Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PREMIÈRE ÉPITRE DE PIERRE

INTRODUCTION

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Avec l'épître de Pierre, à laquelle nous passons maintenant, nous nous trouvons en face de questions toutes semblables à celles qu'a soulevées l'épître de Jacques, et si notre étude préliminaire sur celle-ci a dû se terminer par le doute, un doute analogue, également contre-balancé par des arguments plus ou moins plausibles, mais que ces arguments ne parviennent pas à écarter complètement, surgira de l'examen de ce second écrit et empêchera provisoirement encore la critique d'arriver à des résultats définitifs. Malgré une grande et sensible diversité d'esprit, les deux opuscules se ressemblent à beaucoup d'égards. Tous les deux ont une tendance essentiellement pratique; tous les deux s'adressent à un public éprouvé par les contrariétés du temps et le mauvais vouloir des hommes; des deux côtés le cercle des lecteurs, que les auteurs ont en vue, n'est pas strictement déterminé; chez l'un comme chez l'autre écrivain, ce qui frappe le plus, c'est le rapport particulier dans lequel ils se placent vis-à-vis de Paul; enfin, quant aux noms mis en tête des deux compositions, ils ont été des plus illustres au siècle apostolique, ils ont été acceptés dans l'Église, le second même beaucoup plus promptement et plus universellement que le premier; et pourtant, en fin de compte, de nos jours celui-ci a plus de chances de voir cesser les hésitations de la critique, que cela ne paraît devoir être le cas pour l'autre. Mais nous ne voulons pas anticiper sur l'analyse du texte, laquelle seule peut conduire à des résultats tant soit peu positifs.

Voyons d'abord ce que cette épître nous offre, ou plutôt ce que l'auteur a voulu communiquer à ceux auxquels il la destinait. Nous disons que la tendance en est essentiellement pratique. En effet, c'est la vie chrétienne que l'apôtre recommande à ses lecteurs; c'est l'accomplissement des devoirs, généraux et particuliers, une vie sainte, des vertus domestiques et sociales, une rupture absolue avec les errements du paganisme et les convoitises du monde. Ces exhortations pressantes, formulées dans un langage digne et élevé, sont surtout faites en vue des difficultés du moment, où les fidèles commençaient à attirer sur eux l'attention des populations au milieu desquelles ils fondaient leurs petites communautés, et où les préjugés populaires, les soupçons d'une police ombrageuse, l'antipathie des classes privilégiées, les entouraient de périls et leur suscitaient des persécutions. C'est par cette raison que l'auteur insiste d'un côté sur le devoir de la soumission à l'autorité établie, de l'autre sur les espérances qui pouvaient et devaient aider les disciples du Sauveur à triompher des tentations et à souffrir avec patience. L'inimitié d'un monde prévenu et malveillant ne peut être mieux conjurée que par une vie exemplaire et sans reproche, laquelle finira indubitablement par dissiper les soupçons et désarmer les passions hostiles.

Toutes ces exhortations sont basées sur des considérations religieuses et plus particulièrement évangéliques. L'apôtre puise ses motifs, d'abord dans le fait de l'immense avantage échu à la génération présente, d'avoir vu la réalisation de promesses dont les prophètes mêmes n'avaient eu que la perspective; ensuite dans la grandeur du bienfait acquis à ceux qui croient, et si chèrement acheté au prix du sang précieux de Christ. Enfin il représente à ses lecteurs chrétiens qu'ils sont devenus le vrai peuple de Dieu, une race sacerdotale, consacrée pour lui offrir des sacrifices spirituels; qu'ils forment entre eux un temple vivant dont Christ est la pierre angulaire, et que par conséquent leur vie entière doit être conforme aux exigences d'une prérogative aussi inappréciable. Si ce résumé, tout succinct qu'il est, caractérise réellement (comme nous croyons qu'il le fait) le contenu de l'épître, il servira en même temps à faire apprécier à sa juste valeur l'opinion de quelques auteurs modernes qui se sont plu à nommer Pierre l'apôtre de l'espérance, comme Paul doit être celui de la foi, et Jean celui de l'amour. C'est là, à notre avis, une manière de dire en apparence fort spirituelle, mais très peu juste au fond. Le fait est que les trois apôtres parlent tous de ces trois éléments de la vie chrétienne, et la circonstance que l'un d'eux, dans quelques pages destinées à raffermir le courage de ses lecteurs, vient à prononcer plusieurs fois le mot d'espérance, ne prouve pas que sa théologie tout entière pivote pour ainsi dire sur cette notion.

