune difficulté à admettre que celle qui devait arriver aux Colossiens par la voie de Laodicée a été précisément notre épître dite aux Éphésiens. Aussi bien cette combinaison est-elle adoptée aujourd'hui par la plupart des auteurs qui soutiennent l'authenticité de cette épître. Seulement on se divise encore sur la question de savoir si elle a eu réellement, et dès le principe, une destination plus générale, de manière que Laodicée n'aurait été que l’une des villes auxquelles elle devait parvenir, ou si elle était destinée aux chrétiens de Laodicée seuls, comme Ta déjà pensé Marcion au second siècle. Mais dans ce cas, il faudrait encore expliquer comment le nom de cette ville a pu disparaître si tôt du texte, sauf à être remplacé ultérieurement et arbitrairement par celui d'Éphèse. Toujours est-il que cette insertion d'un nom propre dans un texte qui n'en contenait point, ou, si l'on veut, cette substitution d'un nom à l'autre, donne ouverture à bien des suppositions, dont aucune n'est assez plausible pour l'emporter sur toutes les autres. Car même avec l'hypothèse d'une lettre encyclique, on peut se demander s'il est bien probable que l'auteur ait laissé le nom en blanc, sauf à faire insérer ceux des diverses églises à mesure que des copies leur en étaient remises, ou s'il n'aurait pas été plus naturel de nommer directement la province entière. Il faut convenir que tous ces embarras n'existent pas pour ceux qui regardent l'épître comme une pièce apocryphe.

Tant qu'on ne voudra pas se décider pour cette solution radicale, voici comment on pourrait se représenter l'origine et les rapports si intimes, mais exceptionnels, des deux épîtres dont nous nous occupons en ce moment. L'apôtre, ayant eu connaissance, pendant sa captivité de Césarée, de l'état des communautés de la Phrygie, avec lesquelles il n'avait pas eu auparavant des relations personnelles et directes, profita du voyage de Tychicus, qui rentrait dans sa patrie, pour leur faire parvenir, par son entremise, une missive d'une portée toute générale. Ces églises s'étaient recrutées exclusivement parmi les païens (Éph. II, 11 suiv., 19; III, 1, 6; IV, 17; V, 8. Col. I, 21; II, 13; III, 7); et avaient été d'autant plus accessibles aux idées de cette philosophie que nous avons caractérisée plus haut. C'est dans ces contrées qu'elle était surtout répandue; la superstition, le goût des sciences occultes, l'amour du mystère et des merveilles y avaient pris la place des anciennes croyances populaires (Actes XIII; XIX). En vue de cet état des choses, l'apôtre prend à tâche d'opposer la vraie philosophie de l'Évangile à la fausse philosophie du monde, et de bien faire comprendre à ses lecteurs quels immenses bienfaits leur étaient assurés par suite de leur nouveau rapport avec le Christ. Il relève surtout celui de l'universalité du salut et de la fraternité des nations, désormais cimentée par le sang versé sur la croix, et par la communication de l'esprit de Dieu à tous les croyants indistinctement. À cela s'ajoutent des exhortations morales, comme elles pouvaient sembler utiles et nécessaires en face d'une population à peine sortie du paganisme. Avant que cette lettre ne partît, un autre ami de Paul également présent, Epaphrodite, que nous devons supposer avoir puissamment contribué à la fondation de l'église de Colosses (chap. I, 7), et qui connaissait exactement les tendances de ses compatriotes et les dangers qui menaçaient parmi eux la pureté de l'Évangile, engagea l'apôtre à écrire une seconde lettre, dans laquelle ces tendances et ces dangers devaient être l'objet de représentations plus directes et plus spéciales. En effet, l'épître aux Colossiens entre dans les détails de renseignement qu'il s'agissait de combattre; elle est plus polémique que l'autre et pour ainsi dire plus personnelle. Que dans la partie pratique, l'auteur, obligé encore de s'en tenir aux généralités, cette église lui étant inconnue, se soit répété, qu'il ait été amené à se mouvoir dans le même cercle d'idées, que quelquefois les mêmes phrases soient tombées de sa plume, cela n'est pas étonnant, et à cet égard encore il convient de faire remarquer que, malgré l'identité du sujet, la forme ou l'expression de la pensée accuse une parfaite indépendance de l'esprit.

