Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

APOCALYPSE DE JEAN

Chapitre 14

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1 Et je regardai et je vis l'agneau placé sur la montagne de Sion, et avec lui cent quarante-quatre milliers qui avaient son nom et le nom de son père écrit sur leur front. Et j'entendis une voix venant du ciel, semblable au bruit de grandes eaux et au bruit d'un fort tonnerre, et la voix que j'entendais était comme celle de musiciens qui jouaient de leurs harpes. Ils chantaient un cantique nouveau devant le trône, et devant les quatre animaux et les vieillards, et nul ne pouvait apprendre ce cantique si ce n'est les cent quarante-quatre mille rachetés de la terre. Ce sont ceux qui ne se sont point souillés avec des femmes, car ils sont vierges; ce sont eux qui suivent l'agneau partout où il les conduit. Ils ont été rachetés d'entre les hommes comme prémices pour Dieu et l'agneau, et dans leur bouche il ne s'est point trouvé de mensonge, car ils sont sans tache.

XIV, 1-5. L'attente impatiente de la catastrophe finale que le lecteur du livre est en droit de supposer à la fois prochaine et soudaine, n'est pas satisfaite immédiatement. L'accomplissement est retardé, le grand coup définitif est arrêté par quelques scènes que nous appellerons des préludes, et qui ont le double but de constater que les élus sont désormais à l'abri de toute chance de malheur, et de proclamer d'avance la ruine inévitable, entière et imminente des réprouvés.

Les quelques lignes qu'on vient de lire sont bien simples en apparence, et semblent ne point donner lieu à des doutes ou à des divergences dans l'interprétation. Et pourtant il faut reconnaître que le manque de précision et de netteté dans les combinaisons symboliques, défaut qui a été relevé plusieurs fois déjà, se montre ici d'une manière bien gênante. Voici en quoi consiste la difficulté: au chap. VII, nous avons vu 144,000 élus recevant le sceau de Dieu sur leur front et se plaçant devant le trône; ici un pareil nombre, avec le même sceau, se trouve avec l'agneau sur la montagne de Sion. De plus, le prophète entend la voix d'un chœur chantant au ciel un cantique nouveau que personne ne peut apprendre que les 144,000. Que doit-on conclure de tout ceci? Veut-il distinguer deux chœurs égaux en nombre, celui du chap. VII, au ciel, et celui du chap. XIV, sur le Sion, de sorte que le second répéterait le cantique chanté par le premier? C'est l'opinion des meilleurs commentateurs modernes; ce n'est pas la nôtre. Il nous est impossible d'admettre ce dédoublement. D'abord le nombre 144,000 (12 x 12 x 1000) est évidemment un nombre symbolique, destiné à représenter la notion abstraite delà totalité idéale du peuple de Dieu, et rien ne dérangerait cette forme de la pensée comme la supposition qu'il ne s'agissait que d'une moitié provisoire, qui devait être complétée par une seconde moitié venant plus tard. Ensuite les 144,000 de notre chapitre sont appelés des prémices; ce seul mot suffit pour faire voir qu'ils ne se présentaient point à l'esprit de l'auteur comme les successeurs d'une catégorie précédente, déjà innombrable (chap. VII, 9) par elle seule. Ils sont appelés les rachetés de la terre; les premiers, qui pourtant avaient lavé leurs vêtements dans le sang de l'agneau (chap. VII, 14), c'est-à-dire qui avaient été sauvés par le sacrifice sanglant de Christ, étaient-ils donc moins les rachetés? La même remarque s'appliquera aux autres qualifications mentionnées dans notre texte: les élus suivent l'agneau partout où il les conduit, c'est-à-dire qu'ils partagent sa gloire, comme ils ont partagé ses souffrances (chap. VII, 14, 15, 17 = XIV, 4). Le cantique retentissant au ciel et appris par les 144,000, nous l'avons déjà entendu de la bouche des anges dans la scène précédente (chap. VII, 12 = XIV, 3), ce qui nous explique comment ici l'auteur parle d'une voix venant du ciel, tandis que lui et les élus, que la vision lui représente, sont censés placés sur la terre.