Des exhortations comme celles qui font la substance de l'épître étaient bien placées dans la bouche de tous les docteurs chrétiens du siècle apostolique et longtemps après encore. Les difficultés, qui avaient commencé dès la naissance de l'Église, allèrent en croissant dans la suite; et à défaut d'indications précises à trouver dans le texte, il nous est impossible de dire si une occasion particulière, et laquelle, a mis la plume à la main de l'auteur, ou si la situation générale des chrétiens dans l'empire lui a suggéré l'idée de travailler à leur édification, par ce moyen déjà usité. Nous laissons provisoirement de côté les hypothèses qui ont été produites pour combler cette lacune des textes, et nous constatons simplement que ceux-ci se taisent sur tout ce qu'il y aurait à demander et à dire au sujet des circonstances qui ont pu amener la composition de l'épître.

Nous sommes un peu moins dans l'embarras relativement au cercle de lecteurs auxquels l'auteur s'est adressé. La suscription nomme les chrétiens du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce, de l'Asie et de la Bithynie. Ces noms propres représentent, à peu de chose près, la totalité du continent compris dans la géographie moderne sous le nom d'Asie mineure. Car on sait que du temps des apôtres le nom d'Asie se trouvait attaché à la partie sud-ouest de cette grande presqu'île, soit à la portion d'abord occupée par les Romains et ayant Éphèse pour chef-lieu. Plusieurs de ces noms apparaissent ici pour la première fois dans l'histoire de la propagation du christianisme, notamment ceux du Pont et de la Cappadoce, provinces vers lesquelles les voyages de Paul ne s'étaient jamais dirigés. L'étendue du territoire désigné par tous ces noms est telle, que les anciens n'ont pas eu tort d'appliquer à l'ouvrage qui les inscrit dans sa dédicace, le titre d'une épître catholique, c'est-à-dire universelle. Du reste, si nous nous trouvons ici en face d'une population chrétienne dont la conversion à l'Évangile n'a pas été enregistrée par l'histoire, nous pouvons du moins affirmer avec assez de confiance que l'auteur de l'épître n'en réclame pas l'honneur pour lui-même. Nulle part il ne prétend parler à ses lecteurs comme quelqu'un qu'ils auraient connu personnellement, ou qui aurait eu avec eux des relations directes. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il se présente à eux comme l'un des apôtres de Christ, dont le nom a dû être suffisamment connu partout où l'on prêchait l'Évangile, et en cette qualité il n'avait pas besoin auprès d'eux d'une introduction spéciale pour donner du crédit à ses paroles.

Il y a cependant une autre question encore qui se présente ici. Tout à l'heure nous avons lu une épître adressée spécialement à l'une des deux catégories de fidèles à l'exclusion de l'autre. Le nom de Pierre pourrait faire présumer quelque chose de semblable. Car cet apôtre aussi était, dans l'opinion publique, ce que nous pourrions appeler le patron du judéo-christianisme. On pourrait être confirmé dans cette présomption par le fait que l'auteur nomme ses lecteurs les étrangers de la dispersion, de deux termes fort en usage chez les Juifs de cette époque: la dispersion, c'étaient les pays hors de la Palestine où les Juifs vivaient comme étrangers. Mais nous estimons qu'une pareille restriction est inadmissible. Il y a des passages assez nombreux qui prouvent que l'apôtre, en écrivant, ne perd pas de vue le fait que, dans les provinces qu'il nomme, la grande majorité de ses futurs lecteurs étaient sortis des rangs de la nationalité grecque ou païenne. Il déclare qu'autrefois ils n'avaient pas été un peuple (dans le sens religieux de ce mot), ce qu'il n'aurait pas pu dire des Juifs (chap. II, 10), qu'ils sont devenus les enfants de Sara par la pratique des vertus chrétiennes (chap.III, 6), qu'ils avaient vécu jadis dans l'ignorance, dans les ténèbres, dans le vice (chap. I, 14, 18; II, 9; IV, 3). Tout cela ne s'applique qu'à des païens. Quant au titre d'étrangers de la dispersion, le commentaire en donnera une explication satisfaisante et confirmée par des passages parallèles dans notre épître même. Et si l'on ne voulait, pas prendre avec nous ces termes dans le sens figuré, on pourrait toujours voir dans les étrangers des Israélites, qui le sont devenus par la foi, sans s'astreindre au culte lévitique, ce qui serait tout juste la situation de ces nombreux païens qui avaient contracté l'habitude de fréquenter la synagogue, sans accepter la circoncision et les autres rites légaux. Il va sans dire que si nous insistons sur ce que l'auteur s'adresse de préférence à d'anciens païens, il ne faut pas entendre cela comme si l'élément juif avait manqué complètement dans ces pays-ci, ou comme si l'auteur avait pu l'écarter de ses pensées. Il suffira de rappeler que l'autre classe avait généralement plus besoin d'être dirigée sur le bon chemin et affermie dans la foi, les Juifs ayant depuis assez longtemps eu l'occasion de se familiariser avec la discipline de l'adversité, pour être garantis contre la tentation de renier une foi qui, une fois adoptée, était pour eux identique avec celle de leurs pères.

