Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

APOCALYPSE DE JEAN

Chapitre 20

----------


1 Après cela je vis un ange qui descendait du ciel en tenant dans sa main la clef de l'abîme et une grande chaîne. Et il saisit le dragon, l'antique serpent, c'est-à-dire le diable, Satan, et le lia pour mille ans et le jeta dans l'abîme et en ferma l'entrée en la scellant au-dessus de lui, pour qu'il ne séduisît plus les peuples jusqu'à ce que les mille ans fussent révolus. Après cela il doit être relâché pour peu de temps.

XX, 1-3. Les suppôts de Satan étant mis hors de combat, le tour de ce dernier vient également; il est enchaîné dans l'abîme. Nous n'arrivons pas à une idée bien claire au sujet du rapport qu'il peut y avoir entre cet abîme et l'étang de feu dont il a été question plus haut. Jusqu'ici (chap. IX, 1; XI, 7; XVII, 8), nous avons pu être conduits à identifier l'abîme et l'enfer. Il paraît cependant que le lieu du feu éternel était, dans la conception de l'auteur, une localité distincte ou particulière, une partie seulement du monde souterrain des ténèbres et de la mort. En général, il conviendra d'observer que dans ces derniers chapitres les tableaux qui passent sous nos yeux n'ont plus la fraîcheur vivante de ceux qui ont précédé. L'imagination ayant affaire à des conceptions absolument idéales et sans aucune analogie avec les réalités concrètes de la nature, est naturellement moins sûre d'elle-même, et ne parvient plus aussi facilement à satisfaire celle du lecteur.

Mais le diable n'est enchaîné que pour mille ans. On se demande naturellement pourquoi? Il serait absurde d'attribuer son relâchement à un manque de vigilance de la part de ses gardiens; il est également impossible d'entrevoir un but moral à sa rentrée en scène. La seule réponse plausible à donner, d'après l'esprit du livre et d'après la base de sa théologie, sera la suivante: Les croyances populaires et les enseignements de l'école parlaient tantôt d'un règne messianique éternel, tantôt aussi en fixaient la durée à mille ans, d'après ce besoin bien connu de tout déterminer par des nombres. Notre auteur combine les deux formules, qui probablement avaient au fond le même sens; et il place la période bien longue sans doute, mais limitée, avant l'autre non circonscrite par des calculs exégétiques dans un cadre restreint. De cette manière, il trouve le moyen d'assurer un privilège très marqué à certaines catégories d'hommes dont le mérite devait être plus grand à son point de vue, comme nous allons le voir dans la suite du texte. Le relâchement du diable forme donc le point d'intersection entre les deux périodes.

4 Et je vis des sièges, et ils s'y assirent et il leur fut donné de juger; et je vis les âmes de ceux qui avaient été mis à mort à cause du témoignage de Jésus et de la parole de Dieu, et de ceux qui ne s'étaient pas prosternés devant la bête et son image, et qui n'avaient pas accepté la marque sur leur front et sur leurs mains. Et ils vécurent et régnèrent avec Christ pendant mille ans. Les autres morts ne vécurent point jusqu'à ce que les mille ans fussent révolus. C'est là la première résurrection. Heureux et saints ceux qui ont part à la première résurrection. Sur eux la seconde mort n'a point de pouvoir, mais ils seront prêtres de Dieu et de Christ, et régneront avec lui pendant mille ans.

XX, 4-6. La première ligne de ce morceau, imitée d'ailleurs d'un passage de Daniel (chap. VII, 9, 22), est sinon obscure, du moins imparfaitement rédigée. Car on n'apprend pas quelles sont les personnes qui prennent place sur les sièges, ni quelles sont celles qui doivent être jugées. On ne se trompera pas en s'arrêtant, à l'égard des premières (non aux apôtres, Matth. XIX, 28, mais) aux anges, peut-être aux 24 vieillards, et à l'égard des secondes, aux catégories nommées plus loin. Car comme le droit de juger est donné à ceux qui l'exercent ici, il ne peut pas être question de Dieu, et comme il y en a plusieurs, l'auteur n'a pas songé à Christ. La scène s'explique parfaitement quand on y trouve ce qu'on pourrait appeler la vérification des titres à la première résurrection.