En fin de compte, il n'y a qu'une seule difficulté dans notre morceau qui pourrait nous arrêter; c'est que le prophète voit ici sur le mont Sion ceux-là même qu'il avait déjà vus au ciel. Seraient-ils donc redescendus? À cela nous répondrons ce que nous avons déjà dû répondre plusieurs fois dans des occasions semblables: les diverses visions ne tiennent pas les unes aux autres d'une manière tellement intime, qu'elles ne sauraient varier les symboles d'une seule et même notion. Ainsi la figure de Christ nous a été présentée et nous sera présentée encore sous des traits bien différents; cela a été le cas aux chap. I et V, et dans notre chap. XIV même l'agneau du v. 1 prendra au v. 14 la forme d'un homme; au chap. XIX nous le verrons apparaître comme un cavalier armé; plus loin, il reprendra la forme de l'agneau. Est-ce à dire que le Christ lui-même se transforme, ou qu'il y en a deux? Non, cela prouve seulement que, malgré l'unité essentielle du drame, quant au fond, les scènes sont plus ou moins indépendantes l'une de l'autre quant à la décoration, parla simple raison que cette dernière représente des idées abstraites, des attributs. Ainsi encore, le lieu où les élus se trouvent (il s'agit naturellement de ceux que le prophète, dans chaque moment donné de son drame, considère comme n'appartenant plus aux tristes réalités de cette terre), est tantôt appelé le ciel (comp. encore chap. XV, 2), tantôt Sion. Ce dernier nom a déjà été introduit au chap. XI, alors que Jérusalem, à l'exception du temple, était livrée aux païens. Est-ce qu'on s'imaginera que cette montagne de Sion, cette enceinte où peuvent séjourner 144,000 personnes, était, dans la conception de l'auteur, le temple de Jérusalem tel qu'il existait en réalité? Partout il faut tenir compte de la valeur idéale et figurée des termes. Le fait est que ces élus sont abrités contre les tribulations d'ici-bas par la protection de l'agneau auquel ils appartiennent. Le lieu de leur séjour est en tout cas en dehors des conditions des localités réelles; qu'il s'appelle ciel ou Sion, que l'auteur se transporte dans les régions supérieures pour les contempler, ou qu'il voie les régions inférieures se transformer glorieusement à cet effet, peu importe; l'idée restera la même. (Ceux qui, pour séparer les élus en deux choeurs de 144,000 hommes, insistent sur l'absence de l'article dans notre texte, n'ont qu'à comparer chap. XV, 2 avec chap. IV, 6, où il est question d'une seule et même mer de verre, sans qu'il y ait un article pour indiquer l'identité.)

Du reste; le nom de l'agneau et celui de son père est identiquement le même (Jéhova), aussi bien l'adjectif écrit est-il au singulier. Dans l'éloge qui est fait des élus, il faut reconnaître que l'auteur proclame la sainteté du célibat absolu, bien au delà de ce qu'on pourrait déduire de certaines paroles de Jésus ou de Paul. Il est impossible de s'arrêter ici à la simple idée de la chasteté, dans le sens moral ordinaire; c'est le mariage lui-même qui est atteint par l'expression du texte, et si nous avons de la peine à nous familiariser avec cette manière de voir, c'est moins l'exagération ascétique qui nous choque que la difficulté de comprendre comment un chrétien de la première génération, en face des réalités de la vie de famille, ait pu si directement réserver l’entrée du ciel à ceux-là seuls qui auraient vécu dans le célibat. Il n'y a à cela qu'une seule réponse possible: il faudra d'un côté supposer le nombre des célibataires dans l'Église primitive beaucoup plus grand qu'on ne le croit communément, et, de l'autre côté, se rappeler que l'auteur parle ici prémices, de privilégiés, qu'il parlera plus loin d'une double résurrection (chap. XX), d'une première pour les privilégiés, d'une seconde, générale. Peut-être ces considérations rendront-elles moins surprenante l’exigence de ce passage.

6 Ensuite je vis un autre ange qui volait par le milieu du ciel avec un évangile éternel pour l'annoncer à ceux qui habitaient la terre, et à tout peuple, tribu, langue et nation. Il criait à haute voix: Craignez Dieu et rendez-lui hommage, car l'heure de son jugement est arrivée, et prosternez-vous devant celui qui a fait le ciel et la terre et la mer et les sources d'eau! Et un autre, un second ange le suivit en disant: Elle tombe, elle tombe, la grande Babylone, elle qui a fait boire à toutes les nations le vin brûlant de son impudicité!

9 Et un autre, un troisième ange, les suivit en criant à haute voix: Si quelqu'un se prosterne devant la bête et son image, et en accepte la marque sur son front ou sur sa main, lui aussi boira le vin brûlant de Dieu, versé sans mélange dans la coupe de sa colère, et il sera tourmenté dans le feu et le soufre en présence des anges et en présence de l'agneau; et la fumée de leur tourment montera aux siècles des siècles, et ils n'auront de répit ni jour ni nuit, ceux qui se prosternent devant la bête et son image, et ceux qui acceptent la marque de son nom I C'est ici qu'il faut la constance des saints, qui gardent les commandements de Dieu et la foi de Jésus! Et j'entendis une voix venant du ciel, qui disait: Écris! Heureux dès ce jour les morts qui meurent au Seigneur! Oui, dit l'Esprit, c'est pour qu'ils se reposent de leurs peines, et leurs œuvres les suivent!

XIV, 6-13. Ce morceau n'a guère besoin d'explication. Des anges, au nombre de trois, se succèdent pour annoncer le jugement; le premier proclame une dernière fois Y éternelle vérité qu'il n'y a de salut que dans la crainte et l'adoration du seul vrai Dieu; le second prédit la chute de Rome; le troisième dépeint le châtiment des réprouvés. Par antithèse, une voix céleste console les fidèles et les réjouit par des promesses de paix.

On s'est donné beaucoup de mal pour savoir ce que c'est que l’évangile éternel. En tout cas, ce n'est pas un livre que l'ange aurait tenu à la main, c'est un message; la qualification peut être rapportée (comme nous venons de le faire) à la vérité inaltérable de son objet. À la rigueur on pourrait la motiver encore par la nature du jugement, qui sera définitif et irrévocable. Mais la proclamation du jugement, qui par sa nature est chose terrible, ne pourrait guère être appelée un évangile. Encore moins adopterons-nous l'explication proposée par d'autres qui y voient l'idée de la prédestination. — Les quatre parties de la création: ciel, terre, mer et sources, représentent ensemble la notion de l'univers (chap. VIII, 6-12).

Le second ange prédit la chute de Rome, désignée par le nom symbolique de Babylone, d'après une règle exégétique usitée aussi chez les Juifs. Les textes des anciens prophètes, relatifs à Babylone (comp. ici Ésaïe XXI, 9), étaient généralement appliqués à l'empire romain. De fait, nous avons ici devant nous une série de réminiscences de l'Ancien Testament. Les prophètes aimaient à représenter les puissances (villes, royaumes) païennes, avec lesquelles les rois d'Israël contractaient des alliances, comme des courtisanes ou des prostituées qui enivraient leurs amants pour finir par les ruiner. (Voy. Nah. III. Ésaïe XXIII. Comp. surtout Jér. LI, 7.) Tout le monde sait d'ailleurs que le polythéisme et l'idolâtrie sont très généralement comparés par les prophètes à l'adultère et à la prostitution. Mais l'image du vin enivrant est encore employée par les mêmes écrivains dans un autre sens. C'est Dieu qui le fait boire à ceux qu'il veut châtier (Jér. XXV, 15 s., etc.), il est alors le symbole de la colère, ce qui est d'autant plus naturel que le même mot hébreu signifie la chaleur bouillante et la colère. Notre auteur se sert successivement, et non sans un certain effet rhétorique, des deux allégories, disparates au fond.

Le troisième ange décrit le châtiment des damnés sous des traits qui sont devenus populaires; c'est le feu éternel, l'enfer dans le sens apocalyptique du mot, la Géhenne. Cette conception était généralement acceptée chez les Juifs de ce temps-là, comme nous le savons de reste par les évangiles.

La fin de notre morceau est très belle. En présence des proclamations menaçantes des trois anges, le prophète prend d'abord la parole lui-même pour rappeler à ses contemporains, à ses lecteurs, combien il importe, en face d'une si terrible perspective, de rester fidèle et constant quoi qu'il puisse arriver pour le moment. Et puis, pour donner du relief à ce pressant avis apostolique, il fait intervenir une voix du ciel, la voix de l'Esprit révélateur (chap. II, 7, etc.), qui confirme solennellement les promesses tant de fois faites, à ceux qui obéiraient à la direction de Dieu: à leurs peines succédera le repos, leurs bonnes oeuvres passeront sous les yeux du Juge; morts en communion avec le Seigneur ils iront le rejoindre dans sa gloire! Cette promesse doit être écrite, consignée de nouveau dans ce livre de la Révélation, gravée pour ainsi dire en caractères ineffaçables sur une page qui restera. (La construction a été généralement négligée dans les traductions; l'auteur veut dire: si (quand) les fidèles meurent, c'est pour vivre, pour jouir du repos de la félicité; et non pas: oui, l'esprit dit qu'ils se reposeront.)