Voilà comment nous nous expliquons les faits que nous avons dû reconnaître et constater, et qui ont été pour beaucoup dans le jugement défavorable formulé à l'égard de l'une ou de l'autre épître, et même de toutes les deux. On remarquera que nous demandons la priorité pour celle aux Éphésiens, contrairement à l'opinion plus généralement adoptée, même parmi les défenseurs de l'authenticité. Ces derniers se fondent d'ordinaire sur Éph. VI, 21, où l'apôtre dit: Pour que vous aussi vous sachiez ce qui me concerne, Tychicus vous le fera connaître. Ce mot: vous aussi (mis en regard de celui qui se lit Col. IV, 7: Tychicus vous fera connaître ce qui me concerne), leur semble militer très positivement en faveur de la priorité, de l'épître aux Colossiens. À la rigueur on pourrait répondre que, dans l'épître aux Éphésiens, c'est un post-scriptum qui ne préjuge rien relativement à la rédaction du corps même de cet écrit. Mais nous n'avons pas besoin de cet expédient. La phrase en question peut aussi être considérée comme correspondante à celle du chap. I, v, 15, où Paul dit avoir appris ce qui concerne ses lecteurs, de manière qu'à son tour il leur fait entrevoir un échange de nouvelles ou de renseignements sur ce qui le concerne lui-même. Il y a plus: Si l'épître que les Colossiens devaient recevoir de Laodicée est identique avec notre épître dite aux Éphésiens, celle-ci doit avoir été écrite la première, autrement l'auteur n'en parlerait pas aux Colossiens (chap. IV, 16) comme d'une pièce déjà existante. Enfin, en comparant l'un à l'autre les deux textes qui offrent le plus de ressemblance (Éph. V, 21 suiv. Col. III, 18 suiv.), on arrive à se demander, s'il n'est pas dans la nature des choses que, lorsqu'on écrit deux fois sur le même sujet, sans vouloir se copier mot à mot, on abrège plutôt qu'on n'allonge son discours?

VII.

Nous avons essayé, dans les paragraphes précédents, d'expliquer l'origine des deux épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens, de manière à rendre plausible l'opinion traditionnelle qui les reconnaît comme authentiques, comme l'œuvre de l'apôtre Paul, comme pouvant se concilier avec ce que nous savons de son histoire et des tendances de son époque. Cependant nous n'avons pas encore touché à un certain nombre d'arguments de détail, produits par les savants qui soutiennent la thèse contraire. Ils ont signalé, outre les textes dont nous avons déjà été amené à nous occuper, une série d'autres passages qui, selon eux, provoquent le soupçon et autorisent le doute. Et le nombre en est tel, qu'à lui seul il pourrait faire apparaître l'hypothèse négative comme un fait désormais établi d'une manière irréfragable. Sans nous laisser éblouir par cette apparence, nous ne devons pas les passer sous silence, et voir jusqu'à quel point ils peuvent servir à corroborer les combinaisons qu'on prétend mettre à la place de la tradition.

En général, on insiste beaucoup de ce côté-là, et beaucoup trop, ce nous semble, sur tout ce qui offre une nuance de style ou d'idées qu'on n'a pas rencontrée dans les épîtres écrites antérieurement. On épluche les phrases, on s'arrête à chaque tournure nouvelle, à chaque élément de doctrine qui ne s'est pas encore présenté sous la plume de Paul, ou auquel est donné ici une expression ou un développement qui n'a pas son parallèle exact dans ce qu'on appelle les grandes épîtres. Gomment donc? Voilà un auteur dont l'œuvre entière, en admettant l'authenticité de toutes les épîtres qui portent le nom de Paul, se compose d'une douzaine de pièces détachées à répartir sur une douzaine d'années, et formant ensemble cent pages à peine, de sorte qu'on pourrait presque les appeler feuilles volantes. Ces pièces sont des écrits de circonstance, rédigés en vue de besoins locaux, de situations diverses, de préoccupations de tout genre; et l'on veut qu'il ne puisse y avoir là de variété plus ou moins sensible, soit relativement à la forme et à la diction, soit quant au point de vue, à la conception théologique, à ce qui relève du travail intellectuel d'un penseur qui a trop de génie pour rester stationnaire? Mais à ce prix il serait facile aux critiques d'un autre siècle de nous contester les droits d'auteur, à nous autres qui, dans une longue série d'années, avons eu l'occasion de publier plusieurs ouvrages et un grand nombre d'articles de moindre dimension. À ce prix encore, on pourrait, sans trop de peine, démontrer l’inauthenticité de n'importe quelle épître dite paulinienne, en se fondant tour à tour sur telle autre, qu'on prendrait pour norme ou règle du style et de la méthode de l'apôtre. Est-ce donc que l'épître aux Romains ressemble à celles aux Corinthiens? Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'établir, avec de pareils procédés, que, de ces dernières, la seconde ne peut pas avoir le même auteur que la première? cela s'est déjà fait à l'égard des deux épîtres aux Thessaloniciens et même la seconde aux Corinthiens s'est vue entamée ainsi, en ce qu'on a cru devoir suspecter l'authenticité d'un certain passage assez étendu.

Quand une fois l'idée de la non-authenticité se fut présentée aux esprits, par suite des diverses considérations que nous avons déjà discutées, on n'a été que trop enclin à l'étayer au moyen d'arguments supplémentaires, dont aucun, à lui seul, n'avait une valeur absolue et n'aurait pu servir de point de départ à la critique. Il ne sera pas hors de propos d'en mettre quelques-uns sous les yeux de nos lecteurs.

Dans les deux épîtres en question, on rencontre un certain nombre de termes théologiques qui ne se retrouvent pas ailleurs sous la plume de Paul. C'est vrai: mais il n'y a pas, dans toute la collection, une seule épître qui ne présente le même phénomène, et le nombre de ces expressions uniques est même beaucoup plus grand ailleurs. Quel auteur peut donc loger tout son trésor de vocables dans quelques pages? Et Paul, qui a été en quelque sorte le créateur de la langue théologique du christianisme, ne devait-il pas aussi enrichir et compléter son dictionnaire avec le temps? On a remarqué, par exemple, que notre auteur se sert du mot: rémission des péchés (Éph. I, 7. Col. I, 14). De fait, ce mot ne se lit dans aucun autre écrit paulinien. Est-ce à dire que l'idée même de la rémission des péchés a été étrangère à la théologie de l'apôtre? Rien qu'en posant cette question, on aura réduit l'objection à sa juste valeur. On a relevé, comme un fait digne d'attention, qu'une fois (Col. III, 11) notre auteur, en analysant l'idée de l'universalité des hommes, dit: les Grecs et les Juifs, tandis que le vrai Paul dit toujours les Juifs et les Grecs. La portée de cette remarque nous échappe, d'autant plus que, dans la plupart des cas, cette dernière formule avait sa raison d'être particulière (Rom. I, 16; II, 9 suiv.; III, 9. Gal. III, 28, etc.). On dit encore que dans nos deux épîtres le terme d’église est régulièrement et fréquemment employé dans le sens abstrait d'après lequel il désigne la totalité des croyants, tandis que Paul s'en sert dans le sens individuel et local, quand il parle soit d'une communauté particulière ou des églises au pluriel. On en conclut que ces épîtres appartiennent à une époque où la notion de l'Église universelle, catholique, s'était déjà imposée à la théologie, le siècle apostolique ne connaissant encore que des associations éparses et indépendantes l'une de l'autre. Nous sommes dans le cas de nous inscrire en faux contre l'assertion elle-même et contre la conséquence qu'on veut en tirer. L'emploi du mot, dans le sens concret ou restreint, se rencontre aussi Col. IV, 15 suiv., et si le sens abstrait ou général revient plus souvent dans les deux épîtres, c'est que l'auteur y traite précisément ce point de doctrine. Mais celui-ci n'est pas le moins du monde quelque chose de nouveau, d'étranger à l'enseignement et au langage de Paul. (1 Cor. VI, 4; X, 32; XI, 22; XII, 28; XV, 9. Gal. I, 13), et il nous semble vraiment impossible de concevoir la théologie de cet apôtre, dans n'importe quel stade de son développement, sans y faire entrer l'idée de l'unité de l'Église.