D'après ce qui a été dit plus haut sur la base religieuse que l'apôtre donne partout à ses exhortations, on est en droit de s'attendre à ce que l'épître nous fournisse des éléments suffisants pour déterminer le point de vue duquel elle a été écrite; en d'autres termes, à ce qu'il soit facile de reconnaître ce qu'on pourrait appeler le système théologique de l'auteur. Cette attente n'est pas précisément trompée, bien que le but prochain de l'épître et son peu d'étendue ne nous permettent pas d'être trop exigeants à cet égard. Nous avons essayé ailleurs, d'esquisser la formule chrétienne telle qu'elle se dessine dans ces pages et nous n'avons pas l'intention de reproduire ici cette étude, d'autant plus que le commentaire fournira à ce sujet tous les éclaircissements nécessaires. Nous nous bornerons pour le moment à deux observations générales, l'une concernant le fond et l'autre la forme de cette partie de l'enseignement.

On reconnaît généralement aujourd'hui, et déjà Luther s'est expliqué très catégoriquement dans ce sens, que la base théologique de l'épître de Pierre est le système paulinien, tant pour les idées elles-mêmes que surtout quant aux termes au moyen desquels elles sont exprimées. Il y a cependant des réserves très notables à faire relativement à la première de ces deux thèses. Ainsi les deux notions que les épîtres de Paul reproduisent le plus fréquemment, celles de la foi et de la justice, n'impliquent point ici l'élément mystique qui les caractérise ailleurs (voyez chap. I, 5 suiv. ; II, 24; III, 12 suiv. ; IV, 18; V, 9); au contraire, la première est plutôt synonyme de l'espérance (chap. I, 21), et la seconde de l'accomplissement des devoirs (chap. II, 20 suiv. ; III, 9 suiv.). La régénération apparaît comme l'effet produit sur la volonté de l'homme par la parole et l'exemple de Christ (chap. I, 23; II, 21; IV, 1). Il faut convenir que ces différences sont assez importantes pour nous autoriser à reconnaître ici une conception particulière de l'Évangile, bien que dépendante d'un modèle ou d'un type, qui au début avait eu à lutter contre la puissance des idées traditionnelles, et qui maintenant commençait à gagner du terrain dans le domaine de celles-ci. Le même phénomène se présente dans l'épître aux Hébreux, entre laquelle et les épîtres de Paul on a toujours reconnu une grande affinité, au point qu'on l'a attribuée à la plume de celui-ci. Aujourd'hui aucun lecteur familiarisé avec les résultats d'une étude approfondie de la théologie apostolique, ne méconnaît plus la distance qui sépare les deux auteurs, et l'originalité qui les distingue à l'égard de certains éléments de la doctrine.