14 Après cela je regardai et je vis un nuage blanc et sur le nuage était assis quelqu'un, semblable à un fils d'homme; sur sa tête il avait une couronne d'or et dans sa main une faucille tranchante. Et un autre ange sortit du temple, criant à haute voix à celui qui était assis sur le nuage: Lance ta faucille et moissonne, car il est temps de moissonner, la moisson de la terre est mûre! Alors celui qui était assis sur le nuage jeta sa faucille sur la terre et la terre fut moissonnée.

17 Et un autre ange sortit du temple qui est au ciel, tenant lui aussi une faucille tranchante. Et un autre ange sortit de l'autel, lequel avait pouvoir sur le feu, et il cria à haute voix à celui qui tenait la faucille tranchante, en disant: Lance ta faucille tranchante et vendange les grappes de la vigne de la terre, car le raisin de la terre est arrivé à sa maturité. Et l'ange jeta sa faucille sur la terre et fit la vendange de la vigne de la terre et la jeta dans la grande cuve de la colère de Dieu, et la cuve fut foulée hors de la ville et de la cuve il sortit du sang jusqu'à la hauteur des mors des chevaux, sur une étendue de seize cents stades.

XIV, 14-20. Le jugement qui tout à l'heure était annoncé sous forme de prophétie, est ici préfiguré par des actes symboliques. Les images dont l'auteur se sert à cet effet sont faciles à expliquer et suffisamment connues par l'Ancien Testament. Pour la moisson, voyez És. XVII, 5; pour la vendange, És. LXIII, 3. Les deux images se trouvent réunies Joël IV, 13. Dans la première, la terre (bien entendu, considérée ici comme séjour des méchants et théâtre de leurs crimes) est successivement comparée à un champ de blé et à un vignoble; ses épis et ses raisins sont mûrs (les hommes ont comblé leur mesure), il est temps d'y porter l'instrument qui les coupe (le moment du châtiment est arrivé). Le texte indique d'ailleurs assez directement qu'il s'agit ici d'une allégorie; car de la cuve (et non du pressoir, l'auteur s'en tenant à la forme antique de ce meuble, telle qu'elle est décrite dans l'Ancien Testament, où l'on se bornait à piétiner sur les raisins pour en faire écouler le jus), de la cuve, disons-nous, il coule du sang et non du vin, et cela en telle quantité, que le pays entier en est couvert et que les chevaux en ont jusqu'au mors. Cela nous fait voir que l'auteur veut représenter le châtiment sous la forme d'une grande bataille, où il sera fait un carnage sans pareil de ceux que le glaive de Dieu atteindra (comp. chap. XIX, 21), et les expressions: hors de la ville, et sur une étendue de 1600 stades, sont sans doute destinées à nommer la Palestine comme le théâtre de ce carnage. Du moins, la longueur réelle de ce pays n'est pas beaucoup moindre et peut-être l'auteur a-t-il pris à dessein un nombre plus grand (comp. d'ailleurs chap. XVI, 16).

Du reste, les deux allégories sont tout à fait parallèles. Le moissonneur et le vendangeur sont dans le ciel et jettent leurs faucilles sur la terre; cela veut dire que le châtiment vient de Dieu directement. La même idée est encore exprimée par l'intervention des deux anges qui apportent l'ordre de commencer. Cependant les deux scènes présentent aussi une différence. Le moissonneur (le juge qui punit) est le Christ lui-même (le fils de l’homme), le vendangeur est un simple ange. Ensuite il est dit que le dernier ange sort de l'autel et a pouvoir sur le feu. Ces détails ne sont pas clairs, cependant on peut regarder le feu comme symbole du châtiment, et quant à l'autel, on pourra se rappeler que sur ce même autel ont été déposées, sous forme d'encens, les prières des martyrs qui demandaient vengeance, et auxquels il fut dit de se patienter encore (chap. VI, 10; VIII, 3). Comme tous ces tableaux sont l'objet de visions, et se composent par conséquent de figures qui se glissent pour ainsi dire successivement sous les yeux du prophète, il ne faut pas s'arrêter à des indications comme celle qui semble faire sortir un ange de l'autel même: il apparaît tout à coup de ce côté-là, voilà tout ce que l'auteur voulait dire.

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