Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

DEUXIÈME ÉPITRE DE PIERRE

INTRODUCTION

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Cette épître est adressée par son auteur à tous ceux qui partagent sa foi, c'est-à-dire à tous les chrétiens indistinctement. C'est donc une épître catholique dans la véritable signification de ce terme, une espèce de mandement apostolique général, comme il n'y en a pas un second dans tout le Nouveau Testament, et dans la composition duquel le rédacteur n'a eu en vue aucune portion de la chrétienté localement circonscrite. Il débute par une exhortation qui rappelle aux lecteurs le bienfait de l'Évangile et les moyens que Dieu a mis à leur disposition pour arriver au salut, et il les presse d'en profiter pour atteindre ce grand but. Une pareille exhortation, continue-t-il, est à vrai dire superflue, chaque chrétien étant censé être suffisamment instruit pour n'en pas avoir besoin. Si pourtant il a pris la plume, c'est qu'il est animé du désir d'être utile encore après sa mort qui est prochaine, et il se croit d'autant plus autorisé à parler comme il le fait, que ses souvenirs personnels, et ses relations avec le Seigneur Jésus, ont pleinement confirmé les prophéties de l'Écriture à l'égard de celui-ci. La mention des prophètes conduit l'auteur à son sujet spécial, par une transition toute naturelle. Il signale à l'attention de son public les faux prophètes contemporains, dont il peint les égarements en traits vigoureux et même un peu chargés. Il s'arrête longuement à stigmatiser leurs vices, leur libertinage, leurs excès de tout genre, et à les menacer d'un châtiment sévère, en rappelant les exemples les plus fameux de la vindicte céleste, mentionnés dans l'histoire sainte. Ce n'est qu'après avoir prodigué à ce tableau toutes les couleurs d'une rhétorique animée, qu'il passe à ce qui a dû être, dans l'esprit de ces hérétiques, la vraie cause de leurs égarements. Ils se moquaient des prédictions relatives à l'avenir, au retour du Christ pour le jugement, à la proximité de la grande révolution théocratique.

L'auteur s'applique à maintenir ces prédictions, à expliquer les retards qu'éprouvait leur accomplissement, et à en tirer la conséquence qu'il y a toujours lieu de se tenir prêt pour cet événement. Il est évident que cette dernière partie de son petit traité était pour lui le point principal, et que toute l'épître est écrite uniquement en vue d'un scepticisme, qui ne paraît pas s'être borné à critiquer en théorie les espérances populaires, mais qui doit avoir exercé aussi une très mauvaise influence sur la moralité de ceux qui en faisaient profession.

À tout prendre, cette épître n'a donc point une grande importance théologique, à côté de la plupart des autres documents qui nous sont restés des premiers temps du christianisme. Au contraire, en insistant avec tant de vivacité sur la vérité de certaines croyances, on pourrait dire de certaines préoccupations, qui étaient au fond un héritage du judaïsme et dont les chrétiens commençaient déjà à entrevoir la juste valeur, l'auteur paraît déplacer le centre de gravité de l'Évangile. Aussi bien son écrit n'a-t-il jamais été beaucoup mis à profit dans les travaux des écoles. Malgré cela, il y a peu de pièces de notre recueil qui aient autant exercé la critique que celle-ci, bien entendu, si l'on tient compte de son étendue. Des doutes sérieux se sont élevés relativement à son origine; des discussions vives et prolongées ont été engagées au sujet de son authenticité, et loin de se dissiper après un examen de plus en plus mûr et calme, les soupçons se sont changés en une conviction absolument défavorable chez la plupart de nos savants contemporains. Nous ne pouvons nous dispenser d'aborder à notre tour une question d'autant plus grave, qu'il s'agit ici, non pas seulement comme ailleurs de vérifier le jugement de la tradition concernant le nom à placer en tête d'une pièce anonyme, mais de prononcer un arrêt de non-lieu ou de condamnation dans une affaire de faux.