Mais à côté de ces nuances qui ont pu moins frapper les esprits, parce que personne ne risque de confondre Pierre avec Paul, il y a quelque chose de bien autrement digne d'attention, c'est la dépendance évidente dans laquelle notre auteur se trouve à l'égard de son devancier en ce qui concerne la forme dont il a revêtu sa pensée. En effet, on est surpris du grand nombre de passages, non pas simplement analogues à des passages parallèles (ce qui serait la chose la plus naturelle du monde), mais directement empruntés à cette source ou calqués sur ce modèle. Nous ne ferons pas ici de citations à ce propos, le commentaire devant les fournir amplement; nous relèverons seulement cette circonstance très remarquable, que les passages que nous disons empruntés se retrouvent dans les deux épîtres aux Romains et aux Éphésiens, et (à l'exception d'un seul) non ailleurs. Si l'on ajoute qu'il y en a de tout aussi évidemment pris dans l'épître de Jacques, il y aura bien lieu de parler de dépendance dans le sens propre de ce mot. Ce n'est plus la rencontre fortuite de deux écrivains qui traitent à peu près le même sujet du même point de vue, c'est l'indice d'une lecture faite avant la rédaction. Malgré cela, nous n'entendons pas dire qu'il s'agit là d'un pastiche ou d'un plagiat: un pareil jugement ne serait pas juste. Il y a même, dans cet écrit d'ailleurs si court, un assez grand nombre d'éléments qui appartiennent en propre à son auteur et qu'on ne rencontre pas chez les autres écrivains de son siècle. Citons, à titre d'exemple, ce qu'il dit des prophètes préoccupés de savoir l'époque précise de l'accomplissement des promesses dont ils étaient les organes passifs (chap. 1, 10 suiv.J; puis une série de considérations par lesquelles il appuie ses instructions morales relativement à la conduite à tenir en face du monde païen (chap. II, 11 suiv., 20 suiv. ; III, 16, etc.); ensuite certaines expressions pittoresques que le langage chrétien s'est appropriées (chap. V, 4, 9), l'usage qu'il fait de l'exemple de Sara (chap. III, 6), et surtout les fameux passages relatifs à la descente de Christ aux enfers (chap.III, 19 suiv. ; IV, 6).

Nous devrions maintenant nous occuper de la question du temps et du lieu de la composition de l'épître, question qu'il convient de ne pas réserver pour la fin dans les cas où celle relative à la personne de l'auteur peut présenter quelque difficulté. Ici cependant les données à recueillir dans ce but sont si peu certaines par elles-mêmes, ou si intimement liées à la question capitale de l'authenticité, que nous ne voyons pas l'utilité qu'il y aurait à les discuter séparément et d'abord. Elles nous reviendront à leur tour dans l'exposition des arguments à faire valoir pour ou contre l'opinion traditionnelle qui nomme l'apôtre Simon Pierre, l'un des Douze, et en quelque sorte leur chef, comme auteur de noire épître. L'inscription le nomme explicitement et la première ligne du cinquième chapitre semble la corroborer.

Cette opinion n'a jamais été contrebalancée, dans l'ancienne Église, par une tradition différente ou par des doutes critiques. Dès la fin du second siècle, l’Épître de Pierre (au singulier) est comprise parmi les écrits indubitablement apostoliques, tels qu'on les possédait à cette époque dans la plus grande partie de l'empire; et auparavant déjà, des traces de son existence et de l'autorité dont elle jouissait se rencontrent chez différents auteurs. Nous n'opposerons pas à cette unanimité le fait qu'elle est omise dans le plus ancien catalogue des livres du Nouveau Testament qui nous soit parvenu, dans ce qu'on appelle le canon de Muratori; ni cet autre, que Tertullien ne paraît pas l'avoir connue quand il écrivait les traités dans lesquels il passe en revue les textes bibliques sur lesquels il pouvait appuyer son enseignement (Histoire du Canon, 2e éd., p. 101 ss., 113 ss. N. T. 5e part.). Ces faits, qu'on a vainement voulu révoquer en doute, ne peuvent pas être d'une importance prépondérante: ils prouvent seulement que l'épître a mis du temps à se répandre en Occident et que la collection ne s'est formée que peu à peu, chose que personne ne conteste plus aujourd'hui. Le silence des deux auteurs que nous venons de citer est un fait beaucoup moins grave que n'aurait été une contradiction directe, car il s'explique facilement par les grandes difficultés qui s'opposaient à la propagation des livres en général, dans ces temps reculés. Ce n'est donc pas de ce côté-là que pourra venir le doute ou le soupçon.