Voici maintenant quelques exemples d'objections puisées dans des faits historiques. On s'étonne que plusieurs fois (Col. I, 6, 23) il soit dit que l'Évangile a été prêché dans le monde entier, ce qui n'est pas vrai pour l'époque de Paul. Mais cette assertion est-elle donc plus exacte cinquante ou soixante ans après sa mort? L'horizon géographique de la génération contemporaine, surtout dans la partie orientale de l'empire romain, était-il donc si étendu? Si l'on veut presser la lettre, le passage Rom. XV, 19 contient également une exagération, et Clément de Rome, à la fin du premier siècle, dit, lui aussi (Ép. aux Corinth, chap. 5), que Paul a évangélisé le monde entier de l'Orient à l'Occident. Ensuite on trouve déplacé que l'auteur se décerne des éloges en parlant de son intelligence de la révélation (Éph. III, 4). Mais le vrai Paul ne se prévaut-il pas également de sa supériorité, tout en la rapportant, comme cela se voit ici, à une dispensation de la grâce de Dieu et non à ses propres études? (Gal. I; II, 6; 1 Cor. II; 2 Cor. XI, 5 suiv., etc.) On se récrie contre la singulière exégèse dans Éph. IV, 8; mais celle de Gal. III, 16 est-elle donc mieux fondée, si l'on s'en tient à la philologie et à l'histoire? Et ne savons-nous pas, par de nombreux passages des épîtres aux Romains et aux Galates, que Paul, à l'égard des théories et des méthodes exégétiques, était le disciple des écoles juives de son temps? On prétend encore que l'auteur, en se disant le dernier des fidèles (Éph. III, 8), n'a fait que copier, en l'exagérant, le mot de 1 Cor. XV, 9, où Paul s'était appelé le dernier des apôtres. Mais il nous semble que le changement dans l'expression ne devrait pas nous empêcher de reconnaître, des deux côtés, le même sentiment d'humilité, inspiré à l'écrivain par la comparaison de la haute importance de l'Évangile, considéré au point de vue de son origine et de son but, avec la faiblesse et l'insuffisance des mortels appelés à lui servir d'organes. (Comp. 2 Cor. III, 5 s.; IV, 7 s.)

Mais ce sont surtout les prétendues traces du gnosticisme du second siècle qui ont déterminé le jugement formulé par un grand nombre de nos contemporains. Il est vrai que plusieurs des expressions particulières à ces deux épîtres ont été en vogue chez certains philosophes ou chefs de secte d'une époque plus récente; il est vrai aussi que l'épître aux Colossiens parle d'une fausse philosophie et que sa polémique s'adresse à des conceptions qu'on rencontre encore dans les systèmes de ces hérétiques. Mais nous maintenons, d'un côté, que les premières origines de ces conceptions remontent plus haut, et de l'autre, qu'aucun de ces systèmes, tels qu'ils furent formulés longtemps après la fin de l'âge apostolique, ne se reconnaît dans nos textes. Est-ce donc chose absolument inadmissible que les auteurs de ces systèmes aient emprunté, en partie du moins, leur terminologie au langage de la science religieuse, à peine encore ébauchée, de l'Église? Pourquoi donc un nombre bien plus grand de vocables du dictionnaire philosophique du gnosticisme, et de termes répondant à des notions bien plus essentielles de ces systèmes, ne se rencontrent-ils pas ici? L'auteur était-il incapable de comprendre la pensée de ses adversaires ou assez maladroit pour ne pas savoir en démêler la base ou le pivot?

On dit qu'il est parlé là (Éph. II, 2) d'un éon personnel, dieu ou chef de ce monde, et opposé au vrai Dieu. De fait, il est question du diable, lequel n'est certes pas une création de la philosophie du second siècle, et pour ce qui est du terme grec qu'on suspecte, il se lit aussi Rom. XII, 2, et doit s'entendre de F esprit du siècle, essentiellement mauvais et pervers, comme nous disons encore aujourd'hui. Tout aussi peu nous arrêterons-nous à prouver que les éons, en nombre pluriel, que l'on a découverts dans Éph. II, 7 et III, 21, sont tout simplement les siècles de l'avenir, comme dans vingt autres endroits des épîtres. C'est ici qu'il convient de faire mention des passages où il est parlé des anges (Éph. I, 21. Col. I, 16; II, 15), qu'on se plaît également à combiner avec la théorie gnostique des éons ou êtres intermédiaires entre Dieu et l'homme. Mais les anges, bons et mauvais, reparaissent partout dans la littérature apostolique, à laquelle ils sont parvenus par la voie du judaïsme, et les noms mêmes, par lesquels ils sont désignés ici, se lisent aussi Rom. VIII, 38. 1 Cor. XV, 24, et dans ce dernier passage, comme dans ceux que nous venons d'alléguer, ils sont introduits dans le but de revendiquer pour Christ la place suprême dans l'ordre de la création.

Les termes de mystère, de sagesse, de lumière, de ténèbres, de gnosis même, non seulement sont familiers à l'apôtre Paul, nous les retrouvons jusque dans la bouche de Jésus, à moins que nous voulions contester l'authenticité de ses apophtegmes les plus populaires, consignés dans les évangiles synoptiques. S'il y a là une trace de dépendance, c'est bien du côté du gnosticisme que nous la constaterons. Mais on relève surtout le mot plénitude (pléroma), qui joue un grand rôle dans le système du gnostique Valentin, et on croit y trouver la preuve la plus patente de ce que l'auteur (Col. I, 19; II, 9. Éph. I, 23; III, 19; IV, 13) aurait eu en vue ce système particulier pour le combattre directement. Le commentaire fera voir que ce mot, qui est un nom commun d'une signification primitivement toute matérielle, est employé ici dans différentes acceptions, et nulle part de manière à ne pouvoir s'expliquer sans le secours d'une philosophie étrangère au christianisme.

Mais, enfin, est-ce donc le gnosticisme du second siècle qui prêchait l'ascétisme judaïque, qui prescrivait des règles sévères sur ce qu'il est permis ou défendu de manger et de boire, qui tenait à la stricte célébration des fêtes et du sabbat (Col. II, 16), ou qui exigeait la circoncision (Col. II, 11; III, 11)? Ne devrait-on pas plutôt, en vue de ces passages, songer à quelque chose d'analogue aux tendances combattues dans les épîtres aux Galates et aux Romains, mais qui, dans la localité où nous conduisent les épîtres de la captivité, s'étaient alliées et amalgamées avec des éléments que le judaïsme pharisaïque pur n'avait pas adoptés dans sa propre sphère? L'auteur comprend tout cela sous le nom des éléments du monde (Col. II, 8, 20), terme par lequel il désigne des conceptions et des croyances appartenant à un niveau inférieur de l'intelligence religieuse, absolument comme l'auteur de l'épître aux Galates (IV, 3, 9) le fait aussi.

Si nous ne nous sommes pas laissé entraîner par le préjugé traditionnel, en trouvant insuffisants les arguments par lesquels la critique moderne a cru pouvoir le contredire et le corriger, nous pouvons tout au moins dire que la cause de l'authenticité des deux épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens n'est pas encore désespérée, et qu'il conviendrait de suspendre l'arrêt définitif, si tant est qu'on ne veuille pas dès à présent conclure dans le sens que nous avons cherché à faire prévaloir.

Cependant nous dirons franchement qu'il nous reste un doute à nous-mêmes, et un doute très sérieux, que nous devons soumettre à l'appréciation de nos lecteurs et de la science impartiale. Ce doute se rapporte à l'épître aux Éphésiens et nous est suggéré par le passage chap. III, 5. L'auteur y dit que le mystère de Christ, c'est-à-dire le fait de l'universalité de la grâce et de la rédemption, n'a point été connu des mortels, dans les âges passés, tel qu'il a été révélé maintenant à ses saints apôtres et prophètes.

Paul a-t-il pu écrire cette phrase? La mention des prophètes, comme ayant reçu des révélations relatives à la nouvelle alliance et à son fondateur, n'aurait rien qui dût nous arrêter (comp. Rom. III, 21, etc.), mais ce mot maintenant, et la place qui leur est assignée après les apôtres (comp. chap. II, 20), semble devoir exclure ici ceux de l'Ancien Testament. On arrive ainsi à songer de préférence aux prophètes des églises chrétiennes (Éph. IV, 11. 1 Cor. XII; XIV), disciples et successeurs des apôtres. Et puis les saints apôtres! Qu'on en compte douze ou treize ou un nombre indéterminé, forment-ils donc, au gré de Paul, une classe à part, privilégiée et pouvant revendiquer cette épithète comme une prérogative? Mais tout cela n'est encore rien auprès de cette autre question bien plus embarrassante: Est-il donc vrai que les apôtres, nommés ici de manière que nul n'est exclu de ceux qui pouvaient s'honorer de ce nom, que tous les apôtres, disons-nous, avaient reconnu si clairement le grand principe de la vocation des gentils? Paul ne parle-t-il pas ailleurs, et précisément en vue de ce principe, de son évangile à lui, et ici même ne mentionne-t-il pas la mission spéciale qu'il a reçue de faire connaître au monde ce mystère particulier? N'insinue-t-il pas très nettement que ses collègues de Jérusalem n'étaient pas à la hauteur de cette conception (Gal. II, 8 suiv, 14 suiv.)? Gomment croire qu'ici il ait fait abstraction de cette nuance si importante? L'auteur de la phrase en question ne semble-t-il pas se placer à une grande distance du siècle apostolique et se représenter déjà les apôtres comme un corps solidaire, ainsi que cela est devenu le point de vue des générations suivantes, puisqu'il leur réserve, à eux exclusivement, un titre honorifique qui, de leur temps, revenait à tous les fidèles?

Nous avouons que ces textes, à notre avis, jettent dans la balance de la critique un poids qui est de force à la faire incliner vers la solution négative du problème. Et nous ne voyons d'autre moyen d'en affaiblir la portée, qu'en nous retranchant derrière l’hypothèse très hasardée d'une altération du texte. De fait, nous pourrions alléguer d'anciens témoins qui omettent les saints ou les apôtres. Mais cela suffit-il? Tant que le mot maintenant reste, les prophètes ne sont pas ceux de l'Ancien Testament. Il faudrait se décider hardiment à retrancher tout le verset 5 ou au moins la seconde moitié. Quelques éditeurs modernes ont mis une virgule après les saints; cela nous débarrasserait de l'une des principales objections, mais non de l'autre, qui n'est pas moins grave. Nous ferons plutôt remarquer, en faveur de notre hypothèse, qu'il y a une flagrante contradiction entre ce verset 5 et ce qui précède. En effet, il attribue à tous les apôtres ce que le verset 3 réservait explicitement à Paul seul, par une espèce de privilège. Comme l'idée du mystère (c'est-à-dire de la vérité révélée seulement dans ces derniers temps), revient fréquemment dans les écrits de Paul (Rom. XI, 25; XVI, 25. 1 Cor. II, passim; IV, 1; XV, 51, etc.), un copiste ou lecteur a bien pu vouloir compléter la définition de celui dont il est question ici, et cette manière de voir nous paraît surtout pouvoir s'appuyer sur un passage parallèle (Col. I, 26), qui a une certaine analogie avec le nôtre sans offrir la même difficulté. Il y a encore un autre passage dans cette même épître aux Éphésiens où les apôtres se trouvent associés aux prophètes (ces derniers à prendre dans le sens indiqué ci-dessus). Mais ce passage (chap. II, 20) ne provoque pas les mêmes objections que celui du troisième chapitre. Car non seulement l'épithète de saints y est appliquée à tous les chrétiens (v. 19) et manque précisément là où elle aurait éveillé le soupçon, mais il y est question de la prédication chrétienne en général, à laquelle ont pris part tous les apôtres et leurs disciples, qui tous peuvent être considérés comme contemporains de l'auteur, et qui sont d'autant plus naturellement introduits ici au pluriel, qu'il est parlé de toutes les églises, et spécialement de celles de la Phrygie que Paul n'avait pas fondées lui-même.

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