En effet, l'auteur prend le nom de Simon Pierre; il affirme avoir conversé personnellement avec le Seigneur pendant sa vie terrestre; il dit avoir été présent à la scène de la transfiguration sur la montagne; il prétend avoir reçu de Jésus un avertissement relatif à sa mort prochaine; il déclare que c'est déjà la seconde lettre qu'il écrit, ce qu'il est impossible de ne pas mettre en regard de celle que nous possédons sous le nom de la première de Pierre; enfin, il invoque le témoignage de l'apôtre Paul en le nommant son bien-aimé frère. De tout cela il résulte incontestablement que l'épître se présente à nous comme une œuvre de l'apôtre, du chef des Douze, et l'on demandera avec raison d'où peuvent venir, en face d'assertions aussi positives, les doutes qui ont été formulés à diverses époques, et qui non seulement ont persisté jusqu'à nos jours, mais se sont imposés aux esprits avec une force croissante.

Ces doutes se sont produits dans l'Église à une époque fort reculée, ou plutôt au moment même où des témoignages directs nous attestent pour la première fois l'existence de cet opuscule. Dans toute la littérature du second siècle on n'en trouve pas la moindre trace; il n'est cité nulle part explicitement; il n'en est pas fait un usage indirect dans des allusions ou des emprunts, soit conscients, soit involontaires, et les grands auteurs de la fin de ce siècle, chez lesquels nous trouvons des renseignements si précieux et même si complets sur les destinées des écrits apostoliques, et sur les recueils qu’on commençait à en faire, observent le plus profond silence sur une seconde épître que l'apôtre Pierre aurait composée. Ce n'est qu'au troisième siècle qu'il en est fait mention pour la première fois par Origène, lequel nous informe qu'il existe une seconde épître de Pierre, mais que la première seule est généralement acceptée comme authentique, tandis qu'à l'égard de l'autre il subsiste des doutes. Un siècle plus tard, Eusèbe, se fondant sur de nombreux témoignages antérieurs, constate que beaucoup d'églises n'accordent pas à celle-ci le privilège de la canonicité, tout en la jugeant propre à l'édification des fidèles. Cet état des choses n'avait pas encore changé du temps de Jérôme, qui, quoique personnellement favorable à l'épître, ne peut s'empêcher d'avouer que la plupart des chrétiens, ou du moins des auteurs, ne reconnaissaient pas son origine apostolique. Ce n'est qu'à partir du cinquième siècle, quand personne ne se préoccupait plus de questions critiques, que toute opposition cessa. L'usage qu'on avait commencé à faire de cet écrit dans un certain nombre d'églises, où on la lisait au peuple avec les autres, contribua à la faire mettre au même rang que celles-ci, et la présence du nom de l'apôtre a dû grandement aider à effacer jusqu'au souvenir des anciens doutes. Ceux-ci ne reparurent qu'à l'époque de la réformation, où nous voyons des hommes très-sérieux et nullement prévenus, tels qu'Érasme et Calvin, les reproduisant à leur tour, sans pourtant en tirer des conséquences fâcheuses pour le livre lui-même. Cependant cette critique, plutôt instinctive que raisonnée, ne prévalut pas et on laissa bientôt tomber la question. Ce n'est qu'au siècle passé qu'elle fut reprise avec plus de suite, et depuis, comme nous l'avons déjà dit, elle n'a fait que gagner du terrain.

Il s'agit donc de voir sur quoi peut se fonder le jugement, quel qu'il soit, à porter sur cette question de l'authenticité de la seconde épître de Pierre. On ne risquera pas de se tromper, en disant que les doutes des anciens n'avaient d'autre base que l'absence de témoins autorisés, ou, si l'on veut, d'une tradition suffisamment certaine. 11 est évident que cette seconde épître n'a été connue dans l'Église que longtemps après la première; que, pendant un laps de temps plus ou moins long, beaucoup de communautés n'en avaient possédé qu'une seule de cet apôtre. Cette circonstance pouvait suffire pour leur faire accueillir avec hésitation une seconde qui leur était offerte à un moment donné. Car il ne faut pas oublier que dans ces temps-là il circulait de nombreux écrits apocryphes, par lesquels bien des gens se laissaient tromper, mais dont la présence engageait aussi les églises à s'en tenir plus strictement à ce qu'elles avaient reçu autrefois comme provenant des apôtres, et à se méfier de ce qu'on leur proposait d'y ajouter. Ce procédé était sans doute prudent et légitime. Mais suffit-il pour démontrer l'inauthenticité d'un écrit de trois pages qui pouvait avoir eu la mauvaise chance de ne pas se répandre dans les églises aussi rapidement, aussi généralement que d'autres? Ne savons-nous pas que des épîtres de Paul ont pu être perdues complètement, que les évangiles qui ont existé dans les premiers temps du christianisme ne sont pas tous parvenus jusqu'à nous? Une épître parfaitement authentique ne pouvait-elle pas avoir eu de la peine à franchir les limites d'un cercle plus restreint au milieu duquel elle s'était répandue d'abord? Tant qu'on n'aura pas démontré que la formation du canon est l'œuvre des apôtres mêmes, ou d'une autorité ecclésiastique compétente, tant que l'étude de l'histoire nous apprendra qu'elle est plutôt le résultat tant soit peu fortuit d'une série de causes accidentelles et de coutumes locales, il sera toujours possible d'admettre qu'un petit écrit de circonstance a pu être négligé, égaré, oublié, sans qu'on en doive inférer rien qui puisse lui enlever ses titres à une place au recueil canonique, s'il en a réellement. L'argument tiré du suffrage négatif de l'ancienne Église, ou ce qu'on appelle la preuve extérieure, n'a donc qu'une valeur relative. À lui seul il ne décide pas la chose, et ce n'est qu'autant qu'il se trouverait ailleurs des motifs très plausibles à faire valoir contre l'origine apostolique de l'épître, que cette preuve aussi jetterait un grand poids dans la balance.

Nous attachons beaucoup moins d'importance encore à un second argument sur lequel on a souvent insisté. C'est la différence du style des deux épîtres attribuées à Pierre. Cette différence existe; elle est palpable. Le choix des expressions, les tournures, la méthode, nous pourrions dire le tempérament, sont autres des deux côtés. Chacune a ses termes favoris, ses constructions particulières; chacune a sa manière propre de désigner le Christ, de définir ou de caractériser le christianisme d'après son essence; la première disant: vérité, grâce, foi, espérance, bonne nouvelle; la seconde: commandement, promesse, voie, intelligence. L'une est riche en citations de l'Écriture et surtout en phrases bibliques, employées d'une manière plus ou moins inconsciente; l'autre n'offre guère de traces de cette habitude.... Tout cela est incontestable, mais qu'est-ce que cela prouve? Jérôme déjà a relevé le fait et en a imaginé une explication assez singulière, par laquelle il croyait couper court aux inductions défavorables qu'on pouvait en tirer contre l'authenticité de la seconde épître. Partant de la supposition que Pierre n'était pas assez exercé dans la langue grecque pour rédiger lui-même ses épîtres, il suggère l'idée qu'il aurait bien pu se servir à cet effet d'interprètes ou de secrétaires différents. Cela reviendrait à dire qu'au fond il n'aurait écrit ni l'une ni l'autre. Mais nous demandons s'il est bien juste d'exiger que chaque auteur écrive toujours absolument de la même manière, n'importe le sujet qu'il traite et la distance des époques auxquelles il compose ses ouvrages? Passe encore, si l’on possède d'un même écrivain plusieurs ouvrages étendus d'un même genre, et assez rapprochés les uns des autres quant à l'époque de leur origine: dans ce cas il serait peut-être permis de prendre ce qu'ils auraient de commun en fait de formes du langage, pour critère de quelque autre ouvrage dont la provenance paraîtrait douteuse. C'est ainsi qu'on juge de l'épître aux Hébreux en la comparant à celles de Paul. Mais comment veut-on appliquer cette méthode de critique dans un cas comme celui qui nous occupe, à huit petites pages, dont une moitié est peut-être séparée de l'autre par des années, et que tout le monde suppose avoir été écrites par un homme qui n'avait pas reçu d'éducation littéraire et dont le grec n'était pas la langue maternelle?

Nous ne voulons pas nous arrêter à quelques autres arguments moins concluants encore, qui ont été mis en avant pour prouver la différence des auteurs, et qu'on a l'habitude d'enregistrer, soit pour écraser les défenseurs de l'authenticité sous le nombre des preuves négatives, soit pour se donner le facile plaisir de les réfuter. Nous avons hâte d'aborder des éléments plus importants de la discussion.

Le premier fait sur lequel nous devons appeler l'attention de nos lecteurs, c'est la dépendance dans laquelle l'auteur de l'épître se trouve à l'égard de celle de Jude. Une grande partie de celle-ci, phraséologie, images, exemples, noms propres, a passé dans la nôtre. Le second chapitre, qui contient le portrait des faux docteurs, et les invectives les plus passionnées contre les corrupteurs de l'Évangile et des mœurs, est copié ou calqué presque en entier sur l'autre texte, dont on retrouve encore les traces dans les premières lignes du troisième chapitre. Autrefois on ne s'arrêtait guère à cette ressemblance, que personne ne songeait d'ailleurs à constater, parce qu'on regardait l'épître de Jude comme plus récente, et qu'on ne voyait rien d'extraordinaire à ce qu'un auteur de second rang se fût approprié les expressions du prince des apôtres, si l'on n'aimait mieux dire qu'ils écrivaient tous les deux sous la dictée du Saint-Esprit. Mais depuis qu'un examen plus approfondi du rapport entre les deux textes a démontré jusqu'à l'évidence que l'originalité n'est pas du côté, où on la supposait, cette dépendance de l'un à l'égard de l'autre est devenue pour la critique un argument des plus décisifs contre l'authenticité de celui qui nous occupe en ce moment. Ce n'est pas que nous voudrions, en thèse générale, faire à un apôtre un crime de ce qu'il aurait emprunté à un collègue quelques phrases ou quelques idées. Personne ne prétendra qu'il aurait été indigne de l'ancien pêcheur de Bethsaïda de s'aider, pour écrire en grec, de quelque modèle d'ailleurs convenable. La question n'est pas là. Il n'est plus possible aujourd'hui d'assigner à l'épître de Jude une origine assez ancienne pour que l'apôtre Pierre, mort avant la destruction de Jérusalem, eût pu la connaître. C'est donc une simple question de chronologie, décidée par le résultat de l'examen critique de l'épître de Jude. Nous réservons au commentaire la preuve de détail concernant la manière dont celle-ci a été mise à profit par l'auteur postérieur. Nous verrons qu'il n'y a pas là de simples coïncidences, mais de véritables emprunts, et que les différences mêmes qui existent entre des passages d'ailleurs parallèles, corroborent la présomption de la dépendance, soit qu'elles aient été motivées par les besoins particuliers du sujet à traiter, soit qu'elles se fassent reconnaître comme l'effet d'abréviations et même de méprises, mais surtout parce que plus d'une fois le sens du discours de l'imitateur ne se comprend bien qu'autant qu'on consulte la rédaction primitive.

Ce que nous venons de dire ne prouve encore que la postériorité relative de notre épître, et ceux qui prétendraient revendiquer pour celle de Jude une haute antiquité ne se croiraient pas forcés, par ce premier argument, de regarder l'autre comme appartenant à une époque beaucoup plus récente que les derniers écrits compris dans le recueil du Nouveau Testament. Mais voici quelques autres observations qui nous amènent à penser qu'elle est séparée de ceux-ci par un intervalle très considérable, et qu'elle appartient à un autre âge, à un tout autre milieu.