Cependant la critique ne peut se dispenser aujourd'hui de vérifier les titres des auteurs qui se présentent au public. Il y a trop d'exemples de livres supposés, c'est-à-dire faussement attribués à des personnages apostoliques, dans la sphère du christianisme primitif, pour qu'il ne soit pas du devoir de l'Église même d'examiner l'origine de ceux dont elle veut se servir. Or ici, dès l’abord, il se présente des difficultés très notables. Nous ne savons absolument rien de positif sur les destinées de l'apôtre Pierre. Dans les Actes des apôtres il est nommé pour la dernière fois à l'occasion des conférences de Jérusalem (chap. XV). L'épître aux Galates (chap. II, 11) mentionne encore sa présence à Antioche, probablement à une époque postérieure. Puis il disparaît de l'histoire. On peut seulement conclure du passage 1 Corinth. IX, 5, qu'il a réellement fait des voyages de mission; mais à ce sujet les détails nous manquent. Un mot de l'appendice de l'évangile selon saint Jean (chap. XXI, 19), et peut-être aussi le fameux passage de l'épître de Clément de Rome (chap. 5), permettent de penser qu'il mourut martyr. Mais rien de précis à cet égard ne nous est parvenu, en dehors de la légende. Sa présence à Corinthe, affirmée par un écrivain de la seconde moitié du deuxième siècle (et citée par Eusèbe, Hist, eccl., IV, 23), n'est point un fait, mais une combinaison mal à propos basée sur un passage de saint Paul (1 Cor. I, 12).

Encore moins prouvera-t-on par la suscription de notre épître qu'il a prêché l'Évangile dans toutes les parties de l'Asie mineure. Son séjour et son épiscopat à Rome, qui sont devenus un article de foi pour la majeure partie de la chrétienté, apparaissent à la critique comme des faits fort sujets à caution, si ce n'est positivement controuvés; en aucun cas ils ne peuvent servir de base assurée à une discussion du genre de celle qui nous occupe. Aussi n'engagerons-nous pas ici de débat à ce sujet. Resterait donc la mention de Babylone dans l'épître même (chap. V, 13). Or, Babylone était déjà au siècle apostolique l'un des grands centres du judaïsme, et rien ne semble plus naturel que le choix de ce centre par celui qui s'était réservé l'évangélisation des circoncis (Gal. II, 9), et qui pouvait regarder comme inutile sa présence à Jérusalem, où son collègue Jacques dirigeait l'Église. Mais voilà que la plupart des interprètes, par divers motifs, prétendent que ce nom de Babylone est une désignation allégorique de Rome. Il est vrai que c'est le cas dans l'Apocalypse (chap. XVII, 5), mais une épître est-elle une Apocalypse? Et nous demanderons s'il est bien vraisemblable que l'auteur d'une simple exhortation pratique, rédigée généralement dans un style populaire et sans recherche, ait trouvé bon de désigner l'endroit d'où il l'expédiait par un nom énigmatique? Quel intérêt pouvait-il avoir à voiler le nom véritable et usuel? Ou bien peut-on démontrer qu'avant la composition de l'Apocalypse déjà les chrétiens auraient contracté l'habitude de substituer le nom de Babylone à celui de Rome? Le texte de l'écrit prophétique que nous venons de citer ne fait-il pas voir plutôt que cette substitution est le fait de l'auteur même de ce livre qui semble en revendiquer l'honneur? Nous dirons donc que si l'épître est authentique, le nom de Babylone, où elle doit avoir été écrite, désignera la célèbre métropole des bords de l'Euphrate; si, au contraire, il fallait y voir Rome, c'est que l'épître serait supposée et appartiendrait à une époque où le langage de l'Apocalypse pouvait déjà être devenu familier au monde chrétien en général. On comprend que ce dilemme n'avance pas la solution de la question critique. Il faut donc essayer de l'aborder d'un autre côté.

On doit avouer franchement que les quelques pages dont nous recherchons l'origine ne contiennent rien qui puisse motiver un jugement tranchant et péremptoire, soit dans l'un, soit dans l'autre sens, bien que la critique, à cause même de l'absence d'arguments positifs et directs, se soit mise à exploiter toutes sortes d'éléments auxquels autrement on n'aurait pas fait attention. Ce qu'on a trouvé de plus propre à étayer l'opinion traditionnelle, c'est que l'auteur s'appelle un vieillard qui a été témoin de la passion de Christ (chap. V, 1; comp. chap.I, 8). Il faut convenir que l'apôtre Pierre pouvait parler de la sorte, mais nous verrons que la seconde épître que nous possédons sous son nom contient des assertions de ce genre, bien plus nombreuses et plus explicites encore, sans que celles-ci suffisent pour neutraliser les doutes relatifs à son authenticité. On a fait valoir ensuite un certain nombre d'allusions à des principes de morale formulés autrefois par Jésus et reproduits ici en partie dans des termes qui nous rappellent nos textes évangéliques (chap. I, 22; II, 2, 20, 25; III, 9, 14, 17; IV, 15 suiv. ; V, 7). Nous avons relevé un fait analogue en faveur de l'épître de Jacques. Mais il convient de ne pas oublier que ces maximes étaient dès l'abord le bien commun des disciples, et que les évangélistes mêmes les ont puisées dans cette source si riche et provisoirement encore si limpide de la tradition. On s'est encore demandé si l'emploi du nom grec ou latin de chrétiens (Chiristiani, chap. IV, 15), comme nom de secte, déjà répandu et populaire, pourrait être invoqué comme preuve d'une origine plus récente de l'épître? Mais nous savons que ce sobriquet était usité à Antioche, à une époque où les missions de Paul n'avaient pas même encore commencé (Actes XI, 26), et personne n'ignore que de pareils vocables gagnent du terrain avec une grande rapidité. On a pensé que l'auteur, tout en se donnant pour l'apôtre Pierre, se trahit dans un passage où il dit (d'après une variante) que c'est bien assez pour nous qu'au temps passé nous ayons fait la volonté des païens, en vivant dans la débauche, etc. (chap. IV, 3), mais on serait sans doute autorisé à ne voir là qu'une tournure de rhétorique, par laquelle l'auteur, en parlant communicativement, aurait voulu s'insinuer davantage dans l'esprit de ses lecteurs, s'il était besoin de recourir à cette explication, la critique moderne ayant biffé les mots que nous venons de souligner, comme étrangers au texte des témoins les plus anciens.

Les quelques noms propres qu'on rencontre dans les dernières lignes de l'épître (chap. V, 12, 13) ont également fourni matière à discussion. Mais la présence de Sylvain, l'ami et le compagnon de Paul (Actes XV, 40; XVIII, 5), ne saurait être alléguée comme un argument à faire valoir contre l'authenticité de l'épître, par la raison que nous ne savons rien des destinées de cet apôtre, depuis le moment où les Actes le mentionnent pour la dernière fois et où il signait les épîtres aux Thessaloniciens (vers l'an 54). Comme nous ignorons même ses antécédents, nous ne saurions affirmer qu'il n'ait pu se former des rapports plus intimes entre lui et Pierre, à l'époque où il cessa de se trouver dans la société habituelle de son premier maître. Cependant nous avouerons que la singulière phrase par laquelle il est introduit dans le texte a pu arrêter des commentateurs enclins au soupçon, comme trahissant le besoin de l'auteur de se mettre, pour ainsi dire, sous le patronage d'un cercle de personnes que les chrétiens de l'Asie Mineure connaissaient et appréciaient de préférence. Il y a ensuite le nom de Marc, que l'auteur appelle son fils, et qui a également donné lieu à des commentaires très-divergents. Ce mot de fils doit-il être pris dans son sens propre, ou s'agit-il d'un disciple? Et dans ce dernier cas, admis par la majorité des interprètes, est-ce un Marc quelconque d'ailleurs inconnu, ou bien ne serait-ce pas plutôt le personnage si fréquemment nommé dans les Actes et dans les épîtres de Paul, auquel la tradition attribue le second de nos évangiles, et dont elle fait très explicitement une espèce de drogman de l'apôtre Pierre? Tout cela est possible, mais dans tout cela aussi il peut y avoir confusion de personnes, et par cette raison même il sera bien difficile de baser sur la présence de ce nom une assertion quelconque relativement à l’authenticité. Le fait est que le collaborateur de Paul est resté en rapport direct avec celui-ci jusqu'au bout (2 Tim. IV, 11; comp. Philém. 24. Col. IV, 10), et que ceux qui plaident pour l'identité des personnes affaiblissent en même temps plus ou moins le crédit de l'épître.

Un élément beaucoup plus important pour la solution du problème, ce serait la nuance dogmatique représentée par notre texte, mise en présence de ce que la tradition ecclésiastique nous dit sur les idées et les tendances de l'apôtre Pierre. On sait qu'elle se plaît à nous le représenter comme l’une des colonnes du judéo-christianisme, et que son nom a servi de drapeau à un parti chaudement opposé à Paul, déjà du vivant de celui-ci. Or, l'épître semblant abonder dans le sens de la théologie de Paul, dont elle reproduit, comme nous l'avons dit, et les idées et les termes, n'y aurait-il pas là un argument irréfragable à faire valoir pour en démontrer la non-authenticité? Bien des critiques modernes l'ont pensé. Cependant l'apôtre des gentils lui-même, tout en signalant dans l'occasion les hésitations et les inconséquences de son collègue, ne nous le représente nullement comme lui ayant été directement opposé. On avait pu se donner les mains dans une circonstance solennelle; le salut par la grâce de Christ, proclamé comme principe par l'épître, est aussi mis dans la bouche de Pierre dans les Actes (chap. XV, 11), et nous ne pensons pas que Paul Petit reconnu comme un vrai apôtre (Gal. II, 8), si ce principe lui avait été étranger. L'accueil qui est fait aux païens dans notre texte se fonde sur le compromis au moyen duquel on s'était autrefois accordé à Jérusalem et qui se dessine déjà très nettement dans l'histoire du centurion de Césarée (Actes X, 34). La scène d'Antioche (Gal. II,11 suiv.) peut servir à prouver que Pierre, tout en se soumettant aux exigences de la loi mosaïque, ne songeait pas à y astreindre les ethnico-chrétiens, mais cédait à des scrupules que le temps a pu vaincre; et de fait, l'épître ne prêche pas la loi. Elle n'éprouve pas le besoin, soit d'en faire l'apologie, soit d'en proclamer la déchéance, bien qu'elle paraisse maintenir, au profit de l'ancien peuple de Dieu, un certain privilège fondé sur les révélations antérieures (chap. I, 15; II, 10). Cela ne semble-t-il pas parfaitement conforme à tout ce que le Nouveau Testament nous apprend sur le compte de Pierre? Ajoutez à cela le fait que l'épître ne contient aucune allusion directe à une époque plus récente que le siècle apostolique, à une organisation de l'Église plus avancée, à des mouvements religieux plus variés; qu'elle parle au contraire de la fin de l'état actuel du monde (chap. IV, 7), absolument comme tous les autres livres de notre recueil; qu'aucun événement politique de majeure importance (comme l'aurait été la ruine du temple de Jérusalem) ne paraît encore avoir fait revenir son auteur de sa naïve illusion au sujet de la proximité d'une ère nouvelle de l'humanité, et l'on trouvera peut-être que les considérations dogmatiques ne sont pas non plus de nature à décider nécessairement la question d'authenticité dans un sens négatif.

Nous croyons avoir dit tout ce que l'impartialité de l'historien peut alléguer tant directement en faveur de l'opinion traditionnelle, qui accepte comme authentique le nom de l'apôtre placé en tête de notre épître, qu'en réponse aux différentes objections faites du point de vue opposé. Le résultat de cet examen a été au moins tel, que la tradition semble pouvoir se soutenir encore et contrebalancer, avec quelques chances de succès, les arguments d'une critique moins facile à contenter, mais qu'on ne réfute pas en se bornant à la qualifier de téméraire. Malgré cela, nous ne pouvons cacher qu'il nous reste, à nous aussi, des doutes très sérieux, que nous ne voulons pas faire valoir comme décisifs, mais que nous soumettons à l'attention des juges compétents, persuadé que nous sommes que ce n'est pas à un moment donné, mais après de longues études contradictoires, que des questions de ce genre mûrissent pour une solution-plus généralement acceptable.