Comme c'est sur ce texte que se fonde l'antique croyance à un règne millénaire (le chiliasme), croyance qui a dominé dans une grande partie de l'ancienne Église au second siècle et plus tard encore, et qui s'est reproduite plus d'une fois dans les temps modernes, il convient de regarder d'un peu plus près à ce que l'auteur en dit positivement.

Nous considérerons d'abord ce mot de règne lui-même. Il peut paraître très mal choisi, puisque les régnants seuls vivent et que tous les autres sont morts; de sorte qu'à vrai dire il n'y a personne pour obéir. À cela il y a une double réponse à donner. L'expression elle-même est empruntée à la théologie judaïque qui promettait aux Juifs, pour l'époque du Messie, la suprématie sur tous les peuples. Elle s'appliquait donc dans l'origine à un état des choses qui ne rentre pas dans les conceptions de notre Apocalypse. Le terme seul y a passé, et ce terme n'a plus de raison d'être. Il faut donc lui chercher une signification nouvelle. Or, cette dernière n'est pas difficile à trouver. Christ établit son royaume, c'est-à-dire il fait triompher la vérité, la justice, la sainteté, et par suite il inaugure une ère de bonheur pour les siens. Ces derniers sont membres du royaume, ils jouissent des biens qui en dépendent. Or, c'est là ce qu'on appellera régner, dans le sens chrétien.

Quant au théâtre de cet état de choses, ou au lieu dans lequel le royaume millénaire s'établira, il n'est pas possible d'hésiter: l'auteur lui-même va nous dire que ce sera la terre (v. 9), et plus tard encore, l'idée même de la nouvelle Jérusalem descendant du ciel sur la terre ne laisse pas de doute à cet égard. Du reste, aucun élément grossier et matériel ne se mêle à l'esquisse tracée par le prophète, comme ce fut amplement le cas plus tard dans le chiliasme vulgaire. Nous avons déjà vu que nous sommes autorisés à spiritualiser la notion du règne; celle du sacerdoce, qui s'y joint, n'est certes pas moins élevée. Elle exprime l'idée des rapports plus intimes et par cela même plus heureux avec les personnes divines, et les quelques traits purement négatifs qu'y ajoutait plus haut le passage du chap. VII, 15 ss., ne mettent point de couleurs trop épaisses à un tableau que l'imagination des masses n'a pas tardé à gâter par des teintes beaucoup moins délicates.

Enfin il faut examiner à qui l'auteur réserve le privilège de la participation à ce règne millénaire. Il désigne deux catégories d'hommes qui jouiront de cette prérogative; ceux que la hache du bourreau a frappés à cause de la doctrine de Jésus, et ceux qui ont refusé de se soumettre aux exigences de la police politique et religieuse de l'empire, en d'autres termes, les martyrs et les confesseurs, comme aurait dit un siècle postérieur. Dans beaucoup de cas c'était la même chose; et il y a eu plus d'un commentateur qui n'a pas cru devoir scinder les deux catégories. Quoi qu'il en soit, les types de l'Ancien Testament, que l'auteur peut avoir eus en vue (És. XXVI, 17 ss. Éz. XXXVII), ne décident pas la question, mais la nature des choses et l'expérience de tous les jours semblent avoir dû inspirer à l'auteur l'idée d'étendre plutôt que de restreindre le cercle de ses bienheureux.

Il reste ici une lacune dans l'exposition des faits eschatologiques. On pourrait se demander où se trouvent, à l'entrée du règne millénaire, ceux qui n'en feront point partie, mais qui plus tard se trouvent inscrits au livre de vie ? Ils n'ont pu être parmi ceux qui périrent dans le carnage d'Harmageddon (chap. XIX, 21); ils ne peuvent pas être censés continuer à vivre comme par le passé; on ne pourra pas dire, enfin, qu'ils ont dû tous mourir antérieurement. À quel moment donc se placera la mort des survivants dans l'ensemble du drame ? C'est là une de ces questions qu'il ne faut pas soulever en face d'une œuvre qui n'a pas la prétention d'être l'exposé prosaïque d'un système de thèses logiquement déduites l'une de l'autre.