Nous avons dit qu'elle est catholique dans le sens le plus large du mot, c'est-à-dire adressée à tous les chrétiens indistinctement. Or, nous lisons au commencement du troisième chapitre que c'est déjà la seconde lettre que l'auteur écrit à ses lecteurs. Nul doute qu'il ne soit fait ici allusion à celle que nous nommons la première de Pierre. Mais celle-ci est destinée à certaines communautés de l'Asie Mineure, nominativement désignées dans la suscription. Comment expliquer cette espèce d'oubli? De la manière la plus simple du monde. À l'époque où écrivait le véritable auteur, l'antique littérature apostolique était déjà devenue le patrimoine commun de toute la chrétienté. Les inscriptions ou dédicaces des épîtres, désignant les communautés particulières auxquelles les apôtres avaient songé exclusivement en prenant la plume, n'avaient plus aucune portée pratique, du moment que ces épîtres se furent répandues au dehors, et eurent commencé à servir à l'édification de tous les fidèles: ce qui certainement ne s'est pas fait avant le milieu du second siècle. Un écrivain de cette époque, parlant d'une épître apostolique quelconque, pouvait donc fort bien, et devait même la considérer au point de vue que nous signalons ici. Cela se voit encore plus clairement par un autre passage (chap.III, 15), où l'auteur dit à ses lecteurs (c'est-à-dire à tous les chrétiens): Notre bien-aimé frère Paul vous a écrit également.... Or, il n'est pas besoin de rappeler que toutes les épîtres de Paul avaient été adressées à des communautés particulières, et qu'il a dû se passer un temps assez long avant qu'elles se fussent suffisamment répandues dans toutes les provinces de l'empire pour qu'on pût en parler comme notre auteur le fait ici. Il y a plus. Il ajoute au même endroit:.... comme il le fait d'ailleurs dans toutes ses épîtres, quand il parle de ces choses. Pour s'exprimer ainsi, notre écrivain à dû avoir sous les yeux une collection d'épîtres de Paul, et à moins de prétendre que celui-ci avait coutume d'envoyer à son collègue, chaque fois qu'il en écrivait une, un exemplaire comme hommage d'auteur, on conviendra que cette circonstance, à son tour, nous oblige de reculer l'origine de la pièce dont nous nous occupons bien en deçà de la limite du siècle apostolique. Remarquons d'ailleurs que Paul ne parle pas dans toutes ses épîtres des choses finales, et que ce sont précisément celles adressées à des églises d'Asie qui n'en parlent pas. Enfin, le texte en question caractérise encore les épîtres de Paul par ces mots: il y est des points difficiles à comprendre, dont les maux affermis tordent le sens, comme ils le font aussi pour les autres écritures. Avec cette phrase remarquable nous nous trouvons en face d'un prétendu apôtre qui déclare que les textes de son collègue sont difficiles à comprendre, et d'une époque où les épîtres de Paul étaient déjà placées sur la même ligne que le code sacré de l'Ancien Testament. Et si nous devions penser que par les autres écritures l'auteur a voulu désigner des livres du Nouveau Testament, la conclusion à en tirer n'en serait que plus évidente. Si nous mettons maintenant ce passage en regard d'un autre du premier chapitre (v. 16), nous verrons que les lecteurs sont tour à tour qualifiés de disciples de Pierre et de Paul: ce qui va parfaitement aux chrétiens des générations postérieures, qui pouvaient s'instruire par les écrits de ces apôtres, mais ce qui de leur vivant ne répondait pas à la réalité historique.

En vue de ces divers arguments, nous pouvons en négliger d'autres qui ne laissent pas que d'être d’une certaine valeur, dès que le soupçon est justifié au point où nous venons de le constater. Ainsi, en parlant de la scène de la transfiguration (chap. I, 17, 18), qui d'après les évangiles s'est passée sur une haute montagne non autrement déterminée, notre auteur la place sur la montagne sainte. L'épithète et même l’article nous font entrevoir ici le travail de la tradition ou de la légende. La montagne est déterminée, et elle est sanctifiée pour les âges suivants par le souvenir qui s'y rattache. On ne dira pas que cette façon de parler date du premier siècle. Au chap. I, v. 14, il paraît être fait allusion à une prédiction de Jésus dont nous retrouvons la trace dans l'appendice de l'évangile de Jean (chap. XXI, 18 suiv.), morceau qui en aucun cas n'a été écrit du vivant des apôtres. Mais en examinant bien ce passage, on ne peut se refuser à l'idée que le rédacteur a donné aux paroles de Jésus un sens qu'elles n'avaient pas. Si cette impression n'est pas illusoire, la citation d'un pareil texte est très-significative. Et lors même que le rapprochement des deux passages paraîtrait trop arbitraire, nous demanderions encore pourquoi un septuagénaire aurait eu besoin d'une révélation spéciale du Seigneur pour apprendre qu'il mourrait bientôt. Enfin citons encore chap.III, v. 2, où le texte reçu offre ces mots: Souvenez-vous du commandement de notre Seigneur que vous ont transmis nos apôtres.... Il est vrai que beaucoup d'anciens manuscrits portent vos apôtres; mais ne semblera-t-il pas naturel qu'on ait voulu faire disparaître par un léger changement ce qu'il devait y avoir de choquant dans le texte: Pierre parlant de ses apôtres, comme de personnages qui l'auraient précédé ou primé? Se figure-t-on que si l'auteur avait mis vos à la seconde personne, un copiste se fût avisé d'y substituer la première? Et lors même qu'on dût préférer la leçon vos, comme la seule possible ou authentique, ne nous placerait-elle pas encore à un point de vue étranger à l'histoire, qui ne connaît pas au premier siècle de communautés chrétiennes, soit locales, soit provinciales, fondées par les apôtres, considérés comme corps (En tout cas il est impossible de traduire (comme on Ta proposé): notre commandement à nous, les apôtres du Seigneur.)?

Mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est que tout le passage est copié de l'épître de Jude (v. 17), de sorte que le doute au sujet de sa véritable portée n'est plus permis.

Nous pensons que ces divers arguments sont plus que suffisants pour démontrer que les doutes des anciens n'étaient que trop justifiés, et qu'ils auraient dès lors abouti au jugement que la critique se voit obligée de formuler aujourd'hui, si l'étude des textes s'était faite avec quelque peu de méthode scientifique. Calvin, pour ne pas avoir à recourir à l'idée d'une fraude pieuse, et pour ne pas sacrifier l'épître elle-même qui lui paraissait écrite dans un esprit parfaitement chrétien, imagina l'hypothèse d'un disciple de Pierre qui se serait inspiré des idées de son maître et aurait eu ainsi un certain droit de mettre le nom de celui-ci en tête de son ouvrage. Cet expédient, car ce n'est pas autre chose, n'écarte pas tous les arguments à faire valoir contre la thèse de l'antiquité de l'épître et n'infirme aucunement les preuves d'une origine beaucoup plus récente. On découvre trop aisément que l'auteur prend un masque pour parler avec plus d'autorité, et qu'il ne reste pas fidèle à son rôle. Ainsi encore, en sa qualité de Pierre, il représente les adversaires qu'il combat comme devant apparaître dans l'avenir seulement (chap. II, 1), et il affecte de prévenir d'avance les chrétiens contre leurs erreurs; mais aussitôt après, se plaçant au point de vue de la réalité en face de laquelle il écrit, il les dépeint comme actuellement présents, comme constituant un fait, une situation donnée, et nous comprenons que c'est le besoin de combattre avec plus de chances de succès un danger très-alarmant qui lui a suggéré l'idée de mettre en avant un nom généralement vénéré dans l'Église. Ce procédé était tellement à l'ordre du jour au second siècle et chez tous les partis (c'était même une coutume littéraire, nous dirions presque un genre, déjà au sein du judaïsme), que nous aurions bien tort de faire intervenir ici des principes de morale, soit pour formuler un blâme sévère contre ce qu'on appellerait aujourd'hui une supercherie ou une falsification, soit pour prononcer l'anathème contre une critique téméraire qui oserait seulement soupçonner un livre, compris dans la Bible, de devoir son origine à une équivoque.

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