Nous renoncerons volontiers à demander ce qui a pu décider l'apôtre Pierre à s'occuper des églises recrutées au sein du paganisme, après avoir déclaré qu'il ne se reconnaissait d'autre mission que celle d'évangéliser les Juifs; mais nous avons trois autres motifs qui nous engagent à faire provisoirement encore nos réserves.

En premier lieu, nous ne sommes pas convaincu qu'à l'époque probable de la mort de Pierre, que personne n'a encore entrepris de reculer au delà de celle de Néron, toutes les provinces de l'Asie Mineure, même les plus reculées, les plus éloignées du foyer de la civilisation grecque, aient déjà vu se former dans leur sein des communautés chrétiennes, et que la situation et les besoins de ces communautés aient pu être connus et devenir l'objet de la sollicitude d'un missionnaire qui ne les avait jamais visitées et qui était séparé d'elles par une aussi grande distance que Babylone l'était de la Mer noire, sans que d’autres rapports, de n'importe quel genre, reliassent les deux contrées.

Quelle que soit la valeur qu'on veuille accorder à cette première considération, en voici une seconde qui nous semble bien autrement importante. C'est la dépendance évidente dans laquelle l'auteur se met à l'égard de plusieurs de ses prédécesseurs. Pour apprécier ce fait, il faut se rappeler ce Pierre des Évangiles et des Actes, le porte-voix de ses condisciples, le courageux orateur devant le peuple et devant le Sanhédrin, l'homme de l'initiative, qu'une partie notable de la chrétienté révérait comme son chef, et qui certes n'a pu le devenir que par la parole vivante et l'éloquence naturelle, cet homme dont Paul recherchait la connaissance, et dont il jugeait nécessaire de gagner le suffrage: cet homme, voulant un jour écrire quelques pages d'exhortation, comme il a dû les produire cent fois d'abondance de cœur, serait allé étudier quelques manuscrits pour s'en approprier les pensées et la phraséologie? Et puis qu'on songe bien quels sont les textes auxquels il aurait fait ses emprunts. L'épître aux Romains était déjà bien récente et nous ne voyons pas trop comment les judéo-chrétiens, qui ont dû composer l'église de Babylone, auraient eu hâte de l'y porter, eux qui rejetaient son auteur encore cent ans plus tard; mais que dire des deux autres dans lesquelles notre écrivain a si fréquemment puisé, de l'épître aux Éphésiens et de celle de Jacques? Nous ne voulons pas insister ici sur ce qu'elles sont elles-mêmes encore sujettes à caution, mais en tout cas elles sont postérieures à l'épître aux Romains. Ainsi une difficulté matérielle vient s'ajouter à cette autre toute morale, et nous avertir de ne point juger de ces choses d'après les moyens de communications littéraires tels qu'ils existent de nos jours. La portée de ces faits est, en tout cas, telle que dans ces derniers temps les défenseurs de l'authenticité de l'épître de Pierre n'ont pas reculé devant un coup de désespoir en lui assignant une antiquité exceptionnelle, voire la priorité sur les autres, et en réservant à Paul le rôle de l'imitateur!

Enfin la substance théologique de l'épître, l'élément qui nous y intéresse le plus, nous fait également une impression peu favorable à l'opinion traditionnelle. Elle nous semble être un reflet déjà un peu affaibli de la théologie paulinienne, très semblable à celui que nous constatons dans l'épître de Clément de Rome. On s'aperçoit facilement. que l'auteur a appris son christianisme à cette école, et ce qui l'en rapproche, ce ne sont pas quelques lambeaux épars et décousus, c'est l'ensemble des conceptions, c'est le système que nous y reconnaissons partout, mais avec cette réserve importante, que l'idée-mère, celle de la justice par la foi, dans le sens que Paul y attache, en d'autres termes, que l'élément mystique en a disparu. Or, cela a été la tendance générale de la théologie de l'Église, laquelle a suivi cette même marche d'affaiblissement, sauf à remplacer ce qu'elle laissait échapper, par des emprunts de plus en plus nombreux faits au judaïsme. Si une étude approfondie et comparative faite par tous ceux qui traitent la théologie apostolique, devait aboutir à confirmer notre sentiment à cet égard, nous croyons bien que la question serait décidée.

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