7 Et quand les mille ans seront révolus, Satan sera relâché de sa prison et il en sortira pour séduire les peuples aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les amener ensemble au combat, nombreux comme le sable de la mer. Et ils marchèrent contre le plateau de la terre, et assiégèrent la citadelle des saints et la ville bien-aimée; mais le feu du ciel fondit sur eux et les dévora, et le diable qui les séduisait fut jeté dans l'étang de feu et de soufre où sont aussi la bête et le faux prophète, et ils y seront tourmentés jour et nuit aux siècles des siècles.

XX, 7-10. Nous venons de faire voir comment l'auteur est arrivé à intercaler une période de mille ans entre la défaite de l'Antéchrist et le jugement dernier. Les quelques lignes qu'on vient de lire contiennent une confirmation indirecte de notre explication. En effet, après les tableaux du 16e chapitre, dans lesquels nous avons vu périr la totalité des païens de l'empire romain, et du 19e où le même sort frappait les autres peuples qui s'étaient mis au service de l'Antéchrist, on se demande avec raison d'où viennent tout à coup ces peuples innombrables, non encore entamés par les jugements vengeurs de Dieu. Ce n'est pas que l'auteur ait eu besoin de les créer, pour ainsi dire, par les ressources de son imagination, car il les a pris dans Ézéchiel, mais il y a tout de même ici une inconséquence qui dérange l'harmonie et l'homogénéité de ses visions précédentes, et il n'a pu être amené à cette combinaison incommode pour l'ensemble, qu'à la suite de cette autre, non motivée moralement, d'une nouvelle apparition de Satan, laquelle, comme nous l'avons fait remarquer, n'a lieu que pour délimiter la période intercalée, inconnue à l'eschatologie ancienne, tant privée qu'apostolique.

On n'aura pas manqué d'être frappé de la transition brusque et gênante, dans ces quelques lignes, du futur au prétérit. Après avoir commencé à prédire, comme prophète, la nouvelle et dernière levée de boucliers du monde contre le royaume de Dieu, l'auteur continue, comme visionnaire, à en décrire les péripéties comme se dessinant devant ses regards.

Le cadre du tableau est emprunté à Ézéchiel (chap. XXXVIII; XXXIX), qui parle le premier d'une invasion des peuples lointains du nord, des pays presque fabuleux de Magog (Gen. X, 2, la Scythie), sous le roi Gog. Notre auteur paraît considérer les deux noms comme ceux de peuples voisins ou alliés. Satan, pour combattre les protégés de Dieu, a naturellement besoin d'auxiliaires; il les trouvera aux extrémités de la terre, dans des contrées restées étrangères aux conflits antérieurs; il les amène sur le plateau de la terre (litt.: il les fait monter sur la largeur de la terre) pour assiéger Jérusalem où se trouvent les élus. L'expression un peu singulière employée pour cette expédition, s'explique assez bien quand on se rappelle, d'un côté, que Jérusalem pouvait être représentée comme placée au centre de la terre, et de l'autre, qu'elle était située sur une hauteur entourée d'une large étendue de pays où les assiégeants pouvaient s'établir à leur aise.

11 Puis je vis un grand trône blanc et celui qui y était assis; devant sa face la terre et le ciel s'enfuirent et il ne se trouva plus de place pour eux. Et je vis les morts, grands et petits, placés devant le trône, et des livres furent ouverts. Et un autre livre fut ouvert, le livre de vie. Et les morts furent juges selon leurs œuvres, d'après ce qui était écrit dans ces livres. Et la mer rendit les morts qu'elle renfermait, et la Mort et le S'eôl rendirent les morts qu'ils renfermaient, et ils furent tous jugés selon leurs œuvres. Puis la Mort et le S'eôl furent jetés dans l'étang de feu. C'est là la seconde mort, l'étang de feu. Quiconque ne fut point trouvé inscrit dans le livre de vie fut jeté dans l'étang de feu.

