Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ÉPITRE DE JUDE

INTRODUCTION

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La petite épître de Jude présente une série d'énigmes que la science critique peut essayer de résoudre, mais à l'égard desquelles elle ne parviendra probablement jamais à dissiper tous les doutes. L'auteur paraît devoir rester un personnage inconnu, moins peut-être parce qu'on aurait le choix entre plusieurs également admissibles (comme on le pensait autrefois), que parce qu'il faudrait d'abord savoir si le nom placé en tête de cette page unique est vrai ou supposé. L'époque et le lieu de sa rédaction sont plus incertains encore, le texte ne fournissant aucun indice positif à ce sujet. Enfin, quant au but de l’écrivain, ou à l'occasion qui lui a mis la plume à la main, ce n'est encore qu'au moyen de combinaisons, qui peuvent sembler dépourvues du caractère de l'évidence, qu'on parvient à dégager quelque chose de plausible des simples allusions polémiques, auxquelles on est réduit à s'en tenir, à défaut d'une exposition nette et calme des faits qui les ont provoquées. Une introduction qui ne veut pas faire prendre le change aux lecteurs, à l'égard des difficultés que présente cet opuscule, ne pourra donc guère que constater celles-ci, sauf à circonscrire autant que possible le champ des probabilités dans des limites plus étroites.

Dès la première ligne nous nous trouvons en face d'une question d'une certaine importance pour l'intelligence de l'épître. À qui l'auteur s'adresse-t-il? À prendre la formule de salutation à la lettre, nous aurons là une épître catholique dans la force du terme. C'est à tous les chrétiens indistinctement que l'apôtre parle, et rien ne semble indiquer qu'il ait en vue un cercle plus restreint, une classe spéciale de croyants, les fidèles d'une seule province, voire même une communauté particulière. Cependant s'il est déjà fort difficile d'admettre que dans les premiers temps du christianisme, et jusque vers le milieu du second siècle, les rares écrivains chrétiens aient embrassé un horizon bien étendu de manière à faire complètement abstraction des besoins locaux, la nature même du contenu, la tendance essentiellement polémique de la missive, et surtout le ton passionné du discours, nous engagent plutôt à nous représenter l'auteur comme préoccupé de certains faits dont il était témoin oculaire, de certains égarements qui menaçaient de corrompre l'essence de l'Évangile, et contre la contagion desquels il avait hâte de prémunir ceux au milieu desquels il vivait, et dont la direction religieuse et morale lui était peut-être confiée. Pour arriver à découvrir le cercle particulier qui pouvait avoir besoin d'un tel avertissement, il faudrait déjà bien connaître la nature même de l'erreur combattue ici. Mais c'est là précisément que se présente la difficulté: l'auteur n'expose pas au long ce qu'il repousse, comme il l'aurait dû faire s'il avait eu à parler à des lecteurs placés à distance. Ceux auxquels il destine ses pressants conseils savaient de quoi il s'agissait et le comprenaient à demi-mot. Il faut donc que nous essayions de recueillir avec une certaine peine les traits épars d'un tableau dont les figures semblent presque d'autant plus effacées que les couleurs sont plus vives.

L'auteur fait de la polémique. On a demandé s'il avait en vue des erreurs dogmatiques, des hérésies, ou seulement des égarements moraux. Cette question nous paraît un peu oiseuse. Ni en théorie, ni dans la pratique, la conduite n'est absolument indépendante des convictions, et le mauvais exemple ne se propage pas sans que les discours perfides et les conseils subversifs n'y soient pour quelque chose. Aussi bien le texte, en parlant de reniement (v. 4), de rêveries et de médisance (v. 8), de discours impertinents (v. 15), de raillerie (v. 18), d'auteurs de schismes (v. 19), fait-il bien voir que l'élément théorique n'y manquait pas, qu'on affichait des principes en même temps qu'on prêchait d'exemple, et que c'est dans ces principes qu'il fallait chercher la source ou du moins le prétexte de la corruption des moeurs par laquelle ils se révélaient de préférence. Nous réservons au commentaire la démonstration de ce fait, que l'apôtre veut caractériser et châtier le libertinisme basé sur une interprétation abusive et malsaine du principe de la liberté chrétienne; ce gnosticisme matérialiste qui considérait comme chose indifférente le débordement des instincts charnels, en invoquant la thèse de l'affranchissement du chrétien à l'égard de la loi, thèse que l'apôtre Paul avait prêchée d'abord et qui avait dû gagner du terrain surtout depuis la ruine du temple de Jérusalem. Le danger d'une pareille interprétation avait existé presque dès l'origine des églises recrutées parmi les païens, comme on peut le voir par une série de passages du Nouveau Testament (par ex. 1 Cor. VI, 12 suiv. Gal. V, 13 suiv. 1 Tim. I, 8. Apoc. II, 14, 20, etc.).

Ces passages font voir que le sujet traité par notre auteur ne nous obhge pas de descendre bien bas dans l'histoire du christianisme, pour nous expliquer la composition d'une épître spécialement destinée à dénoncer une erreur si dangereuse; et à ce titre, rien ne nous empêcherait d'en faire remonter la rédaction au premier âge de l'Église, et à un membre de la génération qui l'a vue naître. Pour appuyer cette opinion, plusieurs critiques ont même insisté sur ce que cet opuscule ne contient aucune allusion à la destruction de la ville sainte. Mais un pareil argument n'a pas de valeur. Non seulement l'auteur n'était pas nécessairement amené à parler de cet événement, en supposant qu'il eût déjà eu lieu; on pourrait même dire qu'il était déjà tellement en dehors de l’horizon de l'actualité, que l'absence d'une mention spéciale pourrait être interprétée dans un sens diamétralement opposé. Tout aussi peu nous fonderons-nous sur la circonstance que l'auteur fait un usage si remarquable de divers livres apocryphes (v. 6, 9, 14), pour en conclure qu'il doit avoir écrit à une époque comparativement récente. Car l'ancienneté de ces livres n'est pas non plus exactement déterminée, et selon toute probabilité ils sont même antérieurs au christianisme. D'ailleurs, l'emploi occasionnel de cette sorte d'ouvrages par les auteurs chrétiens n'est pas le moins du monde une raison décisive pour contester l'antiquité ou l'apostolicité de leurs écrits. Ceux-ci contiennent de nombreuses traces de traditions apocryphes, acceptées communément comme des faits tout aussi authentiques que ceux relatés dans les textes canoniques de l'Ancien Testament (comp. Matth. I, 5; XXIII, 31. Luc IV, 25. Actes Vll, passim; XIII, 21. 1 Cor. X, 4. Gal. III, 17. 2 Tim.III, 8. Hébr. XI, passim; XII, 16). Enfin les rapprochements qu'on a faits entre plusieurs passages de l'épître et certaines phrases de saint Paul (comp. V. 12 avec 1 Cor. XI, 20; v. 20 avec Rom. VIII, 26; v. 24 avec Rom. XVI, 25 et 1 Cor. 1, 8) sont bien peu concluants, et ne le seraient pas davantage lors même qu'ils nous forceraient de reconnaître une dépendance de notre auteur à l'égard de son illustre devancier: ce qui certes n'est pas le cas.

Mais il y a d'autres raisons qui nous engagent à supposer à l'épître de Jude une origine plus récente que le siècle apostolique proprement dit. Quand l'auteur dit (v. 17): «Mes bien-aimés, rappelez-vous les paroles qui ont été édites autrefois par les apôtres de N. S. Jésus-Christ, quand ils vous ont dit qu'à la fin des temps il y aurait des railleurs,» etc., il nous semble évident que les apôtres sont représentés là comme des hommes appartenant à une époque passée, et agissant en corps, et qu'entre leur époque et ce qui est appelé la fin des temps, il doit s'être écoulé un nombre plus ou moins considérable d'années. On sera autorisé à tirer la même conclusion de ce qui est dit (v. 3) de la foi chrétienne transmise par tradition. Enfin nous insisterons sur ce que l'auteur s'appelle le frère de Jacques, sans doute pour donner du relief à sa propre autorité. Il nous est impossible de ne pas y voir la preuve que ce Jacques appartenait déjà à l'histoire, que non plus seulement sa position actuelle dans l'Église, mais sa réputation posthume était tellement exceptionnelle et prépondérante, qu'on pouvait citer son nom, d'ailleurs si commun alors, sans aucune désignation spéciale, et sans crainte d'une méprise de la part des lecteurs. Il y a plus: ce Jacques ne peut avoir été que le chef de l'église de Jérusalem, nommé à plusieurs reprises dans les Actes et dans l'épître aux Galates, et connu de son vivant sous le nom de frère du Seigneur. Si cette dernière désignation, laquelle appartient à l'histoire la mieux accréditée, est omise ici, cela prouve, ce nous semble, que l'auteur écrivait à une époque où il s'était fait un notable changement dans les conceptions religieuses des chrétiens, et où la distance entre la personne du Christ et ses intimes d'autrefois, y compris les membres de sa propre famille, était déjà devenue si grande, que ç'aurait été par trop prétentieux de se prévaloir d'une parenté dont l'honneur s'éclipsait devant la gloire du fils de Dieu, et s'effaçait, pour ainsi dire, derrière le respect dû à sa personne. Si l'on veut faire valoir d'un autre côté, en faveur d'une plus haute antiquité de notre épître, le fait que l'auteur de la seconde de Pierre l'a eue sous les yeux et y a largement puisé, nous ferons remarquer simplement que cette pièce, positivement apocryphe, n'appartient probablement qu'à la seconde moitié du deuxième siècle, et laisse par conséquent une place bien large, et plus que nécessaire, pour y loger la nôtre, sans l'attribuer à un auteur du premier.

Nous ne hasarderons aucune conjecture au sujet de la question de lieu. On a tour à tour parlé de la Palestine, de la Syrie, de l'Asie mineure, d'Alexandrie, voire même de Corinthe, comme de l'endroit où le besoin d'une polémique, telle que nous venons de la caractériser, se serait fait sentir de préférence. Le fait est que le texte ne nous offre aucun indice à cet égard, et l'histoire ecclésiastique ne nous fournit pas davantage les moyens de suppléer à cette lacune. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que l'auteur, dont l'éducation religieuse a dû se faire dans un milieu tout judaïque, s'est probablement trouvé dans une position qui le mettait plus particulièrement en rapport avec des chrétiens de la même origine. Mais nous n'entendons pas dire par là que les libertins, dont il dépeint la perversité et dont il combat la funeste influence, auraient été également des judéo-chrétiens. Tout au contraire, nous pensons que ce fut plutôt le levain du vieux paganisme qui tendait ainsi à corrompre les bons éléments de la société chrétienne.

Nous arrivons à la dernière question qui doit nous occuper ici, celle concernant l'auteur de cette épître. Les anciens déjà n'étaient pas suffisamment bien renseignés à cet égard, et les doutes ou la confusion n'ont fait qu'augmenter de nos jours. On sait par l'histoire du canon que l'épître de Jude n'a pas été généralement reçue comme une œuvre apostolique dans les premiers siècles; et plus récemment encore on n'a pas pu tomber d'accord sur la personne de l'écrivain, là même où l'on n'entendait pas contester la haute antiquité de l'ouvrage. Le fait est que les données du Nouveau Testament n'ont servi qu'à embrouiller une question qui n'était déjà pas trop simple par elle-même. Le nom de Jude revient en plusieurs endroits, et différentes combinaisons ont été proposées pour rattacher les indications fournies, par ces passages au document scripturaire, qui avait fini par avoir sa place plus ou moins assurée dans le recueil sacré.

En laissant de côté un certain nombre d'autres personnages homonymes, dont le nom est prononcé dans l'histoire apostolique, nous devons nous arrêter ici aux textes suivants. Les quatre catalogues des Douze que nous trouvons dans les évangiles (Matth. X, 2 suiv. Marc III, 14 suiv. Luc VI, 13 suiv.; comp. Act. I, 13) s'accordent à l'égard de tous les noms, à l'exception d'un seul qui occupe l’une des dernières places dans la série. Entre Jacques d'Alphée et Simon le zélateur, Marc met un disciple nommé Thaddée; à la même place, Matthieu insère le nom de Lebbée; Luc, de son côté, introduit un certain Jude de Jacques. Enfin nous lisons ailleurs (Marc VI, 3. Matth. XIII, 55) que Jésus avait quatre frères, parmi lesquels se trouvait également un Jacques, un Simon et un Jude. De tout cela il est résulté, par la faute des interprètes, une étrange confusion. Non seulement les trois noms ou personnages: Thaddée, Lebbée et Jude, ont été identifiés, mais on a encore changé les frères de Jésus en cousins, pour les identifier ensuite avec les trois disciples qui portaient les mêmes noms qu'eux. Dans notre introduction à l'épître de Jacques, nous avons déjà parlé de la question si longtemps controversée concernant la diversité ou l'identité de ces deux groupes de personnes. Nous croyons avoir prouvé que l'apôtre Jacques d'Alphée, et Jacques le frère du Seigneur, ont été deux personnes différentes. Il s'ensuit que nous ne confondrons pas non plus Jude, le frère du Seigneur, avec l'apôtre Jude de Jacques. Nous avons même pour cela une raison spéciale: c'est que cette dernière formule doit signifier nécessairement fils de Jacques et non frère de Jacques, tout aussi bien que dans la ligne précédente des textes évangéliques, Jacques d'Alphée, de l'aveu de tout le monde, signifie fils d'Alphée et non frère d'Alphée. Pour ce qui est du rapport à admettre entre les noms de Thaddée, de Lebbée, et de Jude fils de Jacques, nous renvoyons nos lecteurs au commentaire sur l'histoire évangélique (p. 271 suiv.).

Ceci établi, nous revenons à ce qui a été dit plus haut de la circonstance que l'auteur se désigne comme frère de Jacques, ou plutôt se réclame de ce personnage, soit pour se faire connaître, soit pour se recommander à ses lecteurs. Or, nous savons que le respectable et vénéré chef de la communauté de Jérusalem avait un frère nommé Jude, et rien n'empêche d'admettre que ce frère lui ayant survécu, ait aussi joui d'une certaine considération dans l'Église, soit en vue de ses mérites personnels, soit à cause de ses relations de famille. Cependant, si nous devons avoir égard aux arguments assez concluants qu'on peut faire valoir pour supposer à l'épître une origine plus récente que le siècle apostolique proprement dit, nous avons de la peine à croire que l'auteur ait tenu de si près à la première génération de chrétiens. Un ancien écrivain du second siècle, cité par l'historien Eusèbe (III, 20), parle même des petits-fils de ce Jude comme ayant exercé des fonctions dans l'Église du temps de Domitien. D'après cela, Jude lui-même aurait disparu de la scène longtemps avant le règne de cet empereur. À tout prendre, il nous semble donc plus probable que ce petit écrit de circonstance est du nombre de ceux dont les auteurs, se méfiant de leur propre autorité, ont jugé à propos de mettre leurs élucubrations sous le patronage d'un nom illustre. C'est là, nous l'avouons, non un fait irréfragablement démontré, mais plutôt une opinion subjective, on pourrait même dire instinctive. Mais l'histoire du canon ne la renverse pas, l'épître de Jude n'étant point citée avant la fin du second siècle, et les doutes relatifs à son origine s'étant maintenus bien plus longtemps encore. Au besoin nous pourrions nous prévaloir de l'assentiment de Luther, qui ne lui a pas non plus reconnu de titres à la canonicité apostolique.

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