XX, 11-15. Résurrection universelle et jugement dernier. Les morts qui n'avaient point eu part au règne millénaire s'étaient trouvés jusque-là dans le séjour commun des morts, dans la région souterraine et sombre, appelée par les Hébreux S'eôl, par les Grecs Hadès, et que nous devrions appeler l'enfer (inferi), si ce terme n'était employé de préférence de nos jours pour désigner le lieu des peines éternelles. Car dans le S'eôl il ne s'agissait pas de peines, mais d'une existence incomplète et exempte de douleurs comme de jouissances, d'une espèce de demi-sommeil, tandis que dans l'Hadès il y avait des localités différentes pour les bons et les méchants. Cependant l'auteur mêle à cette conception simple une image plus pittoresque, en faisant revenir les morts des divers endroits où leur dernière heure les avait surpris; ainsi il y en a qui sortent de la mer. La Mort personnifiée ne représente pas une localité distincte, c'est la puissance qui retenait jusque-là les générations antérieures dans cet état provisoire.

On est étonné de voir l'auteur si sobre de détails à l'égard de la scène de la résurrection. Lui qui avait su mettre à profit les moindres traits de pinceau qui vivifiaient les tableaux prophétiques de l'Ancien Testament, nous paraît manquer à sa tâche au moment où il devait aborder le plus émouvant de tous, celui qui de nos jours encore a pu inspirer les peintres et les poètes et pour lequel les matériaux se trouvaient déjà tout préparés dans Ézéchiel (chap. XXXVII). Il y a cependant dans notre texte quelques traits sublimes qui rachètent ce défaut. Ainsi la majesté du jugement est rehaussée par la présence de Dieu, de ce Dieu dont il n'avait plus été question dans les chapitres précédents, et qui préside ici personnellement à l'acte suprême de son gouvernement. Le prophète n'ose le décrire. Gomment son regard s'arrêterait-il sur la personne de Celui dont le ciel et la terre eux-mêmes ne supportent pas l'aspect! L'univers matériel, tel qu'il a existé jusque-là, s'enfuit, disparaît, et loin d'adresser à l'auteur la naïve question: où donc se passera la scène du jugement s'il n'y a plus de cadre local auquel l'imagination la rattacherait? nous sentirons la profonde terreur qui doit saisir l'âme du spectateur en présence de ce vide insondable et à vrai dire impossible à concevoir. Aussi bien comprendrons-noua qu'un pareil état des choses ne saurait durer: un nouveau ciel, une nouvelle terre vont éclore de ce néant, analogue à celui qui a dû précéder la première création, et, par le besoin impérieux de notre intelligence de s'appuyer sur la notion de l'espace, rendue concrète et saisissable par la présence des éléments matériels, nous sommes amenés à conclure que le jugement lui-même ne peut durer que des instants.

Pour ce qui est du fond théologique de l’idée du jugement, nous voyons ici se produire simultanément deux conceptions foncièrement diverses. D'un côté il y a les livres, dans lesquels sont inscrits les actes de chaque mortel, et le jugement se fait d'après leurs œuvres. C'est l'expression figurée de la conception morale et populaire, basée sur la liberté de l'homme considéré comme Fauteur de sa destinée future. De l'autre côté il y a le livre, dans lequel sont inscrits les noms de ceux qui doivent être préservés de la mort éternelle, et le jugement se fait d'après une décision prise dès avant la création du monde (chap. XVII, 8). C'est l'expression figurée de la conception théologique et spéculative, basée sur l'idée de l’absoluité de Dieu et de la prédestination. Les deux conceptions se retrouvent partout juxtaposés dans le Nouveau Testament, mais nulle part leur voisinage n'est aussi remarquable et pour ainsi dire choquant comme dans notre texte.

Une autre pensée très heureuse, c'est celle de l'anéantissement de la Mort et du S'eôl, qui n'ont plus de raison d'être. Car le sort des hommes est fixé d'une manière définitive et éternelle; pour les uns, il y aura une nouvelle Jérusalem sous un nouveau ciel; pour les autres, l'étang de feu, la seconde mort, l'état de damnation sans retour; un séjour provisoire pour des créatures non encore jugées est d'autant moins nécessaire qu'il n'en naîtra plus et qu'il n'en mourra plus en dehors de ceux dont les destinées s'accomplissent en ce moment même.

***

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant